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Collection « Les auteur(e)s classiques »
Une édition électronique réalisée à partir du livre de Clément Colson (1918), Organisme économique et désordre social. Paris: Ernest Flammarion, 1918, 390 pp. Collection: Bibliothèque de Philosophie scientifique, cinquième mille. Un livre suggéré par Serge D'Agostino, professeur de sciences économiques. Introduction par Clément Colson, le 1er mai 1918. Lorsqu'on cherche à dégager quelques vues philosophiques des faits qu'étudient les sciences économiques, la première impression ressentie est celle d'une profonde admiration pour le merveilleux agencement par l'effet duquel se coordonnent les initiatives individuelles d'une foule d'hommes, dont aucun ne se préoccupe sérieusement des répercussions de son activité personnelle sur la situation générale. Pour n'en prendre qu'un exemple, peut-on constater sans étonnement l'équilibre qui s'établit dans les opérations des millions d'individus participant aux transactions entre un pays comme lAngleterre et le reste du monde ? Il n'est pas douteux que, si l'on ajoute aux achats et aux ventes de marchandises les émissions et les transmissions de titres, le revenu des placements à l'étranger, les transports sur mer, les dépenses des voyageurs, le total de ces opérations se chiffre chaque année par plus de 20 milliards à payer et à peu près autant à recevoir. Or, il se trouve qu'elles se compensent toujours assez exactement pour que le solde annuel se traduise par l'entrée ou la sortie de quelques centaines de millions d'or, tout au plus, et que ces entrées et ces sorties elles-mêmes s'équilibrent à très peu près dans une période de quelques années, On ne peut s'empêcher de comparer cette convergence des activités économiques à celle de toutes les actions mécaniques, physiques et chimiques qui constituent la vie d'une plante ou d'un animal. En commençant ce livre même, où nous insisterons sur l'impossibilité de découvrir dans les groupements sociaux rien d'analogue à l'unité réelle ou apparente de l'être vivant et conscient, le premier mot venu à notre pensée, pour désigner cette coordination, n'est-il pas celui d'organisme économique, dont cependant nous reconnaissons hautement le caractère métaphorique ? La permanence des connexions d'où résulte l'agencement des phénomènes économiques a conduit les premiers maîtres de la science à en accepter les conséquences, comme on accepte celles des lois naturelles, en cherchant à tirer profit de leur connaissance, mais non à les Modifier. C'est cette acceptation que l'on appelle, suivant le tempérament de chaque auteur ou de chaque critique, tantôt un optimisme béat, tantôt un pessimisme navrant, car on peut la traduire indifféremment par l'une ou l'autre de ces formules : tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, - ou : tout va au moins mal dans le moins mauvais des mondes possibles, - ou même: tout marche au plus mal dans le pire des mondes possibles, - formules qui toutes reviennent à dire que le inonde est ce qu'il est, que nous arrivons très difficilement à en imaginer un autre et jamais à démontrer sa possibilité. Mais le monde qu'étudient les économistes est un monde où les rapports entre les hommes se présentent sous la forme d'échanges, de dons et de contrats librement consentis, - nous voulons dire consentis par chacun des participants, à raison de la prédominance en lui de certains intérêts ou de certains sentiments, sans qu'une violence extérieure lui enlève toute possibilité de délibérer. Les lois économiques, fondées sur les préférences de la généralité des hommes, sont sans application, si c'est la force matérielle qui impose à chacun sa tâche et qui règle la part à lui attribuée dans les produits fournis par la nature ou obtenus par M'travail. Elles peuvent encore fonctionner pour les relations entre les hommes libres, dans une société où l'esclavage réduit une fraction seulement de l'humanité à la condition des choses ou des bêtes de somme. Elles n'auraient plus de champ d'action dans une société régie uniquement par la violence, si une pareille société pouvait subsister ; dans toute société, leur empire s'arrête où commence celui de la force. Afin de restreindre ce dernier, il s'établit, dans chaque nation, un organe collectif chargé de substituer le Droit à la violence, pour la solution des litiges privés, et de faire fonctionner les services d'intérêt général auxquels l'initiative individuelle ne peut pourvoir ; tels sont, par exemple, la défense nationale ou les travaux publics, qui supposent l'usage d'un pouvoir coercitif pour obtenir, bon gré mal gré, les concours personnels ou pécuniaires et les cessions de biens dont ces services ont besoin. L'ordre social, que l'État doit maintenir, est la condition du fonctionnement de l'organisme économique, comme 'de toute la civilisation. Le moindre relâchement, à cet égard, est un commencement de retour à la barbarie. Or, après une longue période de progrès continu, au point de vue de, l'ordre comme à presque tous les autres, des symptômes menaçants de désordre social apparaissaient au début du XXe siècle. Peu de temps auparavant, quiconque les signalait passait pour un esprit chagrin et paradoxal ; dans les années qui ont précédé la guerre européenne, des faits assez nombreux ont révélé à l'opinion publique une situation sinon grave, du moins sérieuse. Le désordre social peut naître de deux causes en apparence fort opposées : d'une tendance anarchique ou d'une tendance tyrannique. Il naît de la faiblesse des gouvernements, quand le sentimentalisme ou la lâcheté générale les empêchent de réprimer les crimes ou les délits individuels, d'imposer le respect du droit d'autrui aux groupements assez forts pour se faire craindre, de maintenir la discipline dans le personnel des services publics et de protéger les chefs d'entreprises privées qui entendent la maintenir chez eux. Le désordre social peut naître aussi des empiétements des pouvoirs publics, quand ceux-ci prétendent substituer leur action à celle des individus dans les domaines ou l'initiative privée peut pourvoir à tous les besoins, ou 'quand ils affaiblissent la solidarité établie par la nature elle-même entre les membres d'une même famille, pour y substituer une solidarité factice, imposée soit par la loi, soit par certains groupements qu'elle favorise: congrégations, corporations aristocratiques ou patronales, syndicats ouvriers, etc. En prétendant étendre arbitrairement son rôle ou celui de ces associations, l'autorité désorganise la vie économique, dans des domaines où les combinaisons artificielles qu'elle imagine ou qu'elle protège sont incapables de remplacer l'agencement spontané des activités individuelles. Les économistes classiques ont surtout combattu les abus de l'intervention de 'l'État, auxquels les gouvernements despotiques d'autrefois étaient aussi enclins que les gouvernements populaires modernes. Leurs études avaient amené un recul assez marqué des idées interventionnistes, d'abord à la fin du XVIIIe siècle, puis au milieu du XIXe. Depuis une trentaine d'années, ces idées et les doctrines socialistes, qui en constituent le plein épanouissement, sont plus en faveur que jamais; elles engendrent le désordre, en détruisant l'ordre économique naturel. En même temps, la notion de la répression pénale ou disciplinaire, de la sanction légale des engagements civils est entrée dans une période d'affaiblissement qui constitue, elle aussi, une cause de désordre grave. Ce sont les menaces résultant de cette dernière tendance, se combinant avec la première, que le présent ouvrage à pour objet de signaler, Pour avoir le droit de critiquer ces tendances nouvelles, il faut d'abord montrer comment un -régime de liberté des individus, combiné avec le maintien rigoureux du bon ordre, assure la satisfaction des besoins essentiels de toute société, d'une manière, sinon parfaite, du moins tolérable et susceptible de progrès. C'est à cette nécessité que répond le plan que nous avons adopté. Le Livre premier indique les tendances diverses et les méthodes en honneur dans l'étude des questions économiques et sociales. Dans le Livre II, nous avons tâché d'esquisser, autant que le permet un exposé très sommaire, le mécanisme grâce auquel l'organisme économique fonctionne spontanément, sous l'impulsion. des initiatives privées que dirige l'appréciation des valeurs, manifestée dans les prix courants. Dans les Livres suivants, nous signalons les dangers qui menacent l'ordre social indispensable, au fonctionnement de ce mécanisme. Le Livre III est consacré aux solidarités nouvelles par lesquelles on veut remplacer la solidarité familiale. Le Livre IV traite des personnes fictives auxquelles on prétend sacrifier les individus, seuls réels et vivants, et notamment du rôle des plus envahissantes parmi ces personnes : l'État souverain, qui fut de tout temps porté aux empiètements, et les syndicats ouvriers, qui aujourd'hui prétendent tout dominer, avec son appui, et peut-être la remplacer un jour. Le Livre V a pour sujet l'affaiblissement des sanctions civiles et pénales, amené par la préférence don-née à l'idée de charité sur celle de justice, et les dangers qui en résultent pour la sécurité publique. Nous concluons en constatant le caractère illusoire de tout système fondé, soit sur l'espoir d'une transformation rapide et profonde de la nature humaine, soit sur l'idée d'arriver au bonheur universel par le progrès économique. Nous avons été amené, dans cette étude, à nous prononcer sur beaucoup de questions morales, philosophiques ou religieuses sur lesquelles nous sommes peu qualifié pour formuler un avis. Mais, obligé de toucher à ces matières par la nature même de notre sujet, nous considérons comme une règle de bonne foi de ne point laisser ignorer dans quel sens nos opinions, sur ces divers points, ont pu exercer quelque influence sur nos idées économiques et sociales, que nous en ayons conscience ou non. Lorsque nous signalions dans la première édition de cet ouvrage, en 1911, certains dangers qui nous paraissaient menacer les sociétés modernes, nous ne cédions nullement à une vision pessimiste de l'état de ces sociétés. Nous sommes convaincu que, là vie n'a jamais été si facile pour l'immense majorité des hommes qu'avant la guerre déchaînée par la barbarie allemande. Nous n'ignorons aucun des motifs sur lesquels se fondait, à ce moment, l'espoir légitime de voir durer longtemps encore l'ère de progrès sans précédents que l'humanité traversait depuis un siècle. Nous savions que le désordre social dont nous signalions les débuts, en France, ne portait encore une atteinte sérieuse qu'aux intérêts d'un petit nombre de personnes et que son influence sur la prospérité générale était restée très faible. Mais nous pensions qu'il ne faut jamais attendre, pour signaler un mal, qu'il soit devenu grave et universel. C'est en observant les premiers symptômes et en. réglant sa conduite en conséquence qu'on peut prévenir les maladies, ou les guérir avant qu'elles soient mortelles. L'Allemagne qui, en môme temps qu'elle subordonnait toute sa culture intellectuelle à la volonté de puissance et à la recherche du bien-être matériel, avait conservé une forte discipline sociale, était on voie de prendre pacifiquement, le premier rang en Europe dans l'essor industriel et la richesse, quand son infatuation et son mépris inintelligent des autres nations lui ont fait croire le moment venu d'imposer d'un seul coup son hégémonie par la force. Les pertes de vies humaines et de capitaux inséparables d'une grande guerre ont été accrues au delà de tout ce qui s'était jamais vu par des causes multiples : la militarisation de toute la population mâle, que l'Allemagne avait imposée peu à peu à tout le continent; l'organisation longuement préparée qui lui permet de prolonger sa lutte contre les nations jadis orientées -vers la paix et soulevées par son agression; la sauvagerie, dissimulée sous un vernis de civilisation, qui lui a fait chercher, dans les méthodes de guerre condamnées par la droit des gens, dans le massacre des populations civiles et l'incendie des villes ouvertes, les moyens de terroriser les peuples victimes de son agression. Nul ne peut imaginer ce que sera une Europe qui aura perdu un cinquième peut-être de ses travailleurs mâles les plus vigoureux, morts ou invalides, qui aura détruit ou consommé improductivement le tiers ou la moitié des capitaux accumulés par le travail des siècles pour la mise en oeuvre dés richesses naturelles. Un recul colossal dans le bien-être matériel de tous les peuples est inévitable. Mais ces portes seront bien vite réparées, grâce à la puissance que donne à l'homme moderne la science asservissant les forces naturelles, si les forces là orales, le goût du travail et de l'épargne se retrouvent intacts et renforcés par l'épreuve. Au point de vue du dévouement à la patrie, du sacrifice de soi, de la discipline militaire, le peuple français a prouvé l'inanité de la prétendue dégénérescence, qui était l'espoir de ses ennemis et la crainte avouée ou secrète de beaucoup de ses enfants. Au point de vue de la discipline sociale, des efforts laborieux, quels seront les effets d'une guerre aussi prolongée? Nul ne peut le dire. Au moment où nous poussions notre premier cri d'alarme, nos préoccupations avaient semblé trouver un écho qui, déjà, cessait de se faire entendre quand la guerre a éclaté. Le trouble qu'elle a jeté dans la vie économique exigeait certaines interventions anormales de l'État, l'obligeait à étendre ses secours, à suspendre l'exécution forcée de beaucoup d'engagements. Loin de restreindre au minimum ces mesures, toujours périlleuses, les pouvoirs publics les ont sans cesse élargies. Au début d'une guerre que la puissance même des moyens de destruction mis en uvre semblait devoir rendre très courte, ils ont cru n'avoir pas à s'occuper de conséquences qui ne deviendraient graves qu'à la longue. On a distribué les allocations de toute nature sans distinguer entre les chômeurs volontaires et ceux à qui le travail manquait réellement, entre les familles régulières privées de leur soutien et les filles privées du produit de leur inconduite; on a dispensé de payer leurs dettes et leurs loyers ceux mêmes que rien n'en eût empêchés; on a bercé le public de l'espoir qu'il suffirait de taxer les denrées dont la production est déficitaire pour que chacun pût en consommer autant et aux mêmes prix que d'habitude; enfin, sous prétexte d'union sacrée, on a trop souvent voulu effacer les traces des fautes passées, même pour ceux qui ne les avaient rachetées par aucun sacrifice à la patrie. Ce, ne sont point là des mesures propres à rétablir le goût du travail, le respect des engagements, et surtout les distinctions, plus nécessaires encore au point de vue social qu'au point de vue moral, entre les hommes qui s'efforcent de vivre de leur travail, en s'acquittant de toutes leurs obligations, et les parasites dont l'unique désir est de s'affranchir de toute charge et de tout lien. Nous ne croyons donc point qu'il soit devenu inutile d'insister sur le danger du relâchement des véritables liens sociaux, impossibles à remplacer par une prétendue solidarité trop souvent verbale. Les mesures et les tendances dont nous signalions les conséquences fâcheuses avant la guerre n'ont pas disparu. Nous ne tirerons pas argument des dispositions nouvelles qui ont aggravé beaucoup d'entre elles, puisque ces dispositions nouvelles sont provisoires; pourtant, quelques-unes d'entre elles se perpétueront peut-être et, en tout cas, elles sont loin d'atténuer les graves périls que nous voulions contribuer à prévenir. S'il n'était rien fait pour y obvier, le recul économique amené par la guerre ne serait sans doute suivi que d'une reprise momentanée et sa marche recommencerait bientôt, non plus violente et temporaire, mais lente, durable, et avec des conséquences infiniment plus difficiles à arrêter ou à réparer. Sans doute, le courage de la répression a reparu depuis quelques mois, pour le soulagement de la conscience publique, en ce qui concerne les crimes les plus graves contre la patrie; mais il est loin d'avoir triomphé de toutes les lâchetés qui protègent encore les fauteurs de grèves dans les ateliers de la Défense nationale, pour prendre un exemple entre beaucoup d'autres. C'est pourquoi nous croyons utile de répéter aujourd'hui ce qu'il nous avait paru nécessaire de dire il y a sept ans. 1er mai 1918.
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