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Collection « Les auteur(e)s classiques »
Vigiles de l'esprit (1942)
Avant-propos
Une édition électronique réalisée à partir du livre d'Alain (Émile Chartier) (1868-1951), Vigiles de l'esprit (1942). Paris: Éditions Gallimard, 1942, 264 pp. Collection Nrf. Recueil de textes écrits entre 1921 et 1933. Une édition numérique réalisée par Bertrand Gibier, bénévole, professeur de philosophie au Lycée de Montreuil-sur-Mer (dans le Pas-de-Calais).
Ce serait, à mon sens, un pauvre enseignement que celui qui redouterait et fuirait le jugement des pères et des mères, et des sages de la cité. Je dois donc, mes amis, vous faire une leçon de plus, et qui éveille un vif écho de toutes les autres, et je vais vous parler du sommeil.
Vous croyez tous bien savoir ce que cest que dormir et ce que cest que séveiller ; mais pourtant non. Dormir, ce nest pas avoir les yeux fermés et rester immobile ; car vous savez quon dort parfois les yeux ouverts et tout en se promenant; de plus, un homme très éveillé et très attentif peut avoir les yeux fermés et être immobile ; Archimède dormait moins que le soldat. Dormir, ce nest pas non plus ne pas connaître et ne pas se connaître ; car vous savez quen dormant souvent lon rêve, et quen rêvant, on se reconnaît soi-même, on reconnaît les autres hommes, les choses, le ciel, les arbres, la mer.
Quest-ce donc que dormir ? Cest une manière de penser ; dormir, cest penser peu, cest penser le moins possible. Penser, cest peser ; dormir, cest ne plus peser les témoignages. Cest prendre comme vrai, sans examen, tout murmure des sens, et tout le murmure du monde. Dormir, cest accepter ; cest vouloir bien que les choses soient absurdes, vouloir bien quelles nais-sent et meurent à tout moment ; cest ne pas trouver étrange que les distances soient supprimées, que le lourd ne pèse plus, que le léger soit lourd, que le monde entier change soudain, comme, dans un décor de théâtre, soudain les forêts, les châteaux forts, les clochers, la montagne, tout sincline comme au souffle du vent, avant de sengloutir sous la scène.
Oui, quand nous dormons, nous sommes un peu comme au théâtre ; nous ne cherchons pas le vrai, du moins pour le moment; aussi accueillons-nous, sans surprise, les fantômes ridicules et les fantômes terribles. Au fond de nous subsiste une confiance dans les choses, une confiance dans la raison, une confiance dans la cité, et dans les portes fidèles, qui fait que nous nous disons : si je voulais examiner, si je voulais interroger ces fantômes, japercevrais autre chose queux, par quoi je les expliquerais ; je retrouverais, dans ce chaos, le monde ; et, au lieu dadmirer la disparition subite du château fort, du pont et de la mer, jadmirerais lart de lingénieur et ladresse du machiniste.
Eh bien, se réveiller, cest justement se décider à cela. Se réveiller, cest se refuser à croire sans comprendre ; cest examiner, cest chercher autre chose que ce qui se montre ; cest mettre en doute ce qui se présente, étendre les mains pour essayer de toucher ce que lon voit, ouvrir les yeux pour essayer de voir ce que lon touche ; cest comparer des témoignages, et naccepter que des images qui se tiennent ; cest confronter le réel avec le possible afin datteindre le vrai ; cest dire à la première apparence: tu nes pas. Se réveiller, cest se mettre à la recherche du monde. Lenfant, dans son berceau, lorsquil apprend à percevoir, quelle leçon de critique il nous donne !
Et vous apercevez maintenant, amis, quil y a beaucoup de manières de dormir, et que beaucoup dhommes, qui, en apparence, sont bien éveillés, qui ont les yeux ouverts, qui se meuvent, qui parlent, en réalité dorment ; la cité est pleine de somnambules.
Ce sommeil-là, amis, vous nen avez pas encore lexpérience. Quand vous dormez, alors tout simplement vous dormez, et presque sans rêves ; dès que lorganisme est réparé, aussitôt vous cherchez et vous créez.
Tout est pour vous lutte, débat et conquête. Aussi, pendant cette année, vous navez rien voulu recevoir sans preuves ; vous vous êtes jetés au milieu des idées, joyeusement ; vous avez compris des systèmes, vous les avez reconstruits, et vous les avez ruinés ; admirable jeu. Vous voilà tout pleins de projets. Déjà, en pensée, vous réformez ; les idées croissent en vous comme les feuilles sur larbre. Vous allez entrer dans la cité des hommes comme vous êtes entrés autrefois dans le monde, en citoyens ingénus. Là aussi, vous allez reconstruire ; là aussi, vous allez juger le fait, avant de laccepter. Vous nallez pas vous contenter de rêver les lois, la justice, et lalliance des hommes avec les hommes ; vous allez essayer de les percevoir.
Or, vous trouverez sur votre chemin, comme dans la fable, toutes sortes de Marchands de Sommeil. Il me semble que je les vois et que je les entends parmi vous, tous les marchands de sommeil, au seuil de la vie. Ils offrent des manières de dormir. Les uns vendent le sommeil à lancienne mode ; ils disent quon a dormi ainsi depuis tant de siècles. Dautres vendent des sommeils rares, et bien plus dignes dun homme, à ce quils disent ; les uns, sommeil assis, en écrivant ; les autres, sommeil debout, en agissant; dautres, sommeils en lair, sommeils daigles, au-dessus des nuages. Les uns vendent un sommeil sans rêves ; les autres, un sommeil bavard ; les autres, un sommeil plein de merveilleux rêves ; rêves fantaisistes ; rêves bien rangés ; un passé sans remords et un avenir sans menaces ; rêves où tout sarrange, comme dans une pièce de théâtre bien composée. Sont à vendre aussi dadmirables rêves, des rêves de justice et de joie universelles. Les plus habiles vendent un sommeil dont les rêves sont justement le monde. À quoi bon alors séveiller ? Le monde najoutera rien au rêve.
Oui, il ne manque pas dhommes, vous en rencontrerez, amis, qui croient que le vrai est un fait, que lon reçoit le vrai en ouvrant simplement les yeux et les oreilles ; quils se chargent, eux, de vous faire rêver le vrai sans plus de peine que nen demandent les autres rêves. Puisque le vrai est trouvé, disent-ils, il est puéril de le chercher. Spectacle étrange, mes amis, que celui dhommes qui crient le vrai sans le comprendre, et qui, souvent, vous instruisent de ce quils ignorent; car souvent, eux qui dorment, ils réveillent les autres. Aveugles, porteurs de flambeaux.
Les hommes qui veulent sincèrement penser ressemblent souvent au ver à soie, qui accroche son fil à toutes choses autour de lui, et ne saperçoit pas que cette toile brillante devient bientôt solide, et sèche, et opaque, quelle voile les choses, et que, bientôt, elle les cache ; que cette sécrétion pleine de riche lumière fait pourtant la nuit et la prison autour de lui ; quil tisse en fils dor son propre tombeau, et quil na plus quà dormir, chrysalide inerte, amusement et parure pour dautres, inutile à lui-même. Ainsi les hommes qui pensent sendorment souvent dans leurs systèmes nécropoles ; ainsi dorment-ils, séparés du monde et des hommes ; ainsi dorment-ils pendant que dautres déroulent leur fil dor, pour sen parer.
Ils ont un système, comme on a des pièges pour saisir et emprisonner. Toute pensée ainsi est mise en cage, et on peut la venir voir ; spectacle admirable ; spectacle instructif pour les enfants ; tout est mis en ordre dans des cages préparées ; le système a tout réglé davance. Seulement, le vrai se moque de cela. Le vrai est, dune chose particulière, à tel moment, luniversel de nul moment. À le chercher, on perd tout système, on devient homme ; on se garde à soi, on se tient libre, puissant, toujours prêt à saisir chaque chose comme elle est, à traiter chaque question comme si elle était seule, comme si elle était la première, comme si le monde était né dhier. Boire le Léthé, pour revivre.
On vous dira : le réel est ce quil est ; vous ny changerez rien ; le mieux est de laccepter, sans tant de peine. Quest-ce à dire ? Vos rêves ne sont-ils pas le réel pour vous, au moment où vous rêvez ? Quest-ce donc que rêver, si ce nest percevoir mal ? Et quest-ce que bien percevoir si ce nest bien penser ? Cet homme, qui agite sa godille dans leau, il nest pas facile à percevoir, car je vois bien quil se penche à droite et à gauche, et je vois bien que le bateau avance par secousses, la proue tantôt ici, tantôt là. Mais, ce que je ne vois pas tout de suite, cest que cest cette godille, mue transversalement, qui pousse le bateau. Il faut que je voie dabord que la godille est inclinée, par rapport aux mouvements que jobserve ; il faut ensuite que je voie en quel sens on peut dire quelle se meut normalement à sa surface ; et que je voie aussi comment, en un sens, elle se meut dans une direction opposée à celle du bateau ; comment leau est repoussée, comment le bateau sappuie sur sa quille et glisse sur elle. Et cela, il faut que je le voie, non pas au tableau ni sur le papier une fois pour toutes, mais dans leau, à tel moment. Voir tout cela, cest percevoir le bateau, et lhomme. Ne pas voir tout cela, cest rêver quun bateau savance et quun homme, en même temps, fait des mouvements inutiles.
Il dépend donc de vous, à chaque instant, de mettre tout en ordre, dêtre à chaque instant Galilée et Descartes, ou de rester Thersite. Il dépend de vous de comprendre comment le moulin, qui se détache en noir sur le fond éclairé du ciel, tourne sous laction du vent, du même vent qui caresse vos mains, ou bien dassister, comme dans un cauchemar, à des naissances et à des anéantissements dailes noires. Oui, le monde est, si vous le voulez, une espèce de rêve fluide où rien nest lié, où rien ne tient à rien. Oui, vous pouvez croire que le soleil séteint tous les soirs. Mais vous pouvez aussi reconstruire une machine du soleil et des planètes, saisir dans la course des astres les effets de la pesanteur familière qui attache vos pieds au sol, et fit, tout à lheure, tomber une pomme devant vous. À chaque instant, vous pouvez, ou bien dormir et rêver, ou bien veiller et comprendre ; le monde admet lun et lautre. Et quand vos rêves seraient vrais, vous nen dormiriez pas moins. Croire que le soleil tourne autour de la terre, ou croire au loup-garou, cest rêve de rustre ; mais si vous croyez, vous, que la terre tourne, sans comprendre pourquoi vous le croyez, si vous répétez que le radium semble être une source inépuisable dénergie, sans savoir seulement ce que cest quénergie, ce nest toujours là que dormir et rêver ; je vous accorde que cest dormir comme il faut et rêver comme il faut ; cest le sommeil qui sest le mieux vendu cette année.
Anaxagore disait : « Tout était confondu ; mais lintelligence vint, qui mit tout en ordre » ; cest vrai. En chacun de vous, à mesure quil séveille, lintelligence vient ; elle chasse les rêves ; chaque jour elle ordonne un peu plus le monde ; chaque jour elle sépare lêtre du paraître. Cest à nous, Dieux Subalternes, qua été confiée la création ; grâce à nous, si nous sommes des dieux vigilants, le monde, un jour, sera créé. Passez donc sans vous arrêter, amis, au milieu des Marchands de Sommeil ; et, sils vous arrêtent, répondez-leur que vous ne cherchez ni un système, ni un lit. Ne vous lassez pas dexaminer et de comprendre. Laissez derrière vous toutes vos idées, cocons vides et chrysalides desséchées. Lisez, écoutez, discutez, jugez ; ne craignez pas débranler des systèmes ; marchez sur des ruines, restez enfants. Au cours de cette année, nous avons lu Platon ensemble ; vous avez souri dabord ; sou-vent même vous vous êtes irrités, et Socrate vous a paru un mauvais maître. Mais vous êtes revenus à lui ; vous avez compris, en lécoutant, que la pensée ne se mesure pas à laune, et que les conclusions ne sont pas limportant ; rester éveillés, tel est le but. Les Marchands de Sommeil de ce temps-là tuèrent Socrate, mais Socrate nest point mort ; partout où des hommes libres discutent, Socrate vient sasseoir, en souriant, le doigt sur la bouche. Socrate nest point mort ; Socrate nest point vieux. Les hommes disent beaucoup plus de choses quautrefois ; ils nen savent guère plus ; et ils ont presque tous oublié, quoiquils le murmurent souvent dans leurs rêves, ce qui est le plus important, cest que toute idée devient fausse au moment où lon sen contente.
Il est pourtant évident que toute gymnastique a pour effet de dissoudre des habitudes, et de libérer de nouveau la nature. Ainsi lescrime substitue le jugement au mécanisme ; et le jugement est ici une action toujours mieux analysée, dont les instants successifs dépendent de moins en moins les uns des autres, et de plus en plus des perceptions successives. De même, la critique substitue le jugement au mécanisme ; et le jugement est, ici, un discours de plus en plus analysé et retenu, souple comme lévénement même, toujours prêt et toujours frais, invention à chaque instant, renaissance et jeunesse toujours.
Ce sont de ridicules escrimeurs, vous le savez, que ceux qui ont un coup tout préparé, et le font en toute circonstance, sans soccuper des mouvements de ladversaire. Tout à fait de la même manière, ceux qui pensent par systèmes préconçus, sescriment tout en dormant, objections supposées, réponses prévues, vain cliquetis de mots qui ne touche rien, qui ne saisit rien.
Aussi ceux qui traitent les questions me font-ils souvent leffet de bateleurs qui soulèveraient de faux poids. On voit bien quils nont pas assez de mal, et quils ne tiennent rien de lourd dans leurs mains. Et en vain, ils feignent dêtre fatigués ; nous ne les croyons point, car leurs pieds ne sincrustent pas dans la terre. Aussi, sur les vrais poids, sur les rochers quil faudrait soule-ver, leurs mains glissent, emportant un peu de poussière. La foule regarde et admire, parce quelle croit que cest la règle du jeu, de nenlever quun peu de poussière. Heureux celui qui saisit une fois le bloc, dût-il ne pas même lébranler ! À tirer dessus, il prendra des forces. Peut-être à la fin, il soulèvera le fardeau, disparaîtra dessous, sera entraîné et couché par terre mille fois, comme Sisyphe.
Ainsi, après avoir analysé beaucoup dexemples, vous aurez de fortes mains douvrier qui saisiront et garderont.
Noubliez donc jamais, amis, quil ne sagit point du tout de trouver son lit, et enfin de se reposer. Noubliez pas que les systèmes, les discussions, les théories, les maximes, les idées, comme aussi les livres, les pièces de théâtre, les conversations, comme aussi les commentaires, imitations, adaptations, résumés, développements, traductions, et tout ce qui remplit les années détudes, que tout cela nest que préparation et gymnastique. La vérité est momentanée, pour nous, hommes, qui avons la vue courte. Elle est dune situation, dun instant ; il faut la voir, la dire, la faire à ce moment-là, non avant, ni après, en ridicules maximes ; non pour plusieurs fois, car rien nest plusieurs fois. Cest là que jattends le sage, au détour du chemin.
Il y a des événements qui interrogent violemment tous les hommes, et qui exigent deux une réponse ; des événements qui nattendent point et quon ne pouvait attendre ; des événements qui éclairent le passé et lavenir comme lincendie éclaire la rue ; et cette lueur-là aussi éveille tous les hommes, les chasse tous de leur repos, et soudain disperse leurs rêves ; il faut quils agis-sent, il faut quils se prononcent, il faut quils pensent, en débandade. Alors, comment voulez-vous quils pensent ? Ils dormaient, et les voilà jetés dans la foule, et déjà emportés. Alors ils regardent leurs amis et leurs ennemis, la tranquillité de leur maison, et toutes sortes dimages confuses, par quoi ils se décident enfin à hurler pour ou contre, le long de la rue mal éveillée. Et des opinions comme celles-là sont réellement des rumeurs dans la nuit, des rumeurs de déroute dans la nuit. Trouver le vrai ainsi, par hasard ; quelle triste victoire ! Une erreur du grand Descartes était plus vraie que cette vérité-là.
Vous vous rappelez les vierges folles ? Elles dormaient en attendant lépoux ; et elles sont condamnées à le suivre de loin, en traînant leurs lampes vides. Quel beau symbole, amis, et combien dhommes se traînent ainsi toute leur vie à la suite de lévénement, en retard toujours, pour avoir dormi en lattendant. Sachez-le, lévénement viendra comme un voleur ; et il faut lattendre les yeux ouverts, autour des lampes vigilantes. Ainsi avons-nous fait ; ainsi avons-nous joyeusement travaillé, sans but, pour travailler, afin de rester jeunes, souples et vigoureux ; ainsi vous continuerez, à lheure où dorment les faux sages, les Protagoras marchands dopinions avantageuses, les Protagoras marchands de sommeil ; ainsi vous discuterez librement toujours, autour des lampes vigilantes. Vienne après cela laube et le clair chant du coq, alors vous serez prêts, et la justice soudaine que lévénement réclamera de vous, je ne sais pas ce quelle sera ; mais je dis, cest notre foi à nous, quelle ne coûtera rien à votre géométrie.
Mais jai parlé assez longtemps. Vous nêtes pas habitués, amis, à mentendre parler si longtemps tout seul. Ce nest pas le lieu, ce nest plus le temps de livrer à vos discussions ces idées que je vous ai jetées, un peu pressées et vives, afin de vous réveiller encore une fois. Ainsi lon jette au visage dun dormeur de vives gouttes deau fraîche. Elles brillent un peu ; elles frappent et saisissent ; et bientôt elles ne sont plus quinvisible vapeur, dans le grand ciel. Oubliez donc ce que jai dit, qui nest que paroles, et travaillez à perce-voir le monde afin dêtre justes.
Juillet 1904.
Note 1: Discours prononcé par Alain à la distribution des prix du lycée Condorcet en juillet 1904.
Dernière mise à jour de cette page le mercredi 30 mai 20077:17
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
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Jean-Marie Tremblay, fondateur des Classiques des sciences sociales