[9]
Six mois rouges en Russie.
Récit d'un témoin direct en Russie avant et pendant la dictature prolétarienne (1917-1918).
Préface du traducteur (*)
En septembre 1917, Louise Bryant et son mari John Reed arrivent à Petrograd après un voyage difficile et aventureux pour couvrir la révolution en tant que journalistes, mais avant tout portés par leurs idéaux socialistes. Ils vont la vivre de l’intérieur en allant à la rencontre de celles et ceux qui en sont les acteurs connus ou anonymes, et même de ceux qui s’acharnent à l’écraser. Cette révolution bat son plein depuis six mois. Ils sont jeunes, comme d’ailleurs la plupart des militants russes qui vont jouer un rôle décisif dans les mois à venir. Elle a 31 ans, il a en à peine 30. John Reed deviendra ensuite mondialement célèbre grâce à son livre remarquablement évocateur et éclairant, Dix jours qui ébranlèrent le monde. Après une première publication en mars 1919 aux États-Unis ce livre de référence sera traduit en de nombreuses langues et régulièrement réédité jusqu’à aujourd’hui.
Pour sa part, Louise Bryant a publié une série d’articles dans la presse américaine sur le même sujet, avant que John Reed ne soit en mesure de rédiger son propre livre. Ces articles, écrits avec sa sensibilité propre et ses qualités d’observatrice hors pair, furent regroupés en un recueil publié en octobre 1918. C’est ce livre, Six Red Months in Russia, dont nous proposons ici la première traduction en français. Nous préciserons plus loin en quoi il ne fait aucunement doublon ou pâle figure à côté de celui de John Reed.
Jusqu’à nos jours, Louise Bryant n’a pas totalement sombré dans l’oubli grâce au film de Warren Beatty, Reds, [10] tourné en 1981. Le réalisateur jouait le rôle de John Reed et l’actrice Diane Keaton incarnait de façon convaincante celui de Louise Bryant au cours de la période allant de leur rencontre en 1915 à Portland jusqu’au décès de son mari à Moscou, en 1920. Cette seule occurrence cinématographique ne permettait pas de l’extraire du statut dépréciatif de jolie et sympathique girlfriend de John Reed.
Or, toute sa vie témoigne qu’elle n’a jamais voulu vivre dans l’ombre d’un homme, mais mener pleinement sa vie de femme libre dans tous les domaines, assumant ses choix, même périlleux, et écrivant ses propres articles, récits ou poèmes, sans que personne ne lui tienne la main. Au demeurant, John Reed était en plein accord sur ce point avec elle, comme sur bien d’autres. Tous deux ont eu une vie amoureuse passionnée et tumultueuse, mais il était entendu qu’ils devaient avoir chacun leurs propres activités, tout en s’aidant mutuellement en permanence.
Louise Bryant a vécu sa jeunesse sur la côte ouest des États-Unis. Sa mère Louisa Frick et son père Hugh Moran, un journaliste d’origine irlandaise divorcèrent alors qu’elle n’avait que 4 ans. Elle fut élevée par son beau-père, Shéridan Bryant, un serre-frein devenu conducteur de train. D’autres membres de sa famille étaient cheminots. De santé fragile mais pleine de vitalité, elle apprend à monter à cheval dans la région désertique du Nevada, où les parents de sa mère l’accueillent pendant trois ou quatre ans. Lorsque Louise a 12 ans, sa mère souhaite la récupérer pour lui donner une « bonne éducation ». Elle suit de brillantes études, mais il était trop tard pour en faire une lady conformiste. [11]
En accédant à l’université de l’Oregon, son horizon intellectuel et ses relations sociales s’élargissent. Un professeur d’anglais lui fait découvrir Ibsen, Bernard Shaw, Tolstoï, Jack London et Zola. L’administration avait eu la ferme intention de le renvoyer, mais elle dut y renoncer en raison de la vigoureuse mobilisation de Louise Bryant et de ses camarades.
Elle épouse un dentiste de Portland en 1909, Paul Trullinger, un collectionneur d’art d’esprit bohème. Ils vivent un temps sur une péniche et fréquentent de nombreux amis. Louise dessine et rédige des chroniques pour un journal local, le Spectator. Le couple aura l’occasion d’accueillir divers activistes, dont les anarchistes Emma Goldman et Alexandre Berkman. En 1912, par l’intermédiaire de Sara Bard Field, poète féministe et activiste, elle envoie des poèmes et des récits à Berkman qui anime le journal Blast à San Francisco. Mais surtout, elle s’investit avec ses amies dans la lutte pour obtenir le droit de vote pour les femmes. Leur lutte sera victorieuse dans l’Oregon. Le combat pour l’égalité entre les hommes et les femmes sera un fil rouge toute sa vie durant.
C’est à Portland qu’elle rencontre John Reed pour la première fois en 1915. Avant même de faire sa connaissance, elle était une lectrice assidue et enthousiaste de ses articles dans The Masses, un journal socialiste à la fois politique et culturel. Reed était déjà un reporter célèbre, proche des syndicalistes révolutionnaires de Industrial Workers of the World (IWW). Il avait rendu compte pour cette organisation de la grève des vingt-cinq mille travailleurs de la soie à Paterson, près de New York. La grève fut sévèrement réprimée. L’implication de Reed du côté [12] des grévistes lui avait valu plusieurs jours de prison. En suivant l’armée de Pancho Villa, il avait écrit pour le Metropolitan Magazine une chronique de la révolution mexicaine. Ses articles furent publiés dans un livre, Le Mexique insurgé (*). Farouchement antimilitariste et hostile à la guerre qui éclate en Europe en août 1914, il ira sur place comme envoyé spécial du Metropolitan sur le front ouest, puis dans les pays des Balkans et en Russie. Ses articles feront également l’objet d’un livre extraordinaire publié en 1916 The War in Eastern Europe (**).
John Reed, issu d’une riche famille de Portland et ancien étudiant de Harvard, est donc devenu au travers de ces expériences un écrivain radical, admiré pour son talent et son courage. Les autorités et le patronat le considèrent comme un élément dangereux à surveiller de près. En tombant amoureux l’un de l’autre, Louise et John ne s’engagent pas dans une voie tranquille ni dans une brève aventure. Ils partagent les mêmes idées et la même volonté de contribuer au changement social par leurs écrits.
En 1916, Louise quitte son mari pour rejoindre John à New York. Ils vivent à Greenwich Village où les loyers ne sont pas chers à l’époque. Dans ce quartier, ils fréquentent les figures importantes du radicalisme de gauche ou révolutionnaire et de l’avant-garde artistique. Gardons à l’esprit que l’un et l’autre ne sépareront jamais l’art de la révolution. Ils plongent ensemble dans le courant de la vie en poètes qui ne respectent aucune convention ou règle aliénante. [13]
John Reed introduit Louise Bryant dans le cercle de The Masses dirigé par Max Eastman. Elle n’est pas d’emblée accueillie à bras ouverts. Cette fille de l’Ouest qui débarque à New York en ayant gagné le cœur de celui que tout le monde aime et admire suscite des réactions de jalousie dont l’une de ses amies, Dorothy Day, s’est fait l’écho : « Elle n’avait pas le droit d’avoir un cerveau et d’être jolie (*) » Même dans les milieux aux idées avancées, il était suspect pour une femme de cumuler ces deux qualités. La militante anarchiste Emma Goldman, qui l’a bien connue, estimera devoir, dans son autobiographie publiée en 1931, mettre en doute l’intelligence de Louise Bryant en évoquant « son manque de profondeur » et le manque de sérieux de ses convictions sociales (**).
Parallèlement à leurs activités de journalistes, John Reed et Louise Bryant participent aux expériences de renouvellement du théâtre à Cape Cod avec le dramaturge Eugene O’Neill et un groupe d’amis. Ils décident de se marier en 916 alors qu’ils ne prisent guère l’institution du mariage. Mais John Reed doit subir l’ablation d’un rein à Baltimore et il tient à ce que Louise soit son héritière s’il devait lui arriver malheur. Dès son rétablissement, ils envisagent de partir ensemble en Chine pour couvrir la révolution dirigée par Sun Yar-sen à Canton. Ce projet doit être annulé en raison d’un événement majeur : l’entrée en guerre des États-Unis le 6 avril 1917 aux côtés de la France et de la Grande-Bretagne. [14]
À son tour, Louise Bryant est envoyée en France comme correspondante de guerre pendant quelques semaines qu’elle passera surtout à Paris. Elle est la seule femme à atteindre le front en juillet 1916. Mais la presse aux États-Unis est de plus en plus contrôlée et aux ordres de l’État fédéral. Ses articles ne seront pas publiés.
Faute de pouvoir aller en Chine, le couple s’apprête à partir pour la Russie dès que parviennent des nouvelles de la révolution qui a non seulement renversé le régime tsariste en mars 1917, mais qui continue à battre son plein avec la floraison des soviets et le poids grandissant des révolutionnaires les plus déterminés. Mais ils doivent surmonter bien des obstacles pour réussir à partir. John doit d’abord se faire réformer pour raison de santé. D’autre part, aucun journal important, n’a l’intention de l’accréditer à cause de son hostilité à la guerre et à l’engagement militaire des États-Unis, mais aussi de ses sympathies pour les « maximalistes » russes.
En cherchant à obtenir leurs visas, ils se font confisquer leurs passeports. John est désespéré. Le lendemain matin, Louise réussi à les récupérer en amadouant le même fonctionnaire. Ils n’ont pas assez d’argent pour payer leur voyage. Eastman collecte les fonds nécessaires auprès de riches mécènes de The Masses. John n’est accrédité que par ce journal et le quotidien socialiste New York Call. Comme les positions de Louise sont moins connues, elle obtient les accréditations les plus importantes, notamment de la part du Metropolitan et de Seven Arts. Le Bell Syndicate (*) [15] compte sur elle pour avoir « le point de vue d’une femme sur la révolution ».
Ils embarquent pour la Russie en août sur un petit bateau danois. En tant que correspondants, ils écrivent des articles et des notes jour après jour pour raconter la révolution telle qu’ils la vivent à Petrograd, à Moscou et dans quelques autres endroits où s’affrontent les gardes rouges et les contre-révolutionnaires.
Ils ont souvent ensemble au cœur de l’action, que ce soit à l’Institut Smolny, pendant la prise du palais d’Hiver ou lors de la convocation de l’Assemblée constituante en janvier 1918. Mais ils mènent chacun leurs propres enquêtes et interviews, d’où une richesse d’informations et d’aperçus impressionnante. La langue n’est pas un réel obstacle. Ils parlent français et allemand, et bon nombre de leurs interlocuteurs russes maîtrisent l’anglais, le français ou l’allemand. Ils peuvent aussi compter sur l’aide précieuse d’amis américains parlant russe.
Du fait de leur engagement antérieur auprès des travailleurs combattifs et des activistes radicaux aux États-Unis, ils n’ont aucune difficulté à entrer en contact et à sympathiser avec les ouvriers, marins et soldats russes. Une véritable maturation s’opère en eux au contact de cette population russe partant « à l’assaut du ciel » à la suite des communards et pour qui ils nourrissent une profonde affection. La révolution russe, qui laisse entrevoir la possibilité d’un monde nouveau, devient une part d’eux-mêmes.
Plusieurs épisodes dramatiques ou comiques racontés par John Reed dans Dix jours qui ébranlèrent le monde, avec parfois quelques petites variantes qui ne manquent pas d’intérêt. [16] L’opinion de Reed dans son livre est un peu différente de celle de sa compagne. Il s’appuie sur une vaste documentation qu’il a finalement réussi à récupérer quelques mois après son retour à New York, ce qui, bien involontairement, lui a permis d’avoir plus de recul sans pour autant que son récit perde son souffle épique. Sa connaissance des positions politiques des différents partis et leaders est plus approfondie que celle de compagne. Tout cela donne à son livre la force et l’authenticité d’un ouvrage historique d’une grande lucidité sur un événement hors normes.
Six mois rouges en Russie de Louise Bryant se présente différemment. Dans la mesure où il s’agit d’un recueil de trente et un articles thématiques écrits à chaud, auxquels elle a ajouté une brève introduction, cet ouvrage ne peut pas avoir la même cohérence chronologique que le récit d’une seule coulée des Dix Jours qui ébranlèrent le monde, quand s’ajoutent en annexe de nombreux documents qui l’éclairent.
En quoi consiste la spécificité du texte de Louise Bryant ? L’auteure s’exprime à la première personne en livrant aux lecteurs ce qu’elle a devant les yeux, les situations, les comportements, les déclarations des personnages en vue comme les réflexions significatives des gens qu’elle croise dans diverses circonstances et lieux stratégiques. Elle nous livre ses propres impressions, ses dégoûts et ses attachements à certaines personnes qu’elle admire. Elle a le talent de ces grands documentaristes qui saisissent les détails précis de la vie quotidienne, ce que mangent les gens, les vêtements qu’ils portent, le mauvais temps qu’ils bravent, leurs attitudes étonnantes, [17] leurs ressentis, leurs aspirations, leurs hésitations et leurs prises de conscience. On trouvera dans ce livre des portraits vivants, souvent plein d’humour, de personnalités connues ou oubliées, y compris par la plupart des historiens de la révolution d’Octobre.
Posons simplement quelques questions d’importance, auxquelles ce livre répond avec précision et de façon évocatrice, pour mieux mettre en évidence son originalité. Quel a été le parcours de Catherine Breshkovski et Marie Spiridonova jusqu’en octobre 1917 ? Quel rôle a joué Alexandra Kollontaï juste après le renversement du gouvernement Kerenski ? Comment fonctionnait un tribunal révolutionnaire ? Quel rôle décisif ont joué les marins de Cronstadt dans les premiers mois de la révolution d’Octobre ? Que sont devenues les femmes soldats censées défendre le palais d’Hiver ? Comment les enfants ont-ils réagi dans cette période extrêmement difficile ? Pourquoi l’église orthodoxe s’est-elle effondrée aussi rapidement ? Comment réagissaient les prisonniers allemands dans cette Russie révolutionnaire ? Nous pouvons présumer que même les lecteurs qui ont lu tout ce qui existe en français sur la révolution russe ne sont pas en mesure de répondre à ces questions que nous aurions pu multiplier à l’envi.
Comme John Reed, Louise Bryant a usé de son statut de correspondante pour faire des incursions chez les ennemis de la révolution, les politiciens bourgeois qui mentent effrontément et qui sabotent l’économie, les riches qui spéculent sur des denrées vitales et qui complotent avec les officiels allemands. Elle nous fait ressentir concrètement l’infamie [18] du comportement des classes dirigeantes, une donnée fondamentale si l’on veut comprendre à la fois les aspirations des masses et le succès que les bolcheviks ont remporté auprès d’elles, alors qu’ils étaient encore très peu influents six mois plus tôt. Ce qui la pousse à soutenir les bolcheviks, sans suivisme béat, c’est que, au moins dans cette première période de la révolution soviétique, ils ne mentent pas aux gens, ils tiennent leurs promesses sur des questions vitales comme la terre et la paix sans annexions ni indemnités, et ils permettent effectivement aux femmes de jouer pleinement un rôle dans la transformation de la société.
Ses articles ne sont pas destinés à une presse militante gagnée à la cause de la révolution. Sans jamais se cacher derrière une objectivité factice, elle prévient dès le début : « Je ne suis pas en train d’écrire en tant que socialiste, mais comme une profane s’adressant à d’autres profanes. » C’est donc à toute une entreprise d’argumentation pédagogique qu’elle se livre pour susciter, sinon l’enthousiasme qui est le sien, du moins la sympathie de ses lecteurs pour ces soldats, ouvriers et paysans russes, qui tentent de briser leurs chaînes et font vivre une nouvelle forme de démocratie au travers de leurs soviets. Elle doit raconter, documenter et expliquer la révolution à un public qui a priori la voit d’un mauvais œil du fait qu’une propagande antibolchevique menée rondement par la presse et les autorités américaines.
Avec insistance, elle argumente en jouant sur les cordes qu’elle espère sensibles, celles des intérêts bien compris du peuple américain, de ses aspirations démocratiques qui peuvent s’accorder avec celles du peuple russe, lequel a choisi la démocratie des soviets et se reconnaît dans [19] les dirigeants bolcheviques. Elle s’efforce de faire comprendre que les bolcheviks sont des adversaires du régime autocratique allemand et que faire le jeu de leurs adversaires, qui renforcerait ce régime, se retournerait contre les États-Unis et prolongerait la guerre d’autant. Son livre offre ainsi un aperçu des tensions qui agitent l’opinion publique américaine et même les milieux dirigeants pendant la révolution russe.
Après son retour aux États-Unis le 18 février 1918, elle est immédiatement sollicitée pour exposer ce qu’elle a observé en Russie. John Reed n’a pas encore pu revenir. C’est donc seule et dans un climat anticommuniste de plus en plus lourd qu’elle s’engage dans la bataille pour dire sa vérité sur la révolution russe et ses implications positives pour les travailleurs et les femmes en Amérique. Le 15 mars, elle s’exprime devant trois cents personnes à Greenwich Village. Le Département d’État commence à surveiller étroitement ses activités. Ses articles paraissent au printemps et au début de l’été avec un certain succès, notamment dans le Phidelphia Ledger. Elle réussit en avril à trouver un éditeur important, G. H. Doran.
Son livre sort le 19 octobre. L’accueil des commentateurs est en général très élogieux. Même les journalistes hostiles à sa position en faveur des bolcheviks se contentent de relever le caractère « hâtif » de ses analyses, mais reconnaissent son talent d’observatrice fidèle. Tout le monde rend hommage au fait qu’elle a risqué sa vie à plusieurs reprises pour être au cœur des événements, pour comprendre le point de vue des gens simples comme celui des leaders. Le romancier Upton Sinclair, l’auteur [20] de La Jungle, engagea à cette occasion une longue correspondance avec elle. Cette reconnaissance était gratifiante, car seul un étroit cercle d’amis l’avait prise au sérieux jusqu’alors. Quelques esprits chagrins déplorèrent qu’elle se montre en vêtements russes achetés d’ailleurs à Petrograd pour une somme modique. C’était aussi sa façon d’afficher ses convictions. John Reed était aux anges du succès de Louise et s’était retiré à l’écart dans un petit logement tenu secret pour rédiger au plus vite Dix jours qui ébranlèrent le monde.
Janvier et février 1919 sont marqués par une grande tournée à travers les « États-Unis où Louise s’exprimera devant des auditoires enthousiastes comptant souvent plusieurs milliers de personnes. La presse se déchaîne contre les bolcheviks. Devant quelques milliers de personnes à Washington, elle s’étonne par exemple qu’on ait accusé la fille de Trotski alors âgée de 6 ans d’avoir recueilli des sommes d’argent importantes aux États-Unis. Elle souligne avec humour : « Elle est très précoce, mais je suis sûre qu’elle n’a pas été capable de faire cela (*). » Elle ne néglige pas pour autant le combat pour le droit de vote des femmes en manifestant devant la Maison Blanche. La police intervient brutalement. Elle fait partie des quarante femmes arrêtées et condamnées à cinq jours se prison. Elle entame une grève de la faim avec ses camarades. Elles sont libérées au bout de trois jours.
Exaspérée par les mensonges grossiers contre la Russie, elle décide d’être entendue par la commission Overman du Sénat pour rétablir la vérité. Ces messieurs la traitent évidemment avec agressivité et condescendance. Elle les remet à leur place (Je ne suis pas une lady, mais un être humain ») et ressort écœurée par cette expérience où elle leur a cependant tenu tête avec fermeté.
C’est dans un contexte d’hypocrisie contre « la menace bolchevique » qu’elle va poursuivre son cycle de conférences non seulement sur la Russie mais aussi contre l’intervention américaine aux côtés des armées blanches en Sibérie. Elle tient cinq discours à Seattle où venait de se produire une grève générale des dockers conduite par un comité de grève. Cette tournée épuisante se prolonge sur toute la côte ouest, puis à Detroit, pour finir en mai 1919. Afin de détourner l’interdiction du drapeau rouge, elle se plaît à la fin de ses interventions à agiter son manteau noir bordé de rouge pour le plus grand plaisir du public. Entretemps le livre de John Reed a paru et connaît également un grand succès : cinq mille exemplaires sont vendus au cours des cinq premiers mois.
John Reed aspire à retourner en Russie comme représentant du Communist Labor Party of America, issu d’une scission du Parti socialiste, pour le faire reconnaître par le Comité exécutif de l’Internationale communiste. Compte tenu de l’état de santé de son compagnon, elle tente de le dissuader, de même qu’elle regrette son implication excessive dans les querelles de fractions avec l’American Communist Party, organisation rivale dirigée par Louis C. Fraina (*). Elle [22] aurait préféré qu’il poursuive son travail d’écriture sur la révolution russe. Mais John Reed fait passer d’abord son engagement et ses obligations à l’égard de son parti et de l’Internationale. En septembre 1919, il repart clandestinement pour la Russie en se faisant embaucher comme soutier.
Louise Bryant reste à New York et assume ses propres responsabilités. En novembre, une première vague de raids policiers est organisée par le juge Palmer et son bras droit Edgar Hoover (le futur dirigeant du FBI). Des centaines de militants et sympathisants radicaux, pour la plupart d’origine étrangère, sont arrêtés et détenus pendant près de deux mois. Deux cent cinquante-neuf sont expulsés vers la Finlande, dont Emma Goldman et Alexandre Berkman, qui gagneront ensuite la Russie à la fin de 1919, dans un pays ravagé par la faim et par la guerre civile. Le visage de la révolution leur apparaîtra rapidement beaucoup moins avenant qu’il ne l’était quand Reed et Bryant étaient arrivés deux ans et quelques mois plus tôt.
Louise reprend son activité de journaliste dans Voice of Labour où écrivait John. Elle couvre le procès de Jim Larkin, un anarchiste d’origine irlandaise. Plusieurs articles sont axés sur la dénonciation du blocus alimentaire de la Russie qui provoque une terrifiante famine faisant quatre millions de victimes en 1919 et cinq millions en 1920. Elle apprend que John est retenu prisonnier en Finlande, passée sous le contrôle des contre-révolutionnaires. La nouvelle de sa mort lui parvient mais d’avèrera fausse. Reed est relâché après de sévères conditions d’incarcération ébranlant sa santé. À peine arrivé en Russie, il s’engage dans de multiples activités et rédige des carnets sur différents aspects de la [23] situation politique et sociale de la Russie. Il met beaucoup d’énergie dans d’âpres difficiles discussions sur le mouvement syndical américain lors du IIe congrès de l’Internationale communiste.
Lorsque Louise parvient à le rejoindre à Moscou en s’était fait passer pour la femme d’un homme d’affaires suédois, elle retrouve un homme malade et amer. Zinoviev a exercé des pressions pour qu’il assiste à la conférence de Bakou. Il a découvert des manifestations de corruption et de démagogie qui le laissaient passablement désabusé. Il est atteint du Typhus et va mourir aux côtés de Louise le 17 octobre 1920 à l’âge de 33 ans. Au cours de ces jours tragiques et pendant les longues funérailles de John Reed, Louise sera chaleureusement et efficacement soutenue par Emma Goldman et Alexandre Berkman.
Il lui est difficile de se relever d’une telle épreuve. Dans un sursaut de vitalité étonnant, elle décide d’aller visiter les pays orientaux qui ont commencé à nouer des liens avec la Russie bolchevique, de repartir sur les pas de John Reed en quelque sorte et de rester fidèle au sens de son combat. Elle demande à Lénine son avis et une lettre de recommandation pour lui permettre d’entreprendre ce périple. Il est étonné et réjoui que quelqu’un veuille s’aventurer dans ces régions-là au péril de sa vie, mais il lui dit qu’elle aura « l’expérience la plus remarquable de sa vie : cela vaut la peine d’en courir le risque (*) ». [24]
Son deuxième séjour en Russie et son voyage notamment à travers la Turquie, l’Afghanistan, l’émirat de Boukhara et le Turkestan vont lui offrir la matière de nouveaux articles que le groupe de presse Hearts lui a commandés. Leur recueil donnera lieu à un nouveau livre, Mirrors of Moscow, publié en 1923 (ouvrage non traduit en français). Il est avant tout centré sur une série de portraits de dirigeants bolcheviques, souvent élogieux mais sans complaisance. Louise Bryant ne commencera à critiquer publiquement le régime soviétique qu’en 1926, sans renier son enthousiasme pour la révolution qu’elle avait vu mûrir, exploser et se déployer sous ses yeux.
En 1923, à la surprise de ses amis, elle se remarie avec William Bullitt Jr, un jeune diplomate brillant et très riche. Cet admirateur sincère de John Reed avait mené une mission officielle après des bolcheviks pour établir des relations de paix équitables entre les États-Unis et la Russie. Ses efforts furent torpillés en haut lieu et il fut choqué par les termes désastreux du traité de Versailles. Ce sont donc deux êtres désillusionnés par la politique qui vont s’étourdir en menant la vie de grands bourgeois en Europe et surtout à Paris. En 1924, Louise donne naissance à une fille, Anne. Mais son union avec Bullitt tourne bientôt au désastre.
En 1926, Louise découvre qu’elle est atteinte d’un mal incurable, la maladie de Derecum (Adiposa dolorosa). Elle devient alcoolique. Le couple divorce en 1930 et Bullitt obtient de la justice la garde de leur fille, que Louise ne pourra jamais revoir. Cet homme ambitieux, ambassadeur en France et qui sera le premier ambassadeur américain [25] en URSS en 1933 n’a pas supporté de découvrir que Louise était tombée amoureuse d’une sculptrice anglaise, Gwen Le Gallienne. Louise fréquentait le milieu des intellectuelles et artistes lesbiennes de la rive gauche à Paris, notamment Sylvia Beach. C’était pousser trop loin le non-conformisme, aussi bien pour les milieux bourgeois que pour bien des militants révolutionnaires ou radicaux.
Du reste, en dépit des apparences, Louise Bryant est restée fidèle à ses convictions intimes jusqu’au bout. C’est ainsi qu’elle conseillera, encouragera et aidera matériellement un jeune écrivain noir américain homosexuel, Claude McKay, à écrire et à faire éditer sa première œuvre majeure, Home to Harlem (*). Ce titre publié en 1928 fut le premier best-seller écrit par un Afro-Américain. McKay est une des figures importantes du mouvement Culturel noir proche des radicaux et des communistes dans les années 1920 et 1930, connu sous le nom de la « Harlem renaissance (**) ».
La maladie de Louise ne lui permit pas de mener à bien la rédaction d’une biographie de John Reed. Mais elle se consacra à la préservation de tous les écrits et documents le concernant. Finalement, les responsables de l’université de Harvard qui lui avaient emprunté ce fonds d’archives le gardèrent définitivement, en prenant soin de supprimer le nom de Louise Bryant pour lui substituer celui de John Reed. Louise décéda à Sèvres d’une hémorragie cérébrale le 6 janvier 1936, à l’âge de 50 ans. [26]
Le fait qu’elle ait été l’objet de calomnies et de médisances après sa mort, comme le relèvent ses deux principales biographes américains, Virginia Gardner et Mary V. Dearborn, et qu’elle soit ensuite tombée dans l’oubli, a une signification politique intéressante. On peut esquisser des hypothèses plausibles. Elle n’avait jamais adhéré à aucune organisation politique, de sorte qu’aucun groupe ne pouvait avoir à cœur de préserver sa mémoire. Elle était trop féministe et supposée frivole pour ne pas être dérangeante aux yeux de bien des militants « sérieux », communistes ou anarchistes. Elle était trop bolchevique pour ne pas déplaire aux anticommunistes et à la partie du mouvement féministe tournant le dos à la lutte de classe.
De façon plus décisive, elle a pâti du refoulement global de la révolution russe de 1917, La dégénérescence atroce d’un régime qui n’avait plus de soviétique que le nom a fait passer à la trappe une formidable expérience collective où des millions de femmes, d’ouvriers, de paysans, de soldats et de marins ont donné leur pleine mesure de courage et de facultés créatrices et émancipatrices. Or, Louise Bruyant a été la seule femme venue d’un autre pays à voir cette révolution en direct et à en rendre compte par ses écrits.
Deux autres femmes ont écrit des témoignages importants sur le destin tragique de la révolution russe. Il faut citer les livres de l’anarchiste Emma Goldman, My Disillusion in Russia (1923), My Further Disillusionment in Russia (*) (1924) et Livin My Life [27] (1931). Angelica Balabanova (ou Balabanoff), qui fut secrétaire de l’Internationale communiste et exclue en 1924, fournit également de nombreux éléments dans son autobiographie parue en 1938, My Life as a Rebel (**). Mais ces deux grandes figures ont vécu en Russie deux ans après le surgissement de la révolution, en observant attentivement tous les éléments et épisodes de sa dégradation consternante.
Pour autant, Emma Goldman, Angelica Balabanova, Louise Bruyant, à qui on doit d’ailleurs adjoindre Rosa Luxemburg dans ses écrits de prison sur la révolution russe, ont toutes été enthousiasmées par ce grand souffle libérateur venu de Russie qu’accompagnaient au début les bolcheviks et tous les militants internationalistes en Europe. Elles n’ont pas fait preuve de naïveté ou de cécité. Dans une Europe ravagée par la guerre impérialiste où les nationalismes poussaient les peuples à se massacrer pour les intérêts des bourgeois et des aristocraties, octobre 1917 permettait effectivement tous les espoirs.
Comme en témoigne le livre de Louise Bryant, cette révolution aura été une formidable expérience d’autoémancipation visant audacieusement à la fin de l’exploitation, des injustices et inégalités à l’échelle du monde.
José Chastroussat.
* Les nombres entre crochets indiquent la pagination d’origine.
* Reed John, Le Mexique insurgé, Le Seuil, 1996)
** Reed John, La Guerre dans les Balkans, Le Seuil, 1996.
* Deadborn Mary V., Queen Of Bohemia, The Life of Louise Bryant, Houghton Mifflin Company, New York, 1996, p. 45.
** Goldman Emma, Living My Live, Knopf, New York, 1931, p. 725.
* Créé en 1916 par l’éditeur John Neville Wheeler, le Bell Syndicate fournit à de nombreux journaux des tribunes, des articles, des comics ou des feuilletons [NDT]
* Dearborn Mary V., Queen of Bohemia, op. cit., p. 118.
* Voir Draper, Theordore, The Roots of American Communism, The Viking Press, New York, 1957.
* Gardner Virginia Friend and Lover, The Life of Louise Bryant, Horizon Press, New York, 1982, p. 209.
* Ibid., p. 253-254 ; McKay Claude, Quartier noir (Home to Harlem), Rieder, 1932 (traduction de Louis Guilloux).
** Levering Lewis David (éd.), The Portable Harlem Renaissance Reader, Penguin Books, 1995, pp. 156 et 756.
* Les Nuits rouges (2017). La traduction intégrale de Living My Life paraîtra en 2018 (L’Échappée [NDE]
** Balabanova Angelica, Ma vie de rebelle, Balland, 1981.
|