Préface à la thèse de doctorat
« Différence » entre la philosophie de la nature de Démocrite et celle d’Épicure »*
KARL MARX
La forme de ce mémoire eût été strictement scientifique d’une part, et, d’autre part moins pédante dans maint développement, s’il n’avait pas initialement été destiné à être une thèse de doctorat. Des raisons extérieures me déterminent néanmoins à le donner sous cette forme à l’impression. En outre, je crois y avoir résolu un problème jusqu’ici pendant, de l’histoire de la philosophie grecque.
Les spécialistes savent qu’il n’existe pas de travaux antérieurs qui soient utilisables en quelque manière pour le sujet de ce mémoire. Les bavardages de Cicéron et de Plutarque ont été ressassés jusqu’à l’heure actuelle. Les exposés de Gassendi [1], qui a levé l’interdit que les Pères de l’Eglise et le Moyen âge tout entier, cette période de la déraison réalisée, avaient lancée contre Epicure, ne constituent qu’une étape intéressante. Gassendi cherche à concilier sa conscience catholique avec sa science païenne, et Epicure avec l’Eglise, ce qui, bien sûr, était peine perdue. C’est comme si l’on voulait affubler d’une robe une nonne chrétienne la beauté sereine et épanouie d’une Laïs [2] grecque. On peut dire que Gassendi a appris plus dans la philosophie d’Epicure qu’il nous apprend de chose sur elle.
On voudra bien ne considérer ce mémoire que comme le travail préliminaire à un ouvrage plus important, où j’exposerai en détail [3] le cycle des philosophies épicurienne, stoïcienne et septique [4] dans leurs rapports avec la pensée spéculative grecque. Les défauts propres à ce mémoire, en ce qui concerne la forme, etc… disparaîtront dans l’ouvrage projeté.
Hegel a déterminé, de façon exacte au total, les grandes lignes des systèmes susnommés ; mais le plan, admirable d’ampleur et d’audace, de son histoire de la philosophie qui constitue le véritable acte de naissance de la philosophie en général rendait pour une part impossible d’entrer dans les détails tandis que, pour une autre part, sa conception de ce qu’il appelait « spéculatif » par excellence [5] empêchait ce géant de la pensée de reconnaître la haute signification de ces systèmes pour l’histoire de la philosophie grecque et de la pensée grecque en général.
Ces systèmes sont la clé d’une histoire vraie de la philosophie grecque. Sur leurs rapports avec la vie grecque, on trouvera une indication plus profonde dans l’ouvrage de mon ami Köppen Frédéric le Grand et ses adversaires.
Nous avons ajouté en appendice une critique de la polémique de Plutarque contre la théologie d’Epicure ; la raison en est que cette polémique n’est pas quelque chose d’unique mais de typique, qui représente une espèce ; elle expose de façon frappante comme se comporte l’intelligence théologisante à l’égard de la philosophie.
Ma critique ne montre pas, entre autres points, combien est faux en général le point de vue de Plutarque qui fait comparaître la philosophie devant le forum de la religion. Sur ce sujet, qu’il suffise, au lieu de raisonnement, de citer un passage de David Hume :
- C’est certainement faire une sorte d’injure à la philosophie que de la contraindre, elle dont on devrait, de toutes parts, reconnaître la dignité souveraine, à se défendre en toute occasion pour les conséquences qu’elle entraîne, à se justifier auprès de tous les arts et sciences qui se scandalisent de son existence. Il nous vient alors à l’esprit l’histoire de ce roi qui est accusé de haute trahison envers ses propres sujets [6].
Aussi longtemps qu’une goutte de sang battra dans le cœur de la philosophie, ce cœur totalement libre qui englobe le monde, elle s’écriera avec Epicure à l’adresse de ses adversaires :
- Impie n’est pas celui qui fait place nette des dieux du vulgaire, mais celui qui prête aux dieux les idées du vulgaire [7].
La philosophie ne se dissimule pas. La profession de foi de Prométhée :
- Je hais tous les dieux ; ils sont mes obligés, et par eux je subis un traitement inique [8].
est sa propre profession de foi, sa propre maxime contre tous les dieux du Ciel et de la terre qui ne reconnaissent pas pour divinité suprême la conscience que l’homme a de soi. Il ne doit pas y en avoir d’autre.
Quant aux pitoyables couards qui se réjouissent de voir se dégrader en apparence la position sociale de la philosophie, elle leur rétorque ce que Prométhée répondit au serviteur des dieux, Hermès :
- Contre une servitude pareille à la tienne, sache-le nettement, je n’échangerais pas mon malheur. J’aime mieux, je crois, être asservi à ce roc que me voir fidèle messager de Zeus, père des Dieux ! C’est ainsi qu’à des orgueilleux, il sied de montrer leur orgueil ! [9]
Prométhée est le plus noble des saints et martyrs du calendrier philosophique.
Berlin, mars 1841.
[1] Il s’agit du livre de Pierre Gassendi : Animadversiones in decimum Librum Diogenis, qui est de Vita, Moribus, Placitisque Epicuri, Lugduni, 1649. (Remarques sur le Xe livre de Diogène Laërce, qui traite de la vie, des mœurs et des conceptions d’Epicure, Lyon, 1649.)
[2] Nom de plusieurs courtisanes grecques. La plus célèbre vécut à Corinthe (2e moitié du IVe siècle av. J.-C.)
[3] Marx n’a pas réalisé le plan mentionné ici de publier un ouvrage plus important sur les philosophies épicurienne, stoïcienne et sceptique. Toutefois 7 cahiers de format in-folio de l’année 1839, appartenant à Marx ont été conservés ; des travaux préliminaires essentiels s’y trouvent, que Marx a utilisés partiellement dans sa dissertation de doctorat.
[4] Philosophie épicurienne : un des systèmes les plus élaborés du matérialisme de la Grèce ancienne, philosophie qui se distingue par son caractère rationaliste et athée. Epicure niait l’ingérence des Dieux dans les affaires du monde et admettait l’éternité de la matière et le mouvement comme sa source interne. Il niait l’immortalité de l’âme et prit position contre l’ignorance et la superstition qui engendrent, selon sa doctrine, la crainte des dieux et l’angoisse de la mort. La philosophie a pour but et pour fin, selon Epicure, le bonheur de l’homme, ce qui impose de se débarrasser des préjugés et d’acquérir la connaissance des lois de la nature. La doctrine matérialiste d’Epicure a été dénaturée de toutes les manières par les historiens idéalistes de la philosophie, et a été l’objet de la haine particulière et des persécutions de l’Eglise.
Philosophie stoïcienne : école philosophique dont le fondateur fut le philosophe grec Zénon de Citium (336-264 avant notre ère) qui avait coutume d’enseigner au Portique (« Stoa ») d’Athènes. La doctrine de cette école oscillait entre le matérialisme et l’idéalisme. Dans la première période (Stoa ancienne et moyenne), elle prêta attention surtout à l’étude des lois de la nature et de la théorie de la connaissance, ce qu’elle fit pour l’essentiel en partant des positions matérialiste. A l’époque de l’Empire romain (nouvelle Stoa ou Stoa de l’époque impériale), elle témoigna un intérêt particulier pour les problèmes moraux. Les stoïciens traitaient ces problèmes dans un esprit idéaliste et religieux, défendant l’existence immatérielle de l’âme, le culte de la soumission de l’homme au destin, la non-résistance au mal, l’abnégation et l’ascétisme, la quête de Dieu, etc ; idées qui ont exercé une influence sur la formation du christianisme.
Philosophie sceptique : école philosophique de la période de décadence de la société esclavagiste en Grèce et à Rome qui exprime le doute sur la possibilité de parvenir à une connaissance valable de la vérité objective ; elle met par conséquent en cause également le développement de la pensée scientifique. La doctrine des anciens sceptiques, expression d’une tendance idéaliste subjective, montre déjà les signes d’une décadence de la pensée philosophique de l’Antiquité.
[5] En français dans le texte.
[6] Marx cite ici l’ouvrage de David Hume : Treatise of Human Nature (Traité de la nature humaine).
[7] Tiré d’une lettre d’Epicure à Ménécée au Xe livre de Diogène Laërce, d’après Gassendi : Remarques sur le Xe livre de Diogène Laërce, p. 83.
[8] Ce vers, comme les suivants, est tiré de la tragédie d’Eschyle Prométhée enchaîné (vers 975). Traduction française de Paul Mazon, Collection Guillaume Budé, Paris 1920.
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