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Collection « Les auteur(e)s classiques »
La science sociale (1819-1822):
Introduction
Une édition électronique réalisée à partir du livre dAuguste Comte, La science sociale. Paris : Éditions Gallimard, 1972, 308 pages. Collection Idées nrf., nº 261
Le père de la sociologie moderne reste Auguste Comte (1798-1857), non seulement parce qu'il a forgé le terme de sociologie, mais encore parce qu'il est le premier à concevoir la possibilité et. la nécessité d'une science sociale constituant des faits sociaux spécifiques et irréductibles à d'autres phénomènes. En effet, si pour la conception, sinon pour la réalisation, Saint-Simon (1760-1825) avait annoncé une philosophie positive et une politique positive avant Auguste Comte, la science sociale que Saint-Simon envisage reste tributaire soit de la physiologie, telle que la conçoit Cabanis, soit de l'économie politique, telle que la propose Jean-Baptiste Say. Seul Auguste Comte recherche les conditions de l'autonomie d'une science nouvelle politique et sociale.
Certes, le positivisme d'Auguste Comte n'est pas né de rien. Cela eût été contraire à la définition même du positivisme. Que l'on considère le positivisme comme une théorie ou comme une méthode, on retrouve toujours la même exigence de s'en tenir aux données des faits et à la relation légale de ces faits entre eux ; sans doute cette exigence n'est-elle pas sans poser bien des problèmes d'ordre épistémologique, mais elle a le mérite d'être celle de tous les grands esprits scientifiques de la tradition. L'attitude positiviste part en effet de cette certitude expérimentale : la pensée ne peut atteindre que des relations et des lois. Comment atteignons-nous ces relations entre les faits et comment ces faits se donnent-ils à nous : voilà bien matière à discussion ; du moins, l'affirmation d'un critère objectif de la connaissance caractérise tout positivisme.
L'un des prédécesseurs directs du positivisme est d'Alembert qui énonce le principe même de la classification des sciences d'Auguste Comte : le principe objectif, qui entraîne la classification selon l'ordre naturel des connaissances. Le Discours préliminaire de l'Encyclopédie montre que l'expérience sensible nous apprend les diverses propriétés des corps ; celles-ci étant considérées séparément, nous découvrons que certaines appartiennent à tous les corps, comme l'impénétrabilité, qui suppose elle-même l'étendue, cette dernière est donc la propriété la plus générale et elle est l'objet de la géométrie. Aussi faut-il que la classification respecte l'ordre encyclopédique et l'ordre chronologique. Que cet ordre de succession soit vu finalement comme génétique, c'est une relation qu'établira le docteur Burdin cité par Saint-Simon, relation génétique que Comte mettra à profit pour déduire et asseoir la nouvelle science sociale.
Une épistémologie créatrice.
Ces quelques indications permettent déjà de remarquer que les « faits sociaux » ne sont pas « donnés » : le positivisme pris au pied de la lettre serait la caricature du positivisme tel que Comte le repense. Les seules données véritables sont pour Comte les sciences déjà existantes dont il est alors nécessaire d'établir la hiérarchie selon la positivité, selon l'abstraction, selon la généralité. Le « critère objectif » lui-même se précise à nos yeux : il ne représente pas ce que veut un empirisme intégral mal compris, puisqu'il ne s'agit pas de réaliser l' « accord de la pensée avec son objet », accord pour lequel il faudrait déjà a priori connaître la pensée et l'objet. Le « critère objectif » concerne ici non le réel face à la pensée mais le réel de la pensée elle-même ; et cela, dans son résultat : les sciences positives. Finalement, le véritable critère de l'épistémologie positiviste, ce ne sont ni les « données des faits », ni la « réalité », qui ne sauraient, les unes et les autres, n'ap-pa-raître comme données et réelles que saisies dans le cadre d'une pensée déjà élabo-rée au cours de l'histoire des sciences ; le véritable critère, c'est le concept de science positive en tant qu'il résulte lui-même d'une histoire objective de l'intelligence humaine.
C'est de ce point de vue qu'il faut partir pour aborder les efforts accomplis par Auguste Comte en vue de constituer une « science sociale ». C'est le point de vue d'une épistémologie créatrice ; elle explique la raison des recherches de Comte, dont le dessein n'était pas de donner à l'humanité un certain nombre d'affirmations que l'on avait déjà émises avant lui, ainsi que les répertorie justement Henri Gouhier dans une semblable introduction : « ... Le monde n'est plus la création; ce n'est même plus un réseau de causes issues d'une cause première mais une armature de lois - la supériorité de l'homme tient à la complexité de son organisme et non à la présence d'un principe immatériel - la raison, liée à cette organisation perfectionnée, n'a pas pour fin la contemplation de l'intelligence ou l'union à une suprême intelligence, mais la conquête de l'univers pour le plus grand avantage de l'homme - la morale est terrestre comme notre destin ; le progrès des techniques et la philanthropie sont les seuls moyens efficaces de faire disparaître le mal dans un monde sans péché - le progrès coïncide avec le développement de la raison qui conquiert l'univers par la connaissance et ce progrès s'exprime dans l'avènement d'un esprit qui explique les choses sans Dieu ni âmes, en raisonnant à partir d'observations exactes - les récents progrès de la biologie prouvent que cet esprit doit maintenant rendre scientifique l'étude des phénomènes humains - la morale et la politique seront des sciences d'application dépendant de la science de l'homme, de même que la médecine est une science d'application dépendant de la biologie - la philosophie est l'ensemble des sciences » (Oeuvres choisies d'Auguste Comte, Aubier, Paris 1943, p. 35).
Ce que Comte veut donc obtenir de lui-même et des autres, c'est-à-dire objectivement déduire de l'état positif de la science, c'est la naissance de la science sociale : la preuve de sa généalogie effective. A-t-il en cela réussi? L'histoire de la sociologie a montré les difficultés et la lenteur de cette mise au jour; il reste qu'Auguste Comte en a formé un dessein net, épistémologiquement fondé; il en a vu également ses lointaines et utiles conséquences pour l'humanité.
Le dessein.
Voyons comment se forme ce dessein. Dès le premier opuscule de philosophie sociale, en 1819, le jeune « publiciste » escompte que la politique deviendra un jour une science positive : sans doute ce vu est-il depuis longtemps celui de Saint-Simon, mais l'opuscule fait une distinction remarquable entre les désirs politiques et les opinions politiques, les opinions se présentant généralement comme ménageant la réalisation des désirs : attente souvent déçue, selon le philosophe car ce qu'il nous faut, ce ne sont pas des « opinions » politiques mais des « connaissances » politiques certaines ou positives. Ces courtes pages prennent toute leur valeur avec le second opuscule dans lequel Auguste Comte expose sa conception d'une histoire générale, c'est-à-dire scientifique et qui, dans un vaste mouvement d'ensemble nous apporte la connaissance des séries et des systèmes de faits, nécessaires à notre intelligence de la « politique », mais aussi constituant le fondement d'une organisation scientifique de la politique. C'est avec le troisième opuscule, en 1822, que Comte élabore le dessein de constituer une « science politique » ou une « physique sociale », une « science sociale », les « travaux théoriques de la réorganisation sociale » la « vraie politique », la « politique théorique », l' « état positif de la politique » ; tous ces termes désignant la science sociale dans le troisième opuscule, ou Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société. Ainsi, le premier opuscule apporte l'idée que la politique est affaire de compétence scientifique, le second discerne les deux mouvements dont le concours constitue la Révolution occidentale: un mouvement de désorganisation et un mouvement de réorganisation auquel (c'est ce qui apparaîtra dans le troisième opuscule) appartient l'organisation théorique de la politique ; enfin, le troisième opuscule attaque les travaux permettant l'accomplissement de cette nouvelle science.
Cette nouvelle science est pour Comte nécessaire à la solution de la crise politique qui pèse sur l'Europe depuis la Révolution : elle est donc nécessaire à l'achèvement de l'histoire. La Sommaire appréciation de l'ensemble du passé moderne ouvre en effet des perspectives sur l'histoire profonde en dégageant des séries de faits : le système théologique et militaire présente une série décroissante, tandis que le système scientifique et industriel présente une série croissante. Le Plan des travaux scientifiques s'insère tout entier dans le nouveau système : sa parfaite conception et sa réalisation pratique ne feraient que parachever le mouvement organique, l'aspect positif de la Révolution occidentale. Contre la doctrine purement critique ou négative, Comte conçoit la Révolution achevée dans le rétablissement d'un ordre nouveau, dans le dépassement de la crise : il joue sur le mot critique, la Révolution est critique en tant qu'elle est un état de crise et en tant qu'elle détruit la doctrine rétrograde. Au-delà de la destruction comme au-delà de la crise, il y a l'organisation. La clé de l'organisation se tient dans une connaissance de l'homme en tant que social et historique (l'homme individuel étant l'objet de la biologie). C'est pourquoi l'intention de cette science sociale est, dès le départ, politique, ainsi qu'elle le redeviendra, après le long développement encyclopédique du Cours de philosophie positive (dès la 57e leçon).
Si le second opuscule contient une première ébauche de la hiérarchie des sciences et si le troisième comporte le premier exposé de la loi des trois états, le quatrième opuscule apporte l'idée qui sera à la base de la démarche objective de Comte, c'est-à-dire du Cours de philosophie positive, à savoir que la science doit fonder la philosophie. Cette idée découle normalement de la loi des trois états, puisque le savoir humain se caractérise par le mode de liaison entre les faits : à l'état théologique du savoir l'intervention divine ou une volonté surnaturelle relie les faits entre eux, à l'état métaphysique du savoir les faits se trouvent reliés par des abstractions personnifiées, comme par exemple la Nature ; enfin à l'état positif du savoir les faits sont dépouillés de toute intervention ou de toute personnalité, ils sont vus comme régis par des lois de portée générale. C'est alors que la philosophie, elle-même dépouillée de toute métaphysique, devient positive et renonce aux causes pour rechercher les lois : la causalité se vide de son contenu pour ne laisser que la relation causale. La philosophie positive est ainsi la prise de conscience de l'histoire positiviste du savoir. D'ailleurs, les Considérations philosophiques sur les sciences et les savants (1825) reviennent sur une idée déjà amorcée dans les opuscules antérieurs : à la science sociale se constituant il faut ajouter l'innovation qui consiste dans la formation d'un corps scientifique appelé à jouer le rôle de « pouvoir spirituel », comme le démontre le cinquième opuscule, Considérations sur le pouvoir spirituel (1826). Cet acheminement vers la science sociale ne va pas sans la condamnation de la psychologie, faite dans le sixième opuscule, Examen du traité de Broussais sur l'irritation (1828).
Le détour encyclopédique.
Interrompu dans sa recherche par une maladie mentale qui sera ultérieurement le prétexte de la dissidence de Littré, Auguste Comte reprend le 4 janvier 1829 son cours oral de philosophie positive, dont le tome 1 paraît en 1830. La constitution de la science sociale doit nous faire passer par tous les degrés de la philosophie positive et par toutes les méthodes scientifiques connues. Il s'agit d'une laborieuse construction déjà annoncée dans les lettres à Valat : la constitution d'une philosophie scientifique et son application à la politique (lettres des 24 et 28 septembre 1819). Deux urgences sous-tendent cette recherche d'envergure : « ... L'organisation spirituelle de la société est nécessaire. Donc il faut un code d'opinions politiques et morales démontrables » (lettre à Valat du 25 décembre 1824).
Dans l'Encyclopédie positiviste, Comte a inscrit les six sciences théoriques que sont : tout d'abord la mathématique, la plus générale; l'astronomie, dépendant des cadres mathématiques ; la physique, plus expérimentale, mais liée aux mathématiques, la chimie, plus expérimentale encore, et inscrite dans les cadres physiques; la biologie s'appuyant sur la chimie, enfin la sociologie s'appuyant sur la biologie. Sans la sociologie il n'y a pas de philosophie totalement positive, car du fait de la constitution d'une science de l'homme, la philosophie devient entièrement positive, sans absolu ni a priori; elle permet de comprendre les principes généraux des sciences et ne cesse de S'agrandir avec les découvertes scientifiques.
L'inventaire des méthodes positives constitue la seule logique objective qu'admette Auguste Comte. Ainsi les mathématiques usent surtout de la déduction, et l'induction y est presque nulle ; l'astronomie demande une grande observation ; la physique permet l'expérimentation qui modifie un élément du problème parmi les autres éléments constants ; la chimie utilise aussi l'expérimentation, ainsi que la classification et la nomenclature; la biologie ajoute à toutes ces méthodes la méthode comparative et synthétique ; la science sociale use en outre de la méthode historique, dont le Second opuscule est une remarquable démonstration. En procédant à l'application convenable de la méthode positive fondée par Bacon, Descartes et Galilée, Comte a donc entrepris de « traiter la science sociale comme une nouvelle et dernière section de la philosophie naturelle » (lettre à Armand Marrast du 7 janvier 1832). L'étude de la science sociale demande la connaissance exacte des lois déjà découvertes et concernant les ordres de phénomènes moins compliqués. Toutefois, dans le quatrième tome du Cours de philosophie positive, Comte affirme apporter du moins les fondations de la science sociale, à défaut de cette science constituée elle-même, et entend fixer sur des bases positives les conditions de possibilité de cette science. D'une part, la science sociale présuppose les sciences positives antérieurement constituées, d'autre part, la philosophie positive présuppose la science sociale; ce qui signifie que la philosophie positive est une hypothèse fondée sur l'hypothèse de la science sociale et qu'elle ira se développant au fur et à mesure que se développera la science sociale.
Ce détour encyclopédique reçoit le plein appui de Littré qui écrit en 1843 dans Le National que, dès que la méthode positive s'étend aux faits sociaux, les sciences peuvent alors s'emparer du domaine spéculatif tout entier et permettre à une philosophie vraiment positive de se dégager ; l'entreprise d'Auguste Comte opère sur l'ensemble des phénomènes : en cela, elle est philosophique ; ces phénomènes, y compris les phénomènes sociaux, sont appréhendés scientifiquement, c'est pourquoi cette philosophie est positive. Créer une philosophie positive, en faisant de l'histoire une science, telle est l'uvre de Comte qui montre ainsi que la succession des phénomènes n'est ni arbitraire ni fortuite. Et Littré reprend l'explication de la loi des trois états : dans l'état théologique, l'homme projette sur le monde extérieur l'idée qu'il a de lui-même, d'où la croyance en des volontés ; dans l'état métaphysique, l'homme crée des entités, des conceptions divines concrètes; enfin dans l'état positif l'homme a compris que les phénomènes sont déterminés par les propriétés des objets, d'où il tire des lois générales. Littré cite les exemples de l'astronomie évoluant du char d'Apollon à la métaphysique pythagoricienne des nombres et, delà, à la loi de la gravitation ; de même avec la biologie évoluant de l'intervention des démons aux connaissances positives ; enfin, la science sociale elle-même, partie des premières doctrines théologiques remplacées par les systèmes métaphysiques, en arrive maintenant à se constituer en science positive : le Cours de philosophie positive vient de jeter les bases de cette opération.
Méthode de la science sociale.
Dès le Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société, ou premier Système de politique positive, Auguste Comte a affirmé la spécificité de la sociologie, quant à son objet et quant à sa méthode. Bien qu'il s'agisse alors plutôt de « science politique », science que Comte présente comme historique et sociale, Montesquieu est critiqué pour avoir exagéré l'importance de la « forme de gouvernement » ; aussi les faits ne sont-ils pas alors véritablement liés, ils ne sont que rapprochés. L'importance du climat est également considérée par Comte comme excessive : l'action du climat peut accélérer ou retarder l'évolution historique mais ne peut la changer. Comte est soucieux d'établir la loi de l'organisation humaine selon la marche naturelle de la civilisation, ou histoire générale. Au contraire, cette marche progressive a été vue par Condorcet mais non présentée dans une série homogène groupant les faits selon leurs véritables rapports. En outre, Condorcet est prématurément d'avis d'appliquer les mathématiques à la science sociale : cela ne serait possible d'après Comte qu'à une étape très perfectionnée de cette science. Enfin, Cabanis a tenté à son tour de rendre positive la science sociale, mais en la faisant directement dépendre de la physiologie : même si la physique sociale est une branche de la physiologie, et même si l'histoire de la civilisation n'est que la suite de l'histoire naturelle de l'homme, comme Comte l'admet, il n'en reste pas moins que l'observation directe du passé est nécessaire, et c'est ce que ne permet pas l'interprétation de Cabanis dans son livre, Rapports du physique et du moral de l'homme. A partir de l'époque de la création du langage, il faut observer directement les progrès de J'espèce humaine, on ne peut pas les déduire de la physiologie. La science sociale telle que Comte la propose se fonde sur l'histoire qui permet l'étude du mouvement général et d'ensemble, tandis que les faits particuliers sont appréhendés ensuite.
Donc le Plan des travaux scientifiques insiste sur la nécessité de procéder du général au particulier, ce qui commande une méthode globale et comparative, ou synthétique, que l'on trouve déjà en physiologie mais dont la sociologie se distingue en allant plus loin, puisqu'elle replace l'état actuel de l'humanité dans le courant de son histoire, la statique dans la dynamique. Cette méthode est exposée en conclusion du Plan des travaux scientifiques :
« On doit donc, au contraire, se proposer d'abord de concevoir dans sa plus grande généralité le phénomène de développement de l'espèce - humaine, c'est-à-dire d'observer et d'enchaîner entre eux les progrès les plus importants qu'elle a faits successivement dans les principales directions différentes. On tendra ensuite à donner par degrés à ce tableau une précision de plus en plus grande, en sous-divisant toujours davantage les intervalles d'observation et les classes de phénomènes à observer. De même, sous le rapport pratique, l'aspect de l'avenir social, déterminé d'abord d'une manière générale, en résultat d'une première étude du passé, deviendra de plus en plus détaillé à mesure que la connaissance de la marche antérieure de l'espèce humaine se développera davantage. La dernière perfection de la science, qui vraisemblablement ne sera jamais atteinte d'une manière complète, consisterait, sous le rapport théorique, à faire concevoir avec exactitude, depuis I'origine, la filiation des progrès d'une génération à l'autre, soit pour l'ensemble du corps social, soit pour chaque science, chaque art, et chaque partie de l'organisation politique ; et, sous le rapport pratique, à déterminer rigoureusement, dans tous ses détails essentiels, le système que la marche naturelle de la civilisation doit rendre dominant » (Op. cit., éd. Aubier-Montaigne, Paris, 1970, p. 170).
Cette méthode synthétique propre à la physiologie est à l'origine de la méthode subjective envisageant les sciences par rapport à l'homme et à ses besoins et mettant au point de départ, non plus les mathématiques et l'astronomie, selon le Cours de philosophie positive et sa méthode objective, mais la sociologie selon le grand Système de politique positive. La méthode objective a permis la constitution des sciences positives et fourni les matériaux à la subjectivité de l'humanité que permet de découvrir la science sociale. Littré lui-même, qui refusa la méthode subjective, avait cependant admis l'influence de la science sociale sur l'ensemble scientifique ; en 1843, dans ses articles du National, il affirme en effet que la sociologie va réagir utilement sur les sciences positives moins complexes qu'elle. Pour Littré comme pour Comte, dans la hiérarchie des sciences, la science subséquente dépend de la science antérieure et, inversement, cette science antécédente subit une réaction de la part des sciences subséquentes quand elles se développent. De même, Comte va montrer que si la biologie apporte à la sociologie la méthode synthétique, inversement, elle va recevoir de la sociologie une rénovation. Tandis que l'objectivité est analytique, la subjectivité de l'humanité (non celle du cogito individuel) est synthétique et met en lumière, grâce à la biologie, la relativité des conceptions humaines, leur dépendance de l'ensemble, c'est-à-dire de l'homme en sa nature d'animal d'élite et de membre de l'humanité. C'est pourquoi, dans le Système de politique positive, tout l'effort de Comte consistera à étendre cette méthode subjective au reste des sciences, systématisées objectivement, et à réaliser ce que Comte désigne par l'harmonie subjective, c'est-à-dire la systématisation des sciences selon l'humanité et ses besoins. Un premier résultat de cette systématisation va donner la théorie subjective du cerveau, inspirée de Gall et synthèse entre biologie et sociologie, entre statique et dynamique.
Statique et dynamique.
Les phénomènes sociaux doivent être abordés de deux points de vue, comme le recommande la 48e leçon du Cours de philosophie positive, tome IV : les points de vue anatomique et physiologique de la biologie permettent de concevoir les points de vue statique et dynamique de la sociologie. Il s'agit séparément de l'aspect de l'ordre et de l'aspect du progrès. Les lois statiques sont dominées par la notion de consensus exprimant la solidarité et la relativité de tous les éléments du système social, c'est ce qui explique la liaison nécessaire entre l'organisation politique et la civilisation, ainsi que la régularisation de l'histoire opérée par tout système politique et social. Les lois dynamiques représentent les règles de la succession sociologique : au système de la statique correspond la série de la dynamique (distinction que nous avons vue apparaître dans le second opuscule, Sommaire appréciation de l'ensemble du passé moderne). La dynamique est J'étude du développement de la série et détermine la filiation des systèmes politiques. Aussi c'est dans le sens du développement qu'il faut comprendre le progrès, non dans celui d'un accroissement de confort ou de bonheur ou même de justice. Ce développement se remarque dans une amélioration de l'action sur la nature ainsi que dans le perfectionnement de l'organisation sociale, également dans le perfectionnement organique dû à l'exercice et entraînant l'élévation du taux intellectuel chez les peuples soumis à l'action de la culture occidentale.
La statique.
La statique sociale, exposée dans le tome II du Système de politique positive, étudie l'ordre de la statique, nous dirions la synchronie. Le premier chapitre concerne la théorie générale de la religion, c'est-à-dire une première condition de l'ordre : le consensus permettant l'unité soit chez l'individu soit dans la société ; il n'y a pas de société sans ce règlement ou ce ralliement que Comte nous présente comme « religion » et qui constitue un état de subordination à une suprématie (l'humanité) et comprenant un dogme (la science), un culte (les sentiments altruistes), et un régime (les actes). Comte remarque justement que c'est à travers l'ordre social que l'homme supporte le joug de l'ordre matériel et de l'ordre vital. Par l'étude du lien religieux qui cimente la société, Comte reconnaît trois sortes de logique liées aux trois formes de théologisme : la logique des sentiments liée au fétichisme, la logique des images liée au polythéisme, la logique des signes liée au monothéisme; ces logiques ont formé l'humanité, d'où le caractère éducatif propre à l'état théologique. L'unité humaine peut se faire au-delà de l'état théologique et de l'état métaphysique, à l'état positif grâce à la foi dans la science et grâce à l'altruisme.
Comte imagine une fiction très significative il suppose que tous les besoins alimentaires soient satisfaits, la nature humaine n'exerçant plus son activité et développant uniquement les sentiments et l'intelligence (cas des classes privilégiées et celui des enfants dans le régime final annoncé par Comte). Dans cette situation, les instincts personnels ne sont plus stimulés par les besoins physiques, et les sentiments altruistes, naturellement faibles, peuvent se développer. Si l'on considère alors l'état de notre existence intellectuelle, privée de spéculations pratiques, peu encouragée aux spéculations théoriques, trop faibles, on peut présumer que l'intelligence s'adonnerait aux travaux esthétiques ; l'art l'emporterait sur la science et l'industrie. L'activité elle-même, détournée de l'utilité, deviendrait esthétique, les actes deviendraient des jeux, l'activité collective se transformerait en fêtes ; notre seule industrie s'attacherait à perfectionner nos moyens d'expression affective. La vie de famille S'intensifierait au détriment de la vie de société : on communiquerait surtout des émotions d'ordre domestique. Quant au classement social, il ne se ferait pas sur la puissance matérielle, mais sur le mérite personnel. Dans une telle société la loi des trois états serait modifiée par un passage direct du fétichisme au positivisme, l'intelligence se développerait moins rapidement mais elle remplacerait directement les volontés surnaturelles par les lois naturelles, la patrie serait une notion inconnue sans l'existence théologique et militaire mais, de la famille, on accéderait directement à la notion d'humanité. Tel serait donc le tableau d'une société sympathique sans industrie et sans besoins matériels, soumise au seul règne du sentiment se subordonnant intelligence et activité.
Au contraire, notre vie pratique développe l'égoïsme, elle exagère le sentiment de la valeur individuelle ; toutefois la vie sociale rend notre activité coopérative et soumise, d'après Comte, à deux lois fondant la théorie positive des formations de capitaux : 1º Chaque homme peut produire au-delà de ce qu'il consomme ; 2º Les matériaux obtenus peuvent se conserver au-delà du temps qu'exige leur reproduction. Ainsi Comte n'admet pas le principe critique selon lequel chaque génération consomme tout ce qu'elle produit : il reste un excédent ; en outre, sans la conservation des produits, aucune civilisation ne serait possible. L'accumulation des richesses est ainsi expliquée et justifiée, ainsi que l'appropriation collective. C'est en effet l'accumulation qui rend efficiente la richesse matérielle issue du travail : un possesseur unique est chargé de conserver les richesses obtenues par plusieurs travailleurs et c'est ainsi que grandissent les capitaux. Plus que l'origine des richesses, ce qui compte c'est leur emploi : les capitaux permettent à l'altruisme de prévaloir par la transmission nécessaire de biens d'une génération à une autre. Le capital est collectif dans son origine et dans sa destination, il permet la division du travail et garantit l'altruisme. L'état final du capital est pour Comte le service d'autrui. Ainsi le capitalisme de la politique positive n'est-il nullement le règne du profit, mais celui du service.
La théorie de la famille, autre aspect de la statique, présente un aspect moral et un aspect politique : retenons-en que la société n'est pas composée d'individus mais de familles et que la famille est donc la cellule sociale. La théorie que Comte élabore dégage le passage de la personnalité à la sociabilité, l'importance de l'éducation du sentiment social au sein de la famille, l'analyse des divers rapports familiaux tels qu'ils peuvent s'observer au temps de Comte, un certain nombre de formules également marquées du sceau de l'histoire comme : point d'égalité entre l'homme et la femme, division des pouvoirs, monogamie, loi du veuvage, enfin rôle de la femme chargée de subordonner l'égoïsme à l'altruisme, cette dernière vue étant une innovation plus proprement comtienne.
Le langage.
La théorie du langage est fort développée, étant donné l'importance du langage dans la vie sociale ; en outre, le langage est le moyen par lequel la vie politique agit sur la vie domestique. Le langage est la médiation de la famille à la société. Après l'activité, dont a traité la théorie de la propriété, après l'affectivité, objet de la théorie de la famille, le langage relève de la scientificité ; c'est l'instrument de la science. Comte affirme déjà (donc avant la linguistique générale) qu'il y a signe lorsqu'il y a deux éléments ; pour lui, ce sont : un fait extérieur et une impression (signifiant et signifié). Le signe est source de régulation de l'intérieur par l'extérieur. Mimique et musique sont la double source des signes artificiels et volontaires. A l'origine, la mimique l'emporte sur la musique parce que les signes visuels sont plus faciles à imiter ; elle a engendré peinture et sculpture, et, par l'intermédiaire du dessin, l'écriture. La musique (ou la parole), moins spontanée, doit son perfectionnement à l'action de la société ; de plus, l'appareil vocal dépendant étroitement du cerveau exprime mieux nos pensées et nos émotions, permet le monologue et la réflexion. Aussi le langage musical l'emporte-t-il maintenant sur le langage visuel. La réaction du langage visuel sur le langage auditif a donné l'écriture (système de signes visuels parallèles aux signes oraux) et qui est accomplie dans l'écriture alphabétique ou syllabique. Comte voit à juste titre dans le langage une fonction sociale qui agit sur nos pensées, et qui n'est donc nullement d'origine individuelle, comme le croyaient les métaphysiciens; le langage favorise la combinaison des images intérieures, enfin il permet un discours suivi se développant en même temps que la réflexion. C'est alors que l'écriture joue son rôle de précision et de consistance en favorisant les grandes conceptions. Il est remarquable de constater que Comte a vu que le travail théorique commence avec le langage écrit qui coopère étroitement à la recherche : il y a alors une anticipation du discours sur la pensée.
Il faut considérer les trois logiques (des sentiments, des images et des signes) comme étant solidaires les unes des autres. Si la logique des sentiments est la plus puissante, elle est imparfaite car elle échappe à notre volonté et reste imprécise ; si la logique des images présente plus de facilité et de multiplicité, elle n'en reste pas moins très limitée; seule la logique des signes permet une reproduction volontaire et aisée, à condition d'un exercice fréquent. Mais elle joue un rôle sur la logique précédente, comme celle-ci en joue un sur la première: en effet, elle aide la logique des images à combiner les images, comme la logique des images aide la logique des sentiments à coordonner les sentiments. Il faut donc, au lieu d'isoler la logique des signes, qui peut d'ailleurs lier directement les signes aux pensées abstraites, rattacher une logique à l'autre et faire que le mot rappelle une image, et que l'image rappelle un sentiment. On -verra alors l'organisation de la pensée se produire selon l'énergie des sentiments qui inspirent toutes les grandes inspirations de l'intelligence: le sentiment dirige et soutient l'activité mentale avec l'aide des images. Il faut que nous sachions que toutes les forces se combinent en nous et que nous en disposions librement en les faisant coopérer.
De même que la propriété (collective) assure notre subsistance matérielle, de même le langage assure notre subsistance spirituelle : il préside à l'acquisition de nos connaissances, à notre maturation esthétique, à la communication sociale. Oeuvre de la société, le langage s'incorpore à la science complète. Il reflète l'ordre social en tant qu'il est le système général des communications affectives et intellectuelles. Linguistique et anthropologie actuelles sont devancées.
L'organisme social.
A partir des divers éléments que sont la propriété, la famille et le langage, se trouve constitué l'organisme social, dont Comte donne ensuite la théorie, en suivant le principe d'Aristote combinant l'indépendance et le concours. A partir de la division des fonctions se produit la différence des classes que le gouvernement a pour fonction de faire coopérer, puisqu'il est né lui-même du principe de la coopération. Le pouvoir politique n'a ni une origine religieuse (le droit divin) ni une origine métaphysique (le contrat), il est doublement fondé sur la force et sur une culture intellectuelle, et réglé par une société supérieure à la famille et à la cité : l'Église de la religion positive ; c'est elle qui détient le pouvoir théorique, qui est moral, général, universel.
Société religieuse et société politique sont donc séparées. La séparation des travaux, principe aristotélicien, est fondamentale pour l'existence positive de l'organisme collectif, dont l'étude est l'objet de la statique sociale. Et si dès lors certaines affirmations peuvent nous paraître invérifiables, et ne relevant pas de l'observation ni de l'expérience courantes, elles sont pour Comte démontrables, car déduites du postulat de l'état positif, stade adulte de l'humanité véritablement extrapolé sur la base des éléments positifs déjà réalisés. C'est en quoi il est possible de justifier certaines vues de la « sociologie » de Comte, quand on est en droit de contester qu'elles correspondent à la réalité observable. La sociologie de Comte se distingue de la sociologie moderne en ce qu'elle s'attache à décrire un « état adulte » utopique de la société, état déduit de l'existence de certains éléments positifs isolés et constituant un ensemble positif en voie de formation ; cela suppose admis le principe explicité plus tard par Laffitte : « Si plusieurs points sont liés entre eux et agissent les uns sur les autres, ils constituent un système », et mis en pratique par Comte dans le Plan des travaux scientifiques : « Cette dernière époque est déjà écoulée, quant aux éléments, et elle est prête à commencer, quant à l'ensemble. » De plus, la Sommaire appréciation du passé a démontré, selon l'histoire profonde, que la série des faits de l'ancien système est décroissante, tandis que la série des faits du nouveau système est croissante et présente des éléments positifs certains : « Le nouveau système n'a donc plus qu'un dernier échelon à monter pour parvenir à son entière organisation, et achever de remplacer l'ancien. Il ne reste plus qu'à compléter ses progrès au temporel et au spirituel. Au temporel, en s'emparant de la Chambre des communes ; au spirituel, en établissant la morale sur des principes uniquement déduits de l'observation. Or, tout est préparé pour cela, les moyens existent il ne faut que les employer » (Op. cit., éd. Aubier-Montaigne, Paris, 1971, p. 121).
Nous pouvons donc considérer que la théorie de l'organisme social et de l'existence sociale est normative en tant qu'elle est déduite d'une conception, dont l'hypothèse est néanmoins scientifique. On voit alors que la « politique positive » n'est devenue une politique sociologique qu'à condition d'admettre le postulat de cette sociologie. Cela étant posé, on comprend mieux, même sans y adhérer, des spéculations qui portent sur un présumé « état adulte » de la société, devenue positive : il s'agit désormais pour Comte de former la double notion de l'ordre humain et de l'ordre universel qui le domine. Et on le suit mieux quand il expose que le sacerdoce (scientifique) conquiert la confiance universelle, que dans chaque cité existent trois pouvoirs naturels : les prêtres (les savants-philosophes), les femmes (pour leur affectivité), les chefs pratiques (pour leur activité) ; et qu'enfin à ces trois puissances spéciales l'équilibre est apporté par la masse populaire, participant à la fois du sacerdoce (par l'éducation), de l'affectivité (par les liens domestiques) et de l'activité (par son travail).
La dynamique.
Tel est l'ordre. Voyons maintenant son « développement nécessaire » ou le progrès, la dynamique de cette société positive. La base biologique se trouve chez Bichat, dont Comte connaissait bien les Recherches physiologiques sur la vie et la mort, avec la définition de la vie : « l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort » ; de Bichat, Comte a retenu avec profit la distinction entre la vie organique (ou végétative) et la vie animale, formant l'une et l'autre la vie universelle aux trois attributs : la rénovation matérielle, la destruction individuelle, la conservation spécifique. L'animalité proprement dite obéit selon Comte à trois lois spéciales : le besoin alternatif d'activité et de repos ; la loi de l'habitude, qu'il découvre chez Bichat et qui énonce la reproduction spontanée des fonctions périodiques ; la loi du perfectionnement, conséquence de la précédente. La vie animale est subordonnée à la vie organique, puisque les appareils sensitifs et moteurs favorisent la conservation de la vitalité ; or, abordant la dynamique sociale, Comte constate qu'elle caractérise l'humanité (qui, seule, a une histoire) et que l'évolution sociale influe davantage sur la vie animale, puisque l'homme élargit son action sur le milieu, voit son intelligence s'élever, et ses appétits physiques diminuer ; c'est le fait des « instincts sociaux » qui se sont intensifiés. Parmi les éléments de progrès, avec l'ennui, la durée ordinaire de la vie, l'accroissement naturel de la population, Comte note l'importance particulière de l'intelligence et de son évolution: la loi des trois états concerne l'évolution intellectuelle et elle se justifie intellectuellement (selon les attitudes successivement anthropomorphique, animiste et positive), moralement (selon l'énergie morale que l'homme a pu puiser dans de semblables explications même insuffisantes), socialement (par les opinions communes qu'elle suppose môme au premier stade et qui ont permis une organisation de la société).
Exposée aux tomes IV, V et VI du Cours de philosophie positive et au tome III du Système de politique positive, la dynamique sociale montre dans son aspect historique, que la loi d'évolution se double d'une philosophie scientifique de l'histoire. Selon le précepte de méthodologie historique avancé par Comte dès le troisième opuscule, le passé ne peut être critiqué, mais seulement expliqué. C'est à montrer le bien-fondé de l'évolution historique et sociale que s'applique la partie historique de la dynamique sociale; Comte toutefois estime chaque étape selon son effet sur l'évolution sociale : ainsi le fétichisme eut une importance capitale par l'intensité de son état, par la multiplicité des objets et le caractère individuel et concret des croyances. Toutefois l'aspect instantané et presque hallucinatoire de l'état fétichiste n'était pas pour favoriser la recherche de lois invariables et naturelles. Mais si les fins qu'il proposait à l'homme nous paraissent chimériques, elles firent qu'il lui donna la confiance nécessaire à une première activité : l'association de l'homme avec certains animaux disciplinables, la destruction des animaux hostiles, le feu, les premières forces mécaniques, la monnaie et les débuts du commerce. C'est le second âge, le polythéisme, qui fut le temps où l'esprit religieux fut le plus intensément développé, même plus que durant l'étape ultérieure du monothéisme. La conséquence remarquable fut pour nos idées qui s'en trouvèrent coordonnées et fondamentalement liées : l'esprit d'ensemble fit donc son apparition, ce que l'on pourrait appeler en langage métaphysique le principe d'unité. Le polythéisme apporte en outre la distinction entre les divinités et les objets : au lieu des arbres fétiches, on a une forêt et un dieu de la forêt ; il y a donc un grand progrès intellectuel dû, explique Comte, à l'esprit d'observation, à la pratique de l'induction et à la généralisation croissante des observations.
Toutefois les deux conditions du régime polythéiste sont l'esclavage des vaincus à la guerre (au lieu de l'immolation fétichiste) et la confusion entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel (confusion due à la multiplicité des dieux). Au contraire, le monothéisme sous la forme du catholicisme a réalisé la séparation des pouvoirs temporel et spirituel : l'instauration d'un pouvoir spirituel a peu à peu moralisé la politique, apporté l'éducation nécessaire à l'action. Aussi le rôle politique du catholicisme a-t-il été considérable dans la mesure où il a consacré la supériorité intellectuelle et morale au milieu d'un ordre fondé sur la naissance, la fortune et la valeur militaire : c'est sur les idées chrétiennes que s'appuieront toutes les réclamations légitimes. Qu'a réalisé le monothéisme ? Il a favorisé le passage à un système militaire défensif (par exemple : Charlemagne en guerre contre les Saxons, contre les Sarrasins) ; il a favorisé la décomposition de l'Empire et régularisé les obligations féodales ; enfin, et du fait de la féodalité, il a transformé l'esclavage en servage. Le principal effet du troisième état est donc moral, du point de vue social en faisant prévaloir les besoins les plus généraux sur les nécessités particulières, du point de vue personnel en recommandant l'ascétisme ou l'ascendant de la raison sur la passion. Quant aux-effets intellectuels du monothéisme, ils se sont surtout fait sentir au moment de la décomposition du système.
Les thèses des second et troisième opuscules de philosophie sociale sont reprises pour étudier ensuite l'état métaphysique dans la 55e leçon du Cours de philosophie positive qui traite du mouvement critique et de désorganisation. C'est ce que nous appelons la série décroissante du système théologique et militaire ; cette phase négative a été exposée dans la première partie de la Sommaire appréciation de l'ensemble du passé moderne. La 56e leçon montre ensuite la « convergence progressive des principales évolutions spontanées de la société moderne vers l'organisation finale d'un régime rationnel et pacifique », convergence correspondant à la série croissante du système scientifique et industriel présentée dans la seconde partie du même opuscule. La 57e leçon détermine l'esprit nouveau de la rationalité moderne comme étant un esprit de généralité, opposé à l'esprit de spécialité, dans lequel se développent les sciences positives quand elles apparaissent dans un milieu théologique et métaphysique (exemple à la 56e leçon, du génie mathématique des Grecs qui « avait dû être d'abord éminemment spécial, comme surgissant dans un milieu philosophique et social, profondément hétérogène à sa nature »). Aussi Comte se félicite-t-il, à la fin de la 57e leçon, « à l'époque où l'intelligence humaine, sous le régime empirique d'une spécialité dispersive, menace de se consumer en travaux de détail de plus en plus misérables et de plus en plus éloignés de toute haute destination sociale », d'avoir : « osé proclamer et même ébaucher le règne prochain de l'esprit d'ensemble, seul propre à faire universellement prévaloir le vrai sentiment du devoir ». En effet, dénonçant le travail en miettes, ou de spécialité, le positivisme de Comte permet la prise de conscience de la totalité : l'humanité. Luvre à laquelle Comte s'est adonné, l'instauration de la science sociale, à commencer par sa fondation, est la condition théorique d'un possible avènement de l'état pleinement positif, qu'il s'agisse de l'intelligence ou de la société.
Les conséquences.
Nous avons donc considéré le dessein et son entreprise. De plus, Comte pense constamment aux lointaines et utiles conséquences de cette ultime instauration positive que serait l'instauration de la science sociale. En fait, elle résoudrait d'après lui tous les problèmes politiques, et comme tout est politique, et qu'il n'y a pas, pour Comte, de distinction entre le domaine publie et le domaine privé, la science sociale résoudrait tous nos problèmes. Cette sociologie de l'organisation et du consensus serait aussi notre panacée. On peut résumer l'effet majeur de la reconnaissance de la science sociale effectivement positive, c'est le service social sur la base d'un capital sans capitalistes, le capital étant la garantie de la survie d'une génération à l'autre ; dans cette organisation ou totalisation de la société, le profit serait devenu pratiquement impossible. Si cette sociologie du consensus est la solution au problème des contradictions vécues à l'époque de Comte, si c'est enfin la solution de toutes les contradictions et de tous les conflits, on peut dire que cette sociologie du consensus renvoie à une autre sociologie, la sociologie du conflit, le marxisme. Ces deux sociologies s'opposent apparemment, en fait elles ne font que se compléter dans l'état des choses, étant donné que la contradiction radicale ne peut être définitive sans un passage à. une nouvelle organisation, inversement l'organisation radicale ressemblerait à la mort des sociétés et ne serait vivante que dans le signe de vie de la contradiction. Certes un marxisme positiviste s'aplatirait et se neutraliserait, un positivisme marxiste se contredirait et s'annulerait, mais il reste qu'il faut penser une sociologie du consensus comme l'horizon d'une sociologie du conflit et une sociologie du conflit comme l'horizon d'une sociologie du consensus, l'une implique l'autre, l'une ne peut avoir de sens que dans l'ensemble de l'autre.
Dernière mise à jour de cette page le samedi 4 novembre 20067:31
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
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