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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Histoire de l'art. L'esprit des formes. L'Art antique (1909).
Préface à l'édition de 1921


Une édition électronique réalisée à partir du texte d’Élie Faure, Histoire de l’Art. L’esprit des formes. L’Art antique, Paris : Éditions Denoël. Collection Folio/Essais, 1992. Une édition numérique réalisée par Ugo Bratelli, bénévole.

Préface à l'édition de 1921

par Élie Faure


J’ai été sur le point de supprimer les pages qui servent d’Introduction à la première édition de ce livre. Je les jugeais, - je les juge encore, - d’une philosophie puérile, sentimentale, larmoyante, obscure et mal écrites par surcroît. J’y ai renoncé. Après tout, elles représentent une minute de moi-même. Et puisque j’ai tenté d’exprimer cette minute, elle ne m’appartient plus.

Peut-être devrait-on écrire les ouvrages qui comportent plusieurs volumes en quelques mois, leur documentation une fois achevée et les idées qu’ils représentent mises tout à fait au point. L’unité de l’œuvre y gagnerait. Mais l’ensemble de l’effort de l’ouvrier y perdrait sans doute. Toutes les fois qu’il croit s’être trompé, un désir vivant s’éveille en lui, qui le pousse à de nouvelles créations. Au fond, tout écrivain n’écrit qu’un livre, tout peintre ne peint qu’un tableau. Chaque oeuvre nouvelle est destinée, dans l’esprit de son auteur, à corriger la précédente, à achever une pensée qui ne s’achèvera pas. Il refait sans cesse son travail, en le modifiant sur les points qui, dans le travail antérieur, ne rendaient qu’imparfaitement sa sensation ou sa pensée. Quand l’homme s’interroge et s’efforce, il ne change pas vraiment. Il ne fait qu’écarter de sa nature ce qui est étranger à sa nature, et en approfondir ce qui lui appartient. Ceux qui brûlent leur oeuvre avant qu’on ne la connaisse parce qu’elle ne les satisfait plus, passent pour être doués d’un grand courage. Je me demande s’il n’y a pas plus de courage à consentir à n’avoir pas toujours été ce que l’on est devenu, à devenir ce que l’on n’est pas encore, et à laisser la vie aux témoignages matériels irréfutables des variations de son esprit.

Te n’ai donc pas plus supprimé la première Introduction de ce volume que les chapitres qui la suivent, où l’on trouvera pourtant aussi des idées que j’ai grand peine à reconnaître aujourd’hui (note 1). Je ne puis changer le visage qui était le mien il y a dix ans. Et si même je le pouvais, serait-ce contre celui qui est le mien à l’heure actuelle ? J’y perdrais, sans doute, car il est maintenant moins jeune. Et qui sait si on ne hait pas, justement parce qu’on est plus vieux, les signes de la jeunesse dans son propre esprit, comme on dédaigne, à force de les regretter, les souvenirs de la jeunesse dans son propre corps ? En tout cas, haïssable ou non, on ne peut modifier les traits d’un visage sans détruire du même coup l’harmonie du v?sage entier et compromettre, de ce fait, les traits du futur visage. Car la plupart des idées que nous croyons constituer notre vérité présente ont précisément pour origine celles que nous croyons constituer notre erreur passée. Quand nous considérons un de nos ouvrages d’autrefois, les passages qui nous frappent le plus sont ceux que nous aimons le moins. Nous ne voyons bientôt plus qu’eux, ils nous fascinent, ils nous masquent l’ouvrage entier. Le livre refermé, ils nous poursuivent encore, nous nous demandons pourquoi, et cela aboutit, pour peu que nous ayons quelque courage, à nous ouvrir des chemins que nous n’avions pas soupçonnés. C’est ainsi que l’esprit critique, aiguisé et subtilisé par les déconvenues et les souffrances du développement intellectuel, devient peu à peu l’auxiliaire le plus précieux, et sans doute le plus actif, de l’esprit créateur même.

Je suis un « autodidacte ». Je l’avoue sans honte et sans orgueil. Ce premier volume, qui me pèse, m’a du moins servi à me rendre compte que si je n’étais pas encore, au moment où je l’ai écrit, un peu en dehors du troupeau social, je répugnais déjà à entrer dans le troupeau philosophique. Bien loin qu’une esthétique a priori ait présidé à mon éducation d’artiste, ce sont mes émotions d’artiste qui m’ont progressivement amené à une philosophie de l’art de moins en moins dogmatique. On trouvera, dans beaucoup de ces vieilles pages, les traces d’un finalisme qui, je l’espère, a presque disparu de mon esprit. C’est que j’ai évolué avec les formes de l’art elles-mêmes, et qu’au lieu d’imposer aux idoles que j’adorais une religion qu’on m’avait apprise, j’ai demandé à ces idoles de m’apprendre la religion. Toutes, en effet, m’ont révélé la même, et qu’il était tout à fait impossible, précisément parce qu’elle est universelle, de la fixer.

Je voudrais, en considération de l’effort que j’ai dû faire vers une conception harmonieuse, mais décidément indémontrable, intuitive - et si même on le veut mystique - du poème plastique où les hommes communient ; qu’on me pardonnât la solennité didactique du commencement de mon oeuvre. Elle est la marque de la trentième année, chez ceux du moins qui n’ont pas le privilège d’être à vingt ans des hommes libres et des esclaves à quarante ans. Quand l’analyse commence à corroder les illusions primitives, on se raidit, on veut les garder intactes, on se défend contre celles qui s’ébauchent, on tient à rester fidèle à des idées, à des images, à des moyens d’expression gui ne font plus partie de vous. On s’entoure d’une gangue dure, qui gêne les mouvements. N’est-ce pas tout juste le passage, dans toutes les évolutions esthétiques et morales du passé et du présent, de l’instinctive ingénuité première à la libre découverte d’une ingénuité seconde, passage dont la raideur de tous les archaïsmes est précisément la marque ? Si je ne me trompe pas, il me plairait assez que l’allure tendue des commencements de mon livre répondît quelque peu à la tension des premiers et des plus innocents parmi les constructeurs de temples, les peintres de tombeaux et les sculpteurs de dieux.

On m’a reproché de ne pas avoir écrit une Histoire de l’Art mais plutôt une sorte de poème à propos de l’histoire de l’art. Ce reproche m’a laissé rêveur. Je me suis demandé ce que pourrait être, en dehors d’une chronologie pure et simple, le récit d’événements intérieurs dont l’expression matérielle est constituée tout entière par des éléments affectifs. Au sens où les historiens entendent l’Histoire, des tableaux synoptiques suffisent. Il n’y a pas d’Histoire, hors celle que ces tableaux résument (note 2), qui ne soit fatalement soumise à l’interprétation de l’historien. Ce qui est vrai pour l’histoire des actions de l’homme l’est infiniment plus pour celle de ses idées, de ses sensations et de ses désirs. Je ne conçois pas une Histoire de l’art qui ne soit constituée par une transposition poétique non pas aussi exacte, mais aussi vivante que possible, du poème plastique conçu par l’humanité. J’ai tenté cette transposition. Ce n’est pas à moi qu’il appartient de dire si je l’ai réussie.

L’Histoire, d’autre part, me paraît devoir être comprise symphoniquement. La description des gestes des hommes n’a aucun intérêt pour nous, aucune utilité, aucun sens même, si nous n’essayons pas d’en saisir les rapports profonds, de montrer leur enchaînement et surtout de leur restituer leur caractère dynamique, cette germination sans arrêt de forces naissantes qu’engendre le jeu ininterrompu des forces du passé sur les forces du présent. Chaque homme, chaque acte, chaque oeuvre est un musicien ou un instrument dans un orchestre. Il vaut à la fois par lui-même et par ses rapports avec l’ensemble de l’orchestre. On ne peut donner, il me semble, au joueur de cymbale ou de triangle, l’importance du joueur de violoncelle ou de violon, de la masse des violoncelles ou de la masse des violons. L’historien est le chef d’orchestre de cette symphonie que les multitudes composent avec la collaboration des artistes, des philosophes et des hommes d’action. Son rôle est d’en mettre en valeur les caractères essentiels, d’en indiquer les grandes lignes, d’en faire saillir les volumes, d’en contraster les lumières et les ombres, d’en nuancer les passages et d’en accorder les tons. L’historien de l’art bien plus encore que l’historien de l’action, car l’importance de l’action s’enregistre automatiquement dans ses résultats et ses traces, tandis que l’importance de l’œuvre d’art est affaire d’appréciation. L’historien doit être partial. L’historien qui se dit un « savant » profère une simple sottise. Je ne connais pas, lui non plus, d’instrument de mesure qui lui permette de graduer l’importance respective de Léocharès et de Phidias, de Bernin et de Michel-Ange. II semble qu’on l’admette volontiers pour l’histoire littéraire et qu’on ne songe pas à s’offusquer si l’historien des lettres oublie, volontairement ou non, Paul de Kock pour s’étendre sur Balzac. On ne s’étonne pas non plus que le professeur en Sorbonne, écrivant une Histoire de France, donne plus d’importance aux gestes de Napoléon qu’à ceux de Clarke ou de Maret. Les purs protestent seulement quand la partialité sentimentale intervient pour juger Napoléon, Clarke ou Maret. Ils ne se rendent pas compte que le simple exposé des faits déjà suppose un choix effectué par l’ensemble des hommes ou par les événements eux-mêmes avant que l’historien commence à intervenir.

Quand il s’agit d’histoire contemporaine, le rôle de chef d’orchestre est bien plus ardu à tenir. La vision éloignée des faits, l’influence plus ou moins forte ou persistante des événements sur les esprits, le souvenir qu’ils ont laissé imposent à celui qui commente le passé certains sommets, certaines dépressions visibles à tous et qu’il n’a plus, pour en refaire un organisme vivant, qu’à réunir par une courbe. De plus près, l’intuition seule décide, et le courage à s’en servir. Tant pis pour qui ne sait oser et s’en remettre à l’avenir du soin de dire s’il a bien ou mal fait de jouer avec les oeuvres et les hommes de son temps comme un artiste avec l’ombre et la lumière qu’il distribue sur l’objet. Il est possible que, du point de vue orthodoxe de l’Histoire, ce soit une hérésie que d’affirmer, par exemple, que la moindre étude de Renoir, la moindre aquarelle de Cézanne appartient beaucoup plus effectivement à l’histoire de l’art que les cent mille toiles exposées, pendant dix ans, dans tous les salons de peinture. Et cependant, il faut risquer cette hérésie. Le poète du temps présent fait l’histoire du temps futur.

Allons plus loin. Le geste d’un affamé qui tend la main, les mats que murmure à l’oreille du passant une femme, dans quelque énervante soirée, le geste humain le plus infime, tiennent dans l’histoire de l’art même une place bien plus grande que les cent mille toiles en question et les associations d’intérêt qui tentent de les imposer au public. La multitude orchestrale qui fait valoir le jeu d’artistes tels que Cézanne ou Renoir et que ce jeu met en valeur à nos yeux mêmes, n’est constituée que dans une mesure insignifiante par la masse des oeuvres médiocres au milieu desquelles elle apparaît comme un cri dans un silence plein de mimiques indiscrètes et de gestes excessifs. Elle est dans l’ensemble diffus des mœurs, de leur action sur l’évolution et l’échange des idées, dans les découvertes, les besoins, les conflits sociaux du moment, les bouleversements obscurs et formidables que l’amour et la faim provoquent dans les profondeurs de la vie collective et les mobiles cachés de la conscience individuelle. Que le mouvement dit « artistique » qui flotte à la surface de l’Histoire par le moyen des Instituts, des Écoles, des doctrines officielles comme un fard mal lié sur un visage féminin joue sa partie, lui aussi, dans la grande symphonie plastique où Renoir et Cézanne tiennent, à notre époque par exemple, comme Rubens et Rembrandt à une autre, le plus illustre rôle, je le veux bien. Mais c’est seulement par voie indirecte que l’esprit qu’il crée dans les foules réagit dans chaque affirmation nouvelle apportée par un grand artiste qui en ignore à peu près toutes les manifestations. Je crois que si le risque est plus grand, pour l’historien moderne, de mettre en valeur Cézanne et Renoir dans son récit, sa tentative est aussi légitime, point de vue dit « scientifique », que, pour l’historien passé, l’usage d’accorder plus d’importance, avec une candeur bien naturelle, à Phidias qu’à Léocharès.

Au fond, nous avons été, depuis plus d’un siècle - depuis Winckelmann à peu près -, beaucoup trop enclins à établir une confusion grandissante entre l’histoire de l’art et l’archéologie. Autant vaudrait confondre la littérature et la grammaire. Autre chose est de décrire les monuments que l’homme a laissés sur sa route par leurs caractères extérieurs, de les mesurer, d’en définir les fonctions et le style, de les situer dans l’espace et le temps, autre chose de tenter de dire par quelles racines secrètes ces monuments viennent plonger au cœur des races, comment ils en résument les désirs les plus essentiels, comment ils constituent le témoignage sensible des souffrances, des besoins, des illusions et des mirages qui ont creusé dans la chair de l’unanimité des morts et des vivants le passage sanglant de la sensation à l’esprit. C’est ainsi qu’en voulant écrire une histoire qui ne fût pas un catalogue sec des oeuvres plastiques de l’homme, mais un récit aussi passionné que possible de la rencontre de sa curiosité et de son éducation avec les formes qu’il croise, j’ai pu commettre - j’ai commis - des erreurs archéologiques. Bien que j’en sache de pires, et que je n’aie pas non plus manqué d’en commettre, je n’irai pas jusqu’à dire que je ne les regrette pas.

L’archéologie a été profondément utile. En cherchant, en trouvant les sources primitives, en établissant les parentés, les filiations, les rapports des oeuvres et des écoles, elle a défini peu à peu, en face de la diversité formelle des images dont tant d’esthétiques ennemies se sont inspirées pour créer dans les esprits des exclusivismes niais, leur analogie originelle et le parallélisme à peu près constant de leur évolution. Partout, derrière l’artiste, elle nous a aidés à redécouvrir l’homme. Ceux d’entre nous qui sont devenus, aujourd’hui, capables d’entrer en communion immédiate avec les formes d’art les plus inattendues, ne se rendent évidemment pas compte que cette communion est le fruit d’une longue éducation antérieure dont l’archéologue est sans doute - bien qu’il en soit lui-même convaincu -, le meilleur artisan. Ceux qui s’élèvent avec le plus de mépris contre l’insensibilité de l’archéologue, sont probablement ceux gui lui doivent la plus grande part, sinon de leur sensibilité, du moins des moyens qui leur ont permis de l’affiner. Nous rions aujourd’hui des braves gens qui accordent à peine un regard de pitié à la haute spiritualité des statues égyptiennes ou qui reculent de dégoût devant la bestialité grandiose des bas-reliefs indiens. Cependant, il y eut des artistes qui sentirent comme ces braves gens-là. Je n’affirmerais pas que Michel-Ange n’eût pas haussé les épaules devant un colosse égyptien, et je suis bien sûr que Phidias eût jeté les toiles de Rembrandt au feu. L’archéologie, en plastique, c’est la classification en zoologie. Elle a recréé par la base, à son insu, la grande unité intérieure des formes universelles et permis à l’homme universel de s’affirmer dans le domaine de l’esprit. Que cet homme universel se réalise un jour dans le domaine social, je me garderai de le soutenir, bien que ce soit chose possible. Mais que quelques hommes, à travers l’immense diversité des idoles, puissent saisir l’unique dieu qui les anime, on me permettra, je l’espère, de m’en réjouir avec eux.

J’essaierai même bientôt, sans doute, de dégager de ces idoles quelques-uns des traits de ce dieu (note 3).

Pas ici. Le cadre n’est pas assez large. Et je souhaite que mon lecteur soit trop impatient d’aborder le récit des aventures que j’ai tenté de lui conter, pour consentir à en cueillir la fleur avant que nous ayons eu la joie de la respirer ensemble. Pourtant, je ne voudrais laisser subsister entre lui et moi, dès le seuil de ce livre, le moindre malentendu. Je l’ai déjà prévenu que je me reconnaissais à peine dans ces pages liminaires d’un ouvrage déjà ancien. Elles constituent un plaidoyer d’ailleurs obscur, et souvent vulgaire, en faveur de l’utilité de l’art. Je veux dissiper l’équivoque. Je n’ai pas cessé de penser que l’art fût utile. J’ai même renforcé mon sentiment sur ce point-là. Non seulement l’art est utile, mais il est, sans doute aucun, la seule chose qui soit réellement utile à nous tous, après le pain. Avant le pain, peut-être, car enfin, si nous mangeons, c’est afin d’entretenir la flamme qui nous permet d’absorber, pour le refondre et le répandre, le monde des illusions bienfaisantes qui se révèle et se modifie sans arrêt autour de nous. Du collier d’osselets de l’homme des cavernes et des lacs jusqu’à l’image d’Épinal accrochée au mur du cabaret de campagne, de la silhouette d’auroch creusée dans la paroi de la grotte périgourdine jusqu’à l’icône de l’alcôve devant qui le moujik entretient le feu, de la danse de guerre du Sioux à la Symphonie héroïque et de la gravure teintée de vermillon et d’émeraude qui se cache dans la nuit des hypogées à la fresque géante qui resplendit dans la salle de fête des palais vénitiens, le désir d’arrêter dans une forme définie les apparences fugitives où nous croyons trouver la loi de notre univers et la nôtre et par qui nous entretenons en nous l’énergie, l’amour, l’effort, se manifeste avec une constance et une continuité qui n’ont jamais défailli. Que ce soit la danse ou le chant, que ce soit l’image ou le récit au milieu d’un cercle d’auditeurs, c’est toujours la poursuite d’une idole intérieure que nous croyons toutes les fois définitive et que nous n’achevons jamais. Ce « jeu désintéressé » dont tous les philosophes qualifient l’irrésistible besoin qui nous pousse, depuis toujours, à extérioriser les cadences secrètes de notre rythme spirituel dans le son ou le mot, dans la couleur ou la forme, dans le geste ou dans le pas s’affirme de ce point de vue, bien au contraire, comme la plus universellement intéressée des fonctions profondes de l’esprit. Tous les jeux en eux-mêmes, d’ailleurs, même les plus puérils, sont une recherche de l’ordre dans le chaos des sensations et des sentiments confondus. L’homme mouvant croit s’adapter sans cesse au monde mouvant qui l’entoure, par la certitude fuyante qu’il a, dès qu’il s’imagine saisir l’ensemble d’un phénomène, de le décrire pour toujours dans l’ivresse de l’expression. Ainsi, ce qu’il y a de plus utile à l’homme, c’est le jeu.

L’amour du jeu, et sa recherche, et la curiosité ardente que son exercice conditionne, créent la civilisation. Les civilisations, devrais-je dire, ces oasis semées le long du temps ou dispersées dans l’espace, seules ici, s’interpénétrant là, fusionnant ailleurs, essayant dés ébauches successives d’une entente spirituelle unanime entre les hommes, entente possible, probable, mais destinée sans doute, si elle se réalise. à décliner, à mourir, à chercher en elle et autour d’elle des matériaux de renouvellement. Une civilisation, c’est un phénomène lyrique, et c’est par les monuments qu’elle élève et laisse après elle que nous en apprécions la qualité et la grandeur. Elle est d’autant mieux définie qu’elle s’impose à nous selon un style plus impressionnant, plus vivant, plus cohérent et plus durable. Ce que la presque unanimité des hommes entend par « civilisation » à l’heure actuelle, n’a rien à voir avec cela. L’outil industriel - chemin de fer, machine, électricité, télégraphe - n’est qu’un outil, un outil que des peuples envers peuvent employer pour des fins immédiates et matériellement intéressées sans que cet emploi ouvre en eux les sources profondes de l’attention, de l’émotion, de la passion de comprendre et du don d’exprimer qui mènent seules au grand style esthétique où communie un moment une race avec l’esprit universel. De ce point de vue, par exemple, l’Égypte d’il y a cinq mille ans, la Chine d’il y n cinq siècles, sont plus civilisées que l’Amérique actuelle dont le style est encore à naître. Et le Japon d’il y a cinquante ans est plus civilisé que le Japon d’aujourd’hui. Il est même possible que l’Égypte constitue, de par la solidarité, l’unité, la variété disciplinée de sa production artistique, l’énorme durée et la puissance soutenue de son effort, la plus grande civilisation qui ait encore paru sur terre, et que toutes les manifestations dites civilisées depuis elle, ne soient que des formes de dissolution et de dissociation de son style. II faudrait vivre encore dix mille ans pour le savoir.

Le style, dans tous les cas, cette courbe harmonieuse et nette qui définit pour nous, sur la route que nous suivons, les étapes lyriques établies par ceux qui nous y précédèrent, le style n’est qu’un état momentané d’équilibre. On ne peut le dépasser. On ne peut que le remplacer. Il est la négation même du « progrès », possible seulement dans l’ordre de l’outillage et accroissant par là, avec le nombre et la puissance des moyens inventés par l’homme, la complexité de la vie et du même coup les éléments d’un équilibre nouveau. L’ordre moral, l’ordre esthétique peuvent, grâce à cet outillage, constituer des symphonies plus vastes, plus mêlées et enchevêtrées d’influences et d’échos, et servies par un beaucoup plus grand nombre d’instruments. Mais le « progrès moral », comme le « progrès esthétique », ne sont que des appâts fournis à l’homme simple par le philosophe social pour provoquer sen effort et l’accroître. Le mal,l’erreur, la laideur, la sottise joueront toujours, dans la constitution de tout style nouveau, leur rôle indispensable comme condition même de l’imagination, de la méditation, de l’idéalisme et de la foi. L’art est un éclair d’harmonie conquis par un peuple ou un homme sur l’obscurité et le chaos qui le précèdent, le suivent, l’entourent nécessairement. Et Prométhée est condamné à ne saisir le feu que pour illuminer une seconde la plaie vive de son flanc et le calme de son front.


Notes:

Note 1: Les variantes que j'ai introduites dans cette édition nouvelle - additions ou soustractions - n’ajoutent ni ne retranchent rien au sens général de l’œuvre. Elles portent à peu près exclusivement sur la forme. (Retour à l'appel de note 1)
Note 2: Et encore ! (Retour à l'appel de note 2)
Note 3: Voir L’Esprit des formes. (Note de l’Éd.) (Retour à l'appel de note 3)


Retour au texte de l'auteur: Élie Faure Dernière mise à jour de cette page le Lundi 03 mars 2003 13:48
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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