Extrait d’une lettre de M. Gabet, missionnaire lazariste, Nouvelles annales des voyages, 1845, t. 108, pp. 320-333.
J’étais arrivé à Si-Vouan le 6 mars 1837 : Quelques jours après mon arrivée, on vint chercher un prêtre pour administrer un malade, à plus de trente lieues de Si-Vouan, vers l’ouest. Il ne se trouva que moi qui pusse y aller commodément ; M. Mouly était malade, et MM. les prêtres chinois étaient absents. Quand je fus arrivé dans cette chrétienté, je ne me trouvai qu’à quatre lieues du pays des Mongols, appelé en chinois la Terre des Herbes. Il y avait trop longtemps que je me promenais en espérance au milieu de leurs tentes et de leurs troupeaux de dromadaires, pour que m’en trouvant si près, je m’en revinsse sans les avoir vus. Le lundi de Pâques, je demandais aux chrétiens de me conduire dans ce pays, ce qu’ils firent avec plaisir.
Nous partîmes d’assez bon matin, deux Chinois et moi, tous trois à cheval. Vers les dix heures, nous attei-gnîmes le premier camp, qui n’était que d’une dizaine de tentes. Les Chinois m’introduisirent dans la tente d’un Mongol de leur connaissance. Vous ne serez pas fàché de voir comment sont les pavillons de ces peuples nomades. D’abord le pays n’est qu’une immense prairie qui ne semble avoir de bornes que le lever et le coucher du soleil. Leur tente est là plan-tée sans préparatifs, sans alentours, sans rien qui désigne une habitation fixe. Ils émigrent quatre fois par an. La forme de leur tente est celle d’un cylindre de la hauteur d’un homme, surmonté par un cône tronqué qui sert de couvert ; le diamètre est de vingt à trente pieds. En dehors, elle offre à peu près la forme d’un entonnoir renversé. Il fallut se baisser beaucoup pour entrer, la porte, fermée par un une pièce d’étoffe grossière, n’ayant guère que deux pieds et demi de hauteur. Tout était bien nouveau pour moi dans cette habitation scythe. Le bas était simplement la terre couverte de peaux de bœufs et de boucs. Il y avait dans la tente un homme, une vieille femme qui était grand’mère de la famille, avec un petit enfant de trois ans, d’une figure tout à intéressante. Il y avait aussi trois petits veaux attachés aux parois de la tente ; près du foyer était couché un quatrième encore si faible, qu’il se tenait à peine debout. Le maître de la maison le prit dans ses bras et le porta un peu de côté pour me faire asseoir à sa place ; il y avait aussi une armoire qui servait d’autel à leur idole. D’un autre côté était suspendu le cadavre d’un bœuf mort de vieillesse, au bout duquel on coupait, au jour le jour, pour manger. Je m’assis par terre auprès de leur foyer, sur lequel la vieille mit de suite le chaudron pour faire le thé au lait ; leur foyer est composé de quatre barres de fer, plantées en terre en forme de carré par des tringles transversales. Ce foyer est au milieu de la tente ; le feu se fait avec des bouses de vaches séchées ; la fumée sort par le tronquement du cône. Ces demeures ne garantissent que bien faiblement du froid sous un ciel si terrible ; mais les Mongols y sont endurcis. En prenant le thé, les Chinois exposèrent le sujet de mon voyage. Ils dirent que j’étais un homme qui passait sa vie à l’étude, que j’avais envie d’apprendre leur langue, que, dans ce dessein, j’étais venu chercher quelques jeunes gens pour les emmener avec moi, et m’en servir à apprendre le tartare ; qu’en même temps, si tel était le vœu des parents, je les instruirais dans la mienne. Les Mongols n’osèrent pas dire clairement qu’ils ne voulaient point, et se contentèrent de répondre qu’ils y penseraient. Pendant ce temps-là, on but le thé. Il faut un peu se faire violence pour l’approcher de sa bouche, car leur cuisine n’est pas tenue avec la propreté des cuisines de France ; pourtant on peut en user. Quand le thé pur est chaud, ils versent le lait, puis y mettent encore un petit morceau de beurre fondu. Pour eux, c’est avec la viande leur seule nourriture. Avant de boire ma tasse de thé, je récitai la prière avant le repas ; cela les surprit, ils demandèrent ce que je faisais. Les Chinois répondirent que j’étais le chef de leur religion, et que je priais. Alors ils se continrent dans le respect et n’osèrent plus m’interroger.
Ne voyant aucune apparence de réussir en cet endroit, nous prîmes congé d’eux, et nous nous dirigeâmes vers un autre camp qui était, nous dirent-ils, à deux lieues de là ; mais les Mongols n’ont jamais arpenté leur pays que sur des chevaux de course ; deux de leurs lieues en valent au moins cinq ou six d’ailleurs. Cependant, comme nous poussions nos chevaux à courir à perte d’haleine, nous atteignîmes d’assez bonne heure ce second camp, où les Chinois comptaient sur un peu plus de succès : Ce second camp était d’une trentaine de tentes. Celle dans laquelle nous entrâmes avait la meilleure appa-rence, et paraissait la plus grande, quoique, du reste, les yeux d’un étranger remarquent difficilement parmi elles une grande différence. Nous fûmes reçus par trois Tartares, dont l’aîné était Lama. Les meubles, et surtout l’idole, paraissaient plus propres. Le Lama alluma sa pipe, en fuma trois ou quatre aspirations et me la présenta, suivant les règles de la politesse mongole. Je m’excusai en disant que je ne fumais point ; il me présenta alors sa tabatière qui était une petite bouteille de pierre précieuse, suivant leur usage. Je ne l’acceptai pas non plus ; mais j’ai su après qu’il en avait été peiné, car on doit toujours l’accepter ; la refuser est une marque de haine ou de mépris.
Pendant que leur mère faisait chauffer le thé, les Chinois exposèrent le motif de ma venue. Le Lama se proposa de suite ; mais je refusai sous les prétextes que je pus ; la véritable raison était que je ne voulais rien faire sans l’avis de M. Mouly. J’insistai pour des enfants. On en amena deux, l’un de douze, l’autre de quatorze ans, et on appela leur père qui était un bon vieillard rempli de sens. On lui proposa ma demande, qui était de laisser venir avec moi ses deux fils : j’en prendrais soin, ils me serviraient à apprendre leur langue, et si leur père le désirait je leur apprendrais à lire le chinois, Les hommes qui m’accompagnaient faisaient au père de longues lita-nies des avantages qui lui en reviendraient. Ses en-fants seraient bien nourris, bien vêtus, auraient un salaire, le père en aurait un encore si tel était son désir ; enfin ses fils deviendraient savants. A tout cela le père répondit :
Votre demande ne paraît pas claire ; ce voyageur veut apprendre la langue mongole, voilà un Lama qui est instruit, qui de plus sait le chinois : il veut y aller, et vous ne le voulez pas ; ces deux enfants-ci ne savent pas les livres, ils n’ont pas étudié, ils n’entendent pas un mot de chinois, à quoi vous serviront-ils ? Je ne comprends pas trop ce que vous voulez ; je ne vous les remettrai jamais entre les mains.
Quelque peu agréables à entendre que fussent ces paroles, il fallut s’en contenter.
Nous partîmes de cette maison, sans y avoir eu plus de succès que dans la première ; seulement le Lama et ses deux frères me dirent de ne point perdre espérance, que puisque j’avais envie d’apprendre leur langue, ils me trouveraient ben les moyens de venir à bout de mon dessein. Ils étaient flattés de voir un étranger faire tant d’estime de leurs livres et de leur langue, jusqu’au point de faire cinquante lieues pour aller chercher les moyens de s’en instruire. Quand ensuite les Chinois les eurent avertis que j’étais leur chef de religion, ils me témoignèrent tous beaucoup de respect, même le Lama. Ils voulurent m’apprêter mon cheval, me donner les étriers, tenir la bride jusqu’à une petite distance, ce qui est parmi eux une grande marque de respect d’un inférieur envers son supérieur.
De leur tente, nous nous dirigeâmes vers un troi-sième camp, qui était, disaient-ils, à une ou deux lieues, mais en réalité, à six ou sept de là. Cependant, en marchant encore le pas tartare, nous l’eûmes bientôt atteint. Là, nous ne vîmes rien de particulier ; il y avait encore moins à faire que dans les endroits d’où nous venions : les Tartares y étaient plus pauvres, plus incapables que ceux que nous avions déjà vus. Ainsi nous revînmes de notre voyage, persuadés de l’avoir fait à peu près à pure perte. Notre route avait été de l’ouest à l’est. Nous laissions les terres cultivées sur notre droite, à peu près à six lieues. Elles paraissaient comme une lisière noire qui bordait les prairies. Nous ne vîmes rien de particulier sur le chemin, sinon des troupes innombrables de gazelles qui paissaient au milieu des troupeaux mongols. Il était facile de les distinguer de loin, parce que, dès qu’elles nous voyaient poindre dans le lointain, elles prenaient la fuite avec une vélocité extraordinaire.