De quoi est-il question
dans l'ouvrage polémique de Marx ?
La Sainte Famille est le premier ouvrage que Marx et Engels aient rédigé et publié en commun. A vrai dire, il était déjà arrivé que leurs signatures voisinent: dans la Rheinische Zeitung (Gazette rhénane) d'abord, dans les Deutsch-Französische Jahrbücher (Annales franco-allemandes) ensuite, et Marx fera fréquemment référence à cette revue dans La Sainte Famille, précisément. Mais avec La Sainte Famille il s'agit d'une véritable collaboration. Et cette collaboration, on le, sait, se poursuivra désormais sans interruption entre les deux amis, jusqu'à ce que la mort de Marx vienne y mettre un terme.
Marx et Engels se rencontrent à Paris à la fin d'août 1844, Au cours des dix jours qu'ils passent ensemble, ils décident d'écrire en commun un ouvrage polémique contre les frères Bauer et leurs partisans, qui éditent une revue, l'Allgemeine Literatur-Zeitung [Gazette littéraire universelle]. Le livre s'intitulera Kritik der kritischen Kritik. Gegen Bruno Bauer und Consorten [Critique de la Critique critique. Contre Bruno Bauer et consorts]. Ils se répartissent aussitôt les chapitres et rédigent la préface sans plus tarder. Engels se met immédiatement au travail et écrit sur-le-champ sa part de ce qui, au début, semble ne devoir pas dépasser l'ampleur d'un bref pamphlet. Engels parti, Marx travaille sur le sujet jusqu'à la fin novembre et de semaine en semaine, sous sa plume, l'ouvrage s'enfle sans cesse : Marx utilise pour cette rédaction une partie de ses notes, les Manuscrits économico-philosophiques, qu'il venait de jeter sur le papier au printemps et à l'été 1844; il se servira également de ses notes sur la Révolution française.
L'ouvrage définitif est donc pour l'essentiel luvre de Marx. Engels n'en a pas écrit le dixième, (Dès la première édition, on indiquait dans la table des matières, comme nous l'avons fait, quels chapitres revenaient à chacun des deux auteurs.)
La brochure initiale était devenue un véritable livre qui, en petit format, dépassait vingt placards. Du coup, il n'avait pas besoin, selon les règlements en vigueur dans plusieurs États allemands, d'être soumis préalablement à la censure.
Au moment d'envoyer le manuscrit à l'imprimeur, Marx lui donne son titre défi-ni-tif : La Sainte Famille ou Critique... etc. L'ouvrage, imprimé sans retard, sort en février 1845, des presses de la Literarische Anstalt (J. Rütten), à Francfort-sur-le-Main.
La Sainte Famille est une façon plaisante de désigner les frères Bauer et leurs partisans jeunes-hégéliens qui se groupaient autour de l'Allgemeine Literatur-Zeitung. Marx et Engels critiquent les conceptions idéalistes des frères Bauer, leur éloignement de la vie réelle et leur penchant à mener des joutes oratoires abstraites dans les domaines de la philosophie et de la théologie. Ces Jeunes-hégéliens, qui inclinaient au subjectivisme, ne voyaient dans les masses populaires qu'une matière inerte, un poids mort dans le processus historique, proclamant en revanche que les personnalités élues, et eux-mêmes en particulier, porteurs de « l'esprit », de la « critique absolue », étaient les créateurs de l'histoire. Ils voyaient l'obstacle décisif sur le chemin d'une évolution progressive de l'Allemagne, non dans l'ordre social réactionnaire qui y régnait alors, mais seulement dans les idées dominantes, en particulier dans la religion. De ce tait, ils ne s'élevaient pas contre cet ordre social, mais seulement contre les idées dominantes .
La Sainte Famille est donc à l'origine essentiellement une oeuvre polémique, un pamphlet. Elle souffre, comme L'Idéologie allemande, qui est de la même veine et vise, pour une bonne part, les mêmes adversaires - d'ailleurs bien des pages de ces deux oeuvres rendent un son très voisin - de cette origine. D'abord parce que sont oubliés ou inconnus aujourd'hui les textes que Marx et Engels discutent, réfutent ou ridiculisent. Pour le lecteur actuel, La Sainte Famille souffre de la minceur de ces prétextes. Qui lit encore les brochures d'Edgar ou même de Bruno Bauer ? Qui, en Allemagne ou en France, s'intéresse aux commentaires détaillés qu'inspira à Franz Zychlin von Zychlinski (Szeliga) l'ouvrage d'Eugène Sue : Les Mystères de Paris? Même ceux qui sourient ou s'attendrissent encore à la lecture des malheurs de Fleur-de-Marie, du Chourineur ou du Maître d'École, hésiteraient à considérer que ces héros de mélodrame expriment exactement le comportement, le mode de penser et d'agir de telle ou telle couche sociale de l'époque, au point qu'en faisant leur critique on s'attaque à la société dont ils sont issus et qu'ils reflètent.
D'autre part la critique de Marx s'attache trop souvent à la forme, à expression souvent maladroite ou ridicule, il est vrai, de la pensée de ses adversaires. Détachées de leur contexte, ces formules de Bauer, Szeliga ou Faucher, indéfiniment ressassées, produisent une impression fastidieuse, comme le note Lénine lui-même .
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