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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Friedrich Engels, LA QUESTION DU LOGEMENT. (1887)
Préface


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Friedrich Engels, LA QUESTION DU LOGEMENT. Paris: Les Éditions sociales, 1969, 130 pp. Collection: Classiques du marxisme. Une édition numérique de Claude Ovtcharenko, journaliste à la retraite dans le sud de la France.

[11]

La question du logement (1887) (1969)

PRÉFACE [1]
_______

Friedrich Engels, 1887.

Les pages qui suivent sont la réimpression de trois articles que j’ai écrits en 872 pour le Volksstaat [2] de Leipzig. C’était l’époque où la manne des milliards français se déversait sur l’Allemagne ; l’État remboursait ses dettes, on construisait des places fortes et des casernes, on renouvelait les stocks d’armes et d’effets militaires ; brusquement, le capital disponible, tout autant que la masse d’argent en circulation, se trouvèrent considérablement accrus ; tout ceci à un moment où l’Allemagne faisait son entrée sur la scène mondiale non seulement comme « empire unifié », mais aussi comme grand pays industriel. Les milliards donnèrent à la grande industrie alors à ses débuts un puissant essor ; ce sont eux surtout qui amenèrent après la guerre la brève période de prospérité si riche en illusions, suivie aussitôt du grand krach de 1873-1874, par lequel l’Allemagne s’affirma comme un pays industriel capable d’affronter le marché mondial.

L’époque à laquelle un pays de vieille culture passe ainsi avec rapidité, encore accélérée par des circonstances si favorables, de la manufacture et de la petite entreprise à la grande industrie, est aussi par excellence celle de la « pénurie de logements ». D’une part, des masses de travailleurs ruraux sont brusquement attirés dans les grandes villes qui se transforment en centres industriels ; d’autre [12] part, la construction de ces vielles cités ne correspond plus aux conditions de la grande industrie nouvelle et du trafic qu’elle détermine ; des rues sont élargies, on en perce de nouvelles, et des voies ferrées sont élargies, on en perce de nouvelles, et des voies ferrées traversent les cités. Dans le même moment où des travailleurs y affluent en foule, on démolit en masse les habitations ouvrières. De là, une brusque pénurie de logements pour les travailleurs et pour le petit commerce et l’artisanat qui dépendent de la clientèle ouvrière. Dans les villes qui d’emblée furent des centres industriels, cette pénurie est pour ainsi dire inconnue. C’est le cas de Manchester, Leeds, Bradford, Barmen-Elberdfeld. Par contre, à Londres, Paris, Berlin, Vienne, elle a pris en son temps une forme aiguë et elle persiste le plus souvent à l’état chronique.

Ce fut donc cette crise aiguë du logement, symptôme de la révolution industrielle en train de s’accomplir en Allemagne, qui remplit alors la presse de discussion sur la « question du logement » et donna lieu à tout un déballage de boniments sociaux. Une série d’articles de ce  genre vint s’égarer également dans le Volksstaat. L’auteur anonyme, qui se fit connaître plus tard comme étant le docteur en médecine A. Mülberger, de Würtemberg, estima l’occasion favorable et se saisit de cette question pour rendre évidents aux yeux des travailleurs allemands les effets miraculeux de la médecine sociale universelle de Proudhon. Lorsque je manifestai à la rédaction mon étonnement qu’elle eût accepté ces singuliers articles, elle m’incita à y répondre ; ce que je fis (v. 1re partie : « Comment Proudhon résout la question du logement »). À cette première série, je rattachai peu après une deuxième, dans laquelle, m’appuyant sur un écrit du docteur Emil Sax, j’examinai la conception que les bourgeois philanthropes se font de la question (2e partie : « Comment la bourgeoisie résout la question du logement »). Après un silence assez long, le docteur Mülberger me fit l’honneur d’une réponse, qui m’obligea à une réplique (3e partie : « Appendice sur Proudhon et la question du logement ») ; ce qui mit fin à notre polémique comme à mon activité particulière sur ce sujet. Telle est la genèse de ces trois séries d’articles, qui parurent également sous forme de brochure. Si aujourd’hui une [13] nouvelle édition est nécessaire, je le dois une fois de plus sans aucun doute à la bienveillante attention du Gouvernement allemand, qui, en l’interdisant, en a comme toujours grandement favorisé la vente ; je lui en exprime ici mes respectueux remerciements.

Pour cette nouvelle impression, j’ai revu le texte, introduit quelques adjonctions et remarques et rectifié, dans la première partie, une petite erreur économique que mon adversaire, le docteur Mülberger, n’avait malheureusement pas découverte.

La révision de ce texte me fait vraiment rendre conscience des progrès gigantesques accomplis par le mouvement ouvrier international au cours des quatorze dernières années. C’était alors un fait que les « travailleurs de langue latine n’avaient d’autre nourriture intellectuelle depuis vingt ans que les ouvrages de Proudhon », et, dans le meilleur des cas, cette autre interprétation restreinte du proudhonisme, due au père de l’anarchisme, Bakounine, qui voyait dans Proudhon, notre maître à nous tous *. Si  en France les proudhoniens n’étaient qu’un petit groupe fermé parmi les travailleurs, du moins étaient-ils les seuls à posséder un programme nettement formulé et à pouvoir sous la Commune prendre la direction sur le plan économique. En Belgique, le proudhonisme régnait sans conteste chez les ouvriers wallons, et en Espagne et en Italie, à quelques rares exceptions près, tout ce qui dans le mouvement ouvrier n’était pas anarchiste se réclamait résolument de Proudhon. Et aujourd’hui ? En France, parmi les ouvriers, Proudhon est complètement liquidé et il n’a plus d’adeptes que parmi les bourgeois radicaux et les petits-bourgeois qui, en tant que proudhoniens, se disent également « socialistes », mais que combattent avec la dernière violence les travailleurs socialistes. En Belgique, les Flamands ont évincé les Wallons de la direction du mouvement, destitué le proudhonisme et élevé puissamment le niveau du mouvement. En Espagne, comme en Italie, la grande marée anarchisante de la période 1870-1880 s’est [14] retirée, entraînant avec elle les derniers vestiges du proudhonisme. Si, en Italie, le nouveau parti en est encore à la période de clarification et de formation, en Espagne, le petit noyau qui, sous le nom de « Nueva Federaciòn Madrileña », était demeuré fidèle au Conseil général de l’Internationale, est devenu un parti robuste, et — comme on peut en juger par la presse républicaine elle-même — il ruine l’influence des républicains bourgeois sur les ouvriers avec une efficacité bien supérieure à celle dont furent jamais capables les anarchistes bruyants qui l’ont précédé. Le Capital, Le manifeste du Parti communiste et une série d’autres écrits de l’école de Marx ont pris chez les travailleurs de langue latine la place des ouvrages oubliés de Proudhon, et la principale exigence de Marx : l’appropriation de tous les moyens de production, au nom de la société, par le prolétariat parvenu à l’exercice exclusif du pouvoir politique, cette exigence est aujourd’hui celle de toute la classe ouvrière révolutionnaire, également dans les pays latins.

Si, d’après cela, le proudhonisme est définitivement rejeté par les travailleurs, y compris par ceux des pays latins, s’il n’est plus — conformément à sa destination véritable — que l’expression des désirs bourgeois et petits-bourgeois des radicaux bourgeois de France, d’Espagne, d’Italie et de Belgique, pourquoi alors revenir sur lui aujourd’hui ? Pourquoi, en réimprimant ces articles, rependre le combat contre un adversaire défunt ?

D’abord parce que ces articles ne se limitent pas à une simple polémique contre Proudhon et son représentant allemand. Par suite de la division du travail entre Marx et moi, il me revenait de défendre nos points de vue dans la presse périodique, notamment en luttant contre les opinions adverses, afin que Marx gardât le temps nécessaire à l’élaboration de son grand ouvrage. Je me trouvai ainsi amené à exposer notre manière de voir le plus souvent sous une forme polémique, en m’opposant à d’autres façons de penser. Il en est de même ici. La première et la troisième parties renferment non seulement une critique de la conception proudhonienne de la question, mais aussi l’exposé de la nôtre. En deuxième lieu, Proudhon a joué [15] un rôle bien trop important dans l’histoire du mouvement ouvrier européen pour tomber si vite dans l’oubli. Liquidé sur le plan de la théorie, évincé dans la pratique, il continue à présenter un intérêt historique. Celui qui veut approfondir tant soit peu le socialisme moderne doit apprendre à connaître également les « points de vue dépassés » du mouvement. Misère de la philosophie de Marx a paru plusieurs années avant que Proudhon ait exposé ses projets pratiques de réforme sociale ; ce n’est que l’embryon de la banque proudhonienne des échanges que Marx pouvait alors découvrir et critiquer. Sous ce rapport, son ouvrage sera donc complété par celui-ci, malheureusement assez imparfaitement. Marx l’aurait fait beaucoup mieux et avec des arguments plus frappants.

Pour finir, le socialisme bourgeois et petit-bourgeois est jusqu’à présent fortement représenté en Allemagne. Et cela, d’un côté par des « socialistes de la chaire [3] » et des philanthropes de tout genre, chez qui le désir de transformer les travailleurs en propriétaires de leur logement continue à jouer un grand rôle ; vis-à-vis d’eux, mon travail est donc toujours de saison. D’un autre côté, par un certain socialisme petit-bourgeois que l’on retrouve dans le parti social-démocrate lui-même et jusque dans sa fraction parlementaire. Et cela de la façon suivante : on reconnaît comme fondés les conceptions fondamentales du socialisme moderne et le mot d’ordre qui réclame la transformation de tous les moyens de production en propriété sociale ; mais on déclare que leur réalisation n’est possible que dans un temps éloigné, pratiquement hors de prévision. Pour le présent, la seule tâche qui nous incombe est un simple rafistolage social et l’on peut même éventuellement sympathiser avec les tentatives les plus réactionnaires ayant en vue la prétendue « élévation de la classe ouvrière ». Il était inévitable qu’une telle tendance subsistât en Allemagne, [16] le pays de la petite bourgeoisie par excellence *, à une époque où en masse cette petite  bourgeoisie, depuis longtemps solidement en place, est violemment déracinée par le développement industriel. Il n’y a là d’ailleurs aucun danger pour le mouvement ouvrier, étant donné le merveilleux bon sens de nos travailleurs qui, précisément au cours de ces huit dernières années, s’est affirmé avec tant d’éclat dans la lutte contre la loi antisocialiste [4], la police et les tribunaux. Mais il est indispensable de voir nettement qu’une telle tendance subsiste. Et si plus tard, comme cela est nécessaire et même souhaitable, elle venait à se cristalliser, en prenant des contours plus précis, il lui faudra pour formuler son programme remonter à ses prédécesseurs et lui sera alors difficile de passer à côté de Proudhon.

L’essentiel dans la solution qu’apportent aussi bien la grande que la petite bourgeoise à la « question du logement » est que le travailleur doit être propriétaire de son habitation. Mais c’est là un point que le développement industriel de l’Allemagne durant les vingt dernières années a éclairé d’une façon très particulière. En aucun autre pays il n’existe autant de travailleurs salariés qui sont propriétaires non seulement de leur logement, mais aussi d’un jardin ou d’un champ ; à côté d’eux, d’autres, nombreux, ont aussi comme fermiers une maison avec un jardin ou un champ, dont la possession leur est pratiquement à peu près assurée. L’industrie rurale, exercée à domicile, conjointement avec la culture d’un jardin ou d’un champ, forme en Allemagne la large base de la grande industrie à ses débuts ; à l’ouest dominent les travailleurs propriétaires, à l’est ceux qui ont leur demeure en fermage. L’association de l’industrie domestique avec la culture d’un jardin et d’un champ, ce qui implique le logement assuré, se rencontre non seulement partout où le tissage, se rencontre non seulement partout où le tissage à la main lutte encore contre le métier mécanique, comme c’est le cas sur le cours inférieur du Rhin et en Westphalie, en Saxe dans les [17] Monts Métalliques et en Silésie ; on la trouve partout où une industrie domestique, quelle qu’elle soit, s’est imposée comme industrie rurale, par exemple en Forêt de Thuringe et dans le Rohen. À l’occasion des débats sur le monopole des tabacs, il est apparu à quel point déjà la fabrication des cigares, elle aussi, s’effectue sous forme de travail rural à domicile ; et chaque fois qu’une crise quelconque sévit dans la petite paysannerie, comme il y a quelques années dans l’Eifel, aussitôt la presse bourgeoise réclame l’introduction d’une industrie domestique appropriée, comme l’unique remède à la situation. En réalité, la misère croissante des paysans parcellaires en Allemagne, tout comme la situation générale de l’industrie, pousse à une extension toujours plus grande de l’industrie rurale à domicile. C’est là un phénomène propre à l’Allemagne. Nous ne rencontrons une situation analogue en France, que tout à fait exceptionnellement, par exemple dans les régions de sériciculture ; en Angleterre, où la petite paysannerie n’existe pas, l’industrie rurale à domicile repose sur le travail des femmes et des enfants des journaliers agricoles ; ce n’est qu’en Irlande que nous voyons l’industrie de la confection pratiquée à domicile, comme en Allemagne, par de véritables familles paysannes. Nous e parlerons naturellement pas ici de la Russie et d’autres pays non représentés sur le marché mondial.

C’est ainsi qu’aujourd’hui, dans de vastes régions de l’Allemagne, subsiste un état de l’industrie, qui au premier abord ressemble à celui qui régnait d’une manière générale avant l’introduction des machines. Mais seulement au premier abord. Autrefois, l’industrie rurale à domicile, associée à la culture d’un jardin et d’un champ, était, du moins dans les pays se développant industriellement, la base d’une situation matériellement supportable et, par endroits, aisée de la classe laborieuse, mais également la raison de sa nullité intellectuelle et politique. Le coût du produit fait à la main déterminait le prix marchand, et  étant donné la médiocre productivité du travail, inexistante à côté de celle d’aujourd’hui, la demande, en règle générale croissait plus vite que l’offre. Ceci vaut, au milieu du siècle dernier, pour l’Angleterre et en partie pour la France, [18] notamment dans l’industrie textile. La situation était, il est vrai, bien différente dans l’Allemagne d’alors qui, à peine sortie des destructions de la guerre de Trente Ans s’efforçait de se relever dans des circonstances très défavorables ; la seule industrie domestique qui travaillât pour le marché mondial, le tissage de la toile, était tellement écrasée d’impôts et de charges féodales que le paysan-tisserand ne dépassait pas le très bas niveau de vie du reste de la paysannerie. Cependant, l’existence du travailleur rural présentait alors une certaine sécurité.

Avec l’introduction des machines tout fut changé. Le prix fut alors déterminé par le produit fait à la machine et le salaire du travailleur industriel à domicile tomba d’autant. Mais il était obligé de l’accepter ou de chercher un autre travail ; ce qu’il ne pouvait faire sans abandonner sa maisonnette, son jardinet et son bout de champ — qu’il en fût le propriétaire ou le fermier. Et il ne s’y résignait que très rarement. C’est ainsi que la culture de leur jardin et de leur champ chez les vieux tisserands ruraux fut la cause de la si longue résistance du tissage à la main contre le métier mécanique, résistance qui, en Allemagne, aujourd’hui encore n’est pas  terminée. Cette lutte montra pour la première fois, notamment en Angleterre, que la même circonstance, qui jadis avait déterminé chez les travailleurs un bien-être relatif — à savoir la possession de leurs moyens de production —  était devenue pour eux à présent une entrave et une calamité. Dans l’industrie, le métier à tisser mécanique évinça leur métier à main ; en agriculture la grande exploitation élimina leur petite culture. Mais tandis que dans ces deux secteurs de la production, le travail collectif et l’emploi de machines ainsi que de méthodes scientifiques devenaient la règles, sa maisonnette, son jardinet, son bout de champ et son métier à tisser l’enchaînaient à la méthode surannée de la production individuelle et du travail à la main. La possession d’une maison et d’un jardin avait à présent bien moins de valeur que la pleine liberté de mouvement. Pas un ouvrier d’usine n’aurait changé sa place contre celle du tisserand rural condamné à mourir lentement mais sûrement, de faim.

[19]

C’est tardivement que l’Allemagne a fait son entrée sur le marché mondial ; notre grande industrie, qui date des années 1840-1850, connut un premier essor grâce à la Révolution de 1848 et atteignit son plein épanouissement lorsque celles de 1866 et 1870 eurent écarté de sa route tout au moins les pires obstacles politiques Mais elle trouva le marché mondial en grande partie occupé. Les articles de grande consommation étaient fournis par l’Angleterre ; ceux de luxe, d’un goût raffiné, par la France. L’Allemagne ne pouvait battre les premiers par le prix, ni les seconds par la qualité. Il ne lui restait donc provisoirement pas d’autre solution que de s’insinuer sur le marché mondial avec des articles dans la ligne de ce qu’avait été jusqu’alors la production allemande, articles que les Anglais considéraient comme de la pacotille et les Français comme de la camelote. L’escroquerie pratiquée couramment en Allemagne, qui consiste à envoyer d’abord de bons échantillons et ensuite de la mauvaise marchandise, se retourna assez durement contre elle-même sur le marché mondial et tomba quelque peu en désuétude ; d’autre part, la concurrence résultant de la surproduction, contraignit les anglais eux-mêmes, si sérieux en affaires, à s’engager sur la pente glissante de l’abandon de la qualité et favorisa ainsi les Allemands, imbattables dans ce domaine. Et c’est ainsi que nous sommes enfin parvenus à posséder une grande industrie et à jouer un rôle sur le marché mondial. Mais notre grande industrie travaille presque exclusivement pour le marché intérieur (la sidérurgie mise à part qui produit bien au-delà des besoins intérieurs), et nos exportations massives se composent d’un nombre incalculable de petits articles qui sont livrés en grande partie par l’industrie rurale à domicile et pour lesquels la grande industrie fournit tout au plus les produits mi-fabriqués nécessaires.

Et c’est ici qu’apparaît en pleine lumière la « faveur » que représente pour le travailleur moderne la possession d’une maison et d’un terrain. En aucun pays — peut-être pas même en Irlande, pays d’industrie domestique —, on ne paie des salaires aussi honteusement bas que dans l’industrie domestique en Allemagne. Ce que la famille retire par son travail de son jardin et de son bout de champ, le capitaliste, [20] s’autorisant la concurrence, le déduit du prix de la force de travail ; les travailleurs sont contraints d’accepter n’importe quel salaire, car autrement ils ne recevraient absolument rien ; or, ils ne peuvent vivre du seul produit de leur culture ; et, d’autre art, cette culture et la terre qu’ils possèdent sont des liens qui les empêchent de chercher une autre occupation. Et voilà pourquoi l’Allemagne peut continuer à soutenir la concurrence sur le marché mondial pour toute une série de petits articles. Tout le profit du capital s’extrait d’une retenue sur le salaire normal et l’on peut faire cadeau à l’acheteur de toute la plus-value. C’est là le secret du bon marché étonnant de la plupart des articles allemands d’exportation.

C’est cette circonstance qui, plus que toute autre, et dans d’autres secteurs industriels également, maintient les salaires et le standard de vie des travailleurs allemands à un niveau inférieur à celui atteint dans les Etats de l’Europe occidentale. Le poids terrible de ces salaires, maintenus traditionnellement bien au-dessous de la valeur de la force de travail, pèse aussi sur ceux des travailleurs au-dessous de cette valeur ; ceci d’autant plus que dans les villes également, l’industrie à domicile mal rétribuer a pris la place du vieil artisanat et, là aussi, abaisse le niveau général des salaires.

Voilà maintenant qui est clair : ce qui à une étape antérieure de l’histoire était la base d’un bien-être relatif pour les travailleurs — l’association de la petite culture et de l’industrie, non seulement la pire entrave pour le travailleur, mais aussi le plus grand des malheurs pour toute la classe ouvrière et le point de départ d’un abaissement sans précédent des salaires au-dessous de leur niveau normal. Ceci non seulement dans quelques branches de l’industrie et quelques régions, mais dans le pays tout entier. Rien d’étonnant que la grande et la petite bourgeoisie qui vivent et s’enrichissent de ces retenues anormalement importantes pratiquées sur les salaires, manifestent un tel enthousiasme pour l’industrie rurale, [21] pour les travailleurs propriétaires de leur maison et qu’elles ne voient d’autre remède à toutes les crises rurales que dans l’introduction de nouvelles industries domestiques !

C’est là un des côtés de la question ; mais il y a le revers de la médaille. L’industrie domestique est devenue la large base du commerce extérieur allemand, et par là de toute la grande industrie. Elle est ainsi répandue sur des vastes régions de l’Allemagne et s’étend chaque jour davantage. La ruine du petit paysan était devenue inévitable à partir du moment où son travail domestique pour son usage personnel fut rendu inutile par les produits bon marché personnel fut rendu inutile par des produits bon marché de la confection et de la machine et où son bétail, donc sa production d’engrais, fut réduit à rien par l’abolition des communautés rurales [5], des territoires communaux et du système des assolements ; cette ruine pousse irrésistiblement les petits paysans, tombés aux mains des usuriers, vers la forme de l’industrie domestique. Comme en Irlande pour la rente du propriétaire foncier, en Allemagne les intérêts de l’usurier hypothécaire ne peuvent être payés par les rendements du sol, mais uniquement par le salaire du paysan-industriel. Or, avec l’extension de l’industrie domestique, les régions paysannes se trouvent, l’une après l’autre, entraînées dans le mouvement industriel présent. C’est cette transformation des districts ruraux par l’industrie à domicile qui fait que la révolution industrielle en Allemagne s’étend sur un territoire bien plus vaste qu’en Angleterre et en France ; c’est le niveau relativement bas de notre industrie qui rend son extension d’autant plus nécessaire. Ceci explique qu’en France, le mouvement ouvrier révolutionnaire se soit étendu avec une telle force sur la plus grande partie du pays, au lieu de rester exclusivement lié à des centres urbains. Ce qui explique à son tour la progression calme, assurée, irrésistible du mouvement. [22] En Allemagne il est clair qu’un soulèvement victorieux dans la capitale et les autres grandes villes ne sera possible que si, d’abord, la plupart des petites villes et une grande partie des régions rurales sont également mûres pour la révolution. Avec une évolution à peu près normale, nous ne nous trouverons jamais dans le cas de remporter des victoires ouvrières comme les Parisiens en 1848 et 1871 ; en revanche, et pour la même raison, nous ne subirons pas les défaites infligées à la capitale révolutionnaire par la province réactionnaire, comme Paris les connut dans ces deux cas. En France, le mouvement est toujours parti de la capitale ; en Allemagne, des régions de grande industrie, de manufactures et d’industrie domestique ; c’est plus tard seulement que la capitale fut conquise. C’est pourquoi il est possible que, dans l’avenir également, l’initiative reste aux Français ; mais c’est en Allemagne que sera emportée la décision finale.

Or, voici que l’industrie domestique et la manufacture rurale, qui sont devenues la branche essentielle de la production en Allemagne, et qui transforment ainsi de plus en plus la paysannerie allemande, ne sont-elles que l’étape préliminaire d’une révolution ultérieure. Comme Marx l’a déjà indiqué (Le Capital, L. Ier, t. II, pp. 141 à 148. Éditions sociales, 1950), pour elles aussi, à un certain degré de l’évolution, sonnera l’heure du déclin, amené par la machine et la fabrique. Et cette heure semble proche. Mais la suppression de l’industrie domestique et de la manufacture rurale par la machine et la fabrique, cela signifie pour l’Allemagne la suppression de millions de producteurs ruraux, l’expropriation de près de la moitié de la petite paysannerie, la transformation non seulement de l’industrie domestique en travail à l’usine, mais également de l’agriculture paysanne en grande exploitation agricole capitaliste et de la petite propriété foncière en grand domaine : c’est-à-dire, en un mot, une révolution industrielle et agraire au profit du capital et de la grande propriété foncière, et au détriment des paysans. Si ce devait être le sort de l’Allemagne d’accomplir cette transformation, alors que subsistent encore les vieilles conditions sociales, cela marquerait fatalement un tournant. Si, d’ici-là, dans [23] aucun autre pas, la classe ouvrière n’en a pris l’initiative, l’Allemagne inévitablement entrera en branle et les jeunes fils de paysans, dont est faite notre « glorieuse armée », ne seront pas les derniers au combat.

Et maintenant, l’utopie bourgeoise et petite-bourgeoise qui veut rendre chaque travailleur propriétaire d’une petite maison et ainsi l’enchaîner à son capitaliste et par les liens semi-féodaux, cette utopie prend un tout autre visage. En réalité, c’est la transformation de tous les petits propriétaires ruraux en travailleurs industriels à domicile ; c’est la disparition de l’ancien isolement et par là de la nullité politique des petits paysans, entraînés dans le « tourbillon social » ; c’est l’extension de la révolution industrielle à la campagne et ainsi, la transformation de la classe la plus stable, la plus conservatrice de la population en une pépinière révolutionnaire ; c’est, enfin, comme conclusion, l’expropriation par la machine des paysans industriels travaillant à domicile, ce qui pousse avec force à l’insurrection.

Nous ne chicanerons pas aux philanthropes socialistes-bourgeois la jouissance privée de leur idéal aussi longtemps que, dans leur fonction publique de capitalistes, ils continuent à le réaliser ainsi à l’envers, pour le plus grand bien de la révolution sociale.

Friedrich Engels.

Londres, 10 janvier 1887.

[24]



[1] Cette préface a été écrite pour l’édition en brochure de 1887.

[2] Le Volksstaat : organe central du parti social-démocrate allemand (de Eisenach) ; il parut à Leipzig de 1869 à 1876.

* L’astérisque employé dans cet ouvrage indique un mot ou une expression en français.

[3] En 1872, des économies bourgeois formèrent l’« Union politique sociale » pour « prêcher du haut de la chaire » des réformes sociales en vue de prévenir la fin du régime capitaliste. Les représentants de cette tendance, appelée ironiquement socialisme de la chaire, exaltaient la politique réactionnaire de Bismarck et l’aidaient à tromper la classe ouvrière.

[4] Il s’agit ici de la loi d’exception contre les socialistes. Après des années de corruption, de persécutions policières et de procès pour haute-trahison contre les chefs social-démocrates, Bismarck prit comme prétexte un attentat anarchiste contre Guillaume Ier pour obtenir du Reichstag en 1878 l’interdiction du parti social-démocrate.

[5] Il est question ici des « communautés de Marche », ces anciennes associations germaniques pour l’exploitation en commun du sol, qui se sont maintenues jusqu’au xixe siècle et qui avaient pour fonction essentielle la redistribution périodique des terres cultivées entre les membres de la communauté. Sur l’origine et l’évolution de ces communautés, voir « La Marche » texte de F. Engels publié en annexe à L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Éditions sociales, Paris 1954.



Retour à l'auteur: Friedrich Engels Dernière mise à jour de cette page le lundi 9 février 2015 13:32
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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