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Collection « Les auteur(e)s classiques »
Une édition électronique réalisée à partir du livre d'Alain (Émile Chartier), Spinoza (1946). Paris: Éditions Gallimard, 1949, 186 pp. Collection Idées nrf. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure à la retraite de l'école Dominique-Racine de Chicoutimi. Préface Alain 5 décembre 1946 Mon intention est de corriger ici ce que j'ai toujours trouvé d'abstrait et de sec dans le petit volume bleu qui parut dans la collection Delaplane, Les Philosophes. Je me suis longtemps demandé pourquoi je n'aimais pas ce résumé exact et bien sage. Le ton me semblait en être tout à fait étranger à l'étonnante entreprise de Spinoza. Oui, il me semblait que je trahissais ce grand homme en l'exposant tout au niveau du bon sens. Cela me semblait trop professeur. La philosophie est certes une grande chose ; on peut en faire tout ce qu'on veut, excepté quelque chose de plat. Il en est de même pour la Raison, pour la Sagesse, lesquelles consistent surtout dans un jeu dont il importe de conserver l'efficacité ; car rien ne se perd plus aisément que la vie et la force des idées. Maintenant, je commence. Il faut partir de Descartes, et mener cette belle doctrine jusqu'à Spinoza. C'est le moyen de ne pas tomber dans la philosophie scolaire et de réveiller l'homme dans le lecteur. Pénétrez-vous donc de l'esprit des Méditations, en considérant surtout ce qui a pu effrayer Descartes lui-même, et le renvoyer aux mathématiques, cent fois plus faciles, où le courage est suffisant de même quà la guerre. Je vais considérer d'abord la présence de Dieu, si évidente dans les Méditations. Concevez Descartes s'enfonçant dans quelque retraite pour y être seul, et s'entretenant avec son propre esprit et retrouvant le monde entier et tout l'Être. Par ceci d'abord que Dieu, ou l'Esprit, est indivisible ; ce qui fait que, si on en découvre une partie en soi-même, nécessairement on doit l'y trouver tout ; de façon que le mouvement de prier, ou de méditer, nous retire des hommes et des choses, et nous met en possession de notre liberté qui est Dieu même. Une telle conclusion que Descartes n'a pas développée devait l'effrayer, comme tout ce qui remet à l'homme un grand pouvoir. Le poste de roi inspire naturellement beaucoup de défiance. En chacun est l'Esprit absolu, le Grand Juge, juge de toutes les valeurs, juge de l'opinion, de la majesté, juge des cérémonies. Un tel pouvoir invite énergiquement l'homme à fonder une religion : « Quoi, se dit-il, encore une ! » Cette réflexion sur soi a donné de l'humeur à Rousseau, et il n'en pouvait être autrement. Je suis persuadé que ce chapitre du Contrat Social, intitulé « Le Droit du plus fort », n'a jamais pu être oublié de Rousseau, et qu'il ne se l'est pas pardonné. C'est tout à fait de même que la morale de Kant, qui rendait inutiles tant de raisonnements métaphysiques, a fait peur aussi à ce grand philosophe, qui a repoussé de lui cette grandeur. L'il perçant de Descartes avait aperçu toutes ces difficultés. Aussi, conseillé par Mersenne, ce grand jésuite, a-t-il dû regretter son poste de soldat déjà assez effrayant, et arriver à la Modestie absolue dont j'ai trouvé des exemples dans Lagneau et dans Lachelier. Nous voilà donc déjà assez avancés dans ce chemin, quand nous avons connu par Descartes que l'Esprit est un. Or, il était arrivé à Spinoza de lire Descartes. Il l'avait mis en propositions mathématiques, sous le titre de Cogitata Metaphysica. Mais lui, Spinoza, n'eut point peur de son Esprit et sy livra tout, avec la naïveté admirable d'un lecteur de la Bible. Si vous lisez la Bible, vous ne vous empêcherez pas de penser que l'unique religion est là, et le seul Dieu, et la vraie politique. J'ai souvent dit et je répète ici que ceux qui ont grandi en familiarité avec la Bible ont une immense avance sur leurs contemporains ils savent adorer et ils savent mépriser ; d'où leur est venue cette persécution continue qui, en les séparant des hommes, les a obligés à former l'Humanité. Doù une haine qui dure encore, et qui ne peut cesser que par le développement de limmense idée hébraïque, qui ne peut rester, qui évidemment appelle une suite, et une infinité de Messies. Mais que de périls encore dans cette gloire ! Spinoza a accepté ce rôle d'impie et de méprisé, parce qu'il a mis en balance avec les plaisirs de l'amitié, les plaisirs de l'amour de Dieu, et qu'il a pris le parti du bonheur, comme on voit dans la cinquième partie de L'Éthique. Si vous avez lu la Bible, vous savez que là est le vrai Dieu et la seule religion qu'on ait connue ; aussi méprise-t-elle toutes les autres ; de là ces haines, comme j'ai dit; et cet effrayant isolement qui vient de ne vouloir rien, de n'estimer rien, sinon la Pensée, par laquelle nous pouvons nous tenir en communication avec Dieu. Aussi les pierres lancées contre Spinoza retombent sur nous. Tel est le monastère moderne. On aperçoit les raisons d'être spinoziste ; car cela aussi est défendu. Le mouvement de se mêler au peuple est le mouvement même de tout Esprit. Mais le mouvement de se retirer en soi, de se refuser, est encore plus fort. Telle est la situation d'un esprit moderne devant la Politique, détestée et inévitable. En lisant, de Spinoza, Le Traité Politique du Droit naturel, ainsi que le Traité Théologico-Politique, sans doute y trouverez-vous toutes les conditions de la République, et sans doute vous me pardonnerez d'avoir considéré Spinoza comme le pur radical. Il est étonnant que le pur jacobin aussi bien que le pur moine soient le même personnage que Spinoza, tant de lois et si vainement maudit. On aperçoit quel usage on peut faire de Spinoza. On s'étonnera sans doute de la puissance de ce résumé bien sage, qui for-me le corps du présent petit ouvrage. Oui, mais l'âme ? On trouve plus d'âme dans les persécuteurs, dans les guerriers, dans tous les Glorieux de l'Histoire, que dans le Juif studieux qui pourtant sera amené à porter dans les rues l'écriteau que Spinoza portait pour dénoncer tous les tyrans. La question se trouve ainsi clairement posée. Car il faut préférer la justice et venger l'innocent. Je ne vois pas sans surprise la masse imposante des prêtres et des fidèles, enfin de toute l'Église, faire si souvent le contraire et confirmer l'esclavage universel. J'ai dit quelquefois que la philosophie était bien dangereuse. Aussi nul homme ne fut plus réfuté que Spinoza. Nul système ne fut plus maudit que ce détestable panthéisme. Il reste à savoir ce que c'est. Parce que Dieu est un et indivisible, Dieu est partout présent; comme au reste on l'enseigne. Mais malheur à qui l'enseigne. Et le jésuite éternel nous rappelle qu'il ne faut pas le dire. Quand vous aurez assez considéré toutes ces contradictions, qui font la guerre parmi nous, alors vous copierez LÉthique d'un bout à l'autre, car c'est par là qu'il faut commencer si l'on veut éprouver cette beauté biblique, type de toute grandeur. Après cela, les très sages Propositions et les très prudents Scholies de L'Éthique vous sembleront de grands et beaux versets de la nouvelle religion. Et dites-vous bien que la Grande Réconciliation se fera ainsi, et non autre-ment ; par le culte de l'Humanité retrouvée et par ce qu'il faut appeler le joyeux fanatisme de la Raison. Songez au nombre des humains qui sont indignés en voyant que c'est la déraison qui règne. Car, enfin, il faut s'y opposer. On n'a pas le droit d'abandonner la Raison et la Justice. Ces abandons ont mérité ce que nous voyons présentement. Donc, à chaque fois que vous revenez à Spinoza avec tout votre courage perdu et que vous n'y voyez plus rien, cachez-vous, à la manière de Descartes, dans ce vaste monde et interrogez l'esprit un et indivisible. Alors, inévitable-ment, l'esprit vous reviendra, et les formules spinozistes retrouveront leur sens, soit que vous vous jetiez dans la Politique ou bien dans la Morale, ou bien dans le plaisir. Alors vous vous retrouverez dans la Bible, en face de Jéhovah et d'une sagesse aussi vieille que le monde. Tel est donc le sens du Spinozisme, sens bien positif et bien aisé à saisir, pourvu qu'on soit persuadé que l'on est en présence de l'Esprit universel. Cette persuasion vous rendra la pensée supportable, et soudain vous vous reconnaîtrez homme, toujours à la lumière de l'axiome : Homo homini deus, qui est la clef de la future République et de l'égalité 48. Je dis égalité, parce qu'il ne se peut pas que l'homme n'ait pas de passions et parce que toute affection cesse d'être une passion dès qu'on en forme une idée adéquate. Là est le secret de la Paix, qui dans tous les cas est la Paix de l'âme, vérité très méconnue. Par ce moyen vous formerez le parti Spinoza, que vous vous garderez d'appeler le parti juif, mais qui n'en sera pas moins ce parti-là. Alors, sans combat, le nazisme, le fascisme et toute sorte de despotisme seront vaincus, et la méchanceté exactement impuissante, comme elle est (car elle n'est rien). Tel est l'avenir prochain, que renferme ce petit livre. Alain. Le 5 décembre 1946.
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