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Jacques Stephen ALEXIS
Écrivain, homme politique et médecin haïtien [1922-1961]
“Du réalisme merveilleux
des Haïtiens.”
Un article publié dans la revue Présence africaine, 2002/1, nos 165-166, pp. 91-112. Un texte originalement publié dans la revue Présence africaine, 2e série, nos VIII-IX-X, sp. juin-novembre 1956, pp. 245-271.
Prolégomènes à un manifeste
du réalisme merveilleux des haïtiens
- Introduction
Tous les intellectuels de notre temps se sentent, plus ou moins confusément, solidaires de l’homme et solidaires entre eux. Parmi eux, les plus conscients et les plus clairvoyants de la mission de l’Art sont convaincus que leur action en ordre dispersé est une entrave à l’essor d’un art conscient, rayonnant, véritablement au service de l’homme. Il leur apparaît qu’il ne suffit plus de se soutenir en des cas d’espèce, quand la liberté de l’artiste est menacée par exemple, mais qu’il faut porter le feu de la critique sur l’esthétique elle-même. Voilà ce qui explique cette rencontre des intellectuels nègres par exemple.
En ce siècle où les hommes voyagent déjà à la vitesse du son, où les idées franchissent les frontières sans passeport, ce siècle de la plus grande découverte énergétique de tous les temps découverte qui permet tant de libérations et tant de bonds en avant, hier encore inconcevables ce siècle où s’est entamée l’éradication définitive de l’injustice et de l’exploitation, ce siècle où toutes les races, tous les peuples, toutes les patries s’élancent impétueusement à la conquête d’un standard de vie enfin humain, ce siècle où égalité et progrès sont à l’ordre du jour, il est naturel que le contenu fondamental des œuvres d’art tende à atteindre l’ensemble des problèmes qui se posent à l’homme de partout. Il y a par conséquent une rencontre inévitable aujourd’hui de l’art de tous les peuples sur le plan contenu esthétique : amour du réel, de la nature et de la vie, amour de la liberté, de la justice et de la vérité, amour de l’homme par-dessus tout, en un mot, humanisme nouveau.
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Certes, de tout temps, l’artiste a été un témoin de la vie de la cité, il en a reproduit les types et les scènes essentielles, les mœurs, les coutumes, les croyances, la morale, il en a chanté les beautés, les luttes, les drames, l’artiste a été un professeur d’idéal, de courage, un éducateur public, un chantre de l’espoir et du rêve placés en antithèse avec les duretés et les laideurs du moment. On a pu dire que l’artiste était une harpe éolienne qui vibrait à tous les souffles naturellement, cela ne suffit plus. Il ne s’agit pas de témoigner seulement pour le réel et de l’expliquer, il s’agit de transformer le monde, chacun œuvrant particulièrement dans la sphère qui lui est propre, bien entendu. Il s’agit d’aider à l’éclosion de ce qui naît et se développe, il s’agit d’aider à la liquidation de ce qui dépérit et constitue une entrave à l’essor de l’homme. L’artiste doit prendre parti, il doit être un combattant.
Il est donc utile que, dépassant leur conscience individuelle de leur mission et de leurs tâches, que tous ensemble, librement, les Artistes progressistes d’un pays, les seuls en qui le peuple entier se reconnaisse, confrontent leurs points de vue sur les tâches présentes de l’art national en fonction de l’histoire de leur peuple, de ses traditions, de ses tendances manifestes, de ses goûts, de ses espoirs, de ses rêves, de ses certitudes et de ses combats. Il est utile qu’un Programme général de travail, simple et concret, lié à la fois aux traditions artistiques nationales, aux valeurs nouvelles qui naissent, à l’avenir et à l’homme de partout, soit mis sur pied. Ce programme devra, certes, être précisé en fonction des disciplines particulières, mais il importe d’abord que les nécessités de tout l’art national soient définies globalement, pour l’art d’écrire, pour les arts scéniques, pour les arts plastiques, pour la musique, comme pour les autres disciplines.
Le but de ces prolégomènes n’est pas de donner une réponse qui se croie entière et définitive, mais seulement de provoquer la discussion et de contribuer à la clarification du programme général de travail, en fonction des réalités présentes les plus évidentes et des perspectives. Ce travail est donc une ébauche, un défrichage préliminaire et non un manifeste véritable qui ne peut sortir que d’une discussion approfondie. Puisque tout démontre qu’il y a une manière propre aux Haïtiens en art, qu’il y a actuellement une École de Réalisme Nouveau particulier aux Haïtiens, une École qui se cherche et qui se dessine peu à peu, une École qu’on commence à appeler École du Réalisme Merveilleux, cette contribution présentée devant les intellectuels des peuples frères nègres, pourrait, grâce à l’apport de tous, hâter la constitution de cette École haïtienne sur des bases fondamentales claires.
- La culture haïtienne
On sait qu’au début du seizième siècle, quelques années après la découverte de Colomb et l’invasion des conquistadors, il ne restait plus qu’une faible partie du peuple indien taïno d’Haïti, le peuple chemès. En effet, après les luttes héroïques d’Anacaona la Grande, La Fleur d’Or, poétesse musicienne, chorégraphe et ballerine de talent, autant que chef politique résolu, celles de Caonabo et des autres caciques indiens, ce peuple avait été décimé et mis en esclavage dans les mines d’or. Ils périrent en masse à cause des mauvais traitements, du dur travail auquel ils n’étaient pas habitués, des suicides collectifs auxquels ils se livraient dans leur désespoir, et des maladies importées par les Espagnols. Le peuple [93] chemès et la culture locale qui en était l’expression avaient vécu ; culture s’exprimant par une technique déjà avancée (céramique cuite en flambée ouverte, travail de l’or, agriculture en monticules espacés, la production de cassaves, du maïs, production de la bière mabi, etc.) culture s’exprimant encore par une religion animiste (panthéon de dieux, dits Yémès, clergé individualisé de prêtres-butios, cérémonies précises, etc.) s’exprimant par une musique, des chants et des danses qu’exécutaient des artistes spécialisés, les sambas, une peinture pariétale, une sculpture de la pierre et en faïence à glaçure stannifère du type maïolique comme au Mexique, etc.
La folie de l’or s’aggravant sans cesse, les Espagnols commencèrent la Traite des nègres pour relayer les esclaves indiens défaillants. Les premières révoltes eurent lieu et sous la conduite d’un cacique indien, le grand et noble cacique Henri, Indiens et nègres prirent les armes et se réfugièrent dans notre Bahoruco, dans le voisinage de nos lacs et de nos hautes cimes couvertes de forêts de pins. Ils s’y défendirent victorieusement à tel point que les Espagnols durent signer avec eux la paix. C’est là que les Indiens et les nègres révoltés, ces « marrons », comme on les appelait, peut-être ce mot désignait-il originellement les métis de nègres et d’Indiens, les zambos réalisèrent le syncrétisme culturel taïno-africain, dont nous illustrerons plus loin, par des exemples actuels, la réalité. Il était naturel que dans les « yucuyaguas », villages des rebelles, s’opérât une fusion des techniques de production, celles des chants et des danses, des arts plastiques, celles des panthéons de deux populations animistes. Longtemps après l’épopée du cacique de la Liberté, le Bahoruco resta un refuge pour les esclaves nègres et les résidus de la population chemès. D’ailleurs, il est connu qu’au cours de la grande population d’esclaves du xviie siècle, organisée sous la conduite du nègre Padrejean, les métis zambos constituaient un élément important.
Avec l’invasion des boucaniers et des flibustiers français, la France allait se donner une colonie, une colonie qui allait, elle aussi, constituer une cliente pour le commerce du « bois d’ébène ». La culture haïtienne s’est individualisée progressivement, en même temps que la nation haïtienne, à l’intérieur de la société esclavagiste domingoise. Au cours d’un long mûrissement historique pendant lequel les résidus de la population autochtone chemès se sont brassés à Saint-Domingue avec les multiples éléments africains déversés par la Traite (Mandingues, Bambaras, Ibos, Peuhls, Aradas, Congos, etc.) et aussi avec quelques éléments européens (principalement français et espagnols), la culture haïtienne s’est progressivement dessinée à partir de l’apport décisif africain, jusqu’au jour de l’indépendance, le premier janvier 1804, où la nation haïtienne et sa culture en formation allaient poursuivre un développement autonome. Le nègre dit « bossale », c’est-à-dire récemment introduit dans la colonie, de quelqu’origine qu’il fût, se fondait progressivement dans la communauté des nègres dits « créoles » c’est-à-dire nés dans le pays. Ces nègres « créoles » tendaient à unifier peu à peu la mosaïque d’éléments de culture d’origines diverses qu’ils avaient reçus. Ils se créaient un langage (le parler des nègres créoles, le parler créole), des chants et des danses communes, une musique commune, des contes, des légendes et une littérature orale qui se ressentait naturellement de l’incroyable diversité des apports. L’originalité et la richesse n’en étaient que plus grande, et tout ce qui était apporté se brassait bien puisque, à l’exception de l’apport français et occidental, tous les apports reflétaient des sociétés au même stade approximatif de développement historique. Ces apports s’étaient fondus dans les ateliers d’esclaves avec une telle rapidité que même la religion s’était [94] unifiée et était devenue le reflet des conditions d’existence propres à tous les esclaves de la colonie, compte tenu de la longue survie des superstructures idéologiques en dépit de la disparition de la base conditionnante. L’indépendance conquise, une liberté relative de mouvement à travers le pays obtenue, la fusion allait encore s’accélérer dans le cadre de ce pays où presque tout était à reconstruire, car la guerre libératrice avait imposé la destruction de tout le produit des sueurs des anciens esclaves, toutes les richesses de ce petit pays qui absorbait la moitié du commerce extérieur de la France. Il ne faut pas oublier le fait de cette guerre de terre brûlée, car elle explique bien des retards qu’a connus le pays et en particulier la lenteur avec laquelle les œuvres de culture de valeur universelle ont apparu aux premiers pas de cette nation qui avait réalisé l’incroyable tour de force de se donner l’indépendance au moment même où les puissances de proie commençaient à se lancer à la conquête des pays moins développés.
Qu’est-ce qu’une culture au fait, sinon, sur un plan général, le produit de cette tendance qui pousse les hommes à organiser les éléments de leur connaissance de l’univers et de la société où ils vivent, à les organiser collectivement, en fonction du passé et, présent, et à en recomposer une image plus vaste que l’apparence, image projetée dans leur psychisme, dans leurs actes, dans leurs comportements et dans toutes leurs productions ? On peut donc dire, d’après ce qui précède, que même les collectivités primitives très peu développées et organisées ont une culture, une culture locale toutefois.
Quand les sociétés entrent dans le processus de formation de peuple ou de nation, la culture devient quelque chose de plus complexe, de plus riche et de plus divers. On pourrait, dans ce cas, dire que la culture est une communauté de psychisme, de goûts, de tendances, de concepts, s’exprimant dans tous les domaines de l’activité humaine, une communauté historiquement formée, plus ou moins nette, plus ou moins stable, une communauté résultant d’un héritage psychique et s’extériorisant par des œuvres de beauté et de raison, en rapport variable avec le développement des forces productives les rapports sociaux de la société qui les produit. Si la société considérée est encore faiblement unifiée sur son territoire, on peut parler de culture de peuple (la culture de la Grèce antique ou de l’Égypte antique par exemple) ou encore de culture nationale quand elle est l’expression d’une véritable nation en formation ou déjà formée (la culture haïtienne ou allemande par exemple).
Il serait toutefois bon de creuser plus profondément dans la réalité que cache le mot culture, pour avoir une conception vivante du phénomène. Souvent, en effet, on inclut dans le patrimoine d’une culture nationale des œuvres produites bien avant que l’on puisse considérer l’existence de la nation en formation comme une chose acquise. On voit donc que quand on parle de culture nationale, on sous-entend la longue continuité culturelle d’un territoire aujourd’hui occupé par une nation individualisée, nonobstant les structures sociales différentes et les stades de développement des forces productives qui s’y sont succédé. Les œuvres de culture ont, en effet, une vie très longue, une résonance bien plus longue que la société qui les a conditionnées, ou que les tendances de l’esprit des hommes dont ces œuvres sont contemporaines. De ce fait, la culture est une donnée qui embrasse toute la vie d’un peuple, depuis les débuts de sa formation, sa constitution progressive, jusqu’à son organisation moderne : la culture est un devenir incessant dont les origines se perdent dans la nuit des temps, et dont les perspectives s’estompent dans le brouillard de l’avenir.
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C’est dire combien étroites nous considérons les vues de ceux qui résument la culture dans quelques œuvres d’art et de littérature de valeur et de portée universelle sans considérer le sens du vrai, du beau, et de l’humain qui ne s’est pas encore traduit par des œuvres connues du monde entier ; bien souvent ces conceptions du beau sont simplement méconnues de propos délibéré. Une culture s’extériorise certes, par un ensemble d’œuvres-témoins qui illustrent aux yeux de tous la culture en question, mais ce n’est pas seulement à partir de ces œuvres qu’un peuple montre l’originalité et l’humanité générale de son apport culturel. Nous resterons fidèles, jusqu’à plus ample démonstration, à la formule selon laquelle le peuple, pris dans sa masse, est la seule source de toute culture vivante ; il en est en quelque sorte la base, le fondement sur lequel viennent rejaillir les apports des hommes de culture ; il faut ajouter que, bien souvent, ces projections individuelles d’un sens national du beau rejaillissent tellement sur la base qui les a conditionnées que cette base elle-même est modifiée. Parfois, des œuvres culturelles sont nettement en avance sur la culture dont elles font partie. L’opposition que certains tentent d’établir entre les formes apportées par les hommes de culture et les formes apportées collectivement par les masses, tient à une absurde logique des catégories qu’on veut cloisonner arbitrairement. Même quand un artiste essaie de justifier l’originalité de son apport par une théorie de son cru, la conscience de cet artiste est une conscience sociale, une conscience collective autant qu’individuelle qui reprend, souvent sans s’en rendre compte, des formes, des rythmes, des symboliques populaires, soit toutes proches, soit déjà vieilles, soit très lointaines. Pour nous, la culture d’une collectivité est un fait premier, quoique la reproduction d’œuvres artistiques universelles fait second rejaillisse toujours sur la culture en question, la pousse en avant, et en illustre l’autonomie, Nous devons donc considérer tout l’ensemble des manifestations de notre activité de peuple témoignant de l’autonomie culturelle haïtienne, et non une partie de ses manifestations, les œuvres-témoins considérées comme universelles par une grande partie de l’humanité. Autrement, sans oser prononcer le mot, on est contraint d’envisager l’existence de cultures supérieures et de cultures inférieures et on justifie ainsi cette tendance manifeste à l’impérialisme culturel de ces États qui s’acharnent à étouffer l’apport culturel d’autres peuples. Il est indiscutable que certains peuples contemporains ont apporté plus d’œuvres que d’autres, il est encore vrai que les cultures reflètent, dans une mesure variable, le développement des forces productives des collectivités, mais qui, se basant sur cela, oserait affirmer que la sculpture de Praxitèle est inférieure à celle de ces cent dernières années ? Pourtant, Praxitèle vivait dans une société esclavagiste où les forces productives étaient faiblement développées ! Pour nous, une œuvre de culture est une somme qui témoigne pour des humains, et il est absurde de croire qu’une culture qui a apporté dix mille œuvres connues et reconnues est supérieure à une culture qui n’en aurait apporté que cent. Les cultures contiennent nécessairement du positif et du négatif, et quel que soit le peuple considéré, il lutte toujours pour dégager son visage, au travers des structures sociales inhumaines et des conjonctures défavorables. Les cultures de tous les peuples sont des sœurs d’âge différent, mais des sœurs.
Voilà sur quelles données nous jugeons de la culture de notre pays. La culture haïtienne est une culture nationale, celle d’une nation bien individualisée, bien qu’elle ait beaucoup de chemin à faire encore, et nous le savons. Mais nous savons aussi que c’est une grande et belle culture, comme le peuple haïtien, grand et beau, [96] bien qu’il vive sur un petit territoire. C’est à travers les efforts et les luttes que nous parcourrons notre route qui est bien longue devant nous, mais les écrivains, artistes et intellectuels haïtiens, ont confiance dans leur culture et dans leur peuple.
- Les apports constitutifs de la culture haïtienne
À l’occasion des rappels historiques précédents, il était possible de se rendre compte que les apports constitutifs de la culture haïtienne étaient au nombre de trois :
- l’apport indien taïno chemès ;
- l’apport africain ;
- l’apport occidental et plus particulièrement français.
On minimise souvent, l’apport taïno dans la culture haïtienne ; c’est un tort. Le premier domaine culturel où l’on petit voir l’apport taïno chemès à la culture haïtienne est la technique. Tout le monde sait que le type de l’habitat rural haïtien est nettement dans le style de l’ajoupa chemès ; la technique de fabrication de la poterie, celle du tissage des hamacs de coton, celle le la fabrication des galettes de manioc dénommées cassaves, celle de la construction des pirogues dénommées boumbas, celle de la production de la bière mabi, et diverses autres techniques en usage actuellement nous viennent directement des Indiens. Le second domaine où se retrouve l’influence indienne est la religion vaudoue. C’est un fait connu que maints instruments du culte de cette religion, les pierres consacrées, les attributs des loas, certaines cruches rituelles (les govis) sont souvent d’origine indienne ; des statues de chémès, dieux indiens, sont parfois même enfouies sous les autels consacrés de certains dieux vaudous. Bien plus, il semble que le syncrétisme s’est exercé sur ces dieux eux-mêmes (la Maîtresse de l’Eau, la Sirène, les Simbis rouges, Sobo Naqui Dahomey, etc.). L’iconographie espagnole sur les Taïnos permet de penser que les « kandales » dont se revêtent nos petits rois du carnaval populaire actuel sont d’origine chemès : de même que les danses exécutées par ces rois de carnaval laissent penser que ces continuateurs du fameux Ostro, roi de la bande « Brillant de Soleil » du Bel-Air, dansent dans un style d’inspiration indienne. Certains ethnographes pensent que les festivités rurales « Rara » sont d’origine indienne et même que les « vêvê », blasons des dieux vaudous dessinés sur le sol au cours des cérémonies, seraient également venus des Chemès (le fait est contesté par d’autres). On peut penser encore que la technique, principalement linéaire, des arts plastiques chemès (bas-reliefs du Bassin-Zim par exemple) se retrouve dans le style de nombreux retables d’autels vaudous actuels. C’est pour nous une tâche importante que de rechercher dans la culture haïtienne l’héritage des fils d’Anacaona la Fleur d’Or et du Cacique Henri. Il est heureux de voir nos spécialistes s’orienter dans la voie de ces recherches qui sont très importantes pour une claire compréhension de notre passé et de notre présent, donc de notre avenir. Il est frappant de constater la fidélité que portent les masses populaires haïtiennes aux Indiens chemès ; ainsi, au Carnaval, qui traduit souvent le moi profond des peuples, les défilés sont traditionnellement ouverts par des nuées de gens déguisés en Indiens et portant les noms des grands caciques. D’ailleurs, l’étude comparée des divers types de faïence maïolique en usage dans tout le golfe du Mexique et dans les diverses Antilles, à l’époque, offre de grandes possibilités d’information ; de même une étude systématique des [97] régions du delta de l’Orénoque et des Guyanes dont les Chemès sont originaires et où vivent encore certains peuplements d’origine taïne permettrait de mieux préciser les phases ciboneys et les diverses phases taïnas.
Cependant, l’apport que représente la plus grande partie dans la constitution de la culture haïtienne, est l’apport africain. Quelque domaine de l’activité créatrice du peuple haïtien que l’on considère, on retrouve l’empreinte indélébile du nègre. Qu’il s’agisse de littérature orale, de nos légendes, de nos contes chantés ou de l’extraordinaire romancero de Bouqui et de Malice, qu’il s’agisse de musique ou de danse, qu’il s’agisse d’arts plastiques ou de religion, c’est la filiation africaine qui s’impose à l’esprit. Certes, toutes ces œuvres ont la couleur haïtienne, elles nous sont propres, elles reflètent la terre où nous vivons ainsi que notre histoire épique, et ne sauraient être superposées à celles de tel ou tel peuple nègre, mais elles ont un air de famille indiscutablement nègre.
L’Occident aussi nous a marqué, et particulièrement la France. De même que nous ne saurions oublier l’influence de la Révolution française sur la Révolution haïtienne de 1804, nous ne pouvons oublier que la France a participé d’une manière positive à la constitution de notre culture haïtienne.
Nous sommes redevables à la France de l’essentiel du vocabulaire de notre langue créole qui, si elle est de filiation africaine par sa sémantique, ne contient qu’un petit pourcentage de mots issus du parler chemès, de dialectes africains et de l’espagnol. Cela se conçoit puisque, les dialectes africains étant différents, les mots français en usage dans les ateliers d’esclavage étaient un bon moyen de communication entre les esclaves eux-mêmes et avec les colons français. Ce serait une attitude bien idéaliste que de croire que ce vocabulaire français s’est communiqué sans que ne soit transmis en même temps un mode de concevoir et de penser, à quelque degré que ce fût. À notre avis, fondé sur les discussions qui durent chez nous depuis près de trente ans, le créole est bien une langue et non un patois. Bien plus, le créole est un outil souple et perfectionné qui permet de rendre compte de toute la réalité actuelle d’Haïti. Si l’on imaginait par exemple d’interdire l’usage de toute autre langue en Haïti, à part la langue officielle, le français, eh bien ! sur toute l’étendue du territoire, la production, la vie économique, comme la vie sociale, seraient immédiatement et irrémédiablement paralysées, et on ne pourrait plus parler de collectivité haïtienne ni de nation haïtienne, ce serait la Tour de Babel. Il existe donc bien un unificateur collectif d’Haïti, la langue haïtienne créole, de sémantique africaine, quoique de vocabulaire principalement français.
Ce n’est pas tout. Il est, en effet, impensable que les colons français aient vécu plus de 150 ans en Haïti, sans influencer dans d’autres domaines les esclaves nègres avec qui ils étaient en rapports sociaux. Non seulement le Français a transmis à nos pères maints usages courants dans nos campagnes, mais il leur a donné des formes artistiques qui ont été assimilées par notre peuple pour être exprimées dans une manière proprement haïtienne. Le menuet, la contredanse haïtienne actuelle, des berceuses, des chansons folkloriques, l’affabulation de certains contes, et tout un trésor qui, malgré un air de parenté avec son correspondant français ne peut plus être revendiqué comme français. La musique haïtienne dans certaines de ses formes expressives les plus authentiquement haïtiennes, notre danse nationale, la méringue par exemple, a reçu une influence de la musique française des xviie et xviiie siècles. La religion vaudoue est le produit d’un syncrétisme culturel avec le catholicisme importé par les Français ; les saints catholiques s’étant, dans une certaine mesure, confondus surtout dans l’iconographie avec les Loas [98] vaudous, d’autres dieux mêmes sont considérés comme purement blancs (Le Damoiseau Blanc par exemple). On mesure donc dans quelle mesure l’empreinte a été importante.
Bien plus, si le Cap-Français, aujourd’hui le Cap-Haïtien, à l’époque, où y vivaient les fastueux et richissimes colons français était appelé le « Paris de Saint-Domingue », si par exemple on y représentait les pièces et les opéras créés à Paris, si on y donnait des concerts, cela n’a pas pu ne pas se transmettre à beaucoup d’Haïtiens. Les lettrés et les hommes de culture haïtiens ont non seulement gardé le goût de l’art et de la littérature française, mais ils en ont adopté les formes. Certes, en tant que créateurs « bourgeois » si l’on peut dire, ils ont, au début, copié mécaniquement ces formes, tout en y infusant souvent un contenu haïtien. De là est né ce courant littéraire et artistique de langue et d’expression française qui allait s’haïtianiser progressivement jusque dans ses formes, pour donner la littérature et l’art haïtien d’aujourd’hui. Nous ne saurions rejeter les belles choses qu’ont faites Madiou, Beaubrun Ardouin, Ignace Nau, Oswald Durand, Massillon Coicou, Pétion Jérome, et tant d’autres sans nier des valeurs qui ne s’expliquent pas sans le contexte d’Haïti, qui sont haïtiennes avant tout. La France a légué à nos classes dirigeantes la langue française, mais elle l’a aussi léguée à des créateurs haïtiens qui étaient dans une certaine mesure liés au peuple, amants de la culture haïtienne et de ses formes expressives populaires. Telle est l’origine de l’œuvre de ces grands témoins qui s’expriment dans des formes à la fois héritées de la France et d’Haïti.
Pour conclure, il serait juste d’ajouter que l’Espagne nous a donné plus que quelques mots de notre vocabulaire créole. Les troupes révoltées de Jean-François, de Biassou, de Toussaint-Louverture, n’ont pas su combattre au coude à coude avec les soldats espagnols pour la libération de leur territoire, Haïti n’a pas pu constituer un seul et même pays avec la partie espagnole pendant des décennies, sans que cela ait influencé la culture haïtienne. Jusqu’à présent, l’Espagne continue son action par personne interposée, par le truchement de Cuba et de la République dominicaine où des centaines de milliers de travailleurs haïtiens travaillent sédentairement ou saisonnièrement. Nous devons enfin dire que les soldats polonais et allemands des troupes de Napoléon qui sont passés du côté de l’Armée de l’Indépendance haïtienne et qui, par la suite, ont été adoptés comme de vrais et fidèles fils du peuple haïtien, nous ont également transmis quelque chose. Aujourd’hui encore, leurs descendants sont concentrés dans le Sud (à Fonds-des-Blancs par exemple) et dans le Nord-Ouest (Bombardopolis).
Tous ces apports d’une diversité incroyable se sont brassés pour ne former qu’un seul corps, et si l’élément africain a dominé tous les autres, la culture haïtienne n’en a pas moins une singulière originalité qui lui permet de beaucoup espérer de l’avenir.
- Les incidences particulières
dans la culture nationale haïtienne
Il est courant de dire dans certains milieux haïtiens qu’il y aurait pratiquement deux cultures qui cohabiteraient en Haïti. Les classes dirigeantes seraient de langue et de culture françaises et les populaires analphabètes dans leur écrasante [99] majorité, seraient vues, de culture haïtienne, c’est-à-dire fortement africanisées. Ces vues assimilationnistes, qui sont couramment exprimées chez nous par les perroquets de la culture qui veulent faire d’Haïti une « province culturelle de la France », sont naturellement fausses dans ce sens qu’elles ne s’arrêtent qu’à l’apparence extérieure des choses. Il est certain que dans n’importe quel pays, il y a une incidence différente de la culture nationale selon les classes sociales, c’est ce que certains appellent culture bourgeoise et culture prolétarienne, dans le cadre d’une même culture nationale. Toutes les classes dirigeantes du monde sont aujourd’hui atteintes de cette maladie qui s’appelle le cosmopolitisme. Il est certain que nos classes dirigeantes sont plus férues d’histoire et de littérature françaises que d’histoire et de littérature haïtiennes, il est certain qu’elles chantent toutes les chansonnettes à la mode, dansent toutes les maxixes, tous les « lambeth walk », qu’elles passent leurs vacances en Normandie, sur la Côte d’Azur, en Floride ou à New York et ne connaissent que peu la campagne et l’intérieur du pays. Il est exact de dire que jamais classes dirigeantes n’ont été plus insouciantes, plus méprisantes du passé, du présent et de l’avenir de leur pays, mais malgré tout, on ne peut pas dire qu’elles ne partagent pas la culture nationale haïtienne.
Nous disons, nous, que les classes dirigeantes haïtiennes sont de culture haïtienne bourgeoise, sous le vernis tout apparent de leur culture française et leur cosmopolitisme. Toutes les réactions intimes, politiques, artistiques, religieuses, sentimentales, sociales de ces gens correspondent à la structure particulière semi-féodale et précapitaliste d’Haïti. Ils aiment d’ailleurs et vibrent intensément à la musique nationale, dès leur plus jeune âge ils apprennent, ne serait-ce que de leurs domestiques, les contes, les légendes et la littérature orale d’Haïti, ils participent aux bandes du carnaval populaire, bien souvent ils sont aussi animistes et vaudouisants que le peuple, en un mot ils réagissent généralement comme les autres Haïtiens.
Ces théories verbeuses sur Haïti, « province culturelle de la France », devaient provoquer naturellement des réactions violentes. Des intellectuels, des écrivains et artistes haïtiens en face de cela ont réagi en prônant des théories diamétralement opposées. Souvent dans leur bon vouloir et dans leur grande piété envers la réalité haïtienne, ils ont exagéré et sont tombés dans un nationalisme culturel, dans un populisme qui n’a pas toujours été du meilleur aloi, mais en somme leur réaction a été bénéfique et continue de l’être. Décanté d’un certain « négrisme », d’un certain populisme, ce courant indigéniste dans l’art et la littérature est une chose dynamique et profitable à la culture haïtienne. Cependant, nous devons dire aussi que toutes les gloses et toutes les gorges chaudes en faveur d’une prétendue « négritude » sont dangereuses dans ce sens qu’elles cachent la réalité de l’autonomie culturelle du peuple haïtien et la nécessité d’une solidarité avec tous les hommes, avec les peuples d’origine nègre également. Cela va de soi.
Nous ne pensons pas que la culture haïtienne soit une succursale, une province de la culture française, elle est quelque chose de bien propre à notre sol et aux fils de ce sol. Les formes et les symboliques populaires doivent être la base sur laquelle nous devons bâtir notre production culturelle, compte tenu du devenir en Occident ou en Afrique, des formes qui sont depuis longtemps déjà des formes haïtiennes qu’Haïti a renouvelées. Le roman, la poésie, le théâtre, la musique, les formes des arts plastiques, ont pour le moins en Haïti un double héritage occidental et africain à la fois, c’est-à-dire sont des synthèses haïtiennes. Si des assimilationnistes ont jadis copié mécaniquement les modes et les formes occidentales et [100] françaises, ce n’est pas la faute de la culture française ; d’ailleurs, par l’utilisation renouvelée qu’en ont fait Marcelin, Hibbert, Lhérisson et Roumain sur le plan du roman, Oswald Durand, Louis Diaquoi, Isnard Vieux, Roussan Camille, Morisseau-Leroy, Emile Roumer, Jean Brierre et René Depestre en poésie, Justin Elie, Occide Jeanty et Ludovic Lamothe en musique et tant d’autres créateurs de toutes disciplines, nous sommes héritiers de tout un trésor que nous devons pousser plus avant pour qu’il reflète, sur le plan de la forme comme sur celui du contenu, le vrai visage de notre peuple, ses problèmes, ses espérances et ses luttes.
- La permanence des apports culturels
Si les classes dirigeantes d’Haïti, solidaires souvent d’un certain impérialisme raciste, veulent nier l’héritage culturel africain, il faut dire que la masse de notre peuple, intellectuels d’avant-garde en tête, revendique leur qualité de nègres et la permanence d’un héritage culturel africain. Sans équivoque, ils reconnaissent la parenté de leur culture avec celles de leurs cousins et de leurs frères d’origine africaine.
Il est certain que tous les peuples qui trouvent leurs origines en Afrique manifestent d’une permanence de traits culturels telle qu’il y aurait une mauvaise foi évidente à ne pas le reconnaître ; les masses de nègres transplantés en Amérique et qui sont devenues des nations ou des minorités nationales, et les Africains d’aujourd’hui participent à cette permanence. Un autre fait indiscutable, c’est que les œuvres issues de pays à origines nègres sont plus immédiatement senties, plus intimement pénétrées par les hommes d’origine nègre. Nombreux sont les rythmes musicaux haïtiens qui ressemblent parfois à s’y méprendre à certains rythmes africains ; le vaudou haïtien, la macumba brésilienne, la santeria cubaine ont des manifestations non seulement voisines, mais qui attirent irrésistiblement l’esprit vers certaines manifestations religieuses similaires propres à l’Afrique. Le conte populaire haïtien ou cubain, non seulement dans l’affabulation, mais aussi dans la manière de conter, est proche des contes africains. On pourrait multiplier les exemples.
Cette permanence de traits culturels (qu’elle soit africaine ou occidentale) est la moins stable et la moins durable quand le réel économique et historique interne de la nation considérée, la fait évoluer différemment des autres peuples de cultures apparentées. Les conditions géographiques, les échanges et les relations humaines constantes sont aussi importants pour une longue permanence des traits culturels hérités. Cette permanence de traits culturels s’affaiblit toujours à la longue dans une nation individualisée. Toutefois, ce cousinage culturel, ces éléments de culture, ne disparaîtront pas sans laisser de traces dans la culture nationale située loin de la région dont elle procède. En effet, les nations sont sujettes à d’autres influences culturelles, celles des autres nations vivant dans une même zone géographique qu’elles, zone où les relations et les échanges sont fréquents. D’ailleurs, bien souvent dans le monde d’aujourd’hui, les nations d’une même zone géographique ont une réalité économique et historique interne voisine sinon parallèle.
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- La confluence culturelle zonale
Quand on pense par exemple qu’autour du bassin des Caraïbes et du golfe du Mexique, véritable Méditerranée centraméricaine, les différentes nations qui y vivent ont connu dans le passé des conditions de peuplement et de migration semblables, que ces migrations durent encore, que le stade semi-féodal et précapitaliste leur est commun à tous, que la même dépendance économique et politique est leur lot, on ne peut pas s’étonner du fait qu’elles connaissent une confluence de leurs diverses cultures nationales. Certaines réactions de ces peuples devant le réel, leurs habitudes de vie sociale, leurs réactions sentimentales, offrent parfois une ressemblance frappante, souvent même leur art a des tendances analogues, non seulement dans le contenu, mais aussi dans une certaine mesure, dans la forme expressive. D’ailleurs, l’histoire des peuples latino-américains, la manière dont ils se sont aidés pour conquérir leur indépendance respective, l’aide de Dessalines et de Pétion au général mexicain Mina, à Miranda, à Bolivar, les volontaires haïtiens qui ont versé leur sang sur les terres latino-américaines, tout cela crée une fraternité qui favorise la confluence culturelle. Ceci nous amène à la conviction que nos efforts ne sauraient être dissociés, et il est certain que nous devons être attentifs à toutes les démarches culturelles de la République Dominicaine, de Cuba, de Porto-Rico, du Mexique, de Panama, du Venezuela, etc.
D’ailleurs, la confluence culturelle zonale n’est pas seulement propre à l’Amérique Centrale et Latine, toutes les nations d’Europe Occidentale semblent être entrées dans un processus d’interpénétration des diverses cultures nationales et dans toutes les grandes régions du globe, on constate le même phénomène, En Europe Occidentale, les écoles artistiques, la musique, la littérature, les modes vestimentaires, les coutumes, la technique, la science, et bien d’autres domaines s’influencent les uns les autres, même le vocabulaire des langues se charge de mots puisés dans les pays voisins. De même, en considérant les nations slaves d’Europe Centrale, l’Asie Mineure et l’Afrique du Nord, le Sud-Est asiatique, l’Asie du Nord, l’Afrique Noire on doit se demander en présence de cette confluence des cultures nationales par zone, si nous n’assistons pas dans le monde d’aujourd’hui à un début de constitution de cultures zonales qui, à un étage supérieur coifferaient les cultures nationales.
- « La Culture » « La Culture humaine »
On parle souvent également de « La Culture » ou de « Culture humaine ». En dépit de l’utilisation intéressée que l’on fait de ce terme pour justifier des visées qui n’ont rien à voir avec la culture, des visées impérialistes, des visées de rapines et prises de tutelle, nous croyons utile de conserver ce terme pour caractériser ce fait réel, la tendance à la constitution d’une communauté culturelle de tous les hommes. Certes il ne s’agit là que d’une donnée qui ne se distingue que vaguement jusqu’à présent, mais cette donnée se précise et se dégage sans cesse. « La Culture », la « Culture Humaine », est en fait le produit d’un tri, d’un choix critique de la conscience de tous les hommes de progrès dans tout ce qu’il y a de plus positif, de plus valable, de plus dynamique dans les diverses cultures nationales existantes. L’humanisme nouveau pour lequel luttent des centaines de millions [102] d’hommes dans le monde nous apparaît justement comme le noyau de cette culture de l’avenir propre à tous les hommes. La constitution de cette culture humaine n’ira pas sans batailles, il est bon, il est profitable que son noyau, l’humanisme nouveau actuel, soit sans cesse vérifié, discuté et remis en question dans ce qu’il a de provisoire. C’est dire que l’esprit de suffisance, l’esprit de chauvinisme par rapport aux problèmes de la culture est non seulement contraire au progrès, mais encore est battu en brèche chaque jour par la réalité qui fait s’amonceler devant nos yeux les premières données de cette culture de l’avenir propre à tous les hommes. Nous ne croyons pas nous autres Haïtiens que c’est de la suffisance de dire que pour notre part notre peuple y aura contribué et y contribue avec bien sûr les quelques œuvres de valeur qu’il a produites pour la joie et le bonheur des hommes, avec son art et son art de vivre, mais également avec l’humanisme de Toussaint-Louverture, celui de Jean-Jacques Dessalines comme celui de Jean-Jacques Acaau.
Nous ne voyons pas pourquoi, en fonction de tout ce qui précède, les fils de n’importe quel peuple, de n’importe quelle culture existant sur la terre auraient un complexe d’infériorité vis-à-vis de telle ou telle autre culture, à moins qu’on ne veuille dénier aux autres hommes les qualités et les possibilités qu’il s’attribue à lui-même.
Les derniers siècles, l’Occident s’est trouvé en tête du mouvement de l’humanité dans la production d’œuvres universelles de culture, nous le reconnaissons volontiers, mais que représentent quelques siècles par rapport aux longs millénaires de culture qu’il y a eu dans le passé et raison de plus par rapport à l’avenir qui nous attend tous. Le moment est venu de lever nos mains noires dans le débat à côté de toutes les mains fraternelles jaunes ou rouges. Des difficultés temporaires existent encore dans le monde d’aujourd’hui, bien des oppressions, bien des injustices contre lesquelles tous les hommes de cœur doivent lutter, mais dès maintenant il est possible de dire que nous nous orientons vers un concert harmonieux des cultures nationales. L’esprit souffle partout et nulle part, nulle zone du monde n’a le monopole sur la culture ; la réalité du monde actuel le démontre.
- La querelle historique du Réalisme et du Formalisme
C’est notre avis motivé qu’en règle générale pour les Haïtiens, comme pour nos frères nègres, puisqu’il est question d’eux aujourd’hui, l’art est foncièrement lié à la vie. Nous sommes rêveurs, oui, mais réalistes infiniment, même si des nuances d’opinion indiscutables, inévitables et naturelles même existent parmi nous. L’art pour nous est essentiellement lié à la vie pratique ; avant que les collectionneurs ne survinssent en Afrique, le plasticien était un décorateur d’objets utiles, rituels ou autres, le griot était le poète du peuple… De même les peuples centre et latino-américains dont les cultures semblent confluer actuellement ont presque toujours produit en général des œuvres liées au réel. Certes, au lendemain de leurs indépendances respectives, ces peuples ont presque tous connu des phases d’imitation, de la France surtout, mais rien de durable n’en est sorti. Tout ce qu’il a été fait de notable, de valable dans leur littérature a procédé du réalisme. L’art haïtien a été réaliste bien avant la « Revue Indigène ». C’est une furieuse bataille que les compagnons haïtiens du spirituel ont gagné depuis belle lurette sur les rares partisans de « l’art pur ».
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Nous sommes convaincus que la tendance qui consiste à se lancer dans les expériences intellectualistes et cosmopolites, dans des expériences qui n’ont aucun lien avec l’histoire de son pays, aucun contact avec la terre natale, aucune solidarité avec l’homme de notre temps et ses combats, cette tendance à « l’art pur », à la liberté sans frein en lieu et place d’un sens de la libération humaine, cette tendance à la gratuité, n’est que le fait d’une mince frange d’artistes liés à des classes sociales décadentes, l’expression de véritables pédérastes de la culture. Malheureusement quelques-uns de ces gens-là existent dans tous les pays. Il y a certes eu à travers l’histoire de la culture un mouvement pendulaire entre les deux pôles, Réalisme et Formalisme, suivant que les classes dirigeantes étaient dynamiques et décadentes, mais l’essentiel de la production de tous les grands artistes avait partie liée avec le réalisme, avec l’humanisme de leur temps et avec l’expression nationale en dépit des caprices de la « commande sociale », du marché culturel en un mot. Bien sûr, les sectateurs de la gratuité peuvent se trouver des ancêtres et des précurseurs, plus, des grands artistes ont pu subir des influences négatives, commettre des péchés véniels, accorder une trop grande importance au côté formel, mais ils n’ont été grands en définitive que parce que leur œuvre restait globalement réaliste, humaniste. En conclusion, on peut dire que si la tendance humaniste et réaliste a formé un courant puissant, un courant permanent qui traverse et éclaire toute l’histoire de l’art, la tendance formaliste n’a jamais constitué qu’une manifestation récessive. Cette école continue qui traverse l’histoire, celle d’un réalisme parfois naïf, parfois naturaliste, parfois mystique, parfois humaniste, souvent dynamique, national et social connaît un apogée à notre époque et se présente sous le visage d’un réalisme néo-humaniste, national, social sinon populaire. Bien sûr, cette école s’est cherchée et se cherche encore à travers les exagérations, les fautes et les faux-pas d’ailleurs nous revendiquons hautement pour elle le droit à l’erreur, c’est-à-dire le droit de rechercher la vérité dans l’effort et la lutte mais cette école existe de notre temps comme une chose vivante, indiscutable. En art comme en tout autre domaine nous continuons toujours nos ancêtres et nos héros, voilà pourquoi nous devons résolument rejeter les jeux de mots, de sons, de couleurs, de lignes ou de masses. Quelle que soit la conscience qu’un artiste véritable peut avoir de son temps, de la société et de l’humanisme, il se stérilise à jamais en tant que créateur de joie, de beauté et de courage dans la vie quotidienne et d’espérance dans les destinées des hommes s’il se laisse aller à la pure prestidigitation artistique, à la pédérastie esthétique.
Qu’on ne s’y trompe pas, le réalisme qui domine notre temps ne refuse pas que l’art soit matière à délectation, au contraire. Mais de même qu’un homme de sens ne saurait refuser de savourer de la bonne cuisine sous prétexte que manger est une pure nécessité biologique, de même qu’il existe de bonnes cuisines qui satisfont aux impératifs de la diététique, le réalisme social ne propose pas à quiconque de gober des « vers de terre artistiques ». Ce que veut ce réalisme c’est que l’art et la littérature n’oublient pas leur objet : produire une nourriture saine et vivifiante pour l’esprit et le cœur des hommes, une nourriture qui satisfasse en même temps au bon goût. L’art et la littérature ont leurs vices comme la sexualité, la gastronomie, le plaisir de boire et le droit au repos.
Le réalisme social a partie liée avec le romantisme révolutionnaire. En effet, si on entend par classicisme comme on l’a souvent fait un dogmatisme, un académisme prônant l’éternité des lois du beau et l’adoption nécessaire des vieux organons, niant que la beauté est une création continue, nous rejetons ce classicisme-là [104] au vieux grenier des idéologies rétrogrades. Nous ne rejetons pas pour autant le classicisme qui a créé les belles œuvres que nous connaissons, œuvres qui témoignent pour les hommes de leur temps, qui témoignent pour la grande aspiration à la dignité, au bonheur, à la justice et à la libération-aspiration qui est éternelle. Ce classicisme-là n’est au fond que synonyme de joie pour de nombreuses générations à venir. Le romantisme a été presque dans tous les pays, en dépit de maladies infantiles, un mouvement culturel, authentiquement révolutionnaire par rapport au classicisme figé dans ses conceptions du beau. Le romantisme est révolutionnaire, dans ce sens, qu’il comprend que rien n’est éternel, que les formes artistiques naissent, vivent, vieillissent et meurent, que l’on peut toujours dépasser les grandioses acquisitions du passé en actualisant l’homme dans son milieu social et dans la nature où il vit, en éclairant plus vivement le caractère contradictoire de la conscience humaine, en donnant une plus large place au lyrisme et au rêve. Cela ne signifie pas qu’on doive pour autant tomber dans un anarchisme de la forme, dans la négation pure et simple de ce que le passé a créé sur le plan des formes. Qu’est-ce que la forme sinon le véhicule qui permet de faire cheminer le contenu, de le communiquer ? En d’autres termes, les seules règles auxquelles doivent obéir les formes c’est de correspondre au contenu, d’être belles, plaisantes, digestes, enchanteresses. Comme le goût et la sensibilité formelle d’un peuple ne sont pas valables pour un autre, les formes doivent dans une culture nationale correspondre avant tout aux tendances, au caractère du peuple en question.
Les formes, avant tout, doivent être susceptibles de faire vibrer le peuple auquel l’œuvre d’art est destinée. Les formes convenues du passé d’un peuple ne sont pas pour autant nécessairement le seul vêtement qui aille à la réalité. Il y a justement dans toutes les cultures nationales un trésor de formes populaires originales qui ne sont encore que fort peu utilisées par les artistes professionnels ; il est clair que ceux-ci peuvent adapter, selon leur personnalité propre, ces formes, en tenant compte bien entendu des traditions du passé ou même créer des formes entièrement neuves qui respectent l’esprit national. C’est une glorieuse mission pour les créateurs partisans d’un réalisme social vivant et d’une esthétique populaire que de puiser dans ce trésor qu’enrichissent continuellement les peuples et qui est dédaigné par des artistes moins clairvoyants.
L’optique haïtienne
des organons traditionnels
À la lumière de notre réalité nationale, nous ne pensons pas en Haïti que les genres et les modes artistiques qui ont fleuri en Occident et dont se servent nos créateurs et qui sont d’ailleurs précieux pour la culture de partout, soient achevés ni parfaits. Le peuple haïtien, ainsi que d’autres peuples d’origine nègre, par exemple a une vision bien personnelle de la réalité sensible, du mouvement du rythme et de la vie. Pour un Haïtien l’harmonie musicale n’est pas la seule harmonie occidentale, l’accord parfait n’est pas celui de Bach, sa conception du glissando, du vibrato, de la syncope musicale est originale, sa technique du chant se moque des règles du chant à l’italienne ; on pourrait dire la même chose pour tous les modes et genres artistiques. Nous nous pensons capables, dans le cadre de nos [105] traditions nationales, sous une forme qui est à nous, de renouveler ces formes et ces modes créés par l’Occident. Nous avons certes trop le sens du national pour vouloir imposer aux autres ce qui nous est propre, mais il y a une certaine optique occidentale de la beauté pour juger ce qui nous est propre qui nous est souvent intolérable et qui laisse un relent d’impérialisme culturel. Tous les hommes sont beaux et toutes les cultures sont capables de renouveler la beauté aux yeux de tous les hommes. Il semble que le poids des lois traditionnelles des genres pèse encore lourdement sur l’esprit occidentalisé. À peine quelques homme conçoivent-ils la possibilité d’une évolution progressive des organons, évolution insensible toutefois qui pourrait à la longue amener une transformation décisive des canons. Tout en nous se dresse contre un tel réformisme artistique, quoique notre fougue ne signifie nullement que nous rejetions par principe l’apport dynamique du passé, quelle qu’en soit l’origine. Il est impossible que tous les moyens du passé soient à la hauteur des messages des temps présents ; il faut résolument rajeunir les anciens organons, en découvrir et en redécouvrir, sinon en inventer selon l’optique de notre peuple, bien entendu. Comment se pourrait-il que les hommes du vingtième siècle ne se rendent pas compte que les genres sont à peine entrés dans leur adolescence ? Toutes les œuvres maîtresses du passé dont l’harmonie nous envoûte ne seront rien à côté de ce qui doit naître. À notre avis des beautés nouvelles ne peuvent être créées qu’à condition de dire non aux anciens organons dont nous sommes les héritiers de l’esprit ; en effet ces anciens organons avaient eu également à hériter des plus anciens, qui eux aussi, en leur temps avaient nié les précédents, le mouvement est continu.
Il nous semble en effet que l’art haïtien comme l’art des autres peuples d’origine nègre se différencie beaucoup de l’art occidental qui nous a enrichis. Ordre, beauté, logique et sensibilité contrôlée, nous avons reçu tout cela, mais nous entendons le dépasser. L’art haïtien présente en effet le réel avec son cortège d’étrange, de fantastique, de rêve de demi-jour, de mystère et de merveilleux ; la beauté des formes n’y est pas en quelque domaine que ce soit, une donnée convenue, une fin première, mais l’art haïtien y atteint par tous les biais, même celui de ladite laideur. L’Occident de filiation gréco-latine tend trop souvent à l’intellection, à l’idéalisation, à la création de canons parfaits, à l’unité logique des éléments de sensibilité, à une harmonie préétablie, notre art à nous tend à la plus exacte représentation sensuelle de la réalité, à l’intuition créatrice, au caractère, à la puissance expressive. Cet art ne recule pas devant la difformité, le choquant, le contraste violent, devant l’antithèse en tant que moyen d’émotion et d’investigation esthétique et résultat étonnant, il aboutit à un nouvel équilibre, plus contrasté, une composition aussi harmonieuse dans son contradictoire, à une grâce toute intérieure née du singulier et de l’antithétique.
L’art haïtien comme l’art de ses cousins d’Afrique est profondément réaliste ce nous semble quoiqu’il soit indissolublement lié au mythe, au symbole, au stylisé, à l’héraldique, au hiératique même. Le dépouillement, la recherche du trait caractéristique sonore, plastique ou verbal, s’accompagnent fort bien de l’accumulation et de la richesse : chaque élément est dépouillé jusqu’à l’essence, mais ces éléments peuvent ensemble former une formidable accumulation. Cet art démontre la fausseté des thèses de ceux qui rejettent le merveilleux sous prétexte de volonté réaliste, en prétendant que le merveilleux serait seulement l’expression des sociétés primitives. La réalité est que ces œuvres sèchement et prétendument réalistes manquent leur objet et ne touchent pas certains peuples. Foin de ce réalisme analyste et [106] raisonneur qui ne touche pas les masses ! Vive un réalisme vivant, lié à la magie de l’univers, un réalisme qui ébranle non seulement l’esprit, mais aussi le cœur et tout l’arbre des nerfs !
L’art haïtien semble rechercher le type, mais la manière dont il traite ses types est actuelle, dans le sens latin du terme, actualis : qui agit, tellement actuelle que tous les sujets particularisés peuvent s’y retrouver. Cet art est celui des moments caractéristiques de la vie, mais il résume l’ensemble du réel. L’imagination y règne en maîtresse et y refait le monde à sa guise, cependant on y trouverait pas un seul élément gratuit, un seul détail qui n’ait sa réalité pratique sous-jacente, immédiatement intelligible pour la masse d’hommes pour lesquels il existe Même l’arabesque, la symétrie, l’héraldique, le totémique, loin d’être abstrait ont un lien direct avec la vie de tous les jours. Le résultat en est unique : violence, entrelacs de rythmes, naïveté, exubérance, âpreté du ton, agressivité des lignes, végétation de spirales, pathétique du vibrato, joie sauvage du verbe, lyrisme douloureux de la mélodie, exaltation et volupté des couleurs, dissonances et syncopes, sens du mouvement, faste et sobriété du dessin, ornementation enchevêtrée et claire à la fois, démesure et goût de la composition éléments zoomorphiques dissymétriquement assemblés, affrontés, pour aboutir à une fleur, à un sentiment humain, à un frisson réel, images concrètes, drues impudiques même, retours lancinants, percussions monocordes et au milieu de tout cela jaillit l’homme, œuvrant pour son destin et son bonheur.
Cet art de foisonnement défie toutes les règles et les recèle toutes ; c’est tout le contradictoire, tout le vibrant de la vie qui y passe. Pour le juger, un seul critère est acceptable : éclaire-t-il l’homme et son destin, ses problèmes de chaque instant, ses combats optimistes et ses affranchissements ? Le miracle est que, contrairement aux constructions intellectualistes d’un certain Occident décadent, ses recherches surréalistes à froid, ses jeux analystes, l’art haïtien, comme celui des peuples d’origine nègre, amène toujours à l’homme, à la lutte à l’espoir et non pas à la gratuité et à la tour d’ivoire. C’est dans ce sens que le plus grand nombre d’entre nous a parfaitement compris ce que voulait dire notre cher Aimé Césaire quand il disait : « … Le sang est un vaudoun puissant !… » Le sang. d’accord, mais tout le sang ; en d’autres termes nous ne serons jamais les sectateurs d’un particularisme étroit qui cloisonnerait le monde en races et catégories antagonistes.
- Vers une intégration du Merveilleux :
le Réalisme Merveilleux
L’art et la littérature de plusieurs peuples d’origine nègre comme celui de plusieurs pays des Antilles, d’Amérique Centrale et Latine ont de nombreuses fois donné l’exemple de la possibilité d’une intégration dynamique du Merveilleux dans le réalisme. Il ne nous semble pas juste de penser que les prestiges, l’originalité et le singulier attrait des formes esthétiques propres aux pays d’origine nègre soient inexplicables ni qu’ils tiennent du hasard, de l’attrait de la nouveauté ou d’une affaire de mode. Certes tous les peuples quels qu’ils soient sont doués de sensibilité comme de raison, cependant rappelons-nous l’aphorisme selon lequel « les peuples qui n’ont plus de légendes sont condamnés à périr de froid », et constatons objectivement le fait que la vie moderne avec ses dures cadences de [107] production, avec la concentration de grandes masses d’hommes en armées industrielles prises dans la frénésie du taylorisme, avec ses loisirs insuffisants, avec son contexte de vie machinisée, entrave, ralentit la production des légendes et d’un folklore vivant. Par contre, les populations sous-développées du monde ayant vécu encore récemment en pleine nature ont été obligées pendant des siècles d’aiguiser particulièrement leurs yeux, leur ouïe, leur toucher. Les peuples où la vie industrielle est plus développée se sont, eux, dans une moindre mesure, servis de leurs sens pendant les derniers siècles, la civilisation matérielle leur épargnant bien des efforts ; cela a été la rançon du machinisme industriel dont tout le monde constate certains effets regrettables. Les populations sous-développées du monde, elles, connaissent un mélange de civilisation mécanique et de vie « naturelle » si l’on peut dire, et il est indiscutable qu’elles ont une sensibilité d’une vivacité particulière. Les problèmes qu’ils confrontent, le bas standard de vie, le chômage, la misère, la faim, les maladies sont également des problèmes qu’il importe de liquider et nous ne l’oublions pas.
Cette sensibilité d’une vivacité particulière donnent à ces peuples des possibilités artistiques qui doivent être utilisées. De là à concevoir que l’Haïtien, par exemple, ne cherche pas à saisir l’ensemble de la réalité sensible, mais ce qui le frappe, ce qui le menace, ce qui percute et ébranle particulièrement son émotion dans la nature, il n’y a qu’un pas. D’un autre côté, la réalité n’étant pas intelligible dans tous ses aspects aux membres des collectivités sous-développées, il transpose naturellement ses notions de relativité et de merveilleux dans sa vision de la réalité quotidienne. Un oiseau à vol rapide est avant tout une paire d’ailes, une femme qui allaite frappe par ses seins globuleux et lourds, un fauve est avant tout un bruit de pas et un rugissement, le corps s’ébranle naturellement à la musique, sans suivre un schéma préétabli, contrairement à d’autres hommes qui exercent continuellement une contrainte sur leur corps en fonction des usages sociaux des sociétés raffinées. Pour témoigner de la sensibilité particulière et parfois paradoxale de l’Haïtien par exemple, nous citerons le fait que le possédé de notre religion vaudoue arrive parfois à prendre un fer rouge dans ses mains sans se brûler et le lèche : il grimpe allègrement aux arbres même s’il est vieillard, il arrive à danser pendant plusieurs jours et nuits d’affilée, il mâche et avale du verre… Loin de toute conception mystique du monde, à la lumière de nombreux faits d’observation, bien des valeurs devront être revisées par la science. Peut-on, en effet, dépouiller un être humain de tous ses antécédents, de tous les réflexes inconditionnels nés de réflexes conditionnels héréditairement transmis ? L’être humain ne peut être le fils de personne, on ne peut nier le passé et l’histoire, l’Haïtien et à travers lui sa culture, est légataire d’un héritage de réactions de comportements et d’habitus antérieurs à ces cent cinquante ans d’indépendance : il est encore dans une large mesure héritier d’éléments de culture venus de la lointaine Afrique. L’Haïtien a une démarche, un air de famille autant intérieur qu’extérieur, qui le fait ressembler sur beaucoup de plans à ses autres frères d’origine nègre du monde. Voilà d’ailleurs pourquoi nous sommes ici à ce Congrès.
C’est parce qu’ils se rendent enfin compte que leur peuple exprime toute sa conscience de la réalité en utilisant le Merveilleux que les écrivains et artistes haïtiens ont eu conscience du problème formel de son utilisation. Sous les personnages imaginaires du romancero du Bouqui et de Malice, c’est une peinture fidèle des conditions de la vie rurale que le conteur haïtien exécute, ce sont les beautés, les laideurs et les luttes, le drame des écraseurs et des écrasés qu’il met en scène. [108] Dans ses chansons de travail, car chez nous le travail ne se conçoit pas sans musique ou sans chants auxquels participent tous les travailleurs, dans ses chansons de travail les dieux vaudous de l’Haïtien ne sont qu’une aspiration à la terre sur laquelle il travaille, une aspiration à l’eau qui nourrit les récoltes, une aspiration au pain abondant, une aspiration à se débarrasser des maladies qui l’affligent, une aspiration à un mieux-être dans tous les domaines. Les chansons et les danses religieuses même sont des symboles transparents où l’on implore des dieux la résolution de problème précis ; il y a d’ailleurs des dieux paysans, des dieux militaires, des dieux politiciens, des dieux puissants et des dieux exploités, des dieux aux amours malheureux, des dieux infirmes, des dieux unijambistes, des dieux aveugles, et des dieux muets, des dieux rapaces et des dieux simples, gentils, serviables, poètes et rieurs. Notre peuple met aussi quand il est marin, l’ampleur de l’horizon, le moutonnement des vagues, le drame de la mer, sous la forme d’Agouet Arroyo le Loa de l’océan, il chante la Sirène Diamant, « la Reine Soleil » comme il dit parfois mais rien de plus actuel, rien de plus véridique, rien de plus vivant que toutes ces entités-là. Comment serions-nous inconscients au point de refuser d’utiliser tout cela au service d’une prise de conscience, et de luttes précises et actualisées ? C’est ce qui faisait écrire au poète et dramaturge Morisseau-Leroy dans un article récent :
Nous vivons une renaissance de la chanson haïtienne. Voilà que fleurissent encore des formes d’expressions aussi riches qu’originales comme au temps où les couplets dithyrambiques ou satiriques, lyriques ou bucoliques s’envolaient des lèvres d’un peuple dont l’humeur et l’humour ont su résister à toutes les misères… D’un bout à l’autre de la république, les neveux, les oncles, les nièces et les tantes chantent ou fredonnent en cadence… Et si Agoué T’Arroyo ne protège pas assez cette rude classe de travailleurs contre les naufrages, les institutions sociales officielles de la République n’ont guère fait mieux dans ce sens. C’est donc gratuitement que dans leurs chansons ils invoquent les dieux et les chefs… je peux surtout souligner que si la réalité dans son aspect local comme dans son aspect universel échappe à ceux qu’un certain humanisme a trop dépaysé, les bardes populaires, les « composes » restent à mon sens les seuls maîtres de la poésie haïtienne, les seuls capables de nous faire chanter et danser ensemble dans une conviction inavouée et commune que le peuple est sain et sauf.
Qu’est-ce donc que le Merveilleux sinon l’imagerie dans laquelle un peuple enveloppe son expérience, reflète sa conception du monde et de la vie, sa foi, son espérance, sa confiance en l’homme, en une grande justice, et l’explication qu’il trouve aux forces antagonistes du progrès ? Le Merveilleux implique certes la naïveté, l’empirisme sinon le mysticisme, mais la preuve a été faite qu’on peut y envelopper autre chose. Quand le grand peintre qu’est Wilson Bigaud a peint le tableau intitulé « Le Paradis Terrestre » il a utilisé tout un Merveilleux, mais n’est-ce pas la manière dont le peuple haïtien conçoit un temps de bonheur que le peintre a exprimé ? Regardez tous ces fruits qui s’accumulent en grappes sur la toile, ces masses touffues et colorées, tous ces animaux splendides tranquilles et fraternels, fauves inclus, n’est-ce pas le rêve cosmique d’abondance et de fraternité de ce peuple qui souffre toujours de la faim et du dénuement ? Quand dans sa pièce « Rara », Morisseau-Leroy montre un homme qui meurt pour son droit à un jour de fête, dans la grisaille des jours de labeur, des paralytiques qui se lèvent et dansent, des muets qui se mettent à chanter quand, après la mort du héros, le peuple raconte qu’ils parcourent la région, dansent sans cesse, quand on voit ces revenants, personne ne s’y trompe, personne n’y donne une signification mystique [109] et chacun y voit l’incitation à la lutte pour le bonheur. Naturellement il faut toujours faire mieux, et les combattants d’avant-garde de la culture haïtienne se rendent compte de la nécessité de transcender résolument ce qu’il y d’irrationnel, de mystique et d’animiste dans leur patrimoine national. Mais ils ne croient pas qu’il y ait là un problème insoluble. Ils jetteront le vêtement animiste qui cache le noyau réaliste, dynamique de leur culture, noyau chargé de bon sens, de vie et d’humanisme, ils remettront sur ses pieds ce qui marche trop souvent sur la tête, mais ils ne renieront jamais cette tradition culturelle qui est une grande et belle chose, la seule qu’ils possèdent en propre. De même qu’il n’est question pour aucun peuple de renier l’art religieux ni les œuvres influencées par une conception mystique de la vie, les hommes de culture haïtienne sauront dans une voie dynamique, positive et scientifique, une voie de réalisme social, comprendre toute la protestation humaine contre les dures réalités de la vie, toute l’émotion, le long cri de lutte, de détresse et d’espoir que contiennent les œuvres et les formes que leur a transmises le passé.
Le réalisme social conscient des impératifs de l’histoire prône un art humain par le contenu mais résolument national par sa forme. Cela veut dire que les pseudo « mondialistes » de la culture, vrais cosmopolites, vrais apatrides, n’ont rien à voir avec l’homme de notre temps, rien à voir avec le progrès, donc rien à voir avec la culture. Si toutes les races humaines, toutes les nations sont égales et sœurs, elles n’en ont pas moins leurs propres traditions, leur propre tempérament et des formes plus susceptibles de les toucher. Si l’Art n’était pas national dans sa forme, comment les citoyens d’un pays feraient-ils pour y reconnaître les parfums et les climats qu’ils aiment, pour revivre vraiment les œuvres de beauté qui leur sont offertes et y trouver leur part de rêve et de courage ? Le résultat serait que le peuple considéré ne pourrait que difficilement participer au mouvement de l’humanité en marche vers sa libération puisque cet art et cette littérature, données essentielles à la prise de conscience comme à la délectation esthétique, n’auraient aucune prise sur sa sensibilité.
Les artistes haïtiens ont utilisé le Merveilleux dans un sens dynamique avant de se rendre compte qu’ils faisaient du Réalisme Merveilleux. Peu à peu nous, nous sommes devenus conscients du fait. Faire du réalisme correspond pour les artistes haïtiens à parler la même langue que leur peuple. Le Réalisme Merveilleux des Haïtiens est donc partie intégrante du Réalisme Social, sous sa forme haïtienne il obéit aux mêmes préoccupations. Le trésor de contes, de légendes, toute la symbolique musicale chorégraphique, plastique, toutes les formes de l’art populaire haïtien pour aider la nation à résoudre les problèmes et à accomplir les tâches qui sont devant elle. Les genres et les organons occidentaux légués à nous doivent être résolument transformés dans un sens national et tout dans l’œuvre d’art doit ébranler cette sensibilité particulière des Haïtiens, fils de trois races et de combien de cultures.
Pour se résumer le Réalisme Merveilleux se propose :
- 1º de chanter les beautés de la patrie haïtienne, ses grandeurs comme ses misères, avec le sens des perspectives grandioses que lui donnent les luttes de son peuple, la solidarité avec tous les hommes ; atteindre ainsi à l’humain, à l’universel et à la vérité profonde de la vie ;
- 2º de rejeter l’art sans contenu réel et social ;
- 3º de rechercher les vocables expressifs propres à son peuple, ceux qui correspondent à son psychisme, tout en utilisant sous une forme renouvelée, élargie les [110] moules universels, en accord bien entendu avec la personnalité de chaque créateur ;
- 4º d’avoir une claire conscience des problèmes précis, concrets actuels et des drames réels que confrontent les masses, dans le but de toucher, de cultiver plus profondément et d’entraîner le peuple dans ses luttes.
En fonction des disciplines particulières bien des aspects devront être appréciés mais seule une discussion approfondie nous permettra de serrer de plus près la vérité. Ce n’est pas une tâche facile que de progresser dans la voie de ce réalisme-là, bien des tâtonnements, bien des erreurs nous attendent, mais nous saurons même tirer parti de nos échecs pour arriver le plus vite possible à ce qui se profile déjà devant nos yeux. Le travail décidera de tout le reste.
- Problèmes contemporains de la culture haïtienne
Nous avons dit qu’Haïti confronte un sérieux problème à cause de son bilinguisme. Ce bilinguisme ne serait pas un problème s’il n’y avait cette donnée qui bouleverse tout ; un pourcentage d’analphabètes qui dépasse 85 %. Si la littérature haïtienne n’a pas beaucoup plus produit, cela tient à l’analphabétisme qui limite le littéraire, ce qui n’encourage guère les écrivains haïtiens qui vivent difficilement de leur art et, à quelques exceptions près, pas du tout. Les écrivains haïtiens sont de ce fait obligés de regarder vers la fonction publique et non seulement ils ne peuvent que consacrer peu de temps à leur art, mais leur liberté d’expression s’en trouve singulièrement rétrécie dans le cadre d’un pays où la fonction publique est historiquement une affaire de « partisanerie ». Le problème le plus grave c’est qu’il n’y a pas de communication possible entre le peuple haïtien et ceux de ses fils qui sont des créateurs valables, qui honorent et illustrent sa culture. Notre position est claire sur ce point, le combat pour la grandeur de la littérature haïtienne est inséparable de la lutte pour une véritable désanalphabétisation massive et organisée par l’État. Un écrivain qui ne comprendrait pas cette tâche historique de liquider l’analphabétisme en Haïti, un écrivain qui ne comprendrait pas la nécessaire pratique de participer à une grande et puissante organisation de combat pour entraîner le peuple et le gouvernement à consacrer une partie importante de nos ressources à une telle œuvre non seulement oublierait ses devoirs de patriote mais encore oublierait sa mission d’écrivain et de clerc.
Nous considérons qu’il y a deux langues qui peuvent rendre compte littérairement de la réalité vivante d’Haïti, le créole et le français. Pour nous le créole est au stade où était le français par rapport au latin au cours du Moyen Âge. Le français était alors la langue du peuple, le latin celle des lettrés et des savants. À cette époque on ne pouvait que difficilement prévoir quelle langue sortirait victorieuse dans l’avenir, le parler populaire ou la langue latine ; les conditions objectives de la France ont fait que c’est le français qui a évolué, qui s’est enrichi, c’est le latin qui s’est abâtardi, est devenu le latin de cuisine, a dépéri puis a disparu (en Italie également). Aujourd’hui, quoique le créole soit la langue de l’écrasante masse de la population, nous ne voulons pas faire de prophéties sur l’avenir, car les conditions de vie moderne ne sont pas celles du Moyen Âge, cependant nous devons avoir une attitude pratique en attendant que le français et le créole liquident leur querelle historique en Haïti. Nous pensons en effet que c’est un devoir d’enseigner [111] au peuple haïtien à lire dans sa langue maternelle créole et que nous ne devons pas continuer à commettre la sottise qui a ruiné pendant cent cinquante ans les efforts d’instruction publique, à savoir s’entêter à apprendre à lire aux illettrés dans une langue pour eux étrangère malgré le cousinage. Certes nous sommes partisans qu’on enseigne à tous les degrés le français à la façon d’une langue privilégiée, mais le créole doit être la base tout au moins à l’école primaire et rurale. Ainsi nous éviterons l’aventure de voir ceux qui ont été soi-disant désanalphabétisés par le français redevenir rapidement des analphabètes fonctionnels, ce qui se produit couramment. Nous pensons également qu’il faut dans l’enseignement faire une place privilégiée après le français à l’espagnol, compte tenu du contexte latino-américain qui est nôtre, comme du fait que des centaines de milliers d’Haïtiens parlent cette langue.
Sur le plan de la littérature nous pensons qu’il faut concurremment utiliser les deux langues, français et créole, et non pas une langue mitoyenne, française dans sa forme grammaticale et créole dans son allure grâce à une utilisation du vieux français qui a fini son temps. Ce n’est pas une langue mitoyenne qui triomphera en Haïti, c’est soit le français, soit le créole, et encore, dans l’avenir lointain, cette langue victorieuse sera fonction de nos rapports avec les autres États antillais et latino-américains proches. Nous ne considérons pas comme des Don Quichotte les écrivains haïtiens qui commencent à publier des œuvres en créole, la question est inséparable de la désanalphabétisation, et il faut dès maintenant des textes en créole pour mener à bien cette désanalphabétisation. Nous devons également penser à la traduction des œuvres les écrivains haïtiens valables et à celle de tous les classiques de la littérature haïtienne en créole. Quant au mouvement du théâtre en langue créole, qui se développe depuis quelques années, il est d’un immense intérêt pour faire pénétrer la culture dans toutes les couches de la population.
Sur le plan des arts plastiques, nous sommes heureux de l’immense intérêt que soulève dans le monde la peinture haïtienne presqu’à l’égal de la peinture mexicaine. Nous sommes heureux qu’à tous les concours de peinture organisés en Amérique centrale la peinture haïtienne se trouve aux toutes premières places sinon qu’elle emporte les palmes, mais nous rendons dès à présent compte d’un danger qui guette les arts plastiques haïtiens. Ce qui est advenu à notre sculpture si prometteuse il y a quelques années, guette notre peinture. En effet le marché haïtien des arts plastiques est dans une grande mesure un marché étranger, un marché nord-américain, et de même qu’une quantité de nos sculpteurs se sont laissés corrompre par le goût du pittoresque et du sauvage d’un certain tourisme nord-américain, et produisent des œuvres qui n’ont plus rien d’haïtien, on constate les débuts de cette maladie chez nos peintres. Il est important que des voix se lèvent contre une telle commercialisation, mais il faut aussi envisager les moyens de lutte propres à élargir le marché national des arts plastiques. En même temps, il nous faut présenter nos œuvres à l’Europe comme aux autres régions du monde qui manifestent de l’intérêt pour les continuateurs d’Hector Hippolyte, la brillante pléiade parmi laquelle Wilson Bigaud, Dieudonné Cédor, Louverture Poisson et Philorné Obin sont les meilleurs. Qu’un esprit profondément national et réaliste nous serve toujours de boussole, cette boussole qui nous a valu et nous vaut toujours de grands succès.
La menace qui plane sur nos arts plastiques si elle est valable pour notre chant et notre danse folklorique, toujours en fonction de ce tourisme nord-américain chaque jour plus envahissant n’est pas importante sur le plan de notre musique. Si [112] nous constatons le reflux de la musique cubaine et de la musique dominicaine sur la nôtre, ce n’est le plus souvent qu’un retour de ce que nous avons nous-mêmes exporté, aussi il ne faut pas s’inquiéter outre mesure de ces influences car l’héritage culturel des créateurs cubains et dominicains n’est pas fondamentalement différent du nôtre. Ce qui ne veut pas dire que nous ne devions pas avoir le souci d’exprimer fidèlement notre réalité nationale en musique. Ce qui nous préoccupe au premier chef c’est la désaffection que connaît chez nous la musique de chambre et la musique symphonique. Il n’y a pas beaucoup d’endroits dans le monde où le métier de compositeur soit rentable. Il faut toutefois étudier le problème dans tous ses aspects afin qu’il y ait chez nous de nombreux continuateurs de Justin Elie, Jeanty et de Ludovic Lamothe.
Conclusions
Maintenant voilà le moment venu de nous tourner vers nos frères d’origine nègre pour leur dire que nous avons besoin d’eux pour accomplir nos tâches. Que de tâches en effet ne nous attendent pas dans nos pays respectifs ! La collaboration et l’aide mutuelle sont indispensables ; nous envisageons tous que ce premier Congrès soit suivi de nombreux autres, afin de confronter sans cesse dans un esprit d’amitié et de fraternité, ce que nous accomplissons. Mais qu’il nous soit permis d’émettre un vœu ! Il faudrait qu’une organisation permanente nous aide à mener à bien notre collaboration, il faudrait que dans chaque pays intéressé tout au moins, il y ait un Comité national des intellectuels d’origine nègre et qu’un efficace Comité international de liaison des intellectuels d’origine nègre coordonne les manifestations de solidarité et de collaboration des divers Comités nationaux dans l’intervalle de nos Congrès. Peut-être faudrait-il même que dans chacune de nos villes importantes il y ait des comités locaux chargés de populariser et d’appliquer les décisions. Cependant seules les Commissions de travail de ce Congrès pourront considérer le détail de cette proposition, aussi, au nom des intellectuels, écrivains et artistes haïtiens, je salue fraternellement tous nos frères et nos sœurs de divers pays, accourus pour œuvrer ensemble dans un esprit résolu de fraternité et de solidarité.
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