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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique sera réalisée à partir d'un texte de Léon Gérin, “Pays normand et pays canadien - Aperçu social comparatif”. Mémoires et comptes rendus de la Société royale du Canada, troisième série, tome XI, mai 1917, section I, p. 175 à 191. Une édition numérique réalisée à partir d'un fac-similé de la BAnQ. Une édition numérique réalisée par François Pignon, bénévole.

Léon Gérin (1863-1951)

Avocat, traducteur parlementaire et sociologue québécois
Président de la Société royale du Canada

Pays normand et pays canadien
-
Aperçu social comparatif

Un article publié dans les Mémoires et comptes rendus de la Société royale du Canada, troisième série, tome XI, mai 1917, section I, p. 175 à 191.

[175]

L'ancienne amitié de M. Augustin Léger, naguère professeur de littérature française à l’université Laval de Montréal, et qui, depuis le début de la guerre, est interprète auprès de l’armée expéditionnaire anglaise en France, m’a valu l’envoi d’un roman de M. Joseph L’Hopital. Un clocher dans la plaine, tel en est le titre, avait d’abord fait série dans le Correspondant?; il vient de paraître en librairie. À nous particulièrement Canadiens de langue française, ce livre se recommande à plusieurs égards?: à cause de son mérite littéraire, d’abord, à cause aussi des sentiments qu’il évoque, des lumières qu’il fournit touchant une province de la France dont nous portons encore profondément l’empreinte dans notre parler, notre mentalité, toute notre formation et notre vie sociales.

Le mérite littéraire?: tableau attachant de
la campagne normande et de ses habitants


L’auteur sait observer?; il voit les choses, il les aperçoit dans leur détail et dans leur ensemble, faculté précieuse pour le littérateur comme pour l’homme de science. Puis, ce qu’il a eu ainsi sous les yeux, ceux de la tête et ceux de l’esprit, il excelle à le décrire, à le faire revivre en formules brèves, pittoresques, qui captent l’attention sans la fatiguer. Par exemple, dès la première page, cette simple phrase?: “Il faisait chaud déjà, malgré l’heure matinale, et l’orage de la veille avait laissé dans le ciel de longues traînes de nuées que le soleil victorieux criblait de flèches d’or.” C’est tout, et pourtant il en reste une impression qui prépare admirablement au récit de la crise morale qui tourmente l’âme du curé de Vironville.

Un peu plus loin (p. 6), nous sommes transportés pour un instant dans cette campagne normande d’où nous sont venus jadis tant de colons :

Il suivait maintenant à pas rapides le chemin du Mesnil, la ferme des Huchecorne. C’était une ancienne voie romaine, traversant en ligne droite la plaine semée de plants de pommiers et de boqueteaux, où le printemps finissant avait jeté sous le soleil tout un tapis de couleurs?: teinte presque bleue des blés déjà rigides sous l’effort de l’épi vers la lumière?; vert plus clair des avoines molles encore et comme frisées par la chaleur?; rouge mourant des trèfles d’hiver presque défleuris?; rose tendre des [176] premiers sainfoins, bleu de roi pointant dans les luzernes prêtes à s’épanouir. Sur la route gazonnée où blanchissaient çà et là quelques blocs d’antique pavage jadis foulés par les rudes légions des Césars, le prêtre faisait une petite tache noire?; et derrière lui le clocher, semblable à un géant tutélaire, regardait par les deux petites ogives placées sous le rampant de son toit flamber dans l’ardeur du jour le coin de vieille terre normande remis en garde par la foi de ses morts à la croix qu’il élevait droite et fière dans le ciel.

C’est encore une touchante et forte impression de réalité qui se dégage de cette description d’un lever de soleil encadrant le cortège funèbre d’un des héros de ce roman champêtre :


Dans la campagne voici venir le jour. Une lueur grandit là-bas sur les grands bois, vers les Essarts, et le froid piquant du premier matin descend des étoiles qui s’éteignent. De longues traînes de brouillards rampent au loin sur les champs, voiles humides que la nuit a laissés en fuyant et avec lesquels l’aurore se joue. À l’orient du ciel planent des nuages légers, violets d’abord, puis mauves, puis entourés d’une bordure de lumière. La plaine indifférente à la mort et à la douleur qui la traversent, recueillie dans l’attente sacrée de la vie qui va venir, s’emplit d’un murmure d’oiseaux.

Tout à coup, par-dessus les bois, le soleil s’élance?; tout s’illumine. Les fleurs lourdes de sommeil se redressent, les diamants de la rosée brillent aux pointes des gazons?; et la vieille terre normande reprend son travail éternel dans la gloire du radieux matin. (p. 98-99)

Ce n’est pas seulement la nature morte que l’auteur sait observer et exprimer?; ses représentations des bêtes et des hommes sont tout aussi fidèles et plus intéressantes encore. Une scène assez animée marque l’arrivée de l’abbé Gâtine à la masure des Langlois?:

Le curé leva la clanche d’une porte à claire-voie et se trouva sous les pommiers. Les derniers pétales des fleurs mortes tombaient dans l’herbe où picoraient des poules?; trois lapins accroupis et prêts à détaler regardaient, en plissant leurs nez, deux dindes qui se battaient avec acharnement, tandis qu’un jars s’approchait, respectueusement suivi par ses femmes et se balançant avec solennité.

Cependant la victoire de l’un des combattants se dessinait?; profitant d’une fausse manœuvre de l’adversaire, il lui avait, dans une brusque détente de cou, solidement harponné la crête, près de l’œil?; et il commençait à le pousser devant lui, à le promener anéanti par la douleur, avec des gloussements féroces. Le jars alors, se lançant dans la mêlée, les sépara en deux coups de bec, poussa du haut de sa tête, en les voyant s’enfuir, un petit ricanement de mépris, puis, sans plus s’occuper de ces espèces, reprit à la tête de son harem sa marche majestueuse. (p. 21-22)

Vaches et chiens fournissent la matière d’une autre étude de psychologie animale fort bien enlevée. (p. 143-144)

Quant aux types humains du pays, ils défilent dans une suite de petits tableaux finement observés et discrètement colorés, illustrant un récit de trame fort simple dont les personnages parlent la langue pittoresque et expressive du terroir normand. Ces personnages sont nombreux et variés. Il y a d’abord le curé, qui aime “sa paroisse de cet amour admirable qu’ont souvent les dévoués pour les ingrats”.

[177]

S’il avait perdu la confiance juvénile qui, au sortir du séminaire, avait soutenu l’effort de ses premiers travaux sur le champ aride de la paroisse, il avait également dépouillé l’absolutisme et l’intransigeance qui, dans la jeunesse, sont presque toujours la rançon que l’inexpérience paie aux plus généreux courages. Une belle indulgence, telle qu’il s’en épanouit dans les cœurs nobles que la vie a éprouvés, embaumait à présent, comme une fleur, le jardin de son âme. (p. 4)

Dès le début l’intérêt du récit se concentre sur les relations et les agissements de trois ou quatre familles de paysans. Les Huchecorne ne sont pas des Normands de souche très ancienne. Ils sont arrivés dans le pays, on ne sait trop d’où, “au temps de l’empereur premier”. Mais à force de frugalité et de savoir-faire, ils se sont amassé du bien. Ce sont des parvenus, sans fortes traditions, gagnés aux idées nouvelles, sans grand attachement à la culture et au pays, que leur fils unique, le beau Désir, se prépare à délaisser pour le séjour de Paris. Les Langlois, père, mère et fils, sont, au contraire, des Normands de vieille souche, beaucoup plus respectueux de la tradition et de l’ordre social, et aussi beaucoup plus attachés à la culture.

Les Dorget sont, comme les Huchecorne et les Langlois, des paysans aisés, mais tenant, au point de vue de la formation sociale, le milieu entre le type des Huchecorne, plus ou moins desorganisé, et le type stable des Langlois. En effet, “le pé Dorget, au jugement du bonhomme Langlois, est sérieux dans sa culture, et la mère Dorget est une femme qui s’actionne itou.” Mais ils sont mordus de l’ambition politique, et plus ou moins dominés par le citoyen Dubourdeau, “sorte de bourgeois barbu à l’esprit sectaire, Frère orateur de la loge de Fresne l’Abbé”.

Outre ce Dubourdeau, il figure accessoirement dans le récit nombre de types intéressants, par exemple les Vincêtre, de vieille souche normande, et à qui leur ancienneté dans le pays assure de la considération, en dépit de leur humble état de vie. Il y a aussi le Breton Legoff, journalier agricole, ivrogne, miséreux, dont le curé secourt la famille sans réussir à gagner le cœur?; Beauquesne, patron du café de l’Espérance, jacobin comme Dubourdeau, mais aux prises avec celui-ci dès qu’il porte atteinte à son monopole de restaurateur en faisant venir les musiciens des Crières pour la fête de la Trinité?; le père Leroy, des Essarts, tueur, charcutier, boucher, dont la faconde, comme celle du fossoyeur Basselin, est à la fois très amusante, très normande et très canadienne?; Filoque, greffier de la justice de paix de Fresne l’Abbé, et Chéri, son aboyeur, qui conduisent la vendue (l’encan comme nous dirions ici) chez les Huchecorne.

Toute l’intrigue se ramène à savoir si la fille du maire de Vironville, la belle Reine Dorget, va préférer l’honnête et robuste Ludovic Langlois au gandin Désir Huchecorne, comme à l’humble et fier [178] Anatole Vincêtre?; et si, ayant épousé Langlois, elle saura se défendre contre les attentions du fils Huchecorne, qui a fait un nouvel héritage, s’est acheté un automobile et va se fixer à Paris.

L’action est rapidement menée?: point de longueurs, et à cet égard ce roman est bien dans le goût moderne. Le lecteur de nos jours est trop affairé, trop distrait et entraîné par l’activité sociale ambiante pour se complaire dans des œuvres de longue haleine. Scott, Balzac, Dumas, Thackeray, Dickens ont fait leur temps?; la vogue est aux “short stories”, à la nouvelle. Sous ce rapport, M. L’Hopital est bien dans le courant. En moins de trois cents pages d’un petit format, il a su nous inspirer un intérêt très vif pour le pays et ses habitants.

Ce n’est pas tout?: comme nous allons le voir en plus grand détail, les indications qu’il nous fournit sont suffisamment complètes et précises pour avoir, outre leur mérite littéraire, une réelle valeur scientifique.

L’intérêt linguistique?: similitudes et divergences
entre le parler normand et le parler canadien


À l’occasion de l’envoi de son roman, M. L’Hopital m’écrivait?: “J’ai pensé que ce livre écrit par un Normand, situé en Normandie, et dans lequel je me suis efforcé de ranimer ce qui reste encore dans ma région (environ d’Évreux) du vieux parler de la province, pourrait intéresser nos frères de la Nouvelle-France.”

En effet, l’intérêt linguistique de cette œuvre, pour nous Canadiens particulièrement, est très notable. J’ai sous les yeux une centaine d’expressions diverses, relevées au fil d’une lecture rapide du roman de M. L’Hopital, formes caractéristiques du parler normand, et qui pour la plupart se retrouvent dans notre parler canadien.

Entre ces idiotismes, les uns s’éloignent assez peu des formes régulières de la langue écrite actuelle. Ils se réduisent à des variantes dans la prononciation, par contraction, inversion, élision, ou défaut d’élision de voyelles, de consonnes ou de diphtongues, ou encore à une substitution du genre féminin au genre masculin, ou vice versa. Par exemple, craire pour croire, drait pour droit, voirez pour verrai, trouvairez pour trouverez ; ben pour bien, tous l’s ans pour tous les ans, d’s économies, pour des économies ; à c’t’heure pour à cette heure, actuellement ; avé’ pour avec ; è’, a’, pour elle ; y pour lui ; que’que chose, que’qu’un, pour quelque chose, quelqu’un ; çui là pour celui-là ; v’là pour voilà ; si ils pour s’ils ; bien de trop pour beaucoup trop (au Canada, on dit bien qu’trop) ; tant qu’à pour quant à ; de la belle ouvrage pour du bel ouvrage, etc.

[179]

Nous pourrions nous figurer que dans tous ces cas il y a simple infraction des règles de la grammaire, de la phonétique, effet de l’ignorance, si nous ne savions que ces modes sont les formes traditionnelles de la langue, souvent les plus correctes étymologiquement. Ce sont là, comme l’observe M. Moisy, dans la savante introduction à son Dictionnaire de patois normand (Caen, 1887), les débris d’anciens dialectes provinciaux, et notamment du vieil idiome normand (p. I).

Les personnages mis en scène par M. L’Hopital se servent couramment d’autres expressions différant davantage par la forme ou le sens des termes correspondants de la langue écrite. Ainsi j’y relève entour, pour autour, rapport à pour à cause de ; espérer dans le sens d’attendre ; ostiner, pour obstiner, dans le sens de contredire, contrarier ; rouelle pour roue de charrue, endos de charrue, pour billon ; cane pour vase ou boîte à lait ; extra, pour supérieur, excellent. Certaines expressions ont encore plus nettement l’allure patoisante : aveindre, dans le sens d’atteindre, tirer à soi, que Larousse reproduit avec l’indication “vieux” ; qu’ri pour quérir, dans le sens d’aller chercher ; scionner, pour fouetter, d’où vient peut-être le mot canadien zigonner, dans le sens de taquiner, persécuter ; malheur que, pour c’est dommage que, et qui me paraît bien correspondre à notre idiotisme canadien c’est de valeur ; gniolle, dans le sens de niaiserie, futilité, et qui paraît s’être maintenu ici avec le sens de cet autre terme normand torgniole, soufflet, coup au visage ; itou, pour aussi ; acanté pour avec, et qui ne diffère guère de l’expression bien canadienne canté, canté lui.

En dernier lieu, je note dans les conversations des paysans de M. L’Hopital nombre de locutions interjectives ou explétives, sorte de chevilles du discours comme vous savez ben, t’entends ben, marche toujours, écoute un peu, c’est-il pas abominable, c’est-il malheureux, ça va-t-il comme tu veux, comme qui dirait, à seule fin, etc., dont l’usage est assez général dans nos campagnes.

D’autre part, entre les idiotismes qui émaillent le parler des personnages de Un clocher dans la plaine, un certain nombre ne se retrouve pas chez nous. Pour froid, le Normand dit freid, et le Canadien frette?; la ressemblance est assez grande?; pour pis de la vache, le Normand dit pire, et le Canadien, père?; la différence encore ici n’est pas très grande. Au Canada, on donne bien le nom de cavalier au galant qui fait la cour à une jeune fille, mais celle-ci est sa blonde. Je ne sache pas qu’on ait jamais chez nous désigné celle-ci, comme on le fait en Normandie sous le nom de cavalière. La carriole est pour le Normand une voiture d’été, montée sur des roues?; elle est pour nous une voiture d’hiver, munie de patins.

[180]

Nulle part au Canada, que je sache, on ne dit rude pour bien portant, éluger pour ennuyer, inquiéter, anuy pour aujourd’hui, quiens, pour chiens, vaques pour vaches. Le terme horsain, qui a à peu près le sens du terme canadien s’ron, est inconnu ici. On ne dit pas dans nos campagnes j’sis pour je suis, ou j'avons pour j’ai. En revanche, on fait un terrible abus du pronom indéfini on, constamment employé au lieu de nous.

Il n’y a pas lieu de s’étonner de ces divergences, non plus que de beaucoup d’autres qu’on pourrait signaler entre le parler normand et le parler canadien. Les colons de patois normand, originaires de la Normandie, du Perche, du Maine, etc., ont bien fourni l’élément le plus ancien et le plus stable de la population de la Nouvelle-France. Mais ils n’ont pas été seuls. A eux se sont adjoints d’assez bonne heure des groupes importants de colons à provenance de la Picardie, de l’Île-de-France, du Poitou, de la Saintonge, de l’Aunis et de nombre d’autres provinces. C’est de la concurrence, de la fusion, ou plutôt de la combinaison de ces divers idiomes qu’est sorti le parler canadien.

Encore aujourd’hui, ce parler nous apparaît comme un assemblage de pièces disparates, comme une mosaïque formée de débris des anciens dialectes régionaux de la France. Résultat de la rencontre de multiples patois, cette langue s’est, d’une part quelque peu épurée sous l’influence du français plus correct et littéraire des classes lettrées et dirigeantes, et s’est, d’autre part, corrompue, farcie d’anglicismes, au contact de l’envahisseur. C’est ainsi que la pratique assez commune dans certaines régions, ou paroisses de la province de Québec, mais qui est loin d’être générale, de substituer le son in au son an, ou vice versa, de dire, par exemple, comme je l’ai parfois entendu, complimint pour compliment, dint pour dent, andépindin pour indépendant, serait une particularité, non du patois normand, mais du patois picard. (Moisy, ouvr. cité, introd., p. IX) Il en serait de même de l’emploi de é pi pour et. (Id., ibid., p. X)

Si le roman de M. L’Hopital met dans la bouche de ses personnages certains termes du parler normand qui ne sont pas en usage au Canada, par contre, nombre d’expressions normandes des plus caractéristiques qui se sont conservées chez nous ne figurent pas dans ses pages. Nos habitants désignent par le terme de vache anéyère celle qui ne doit pas vêler au printemps et qui continue à donner du lait. C’est le sens que donne M. Moisy au mot anouillère, dans son Dictionnaire de patois normand, et il reproduit le texte suivant d’un inventaire de 1307, cité par M. Delisle (L’Agriculture en Normandie au moyen âge, p. 701)?: “xiiij vaches à let que laitières, que anoilières”. De même nos habitants disent qu’une vache ameuille quand sa mamelle se développe. C’est encore du patois normand bien caractérisé. [181] (Voir Moisy, aux mots ameuillante, ameuiller.) J’ai recueilli dans Moisy entre cinq cents et six cents termes ou idiomes de patois normand qui sont d’un usage courant chez nous.

On conçoit que la forme du roman ne se prête que difficilement et imparfaitement à l’exposition même fragmentaire d’une question scientifique. Le romancier soucieux de sa popularité est tenu de réduire au minimum ses indications documentaires et ses préoccupations didactiques. Comme moyen de connaissance de la langue proprement dite le roman reste forcément inférieur au lexique, à la grammaire, au traité. Mais là où il reprend sa supériorité, c’est lorsqu’il s’agit de donner l’impression du langage intégral, qui se compose non seulement de mots, mais de gestes, d’attitudes et d’actions formant le cadre du discours et son élément parfois le plus expressif.

Ainsi, il faudrait une longue et savante dissertation pour nous mieux renseigner au point de vue linguistique que certaines conversations intercalées dans le récit :

— Eh las fit une voix, vlà msieu le curé qu’inspec’ not’ volaille.
— Comme vous voyez, mon père Langlois. Et savez-vous l’idée qui me venait?? Je pensais que les bêtes sont quelquefois, comme les hommes, méchantes….
— Avez-vous vu mon père oie, comme il les a dressées?? Il est extra pour mettre la paix dans ce monde-là. C’est lui qu’est le gouverneur. Aussi vous pouvez m’craire, vous m’en diriez trois pistoles, je ne vous l’donnerais pas encore. Malheur qu’il n’y en ait pas un comme ça à Paris pour pincer la peau à nos députés quand ils se battent.
Ils arrivaient près de la maison?; Langlois ouvrit la porte.
— Entrez toujours là-dedans vous reposer un brin et espérez-moi une minute durant que je vas vous tirer un verre de boisson. La mère est acanté le garçon à la foire de Fresne?; faut ben que je fasse toute l’ouvrage. (p. 22)

Et cet échantillon de la conversation du pé’ Leroy, charcutier des Essarts, pendant qu’il “flambe” un cochon chez les Langlois :

Eh ma fi oui, j’en ai appris, du nouveau, en passant par Vironville, Mme Huchecorne qu’est allée voir le curé…. Sans vous commander Msieu Langlois fils, prenez-moi les pattes de devant durant que j’cruche celles de derrière, que je retournions cte bête pour y flamber l’aut’ côté. Ça fait causer, vous pouvez m’craire. Je me suis laissé dire qu’è voulait faire dire un évangine pour défunt sa tante…. C’est bon?; y a ben assez de paille pour y mettre le feu…. Si c’est s’n idée à cte femme, moi je la respecte?; mai quoi que l’pé Huchecorne va dire??.. Dame, non?!?; pour un fort cochon ça n’est point un fort cochon?; mais, sans menterie, c’est un bon cochon, et qui vous fera du profit.” (p. 152)

Et nous aurons occasion plus loin de citer d’autres extraits tout aussi suggestifs et qui situent encore mieux peut-être les personnages au point de vue linguistique, comme au point de vue social.

[182]

L’intérêt sociologique, rivalités et compétitions
entre groupements humains


Outre son intérêt linguistique, le roman de M. L’Hopital présente un réel intérêt sociologique, qui consiste surtout dans le spectacle des rivalités, des compétitions et de la lente adaptation mutuelle des divers groupements dont l’objet est de satisfaire aux besoins essentiels de cette population normande. J’entends ici, d’une part, les grands groupements traditionnels se rattachant à la langue et à la religion?; et, d’autre part, les groupements plus restreints et spécialisés, comme la famille, l’atelier de travail, enfin tout l’ordre économique et politique. Tant que ces rivalités subsistent entre groupements, tant qu’un certain équilibre stable n’a pas été établi entre ces groupements, comme entre les individus qui les composent, il y a souffrance, et la paix sociale est menacée, coupée de crises plus ou moins aiguës.

En Normandie actuellement, il n’y a pas, à proprement dire, de crise de la langue, ni même de question de la langue. C’est que de date assez ancienne déjà cette question a été réglée par la constitution de la langue nationale et par sa diffusion dans tout le pays. En effet, une langue ne saurait reposer en l’air?; comme tout autre élément d’activité humaine, elle ne peut se maintenir, se répandre, que dans la mesure de l’importance et de la force d’expansion du groupement social dont elle est l’organe, et dont elle subit toutes les vicissitudes.

La langue que parlaient les habitants de la Gaule était une langue indo-européenne, un dialecte celtique, dont les multiples diphtongues faisaient sur l’ouïe des Romains l’effet d’un aboiement. Au cours de la période de plusieurs siècles que dura la domination romaine, le celtique fut presque submergé par le latin, au point qu’on a pu dire que le français n’est que du latin mal parlé.

Puis se produisit la chute de la domination romaine au choc des invasions des barbares. Le roman rustique (rustica romana), langue populaire de la Gaule, après s’être frotté de germain, au contact du Visigoth, et surtout du Franc, donna naissance à deux langues fondamentales?: la langue d’oc, celle parlée dans le midi de la France?; et la langue d’oïl, celle parlée au nord de la Loire, et même assez loin au sud de ce fleuve, comme dans le Poitou et le Berri. C’est ce qu’on peut constater par la comparaison des chansons du Berri (langue d’oïl), d’une part, et des chansons du Limousin (langue d’oc), d’autre part. C’est ce qu’établit au reste, ce texte de J. J. Ampère (Histoire de la formation de la langue française, p. XXV-XXVI)?: “Leur double empire était séparé par une ligne qui, géographiquement parlant, forme la corde de l’arc que la Loire décrit, et s’étend du lac Léman à [183] l’embouchure de la Sèvre.” Les émigrants français qui colonisèrent la Nouvelle-France étaient, on le voit, en très grande majorité, de pays de langue d’oïl.

Ampère indique que ces deux groupes de populations furent dès l’origine soumises à des influences très diverses. “Ces populations du Midi avaient été dans la plus haute antiquité, en partie ibériennes, puis en partie grecques, elles furent dans un contact perpétuel avec les Arabes?; elles demeurèrent toujours purement romaines, et jamais la barbarie germanique ne put les soumettre et se les assimiler complètement?; enfin, elles formèrent, durant bien des siècles, un pays entièrement séparé de la France. C’est ce pays que le moyen âge appela souvent la Provence, en comprenant sous cette dénomination un espace bien plus vaste que la Provence actuelle.”

Dans son introduction au Dictionnaire de patois normand (p. II), M. Moisy montre comment s’établit alors “la prédominance du roman gaulois sur le roman provençal”. “L’hérésie des Albigeois, qui s’était cantonnée dans le Midi, attira sur cette contrée une guerre impitoyable qui en amena la ruine politique. La langue d’oc succomba dans le même naufrage qui fit perdre aux provinces méridionales leur nationalité.” C’était en 1213, cent quarante-sept ans après la conquête de l’Angleterre par les Normands, conquête qui avait singulièrement agrandi le champ d’expansion des dialectes de cette langue.

Entre les dialectes de la langue d’oïl, désormais prépondérante, les trois principaux, d’après M. Moisy, étaient le normand, le picard et le bourguignon. Le normand était des trois le plus ancien, celui dont l’expansion se fit en premier lieu, celui dans lequel sont rédigées les premières et les plus remarquables productions de la langue d’oïl. (Id., ibid., p. II, III, XI)

L’évolution sociale de la France dans le cours des siècles suivants eut pour effet, non seulement de porter atteinte à cette prédominance du normand entre les dialectes provinciaux, mais de le faire déchoir du rang de langue régulière à celui de langue purement parlée. “En effet, à partir du quatorzième siècle, comme le constate M. Moisy, beaucoup de formes particulières aux dialectes provinciaux commencèrent à s’effacer, les contrées dans lesquelles ils étaient parlés s’étant trouvés successivement absorbées par la monarchie, dont Paris était devenue la capitale. Le dialecte particulier à l’Île-de-France obtint alors une prépondérance marquée et devint la langue de la plupart des écrivains, à quelque localité qu’ils appartinssent.”

En même temps que s’opérait la centralisation politique et administrative de la France, il s’effectuait sur tous les points du territoire une division du travail social poussée de plus en plus loin. A côté des classes vouées entièrement aux travaux manuels, se formèrent [184] des classes de lettrés et de bourgeois, disposant de plus de loisirs pour la culture de l’esprit et l’élaboration d’une langue nationale. Bref, les dialectes provinciaux disparurent parce que les provinces, les petits pays, perdirent leur autonomie au profit du groupement supérieur de l’État, de la grande nation. Le patois, langue du paysan, a perdu du terrain, pour n’avoir pu soutenir la concurrence de la langue littéraire, langue des classes dirigeantes. Aussi M. Moisy parle-t-il de “l’époque vraisemblablement prochaine où les patois vont se confondre dans la langue générale”?; et M. L’Hopital, de son côté, fait la même constatation.

Au contraire de ce que nous venons de constater pour la Normandie, il se pose bel et bien chez nous une question de la langue, et même, il sévit une crise de la langue, mais dans des conditions qui nous sont particulières. Sans doute, il s’est produit ici d’assez longue date, en dépit de la persistance de nombreuses particularités régionales ou locales que savent fort bien mettre en lumière les observateurs scientifiques à la manière de M. Barbeau, il s’est produit, dis-je, une certaine uniformité linguistique, en ce sens que tout homme parlant le français n’a aucune difficulté à comprendre notre population canadienne-française, ou à s’en faire comprendre, en quelque région qu’il se trouve.

D’autre part, l’évolution sociale du Canada, et notamment du Canada français étant très en retard sur celle de la France, l’influence des classes lettrées et bourgeoises y étant moins grande, l’organisation scolaire et toute l’administration publique y étant moins développées et centralisées, le triomphe du français littéraire sur la langue vulgaire, souvent incorrecte et chargée d’anglicismes, est loin d’être accompli. C’est ce que nos écrivains et puristes ont constaté à mainte reprise, et encore récemment M. Louvigny de Montigny, dans un livre fortement documenté et débordant de verve, mais que gâtent malheureusement les éclats d’une querelle personnelle étrangère à la question.

Et pourtant la menace d’altération ou de corruption par le solécisme, le barbarisme ou l’anglicisme n’est pas le péril le plus grave que court actuellement la langue française au Canada. Il faut mettre au premier rang l’hostilité systématique que, ces années dernières surtout, manifestent contre l’enseignement et l’expansion de cette langue beaucoup de groupes anglophones du Dominion qui devraient être ses fermes soutiens, en ce moment où la France, avec un merveilleux courage et des ressources insoupçonnées, s’est faite le rempart de la civilisation en Europe contre une nouvelle invasion de barbares.

Ce n’est pas ici le lieu d’examiner si nous avons de quelque manière provoqué cette hostilité, si l’incurie des dirigeants ou la légèreté [185] des porte-parole de notre groupe nous a mérité ces méfiances, ces velléités, ce commencement d’ostracisme. Mais il est certain qu’il faudra à nos pères conscrits une remarquable sagacité politique pour empêcher les manifestations aveugles de l’instinct d’imposer silence aux dictées de la raison et de l’expérience et sauver le français des pires désastres.

S’il n’y a pas en Normandie de crise de la langue, si le patois, en train de disparaître au profit de la langue correcte et littéraire, ne présente plus qu’un intérêt de curiosité, et si, avec cela, la prédominance et la persistance de la langue française sont amplement garanties par l’indépendance et la force du groupement national, ce n’est pas à dire que l’adaptation des autres groupements subordonnés soit aussi avancée. En ce qui regarde la langue, fait matériel, nécessité de premier ordre, l’accord a pu, a dû se faire d’assez bonne heure. Mais relativement aux rapports de l’homme avec l’inconnu, avec cette ambiance mystérieuse et impressionnante de la vie, il n’est pas aussi facile d’établir une base acceptable de commune croyance, ou même de réciproque tolérance. L’âme ne saurait, comme la langue, s’emprisonner dans des formules, surtout au sein d’une société compliquée, où les rivalités de classes et de groupements viennent envenimer les dissentiments et rendre plus difficile la solution du problème.

Dès la première page du livre de M. L’Hopital, nous avons pu constater qu’il n’y a pas en Normandie d’union des âmes, ni même, dans l’ordre pratique, de cordiale coopération des fidèles avec le prêtre. La gêne, la froideur qui marquent les relations de celui-ci avec presque tous ses paroissiens, n’a pour alternative que l’hostilité ouverte et systématique des autres. On se souvient que l’histoire débute sur les tiraillements qui ont suivi la mise en vigueur de la loi de séparation et l’imposition du denier du culte. C’est le cœur gros d’appréhensions que l’abbé Gâtine, sur l’ordre formel de son évêque, commence la tournée de sa paroisse :

S’en aller, lui prêtre, déjà calomnié par toutes les malveillances, méconnu par toutes les ignorances au milieu desquelles il s’épuisait, demander à ses paroissiens ce qui leur tenait le plus aux entrailles, de l’argent, quel suppliciant devoir?! (p. 2) A ces âmes de paysans, distantes ou rebelles, qui ne l’entendaient point ou qui se refusaient à lui, il s’était attaché par les liens toujours renoués d’espérances sans cesse déçues. (p. 4)

Puis l’abbé Gâtine, prenant son courage à deux mains, se rend au Mesnil, ferme des Huchecorne, et voici un passage de la conversation qui s’engage entre lui et Mme Huchecorne :

Vous avez bien entendu parler de la séparation, madame Huchecorne, demande le curé. Vous savez que les prêtres ne reçoivent plus rien du gouvernement??
— C’est-il que votre place est devenue mauvaise ? [186]
— Elle n’a jamais été bonne au point de vue de l’argent?; mais enfin notre traitement, auquel venait s’ajouter un peu de casuel, nous permettait de vivre, tandis que maintenant....
— Qui qui vous empêche de prendre un autre métier ?
— Oh madame Huchecorne, quelle mauvaise parole?! Vous savez bien que je ne fais pas un métier. Êtes-vous donc de ces personnes qui ne veulent plus de la religion?? Votre mère était pourtant chrétienne....
— Alle l’était. Mais mon homme ne l’est point.
— Mais vous, vous l’êtes encore ?
— Où que c’est que vous voyez çà ?..
— Pourquoi, si vous n’êtes plus chrétienne, laissez-vous sur ce bâtiment le signe de la croix ?

Le curé étendait le bras vers deux branches croisées de buis jauni, au-dessus de la porte des écuries.

Mme Huchecorne hésita un instant puis répondit :
— C’est rapport au béta..
— Ainsi, vous ne croyez plus au Christ pour vous-mêmes?; mais vous y croyez pour vos chevaux et vos vaches??
— On n’y croit point, bougonna-t-elle, et puis on y croit tout de même.

Et plus loin :

Vous ne voulez pas me le dire?; mais je vois que vous tenez encore à votre église.

Elle avoua :

On n’y tient pas plus que ça dans des moments?; mais, dans des moments, c’est vrai tout de même qu’on est comme si qu’on y tiendrait. (pp. 14, 15, 16)

Puis reprenant la route de son presbytère, le curé, qui est à pied, croise les deux Huchecorne, père et fils, qui sont en voiture et ne daignent même pas s’apercevoir qu’ils ont failli le renverser au passage. Enfin, plus loin encore, à l’orée du bois, l’abbé Gâtine aperçoit le Breton Legoff qui a laissé là ses chevaux et interrompu le labour pour causer avec Dubourdeau. Gêné par la présence de celui-ci, il a presque honte de saluer le curé, son bienfaiteur. Quant à Dubourdeau, dès qu’il a aperçu le prêtre, il s’est baissé, et avec affectation a touché le fer du coutre de sa charrue.

La conversation de Mme Huchecorne que nous venons de lire est bien typique d’une mentalité méfiante, avisée de paysan, qui n’est pas inconnue dans nos campagnes. D’autre part, l’esprit irréligieux, anticlérical qu’elle laisse percer et dont Dubourdeau fait parade, ne s’observe ici que rarement encore. Mais il ne faudrait pas trop nous flatter ou nous bercer d’illusions à cet égard. Si l’autorité du clergé est encore très généralement reconnue et respectée et s’étend à presque tous les domaines et sur presque tous les groupements de la vie sociale du Canada français, on relève périodiquement, ici et là, les manifestations de désaccords, les signes plus ou moins inquiétants d’une sourde hostilité. Dans plus d’une paroisse où s’affirme parfois de manière indiscrète et outrée le droit de direction du clergé en matière [187] sociale ou religieuse, je pourrais indiquer les doublures ou les ébauches de la plupart des personnages de ce roman, sans même excepter les Huchecorne et les Dubourdeau.

Comme sur le terrain de nos relations avec les autres groupes de la population du Dominion, il va falloir tant au clergé qu’aux laïques canadiens toute la science, tout le discernement dont ils sont pourvus pour maintenir des relations respectueuses des droits et de la dignité de chacun et pour éviter des conflits, des ruptures, peut-être un triomphe de l’irréligion, bref un état de choses aussi déplorable pour les individus et les sociétés que l’apathie religieuse, fruit de l’acceptation passive d’un régime de pur autoritarisme.

Si, de ces grands groupements traditionnels de la langue et de la religion, nous passons aux groupements plus circonscrits et spécialisés de la vie sociale, nous constatons, à la lecture du livre de M. L’Hopital, qu’il sévit en Normandie, accessoirement à la crise de la religion, une crise de la famille, crise qui se traduit par un certain relâchement des mœurs, des relations entre mari et femme, entre parents et enfants, ainsi que par la limitation systématique du nombre de ces derniers.

Ah pour ça j’veux ben vous craire, déclare Langlois à son curé, y a plus de vierges anuy comme y en avait dans le temps. Faut plus demander ça. A ct’heure c’est le bal, c’est les romans?; bonheur quand ça n’est point pire. (p. 25)

Aucune des familles de gros paysans qui figurent dans ce roman n’a plus qu’un enfant?; et le grand souci des parents n’est pas tant d’assurer à cet enfant une forte éducation que de lui faire contracter une alliance avantageuse qui augmente son patrimoine.

Or cette crise de la famille a pour complément une crise de l’atelier de culture étroitement uni au groupement familial. Ecoutez plutôt la dame Huchecorne :

Ah monsieur le curé, la servitude, au jour d’aujourd’huy, vous ne savez point ce que c’est. Non, vous ne le savez point?! Cherchez-en voir, des domestiques, et vous me direz ce que vous trouvairez. Des rouleux?! des galvaudeux?! des faignants?! Ça baille en place d’être à son affaire?; dès que ça a deux sous ça va au café.. et puis faut encore rien dire, vu que ça ne veut plus être commandé.. C’est à ne plus y tenir, que j’vous dis?! Aussi le petit ne veut point se mettre dans la culture. Son père a beau y dire des paroles, il n’veut point.. La campagne, d’abord, ça n’y convient point, avé l’éducation conséquente qu’on lui a payée. La jeunesse à ct’heure, quand c’est à la hauteur, ça ne se plaît qu’à la ville. (pp. 11, 12)

Cela aboutit à la désertion des campagnes. Malgré mon désir de ne pas trop multiplier les citations, je me permets de reproduire le passage touchant où le curé et le père Langlois se font part de leurs inquiétudes au sujet de l’avenir de la culture et de la famille en Normandie :

Les deux ruraux s’étaient compris?; tout à coup, au détour de leur causerie, venait de surgir la mélancolie qui, à l’évocation de certaines idées d’abandon et d’oubli, [188] s’empare des hommes de souvenir et de tradition. Ils n’avaient plus besoin de parler pour s’entendre?; les mêmes images hantaient leur songerie. C’étaient les maisons aux toitures effondrées, les murs éventrés disant l’agonie, non des individus, mais des familles?; c’étaient dans ces chaumières mourantes, les vieux sans enfants?; c’étaient les terres et les masures achetées par quelques richards, et le pays dépeuplé devenu peu à peu la proie d’un petit nombre, cultivé par des mercenaires qui n’avaient le temps ni de le connaître ni de l’aimer.” (p. 28)

Il faudrait lire toute cette page, ainsi que les deux suivantes, et les méditer à fond.

Or le même malaise, la même instabilité, la même distension des groupements anciens, la même aigreur, la même malveillance dans les rapports entre individus, entre classes, se révèle sur tous les points de l’organisation sociale. C’est le paysan cossu qui étale son mépris pour le gagne-petit (p. 45)?; c’est le bordier Legoff qui, fou de dépit, met le feu aux écuries des Huchecorne?; c’est le facteur à idées socialistes qui déblatère contre les richards (p. 120, 121)?; c’est cet excellent père Langlois lui-même qui ne cache pas son dédain pour ces “prop’ à rien” de bourgeois. (p. 156)

Mais il est un aspect plus consolant de cet état social. En dépit de toutes ces misères morales, de tous ces tiraillements, le progrès, du moins un certain progrès matériel et à beaucoup d’égards social, fait son chemin. On observe dans l’ordre des groupements spécifiques et spécialisés, le même phénomène, le même contraste, que nous avons relevé précédemment à propos des grands groupements primitifs de la race. Nous avons vu, en effet, que l’accord, que l’uniformité s’étaient réalisés beaucoup plus tôt, plus facilement et plus complètement en ce qui regarde la langue, organe matériel de la pensée, qu’à l’égard du fait spirituel de la croyance ou du fait moral et social des rapports mutuels, de la subordination des personnes en matière religieuse.

De même ici nous voyons que le progrès économique s’accomplit, se généralise, s’impose à tous, indépendamment du tempérament individuel, des attaches de classe ou de parti. Chez les Langlois comme chez les Huchecorne, comme chez nos Habitants du Canada français, on observe dans l’installation au foyer, dans l’outillage et le matériel de ferme, dans les méthodes de travail, un curieux mélange de l’ancien et du nouveau, avec tendance générale vers une production plus intense et un surcroît de bien-être.

Lisez plutôt cette description de l’intérieur de la maison des Langlois :

Ses yeux, fatigués par la grande lumière du jour, se reposaient, dans l’ombre tiède de la salle, sur la haute cheminée où plusieurs générations de Langlois avaient allumé de grands feux de bourrées et que le progrès moderne, sous la forme d’un fourneau de fonte accroupi à côté d’elle et perçant de son tuyau de tôle un des côtés de sa hotte, avait privée des flambées d’autrefois. (p. 23)

[189]

Et plus loin :

Reine regardait avec une moue un peu piteuse la salle pavée en briques, aux murs et au plafond jadis peints en jaune qu’avaient assombris la fumée et insultés les mouches?; le fourneau de fonte où le café bouillottait?; le tuyau qui crevait, sous les fusils posés en travers, la hotte de la cheminée où pendaient d’antiques crémaillères?; dans l’armoire vitrée, au-dessus du bahut où l’on serrait le pain, les verres, la vaisselle, les flacons de liqueurs fines qui ne servaient qu’aux grands jours?; la longue boîte de l’horloge normande qui, à cette même place, avait tinté pour plusieurs générations de Langlois les heures de la naissance et celles de la mort?; et enfin, assis sur des chaises de paille, autour du plat où le lard tremblotait sur des choux, ces bonnes gens dont elle était devenue la femme et la fille. (p. 155)

Chez les Huchecorne, le progrès matériel est encore plus en évidence. A peine leurs écuries ont-elles été détruites par un incendie, qu’elles sont reconstruites avec améliorations, pourvues d’une toiture en ardoise?; et à lire l’exposé de ce qui se voit et se fait au Mesnil le jour de la vendue, on se rend vivement compte des grands moyens d’action et de confort que le régime industriel moderne met à la portée de la classe agricole. On me pardonnera de reproduire en terminant le passage suivant qui nous fait saisir plus d’un point de ressemblance entre l’organisation sociale de la Normandie et celle du Canada français?:

Les chemins s’animaient?; enfin, débouchant des bois ou sortant des maisons de Vironville les voitures parurent.. Il en venait de tout le canton et de plus loin encore?: gros fermiers, aristocratie de la culture, entrant à la fringante allure de leurs meilleurs poulains, assis avec leurs dames et leurs demoiselles dans des carrioles vernies, aux moyeux étincelants, vêtus comme des bourgeois..?; cultivateurs modestes, tiers état de la charrue, endimanchés avec de démocratiques vestons ou des blouses neuves dont l’apprêt luisait au soleil, traînés par des caillons d’un petit prix, ou même venus à pied pour laisser son dimanche à leur ouvrier à quatre pattes?; enfin, le prolétariat des champs, charretiers, vachers, bergers, hommes de cour, filles de laiterie et bonnes à tout faire, beaucoup dans leurs habits de tous les jours, hirsutes, farouches, bestialisés par le travail excessif et par l’excessive boisson, et n’ayant plus que par exception la coquetterie proprette, la gaieté dominicale d’autrefois. Et de cette foule qui sans cesse augmentait émanait quand même l’impression d’une force puissante, la force des travailleurs des champs, nourricière du pays, réserve encore inépuisée de ses traditionnelles énergies?; force française que le virus étranger n’a pas dissoute et qui, sous l’impulsion d’une volonté ou le coup de fouet d’une catastrophe, montrerait encore au monde étonné une grande France. (pp. 204-205)

En somme, le type normand n’est pas très différent du type canadien. C’est la même bonhomie apparente, qui n’est pas dénuée de finesse et de calcul?; c’est la même aptitude générale à la petite culture, à la petite industrie, au petit commerce?; c’est la même inaptitude à recruter dans la pratique des arts usuels des classes réellement dirigeantes, possédant pleinement les ressources et l’expérience requises pour l’exercice et la haute direction de ces professions essentielles. C’est la même désertion prématurée de la vie rurale, des professions [190] agricoles, industrielles, commerciales, pour le séjour des villes, pour les professions libérales et la politique, la même tendance aux dissensions intestines, aux rivalités et aux luttes stériles des classes.

Sans doute, il s’observe d’une société à l’autre de notables différences. Par suite de la densité plus grande de sa population, de l’occupation plus complète du territoire, de la rareté croissante des terres disponibles, et d’une manière générale de son évolution sociale plus avancée, la Normandie présente plus d’inégalités entre les états de fortune, plus de jalousies entre les classes?; et le Canada ne souffre pas comme la Normandie de la restriction systématique de la natalité. Mais ces différences, lorsqu’elles sont réelles et bien caractérisées, comme sous ce dernier rapport, ne sont qu’accidentelles, et tiennent à ce que les deux groupes sont à des phases diverses de leur développement.

Naguère, il était de mise de proclamer notre race absolument réfractaire à toutes les tendances dangereuses et subversives manifestées par les nations “décadentes” de l’Europe. Mais depuis quelques années que le cosmopolitisme nous envahit, ceux d’entre nous qui observent et réfléchissent ont dû renoncer à cette illusion et reconnaître que nous sommes sujets aux mêmes aberrations, exposés aux même dangers que nos congénères du vieux monde. Nous ne saurions espérer nous soustraire aux maux dont ces nations plus anciennes ont cruellement souffert qu’en nous appliquant à l’étude de la science sociale et à la réforme de notre constitution sociale.

Telle est bien la double conclusion qui se dégage de la revue que nous venons de faire du roman de M. L’Hopital, Un clocher dans la plaine. Tout d’abord, dans l’ordre des études, on est, à sa lecture, frappé de l’intérêt très réel et très pressant qu’aurait pour notre groupe une étude positive et consciencieuse des questions sociales. Pour donner des fruits, pareille étude ne saurait, en effet, s’en tenir à la simple élaboration de principes abstraits, ou d’enseignements traditionnels. Elle devra porter nettement sur les conditions de force et de prospérité des groupements constitutifs d’une société compliquée, et procéder de l’observation exacte, méthodique des faits, surtout de ceux relatifs à notre propre milieu social. Dans ce but il faudrait multiplier, tant au Canada qu’en France, les enquêtes régionales et locales, les monographies sociales suivant la méthode inaugurée par LePlay, développée et appliquée par Henri de Tourville et Edmond Demolins, avec la collaboration de Philippe Champault, Léon Poinsard, Armand de Préville, pour ne mentionner que des disparus. La société internationale de science sociale, qui, sous la direction de M. Paul de Rousiers, poursuit ses travaux, autant que le permet la guerre, comprend un bon nombre d’observateurs scientifiques experts. Mais [191] les contributions de romanciers férus de science sociale, comme l’est M. L’Hopital, sont d’un précieux appoint.[1]

En second lieu, dans l’ordre plus immédiatement pratique, résignons-nous à modifier, — nous avons déjà commencé à le faire, — ou à voir se modifier sans notre concours, — ce qui serait plus dangereux, — notre antique constitution sociale. Jusqu’à ces derniers temps, notre croissance s’est accomplie en vase clos, pour ainsi dire, à l’abri des influences étrangères. Mais le développement intellectuel et moral, les moyens d’action, l’organisation simpliste qui nous ont permis de vivoter au cours de cette longue période d’isolement et d’oubli ne sauraient évidemment assurer le maintien de notre groupe et sauvegarder l’honneur de la race dans l’ère de cosmopolitisme et d’âpre concurrence mondiale où nous sommes engagés.

Il importe de nous mieux armer pour la vie, de préparer des générations plus énergiques et mieux instruites des choses de la terre. La prompte et pleine adaptation des Canadiens français aux conditions de la vie sociale contemporaine, telle est la tâche qui s’impose à nos dirigeants comme à chacun de nous. Notre conservation nationale est à ce prix.



[1] La Science Sociale est publiée à la librairie Firmin-Didot, Paris. M. Paul Descamps est secrétaire de la direction.



Retour au texte de l'auteur: Léon Gérin Dernière mise à jour de cette page le jeudi 22 février 2018 16:06
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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