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Préface
J’apporte des vérités
Le poème de Sir Robert Vansittart : « 1904-1940 » Contributions à l’histoire de la capitulation de Bordeaux.
Pourquoi, comment, ai-je écrit ce livre ?
Le 21 juin dernier j’arrivais à Londres, venant de Bordeaux que j’avais quitté le 17, après la démission du Cabinet Reynaud et la constitution du Cabinet Pétain. Ces deux événements signifiaient l’un et l’autre que le nouveau gouvernement français, parjure à la signature apposée le 28 mars par M. Paul Reynaud au nom de la France au bas d’une solennelle déclaration, allait engager avec l’ennemi commun des négociations séparées d’armistice et de paix.
Je venais à Londres, muni d’un passeport régulier, quoi qu’en aient dit les menteurs de Bordeaux, devenus les menteurs de Vichy, et avant que fût décrété le délit de voyage ; j’y venais, je l’ai proclamé et je le proclame encore, afin d’y poursuivre, dans toute la mesure d’une vaillance qui n’a plus peur de rien, le combat contre l’Allemagne, le combat pour la libération de mon pays, le combat pour la sauvegarde de l’Empire britannique allié de la France.
Pourquoi ne reconnaîtrais-je point que j’eus le cœur broyé lorsque je m’infligeai le devoir de l’exil ? Pourquoi n’avouerais-je point que des sanglots me déchirèrent lorsque je lus dans un hall d’hôtel les conditions infamantes de l’armistice ? J’osais à peine regarder en face les Anglais, amis anciens ou nouveaux, lorsqu’ils me demandaient, avec une infinie délicatesse pourtant :
« Comment cet événement a-t-il pu arriver ? »
Tant pis pour qui ne comprendra pas cela !
Un jour, en parcourant les journaux, avec la peur d’y découvrir un nouveau sujet de honte pour moi, je tombais en arrêt sur une signature « Robert Vansittart » au bas d’un [x] poème intitulé « 1904-1940 ». Je connaissais Sir Robert Vansittart, je savais qu’il était l’homme de Grande-Bretagne le plus représentatif de l’alliance anglo-française. Je lus avidement les vingt lignes poignantes où son cœur blessé laissait couler son affliction et son amertume.
Je les relus plusieurs fois. En les relisant aujourd’hui elles ne me produisent pas une émotion moindre, tant il est vrai que les grandes pensées et les profonds sentiments sont la condition des chefs-d’œuvre.
En voici le texte, qui restera dans les anthologies futures comme un des plus beaux cris de douleur arrachés à l’âme d’un poète.
*
« 1904 1940
- Was I not faithful to you from the first ?
- When have I ever failed you since my youth ?
- I loved without illusion, knew the worst,
- But felt the best was nearer to the truth.
- You were indulgent, too, and open-eyed
- To the shortcomings I was frank to own,
- So we were mingled, destined side by side
- To face a world we could not face alone.
- Did you keep faith with me ? When all was well,
- Yes ; but I clave to you when all was not.
- And, when temptation touched your citadel,
- Your weakness won again, and you forgot
- Forgot yourself, and freedom, and your friends,
- Even interest ; and now our vaunted glow
- Becomes a blush, as the long story ends
- In sorry séparation at Bordeaux.
- You hate me now ; you will not hate me less
- If I go on unshaken by your fall,
- If for your sake, devoid of bitterness,
- I face the world without you after all.
- Robert Vansittart
-
- Ne vous ai-je pas été toujours fidèle ?
- Vous ai-je manqué depuis ma jeunesse ?
- Mon amour n’était pas aveugle, mais en vous sur le pire
- Je savais qu’en vérité le meilleur l’emportait.
-
- [xi]
- De même vous étiez indulgent à mes faiblesses,
- Que vous pouviez voir, ne vous les cachant pas,
- Nous étions confondus côte à côte, destinés,
- Ne pouvant le faire seuls, à défier le monde.
-
- M’avez-vous gardé foi ? Certes, dans le bonheur !
- Mais si dans le malheur à vos côtés j’étais,
- Vous, quand le danger assaillit votre citadelle,
- De nouveau défaillant, vous avez tout oublié,
-
- Et vous-même, et la liberté, et vos amis,
- Et votre intérêt, et de notre fière passion
- La longue histoire prend honteusement fin
- À Bordeaux, dans une affreuse rupture.
-
- Vous me haïssez maintenant, vous ne me haïrez pas moins
- Si je reste debout malgré votre abandon.
- Et vous aimant encore, exempt, moi, d’amertume
- Si je tiens, après tout, tête au monde, sans vous !
*
Personne ne s’étonnera, surtout si l’on se place à la date où le poème fut publié, de mon émoi. J’en fus tellement secoué que je tins à y répondre publiquement ; ce ne fut pas pour me plaindre de ses reproches douloureux, mais pour y faire écho : je comprenais trop les droits à l’amertume que pouvaient revendiquer trente-six années d’une amitié, jamais altérée…
Comment ne les aurais-je pas compris, moi qui pouvais lui emprunter le premier vers de son poème et lui dire :
« Was I not faithful to you from the first ? »
Il aurait eu d’autant plus sujet d’être implacable, et il ne l’était point, que personne plus et mieux que lui n’avait été près de ses compatriotes le défenseur, le porte-drapeau et le symbole de l’Alliance de nos deux peuples ; il avait donc mille et mille fois raison quand il nous faisait honte, dans quatre vers terribles, de laisser sa nation seule pour faire face au monde… et qu’il nous lançait ce beau défi : « If for your sake… etc. »
C’est en méditant sur ce défi et sur les interrogations accablantes que la honte de Bordeaux lui a inspirées que j’ai pris la résolution d’écrire ce que je sais, ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu, ce que j’ai compris de ce qui a conduit la France là.
[xii]
En même temps que je le lui apprends, s’il me lit, je l’en remercie.
Qu’on me fasse la faveur de ne pas croire que j’ai voulu écrire l’histoire de la guerre, ni même d’une partie de la guerre, pas même de la seule capitulation. L’histoire impartiale de la guerre jusqu’au moment où la France a cessé d’y participer exigera, avec le recul du temps, la confrontation des dépêches diplomatiques, des pièces militaires et des témoignages ; elle ne pourra être faite que par des hommes détachés des passions partisanes et animés d’un véritable esprit d’équité, ce qui d’avance frappe de suspicion l’enquête de Riom. Tout au plus celle-ci pourra-t-elle recueillir des documents, sujets d’ailleurs à révision. Je ne formule pas cette réserve parce que je puis être impliqué dans le procès. Il est des personnalités, elles aussi poursuivies, en compagnie desquelles je serai très fier d’être. Mais les hommes de Vichy qui ont décidé l’instruction et le procès ne sont pas libres. Ils dépendent des gouvernements ennemis qui ont un intérêt primordial à accuser et à condamner tous les Français ayant fait preuve d’une volonté patriotique, hostile à leurs desseins. De plus, ils ont un crime sur la conscience et, dans l’espoir de le faire oublier ou pardonner, ils cherchent à charger d’autres qu’eux-mêmes du poids des responsabilités de la guerre. Ils font œuvre de soumission aux vainqueurs, de politique personnelle et, contre d’autres Français, de vengeance basse, mais non de justice ni de vérité.
La vérité, je ne l’apporte pas. Je ne la possède pas. Quelqu’un la possédera-t-il avant longtemps ? J’apporte des vérités, c’est-à-dire la contribution d’un témoignage direct sur beaucoup de points essentiels et d’un témoignage indirect, mais alimenté à des sources pures et sûres, sur un certain nombre d’hommes et de faits. En tous temps, depuis plus d’un tiers de siècle, j’ai été mêlé à la vie politique de mon pays, j’ai été honoré de la confiance de quelques hommes d’État et de personnalités importantes de la vie politique et administrative française, sans que je fusse obligé de partager toutes leurs vues ; ils parlaient devant moi sans détours et quelques secrets quelquefois s’échappaient de leurs lèvres parce qu’ils savaient que je n’avais pas de peine à distinguer, à travers leurs confidences, [xiii] ce dont je pouvais faire un usage utile au pays, et ce qu’il fallait garder scellé dans ma mémoire.
Cette contribution est en même temps une déposition, dans la mesure où elle est sévère, indulgente, ou élogieuse à l’égard des personnages, grands ou petits, que je suis obligé de situer dans le cours des événements auxquels ils ont été mêlés.
Je n’ai pas eu pour intention de rechercher, comme on le fait à Riom, les responsables de la guerre. Pour moi, cette recherche est déjà, en elle-même, une injustice et une sottise criminelles. Le responsable de la guerre n’est pas en France, il est à Berlin, il se nomme Hitler, il s’appelle aussi l’Allemagne, ce qui est tout un. La part de responsabilité indirecte qui revient à des Français parce que leurs faiblesses, leurs imprévoyances, leur politique, ont donné licence à l’audace du Grand Responsable, elle apparaîtra par la force des choses dans mon œuvre comme apparaîtront également quelques indices des responsabilités de la défaite, puis de la débâcle, mais je n’aurais pas entrepris spécialement la tâche de les établir.
En revanche j’ai eu, j’ai, je l’avoue, et mieux encore le revendique, la volonté de fournir tous les renseignements parvenus jusqu’à moi et pouvant fixer la responsabilité des auteurs de la capitulation de Bordeaux. Une défaite peut n’être qu’un accident, une débâcle peut n’être qu’un malheur ; la capitulation de Bordeaux, le reniement de la signature de la France, l’affaissement devant le vainqueur, l’abandon de l’Empire, ne sont ni des accidents ni des malheurs, ils sont du déshonneur, un déshonneur qui m’oppresse et qui ne cessera de m’opprimer l’esprit et le cœur, comme ceux de tant de Français, que lorsque la France aura effacé cette tache de son drapeau.
Tout de suite, je tiens à le déclarer, j’écarte un nom : celui du maréchal Pétain, circonvenu, trompé, abusé. Il fut plus une victime, qu’il faut plaindre, qu’un coupable.
Je manquerais à ma conscience si je n’ajoutais qu’après avoir été dupé et aveuglé jusqu’à rendre à Hitler, avec M. Laval, une visite que ses thuriféraires célébrèrent comme une date historique, il s’éveilla du cauchemar et chassa M. Laval. Depuis lors il a opposé une résistance obstinée aux tentatives hitlériennes d’entraîner la France dans la guerre à la Grande-Bretagne, [xiv] par le concours de la flotte française et des ports français méditerranéens. Puisse-t-il y persister !
Quant aux autres, je me consulte : suis-je animé à leur encontre de haine, de vengeance, ou simplement d’antipathie et de partialité ? Non ! Il en est sur la fermeté de qui j’ai fait fond jusqu’à la minute où je l’ai vue chanceler. Il en est contre qui mes informations et mes inductions paraîtront des réquisitoires : je n’avais rien dans l’esprit contre eux, ne les connaissant qu’à peine. Il en est, enfin, qui n’ont pris d’importance que par leur complicité. Je n’ai à confesser que l’humiliation qui m’obsède depuis les jours sinistres de Tours et de Bordeaux, particulièrement depuis cette nuit du 16 juin où la démission de M. Paul Reynaud et l’avènement du nouveau ministère Pétain ont consommé la déchéance, momentanée, de ma Patrie…
En livrant au peuple britannique ces pages ardentes et sincères, je lui dis :
Elles sont à vous ! Ne les refusez pas, même si mon témoignage et mes jugements vous apportent sur tels ou tels hommes, sur tels ou tels points, des désillusions ou des surprises. Elles viennent d’un homme qui ne pourra jamais séparer dans son amour votre nation et la sienne.
Élie J. Bois.
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