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Collection « Les auteur(e)s classiques »
Une édition électronique réalisée à partir du texte dÉlie Faure, Histoire de lArt. Lesprit des formes. LArt antique, Paris : Éditions Denoël. Collection Folio/Essais, 1992. Une édition numérique réalisée par Ugo Bratelli, bénévole. Préface à l'édition de 1921 par Élie Faure Jai été sur le point de supprimer les pages qui servent dIntroduction à la première édition de ce livre. Je les jugeais, - je les juge encore, - dune philosophie puérile, sentimentale, larmoyante, obscure et mal écrites par surcroît. Jy ai renoncé. Après tout, elles représentent une minute de moi-même. Et puisque jai tenté dexprimer cette minute, elle ne mappartient plus. Peut-être devrait-on écrire les ouvrages qui comportent plusieurs volumes en quelques mois, leur documentation une fois achevée et les idées quils représentent mises tout à fait au point. Lunité de luvre y gagnerait. Mais lensemble de leffort de louvrier y perdrait sans doute. Toutes les fois quil croit sêtre trompé, un désir vivant séveille en lui, qui le pousse à de nouvelles créations. Au fond, tout écrivain nécrit quun livre, tout peintre ne peint quun tableau. Chaque oeuvre nouvelle est destinée, dans lesprit de son auteur, à corriger la précédente, à achever une pensée qui ne sachèvera pas. Il refait sans cesse son travail, en le modifiant sur les points qui, dans le travail antérieur, ne rendaient quimparfaitement sa sensation ou sa pensée. Quand lhomme sinterroge et sefforce, il ne change pas vraiment. Il ne fait quécarter de sa nature ce qui est étranger à sa nature, et en approfondir ce qui lui appartient. Ceux qui brûlent leur oeuvre avant quon ne la connaisse parce quelle ne les satisfait plus, passent pour être doués dun grand courage. Je me demande sil ny a pas plus de courage à consentir à navoir pas toujours été ce que lon est devenu, à devenir ce que lon nest pas encore, et à laisser la vie aux témoignages matériels irréfutables des variations de son esprit. Te nai donc pas plus supprimé la première Introduction de ce volume que les chapitres qui la suivent, où lon trouvera pourtant aussi des idées que jai grand peine à reconnaître aujourdhui (note 1). Je ne puis changer le visage qui était le mien il y a dix ans. Et si même je le pouvais, serait-ce contre celui qui est le mien à lheure actuelle ? Jy perdrais, sans doute, car il est maintenant moins jeune. Et qui sait si on ne hait pas, justement parce quon est plus vieux, les signes de la jeunesse dans son propre esprit, comme on dédaigne, à force de les regretter, les souvenirs de la jeunesse dans son propre corps ? En tout cas, haïssable ou non, on ne peut modifier les traits dun visage sans détruire du même coup lharmonie du v?sage entier et compromettre, de ce fait, les traits du futur visage. Car la plupart des idées que nous croyons constituer notre vérité présente ont précisément pour origine celles que nous croyons constituer notre erreur passée. Quand nous considérons un de nos ouvrages dautrefois, les passages qui nous frappent le plus sont ceux que nous aimons le moins. Nous ne voyons bientôt plus queux, ils nous fascinent, ils nous masquent louvrage entier. Le livre refermé, ils nous poursuivent encore, nous nous demandons pourquoi, et cela aboutit, pour peu que nous ayons quelque courage, à nous ouvrir des chemins que nous navions pas soupçonnés. Cest ainsi que lesprit critique, aiguisé et subtilisé par les déconvenues et les souffrances du développement intellectuel, devient peu à peu lauxiliaire le plus précieux, et sans doute le plus actif, de lesprit créateur même. Je suis un « autodidacte ». Je lavoue sans honte et sans orgueil. Ce premier volume, qui me pèse, ma du moins servi à me rendre compte que si je nétais pas encore, au moment où je lai écrit, un peu en dehors du troupeau social, je répugnais déjà à entrer dans le troupeau philosophique. Bien loin quune esthétique a priori ait présidé à mon éducation dartiste, ce sont mes émotions dartiste qui mont progressivement amené à une philosophie de lart de moins en moins dogmatique. On trouvera, dans beaucoup de ces vieilles pages, les traces dun finalisme qui, je lespère, a presque disparu de mon esprit. Cest que jai évolué avec les formes de lart elles-mêmes, et quau lieu dimposer aux idoles que jadorais une religion quon mavait apprise, jai demandé à ces idoles de mapprendre la religion. Toutes, en effet, mont révélé la même, et quil était tout à fait impossible, précisément parce quelle est universelle, de la fixer. Je voudrais, en considération de leffort que jai dû faire vers une conception harmonieuse, mais décidément indémontrable, intuitive - et si même on le veut mystique - du poème plastique où les hommes communient ; quon me pardonnât la solennité didactique du commencement de mon oeuvre. Elle est la marque de la trentième année, chez ceux du moins qui nont pas le privilège dêtre à vingt ans des hommes libres et des esclaves à quarante ans. Quand lanalyse commence à corroder les illusions primitives, on se raidit, on veut les garder intactes, on se défend contre celles qui sébauchent, on tient à rester fidèle à des idées, à des images, à des moyens dexpression gui ne font plus partie de vous. On sentoure dune gangue dure, qui gêne les mouvements. Nest-ce pas tout juste le passage, dans toutes les évolutions esthétiques et morales du passé et du présent, de linstinctive ingénuité première à la libre découverte dune ingénuité seconde, passage dont la raideur de tous les archaïsmes est précisément la marque ? Si je ne me trompe pas, il me plairait assez que lallure tendue des commencements de mon livre répondît quelque peu à la tension des premiers et des plus innocents parmi les constructeurs de temples, les peintres de tombeaux et les sculpteurs de dieux. On ma reproché de ne pas avoir écrit une Histoire de lArt mais plutôt une sorte de poème à propos de lhistoire de lart. Ce reproche ma laissé rêveur. Je me suis demandé ce que pourrait être, en dehors dune chronologie pure et simple, le récit dévénements intérieurs dont lexpression matérielle est constituée tout entière par des éléments affectifs. Au sens où les historiens entendent lHistoire, des tableaux synoptiques suffisent. Il ny a pas dHistoire, hors celle que ces tableaux résument (note 2), qui ne soit fatalement soumise à linterprétation de lhistorien. Ce qui est vrai pour lhistoire des actions de lhomme lest infiniment plus pour celle de ses idées, de ses sensations et de ses désirs. Je ne conçois pas une Histoire de lart qui ne soit constituée par une transposition poétique non pas aussi exacte, mais aussi vivante que possible, du poème plastique conçu par lhumanité. Jai tenté cette transposition. Ce nest pas à moi quil appartient de dire si je lai réussie. LHistoire, dautre part, me paraît devoir être comprise symphoniquement. La description des gestes des hommes na aucun intérêt pour nous, aucune utilité, aucun sens même, si nous nessayons pas den saisir les rapports profonds, de montrer leur enchaînement et surtout de leur restituer leur caractère dynamique, cette germination sans arrêt de forces naissantes quengendre le jeu ininterrompu des forces du passé sur les forces du présent. Chaque homme, chaque acte, chaque oeuvre est un musicien ou un instrument dans un orchestre. Il vaut à la fois par lui-même et par ses rapports avec lensemble de lorchestre. On ne peut donner, il me semble, au joueur de cymbale ou de triangle, limportance du joueur de violoncelle ou de violon, de la masse des violoncelles ou de la masse des violons. Lhistorien est le chef dorchestre de cette symphonie que les multitudes composent avec la collaboration des artistes, des philosophes et des hommes daction. Son rôle est den mettre en valeur les caractères essentiels, den indiquer les grandes lignes, den faire saillir les volumes, den contraster les lumières et les ombres, den nuancer les passages et den accorder les tons. Lhistorien de lart bien plus encore que lhistorien de laction, car limportance de laction senregistre automatiquement dans ses résultats et ses traces, tandis que limportance de luvre dart est affaire dappréciation. Lhistorien doit être partial. Lhistorien qui se dit un « savant » profère une simple sottise. Je ne connais pas, lui non plus, dinstrument de mesure qui lui permette de graduer limportance respective de Léocharès et de Phidias, de Bernin et de Michel-Ange. II semble quon ladmette volontiers pour lhistoire littéraire et quon ne songe pas à soffusquer si lhistorien des lettres oublie, volontairement ou non, Paul de Kock pour sétendre sur Balzac. On ne sétonne pas non plus que le professeur en Sorbonne, écrivant une Histoire de France, donne plus dimportance aux gestes de Napoléon quà ceux de Clarke ou de Maret. Les purs protestent seulement quand la partialité sentimentale intervient pour juger Napoléon, Clarke ou Maret. Ils ne se rendent pas compte que le simple exposé des faits déjà suppose un choix effectué par lensemble des hommes ou par les événements eux-mêmes avant que lhistorien commence à intervenir. Quand il sagit dhistoire contemporaine, le rôle de chef dorchestre est bien plus ardu à tenir. La vision éloignée des faits, linfluence plus ou moins forte ou persistante des événements sur les esprits, le souvenir quils ont laissé imposent à celui qui commente le passé certains sommets, certaines dépressions visibles à tous et quil na plus, pour en refaire un organisme vivant, quà réunir par une courbe. De plus près, lintuition seule décide, et le courage à sen servir. Tant pis pour qui ne sait oser et sen remettre à lavenir du soin de dire sil a bien ou mal fait de jouer avec les oeuvres et les hommes de son temps comme un artiste avec lombre et la lumière quil distribue sur lobjet. Il est possible que, du point de vue orthodoxe de lHistoire, ce soit une hérésie que daffirmer, par exemple, que la moindre étude de Renoir, la moindre aquarelle de Cézanne appartient beaucoup plus effectivement à lhistoire de lart que les cent mille toiles exposées, pendant dix ans, dans tous les salons de peinture. Et cependant, il faut risquer cette hérésie. Le poète du temps présent fait lhistoire du temps futur. Allons plus loin. Le geste dun affamé qui tend la main, les mats que murmure à loreille du passant une femme, dans quelque énervante soirée, le geste humain le plus infime, tiennent dans lhistoire de lart même une place bien plus grande que les cent mille toiles en question et les associations dintérêt qui tentent de les imposer au public. La multitude orchestrale qui fait valoir le jeu dartistes tels que Cézanne ou Renoir et que ce jeu met en valeur à nos yeux mêmes, nest constituée que dans une mesure insignifiante par la masse des oeuvres médiocres au milieu desquelles elle apparaît comme un cri dans un silence plein de mimiques indiscrètes et de gestes excessifs. Elle est dans lensemble diffus des murs, de leur action sur lévolution et léchange des idées, dans les découvertes, les besoins, les conflits sociaux du moment, les bouleversements obscurs et formidables que lamour et la faim provoquent dans les profondeurs de la vie collective et les mobiles cachés de la conscience individuelle. Que le mouvement dit « artistique » qui flotte à la surface de lHistoire par le moyen des Instituts, des Écoles, des doctrines officielles comme un fard mal lié sur un visage féminin joue sa partie, lui aussi, dans la grande symphonie plastique où Renoir et Cézanne tiennent, à notre époque par exemple, comme Rubens et Rembrandt à une autre, le plus illustre rôle, je le veux bien. Mais cest seulement par voie indirecte que lesprit quil crée dans les foules réagit dans chaque affirmation nouvelle apportée par un grand artiste qui en ignore à peu près toutes les manifestations. Je crois que si le risque est plus grand, pour lhistorien moderne, de mettre en valeur Cézanne et Renoir dans son récit, sa tentative est aussi légitime, point de vue dit « scientifique », que, pour lhistorien passé, lusage daccorder plus dimportance, avec une candeur bien naturelle, à Phidias quà Léocharès. Au fond, nous avons été, depuis plus dun siècle - depuis Winckelmann à peu près -, beaucoup trop enclins à établir une confusion grandissante entre lhistoire de lart et larchéologie. Autant vaudrait confondre la littérature et la grammaire. Autre chose est de décrire les monuments que lhomme a laissés sur sa route par leurs caractères extérieurs, de les mesurer, den définir les fonctions et le style, de les situer dans lespace et le temps, autre chose de tenter de dire par quelles racines secrètes ces monuments viennent plonger au cur des races, comment ils en résument les désirs les plus essentiels, comment ils constituent le témoignage sensible des souffrances, des besoins, des illusions et des mirages qui ont creusé dans la chair de lunanimité des morts et des vivants le passage sanglant de la sensation à lesprit. Cest ainsi quen voulant écrire une histoire qui ne fût pas un catalogue sec des oeuvres plastiques de lhomme, mais un récit aussi passionné que possible de la rencontre de sa curiosité et de son éducation avec les formes quil croise, jai pu commettre - jai commis - des erreurs archéologiques. Bien que jen sache de pires, et que je naie pas non plus manqué den commettre, je nirai pas jusquà dire que je ne les regrette pas. Larchéologie a été profondément utile. En cherchant, en trouvant les sources primitives, en établissant les parentés, les filiations, les rapports des oeuvres et des écoles, elle a défini peu à peu, en face de la diversité formelle des images dont tant desthétiques ennemies se sont inspirées pour créer dans les esprits des exclusivismes niais, leur analogie originelle et le parallélisme à peu près constant de leur évolution. Partout, derrière lartiste, elle nous a aidés à redécouvrir lhomme. Ceux dentre nous qui sont devenus, aujourdhui, capables dentrer en communion immédiate avec les formes dart les plus inattendues, ne se rendent évidemment pas compte que cette communion est le fruit dune longue éducation antérieure dont larchéologue est sans doute - bien quil en soit lui-même convaincu -, le meilleur artisan. Ceux qui sélèvent avec le plus de mépris contre linsensibilité de larchéologue, sont probablement ceux gui lui doivent la plus grande part, sinon de leur sensibilité, du moins des moyens qui leur ont permis de laffiner. Nous rions aujourdhui des braves gens qui accordent à peine un regard de pitié à la haute spiritualité des statues égyptiennes ou qui reculent de dégoût devant la bestialité grandiose des bas-reliefs indiens. Cependant, il y eut des artistes qui sentirent comme ces braves gens-là. Je naffirmerais pas que Michel-Ange neût pas haussé les épaules devant un colosse égyptien, et je suis bien sûr que Phidias eût jeté les toiles de Rembrandt au feu. Larchéologie, en plastique, cest la classification en zoologie. Elle a recréé par la base, à son insu, la grande unité intérieure des formes universelles et permis à lhomme universel de saffirmer dans le domaine de lesprit. Que cet homme universel se réalise un jour dans le domaine social, je me garderai de le soutenir, bien que ce soit chose possible. Mais que quelques hommes, à travers limmense diversité des idoles, puissent saisir lunique dieu qui les anime, on me permettra, je lespère, de men réjouir avec eux. Jessaierai même bientôt, sans doute, de dégager de ces idoles quelques-uns des traits de ce dieu (note 3). Pas ici. Le cadre nest pas assez large. Et je souhaite que mon lecteur soit trop impatient daborder le récit des aventures que jai tenté de lui conter, pour consentir à en cueillir la fleur avant que nous ayons eu la joie de la respirer ensemble. Pourtant, je ne voudrais laisser subsister entre lui et moi, dès le seuil de ce livre, le moindre malentendu. Je lai déjà prévenu que je me reconnaissais à peine dans ces pages liminaires dun ouvrage déjà ancien. Elles constituent un plaidoyer dailleurs obscur, et souvent vulgaire, en faveur de lutilité de lart. Je veux dissiper léquivoque. Je nai pas cessé de penser que lart fût utile. Jai même renforcé mon sentiment sur ce point-là. Non seulement lart est utile, mais il est, sans doute aucun, la seule chose qui soit réellement utile à nous tous, après le pain. Avant le pain, peut-être, car enfin, si nous mangeons, cest afin dentretenir la flamme qui nous permet dabsorber, pour le refondre et le répandre, le monde des illusions bienfaisantes qui se révèle et se modifie sans arrêt autour de nous. Du collier dosselets de lhomme des cavernes et des lacs jusquà limage dÉpinal accrochée au mur du cabaret de campagne, de la silhouette dauroch creusée dans la paroi de la grotte périgourdine jusquà licône de lalcôve devant qui le moujik entretient le feu, de la danse de guerre du Sioux à la Symphonie héroïque et de la gravure teintée de vermillon et démeraude qui se cache dans la nuit des hypogées à la fresque géante qui resplendit dans la salle de fête des palais vénitiens, le désir darrêter dans une forme définie les apparences fugitives où nous croyons trouver la loi de notre univers et la nôtre et par qui nous entretenons en nous lénergie, lamour, leffort, se manifeste avec une constance et une continuité qui nont jamais défailli. Que ce soit la danse ou le chant, que ce soit limage ou le récit au milieu dun cercle dauditeurs, cest toujours la poursuite dune idole intérieure que nous croyons toutes les fois définitive et que nous nachevons jamais. Ce « jeu désintéressé » dont tous les philosophes qualifient lirrésistible besoin qui nous pousse, depuis toujours, à extérioriser les cadences secrètes de notre rythme spirituel dans le son ou le mot, dans la couleur ou la forme, dans le geste ou dans le pas saffirme de ce point de vue, bien au contraire, comme la plus universellement intéressée des fonctions profondes de lesprit. Tous les jeux en eux-mêmes, dailleurs, même les plus puérils, sont une recherche de lordre dans le chaos des sensations et des sentiments confondus. Lhomme mouvant croit sadapter sans cesse au monde mouvant qui lentoure, par la certitude fuyante quil a, dès quil simagine saisir lensemble dun phénomène, de le décrire pour toujours dans livresse de lexpression. Ainsi, ce quil y a de plus utile à lhomme, cest le jeu. Lamour du jeu, et sa recherche, et la curiosité ardente que son exercice conditionne, créent la civilisation. Les civilisations, devrais-je dire, ces oasis semées le long du temps ou dispersées dans lespace, seules ici, sinterpénétrant là, fusionnant ailleurs, essayant dés ébauches successives dune entente spirituelle unanime entre les hommes, entente possible, probable, mais destinée sans doute, si elle se réalise. à décliner, à mourir, à chercher en elle et autour delle des matériaux de renouvellement. Une civilisation, cest un phénomène lyrique, et cest par les monuments quelle élève et laisse après elle que nous en apprécions la qualité et la grandeur. Elle est dautant mieux définie quelle simpose à nous selon un style plus impressionnant, plus vivant, plus cohérent et plus durable. Ce que la presque unanimité des hommes entend par « civilisation » à lheure actuelle, na rien à voir avec cela. Loutil industriel - chemin de fer, machine, électricité, télégraphe - nest quun outil, un outil que des peuples envers peuvent employer pour des fins immédiates et matériellement intéressées sans que cet emploi ouvre en eux les sources profondes de lattention, de lémotion, de la passion de comprendre et du don dexprimer qui mènent seules au grand style esthétique où communie un moment une race avec lesprit universel. De ce point de vue, par exemple, lÉgypte dil y a cinq mille ans, la Chine dil y n cinq siècles, sont plus civilisées que lAmérique actuelle dont le style est encore à naître. Et le Japon dil y a cinquante ans est plus civilisé que le Japon daujourdhui. Il est même possible que lÉgypte constitue, de par la solidarité, lunité, la variété disciplinée de sa production artistique, lénorme durée et la puissance soutenue de son effort, la plus grande civilisation qui ait encore paru sur terre, et que toutes les manifestations dites civilisées depuis elle, ne soient que des formes de dissolution et de dissociation de son style. II faudrait vivre encore dix mille ans pour le savoir. Le style, dans tous les cas, cette courbe harmonieuse et nette qui définit pour nous, sur la route que nous suivons, les étapes lyriques établies par ceux qui nous y précédèrent, le style nest quun état momentané déquilibre. On ne peut le dépasser. On ne peut que le remplacer. Il est la négation même du « progrès », possible seulement dans lordre de loutillage et accroissant par là, avec le nombre et la puissance des moyens inventés par lhomme, la complexité de la vie et du même coup les éléments dun équilibre nouveau. Lordre moral, lordre esthétique peuvent, grâce à cet outillage, constituer des symphonies plus vastes, plus mêlées et enchevêtrées dinfluences et déchos, et servies par un beaucoup plus grand nombre dinstruments. Mais le « progrès moral », comme le « progrès esthétique », ne sont que des appâts fournis à lhomme simple par le philosophe social pour provoquer sen effort et laccroître. Le mal,lerreur, la laideur, la sottise joueront toujours, dans la constitution de tout style nouveau, leur rôle indispensable comme condition même de limagination, de la méditation, de lidéalisme et de la foi. Lart est un éclair dharmonie conquis par un peuple ou un homme sur lobscurité et le chaos qui le précèdent, le suivent, lentourent nécessairement. Et Prométhée est condamné à ne saisir le feu que pour illuminer une seconde la plaie vive de son flanc et le calme de son front. Notes: Note 1: Les variantes que j'ai introduites dans cette édition nouvelle - additions ou soustractions - najoutent ni ne retranchent rien au sens général de luvre. Elles portent à peu près exclusivement sur la forme. (Retour à l'appel de note 1) Note 2: Et encore ! (Retour à l'appel de note 2) Note 3: Voir LEsprit des formes. (Note de lÉd.) (Retour à l'appel de note 3)
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