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Lettres sur la philosophie première.
(1914)
Au lecteur
On a feint, dans cet ouvrage, qu'un étudiant de Paris, qui avait lu avec attention quelques dialogues de Criton [1] sur la philosophie première, sans en tirer beaucoup autre chose que de fortes raisons de douter de tout, a écrit à l'auteur de ces dialogues, dont il a fini par découvrir la retraite. Dans le fait, il est arrivé plus d'une fois à l'auteur d'aider de jeunes esprits qui n'avaient que des érudits pour maîtres, à se jeter enfin dans les problèmes véritables sans avoir à craindre de sacrifier toutes leurs notions dans cette tentative désespérée. Comme ce secours a été utile à plus d'un, il a paru raisonnable de rassembler ici, en un petit nombre de pages, tout ce que l'on a pu dire à ceux-là, et le principal de ce qu'on aurait pu dire à d'autres.
Dans cette intention, l'on s'est soucié, d'abord, de rien dire qui ne fût pas tout à fait certain et incontestable, et, surtout, de tracer, à partir des données communes, différents chemins par lesquels on puisse parvenir [2] à une même vérité ; de façon que l'un trouve à prendre ici, et l'autre là, chacun selon ses habitudes, ses lectures et les perceptions qu'il a rencontrées.
On comprend assez, d'après cela, pourquoi l'auteur n'a pas cherché à présenter ses propositions en un système bien lié et correctement déduit. Mais la méthode d'analyse à laquelle il s'est tenu ne s'explique pas seulement par des raisons de rhétorique. Premièrement, l'idée même d'une déduction correcte, par laquelle une notion serait tirée d'une autre notion dont elle dépend, est justement de celles que l'auteur n'a jamais pu éclaircir convenablement. Secondement, quoiqu'il ait bâti dans sa pensée plus d'un système, il n'a jamais pu le faire aussi sans demander ici et là, aux preuves et surtout aux transitions, plus de résistance qu'elles n'en avaient aux yeux de la droite raison ; de façon que c'était la nature brute, en réalité, qui sauvait tout, par des fibres cachées et des porte-à-faux imprévus. Il y a, dans les constructions de ce genre, des bonheurs d'artisan dont le philosophe doit savoir se priver.
Enfin il est utile d'avertir le lecteur que les analyses qui sont ici exposées sont fort difficiles à suivre ; aussi n'est-ce pas sans raison que les développements ont été rigoureusement limités ; c'est une manière de demander, après chaque lecture, une longue méditation, un examen approfondi des exemples, et un retour aux auteurs qui ont traité les mêmes questions. Si l'on n'a pas au moins une année pour lire ces quelques pages, il vaut mieux ne point les lire du tout.
Qu'on n'y cherche pas non plus des idées nouvelles [3] ou originales. L'auteur ne prétend à rien autre chose qu'à avoir formulé partout des idées universelles et par conséquent une philosophie commune, disons mieux, la philosophie commune ; et si l'on jugeait qu'il a inventé quelque chose, cela prouverait qu'on l'a mal compris.
Février 1911.
[1] Alain avait signé Criton ses dialogues de la Revue de Métaphysique et de Morale.
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