Références
bibliographiques
avec le catalogue
En plein texte
avec GoogleRecherche avancée
Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF
Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
Collection « Les auteur(e)s classiques »
Ibn Khaldoun, Les prolégomènes. Deusième partie (1863)
Extrait: Épitre de Taher à son fils
Une édition électronique réalisée à partir du texte d'Ibn Khaldoun [Historien, philosophe, sociologue, juge, enseignant, poète, aussi bien qu’homme politique], Les prolégomènes. Première partie (1863). Traduits en Français et commentés par William MAC GUCKIN, Baron DE SLANE, membre de l’Institut.(1801-1878). Reproduction photomécanique de la deuxième partie des tomes XIX, XX et XXI des Notices et Extraits des Manuscrits de la Bibliothèque Nationale publiés par l’Institut de France (1863). Paris: Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1936, 494 pages. Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.
Extrait Épitre adressée par Taher Ibn el-Hoceïn à son fils
La société ne saurait exister sans un gouvernement (sîaça) qui puisse y maintenir l’ordre.
Il est pour les hommes d’une nécessité absolue de se réunir en société, ainsi que nous l’avons dit plusieurs fois. La réunion des hommes en société est ce qu’on désigne par le terme omran (civilisation), matière dont nous traitons dans cet ouvrage. Les hommes, ayant adopté la vie sociale, ne peuvent se passer d’un modérateur ou magistrat à qui ils doivent avoir recours (dans leurs contestations). Dans certaines sociétés, l’autorité du magistrat s’appuie sur une loi que Dieu a fait descendre du ciel et à laquelle on se soumet, dans la croyance qu’on sera récompensé ou puni (selon sa conduite) à cet égard, croyance introduite par celui qui a fait connaître cette loi. Dans d’autres sociétés, le magistrat agit d’après un système d’administration (sîaça) basé sur la raison, et auquel les hommes se soumettent dans l’espoir d’obtenir une récompense de ce magistrat, quand il connaîtra leur bonne conduite. Le premier système est utile aux hommes dans ce monde et dans l’autre, parce que le législateur savait d’avance tout ce qu’il pourrait y avoir (pour eux) de résultats avantageux, et qu’il voulait assurer leur salut dans l’autre vie. Le second système ne leur procure des avantages que dans ce monde.
La sîaça (ourégime) civique, dont le lecteur a sans doute entendu parler, n’a rien de commun avec le régime que je viens de mentionner ; car, selon les philosophes, tous les individus appartenant à cette société idéale doivent s’y conformer, non seulement dans leur conduite mais dans leur caractère, afin qu’ils puissent se passer tout à fait de magistrats. Une société d’hommes qui remplissent ces conditions s’appelle la cité parfaite, et le régime qui s’y observe porte le nom de siaça civique. On voit que, chez les philosophes, le terme sîaça n’indique pas le genre de régime que les hommes réunis en société adoptent sous l’influence de certaines lois faites dans l’intérêt général ; l’un est bien différent de l’autre. Selon les mêmes philosophes, la cité parfaite ne doit exister que bien rarement ou pas du tout, et s’ils la prennent pour sujet de leurs discussions, c’est uniquement comme une hypothèse et une simple supposition.
Le système de gouvernement (sîaça) fondé sur la raison s’applique de deux manières. Dans la première, on a d’abord en vue les intérêts du public, puis ceux du souverain, dont il faut soutenir la domination. Ce système philosophique fut celui des Perses ; le khalifat ne le suivit pas, Dieu nous ayant dispensés de l’employer en nous donnant la loi musulmane. En effet, les maximes de cette loi suffisent pour le maintien du bien public et privé et pour la correction des mœurs ; on y trouve aussi tous les principes qui s’observent dans l’administration d’un royaume temporel. Dans la seconde manière, on veille d’abord aux intérêts du souverain, et l’on cherche à consolider son autorité en lui donnant la force de dominer sur tous ; le bien public n’y est que d’un intérêt secondaire. Tel est le système suivi par tous les autres souverains du monde, tant musulmans qu’infidèles ; les premiers, il est vrai, l’appliquent en observant autant que possible les prescriptions de la loi divine. Chez les musulmans, c’est une collection de règlements fondés sur la loi de Dieu, d’ordonnances pour le maintien des bonnes mœurs, de lois exigées par la nature même de la société humaine, et de prescriptions concernant la force armée, appui dont on ne saurait se passer. (Pour rédiger ce recueil), on eut d’abord recours aux textes de la loi, et ensuite aux préceptes de morale donnés par les sages et aux règles administratives adoptées par les rois.
Un des traités les plus beaux et les plus complets qu’on ait composés sur ce sujet est la célèbre épître adressée par Taher Ibn el-Hoceïn, général d’El‑Mamoun, à son fils Abd Allah Ibn Taher, que ce khalife venait de nommer au gouvernement de Racca (en Mésopotamie), du vieux Caire et de toutes les provinces situées entre ces deux villes. A cette occasion, Taher lui écrivit une lettre dans laquelle il lui donna de bons avis et tous les conseils dont on peut avoir besoin quand on se charge d’une vice-royauté, et quand on tient à faire respecter son autorité. En lui rappelant les règles de conduite qu’il faut observer dans le monde, les maximes de morale et les principes d’administration civile et religieuse qu’il faut adopter, il lui recommanda de se distinguer par les vertus et les honorables sentiments qu’on exige également des princes et des gens du peuple.
Voici le texte de cet écrit, que nous empruntons à l’ouvrage de Taberi :
« Au nom du Dieu miséricordieux et clément ! Vis toujours dans la crainte du Dieu unique, qui n’a aucun associé dans son pouvoir ; humilie‑toi devant sa puissance ; observe sa loi ; tâche de désarmer sa colère, et garde avec soin, jour et nuit, le troupeau qu’il t’a confié. En jouissant de la santé dont il t’a fait don, n’oublie jamais ce que tu vas devenir, et rappelle‑toi que tu auras à comparaître devant lui pour répondre de tes actions. Remplis tous tes devoirs de manière à mériter du Tout‑Puissant la faveur de sa protection et la grâce d’échapper à sa vengeance et à un châtiment terrible, au jour de la résurrection. Dieu, que son nom soit glorifié ! t’a traité avec bienveillance ; mais il t’a imposé le devoir de la miséricorde envers celles de ses créatures qu’il a placées sous ta garde. Gouverne‑les avec justice et n’oublie pas que Dieu a des droits sur elles, droits que tu as à faire valoir en infligeant les punitions déterminées par sa loi. Protège‑les dans leurs personnes et leurs biens ; fais respecter l’honneur de leurs femmes ; ne sois pas prompt à verser leur sang ; veille à la sûreté de leurs routes et procure leur la tranquillité. Dans toute ta conduite, aie soin de remplir les devoirs et les obligations qui te sont imposés par ta charge ; car tu seras interrogé sur tes actes passé et futurs, et tu en recevras la juste rétribution. Dévoue à cette tâche les pensées, ton intelligence et ton esprit naturel, sans t’en laisser détourner par aucune préoccupation ; cela doit être pour toi une affaire capitale ; c’est la seule manière d’assurer tes véritables intérêts, et, de tous les moyens que Dieu t’a fournis, c’est le meilleur pour te guider. La première chose qui doit constamment engager ton attention et influencer tes actions, c’est l’exacte observance de ton devoir envers Dieu, en faisant régulièrement les cinq prières journalières et celle du vendredi à la tête de tous tes gens. Pour remplir ce devoir, aie toujours fait d’avance les ablutions prescrites par la sonna. Commence par méditer sur la grandeur de Dieu ; récite les leçons coraniques d’une voix claire et distincte ; fais les génuflexions, les prosternements et la profession de foi avec gravité et avec la sincère intention de plaire au Seigneur ; encourages‑y (par ton exemple) tes gens et tous ceux qui sont placés sous tes ordres, et corrige‑les, s’il le faut ; car la prière préserve du péché et des actes blâmables, ainsi que Dieu l’a dit (dans le Coran, sour.XXIX, vers. 44) ; ensuite conforme-toi aux pratiques (sonna) suivies par le Prophète de Dieu ; tâche de former ton caractère sur le sien, et imite la conduite des hommes vertueux qu’il laissa après lui. Toutes les fois qu’il te surviendra une affaire, commence par demander avec humilité l’aide de Dieu et par t’en rapporter à sa volonté, et règle tous tes jugements d’après ce qu’il a révélé dans son livre, en fait d’ordres et de prohibitions, de choses licites et de choses défendues, et guide‑toi d’après les indications fournies par les traditions relatives au Prophète. Engage‑toi dans l’examen de cette affaire sans jamais perdre de vue les devoirs que Dieu t’a imposés ; que la partialité ou la prévention ne t’écartent jamais de la justice, et ne te mènent pas à faire une distinction entre tes proches et ceux qui te sont étrangers. Respecte la science de la foi et les hommes qui s’en occupent, la religion et ceux qui en possèdent les doctrines, le livre de Dieu et ceux qui s’y conforment dans leurs actions ; car la plus belle parure d’un homme c’est d’être savant dans les sciences religieuses, de les étudier avec passion, de pousser les autres à les apprendre, et d’en acquérir une connaissance qui puisse lui mériter la faveur du très Haut ; car la religion est le guide qui mène vers le bien : elle nous l’ordonne et elle nous défend tout acte de désobéissance, tout péché mortel. Au moyen de la connaissance de la religion, l’homme, secondé par la grâce divine, parvient à mieux connaître Dieu et à apprécier sa grandeur ; aidé par elle, il atteindra le premier rang au jour de la résurrection. D’ailleurs, en montrant aux hommes ton zèle pour la religion, tu les porteras à vénérer ta personne, à respecter ton autorité et à avoir confiance en toi et en ta justice. Dans tout ce que tu fais, ne t’écarte jamais des bornes de la modération ; rien n’est si manifestement utile, si prompt à rassurer l’esprit, si avantageux de toutes les manières que cette vertu. La modération dirige vers la bonne voie ; se trouver dans la bonne voie est une marque de la faveur divine ; la faveur divine conduit au bonheur éternel et maintient (le cœur dans son attachement à) la religion et à la sonna, guides qui remettent les hommes dans la voie de la modération.
« Dans tous tes intérêts mondains, suis cette voie par préférence, et travaille sans relâche à mériter le bonheur de la vie future en faisant une provision de bonnes œuvres, en te formant à des habitudes louables, et en posant ainsi des jalons pour la direction de ta conduite. On doit faire des efforts sans fin pour se perfectionner en vertu, quand on désire se concilier la bienveillance de Dieu, et tenir compagnie aux saints dans la demeure de la faveur divine. Sache aussi que, dans les affaires de ce monde, la modération mène aux grandeurs et empêche de commettre bien des fautes. Pour conserver ta vie et ton rang, pour être heureux dans toutes tes entreprises, la modération est le meilleur moyen que tu puisses employer. Prends-la donc pour compagnon et pour guide, afin de pouvoir réussir dans tes affaires, accroître ta considération, et contribuer au bien être de tes amis et de tes administrés. Si tu mets ta confiance en Dieu, tu trouveras tes subordonnés faciles à gouverner ; si tu fais de chacun de tes actes un titre de recommandation auprès de lui, tu jouiras longtemps de sa faveur.
« N’admets pas des soupçons défavorables touchant les hommes à qui tu as confié des emplois : avant de soupçonner, prends des informations, car c’est un crime que de soupçonner les innocents et d’avoir, à leur égard, une opinion désavantageuse. Ce sera pour toi un devoir que de juger favorablement de tous ceux qui t’entourent, et de chasser les idées fâcheuses que tu peux concevoir à leur sujet. Cela t’aidera à les rendre dévoués et obéissants. Ne souffre pas que Satan, l’ennemi de Dieu, trouve dans ta conduite le moindre défaut dont il puisse profiter ; une simple négligence de ta part suffirait pour lui donner l’occasion de t’inspirer des méfiances qui te rempliraient d’inquiétude et troubleraient le bonheur de ta vie. Sache qu’avec la confiance dans les autres on a la force et la tranquillité ; aidé par elle, tu pourras terminer heureusement toutes les affaires que tu entreprendras et porter tes administrés à t’aimer et à te bien servir. La bonne opinion que tu auras de ton entourage et la clémence que tu montreras envers tes subordonnés ne doivent cependant pas t’empêcher de bien examiner les affaires, de t’occuper de la conduite de tes officiers, et d’avoir soin du peuple en corrigeant ses mœurs et en le formant à la vertu. Je dirai même qu’avant tout tu dois faire attention à la conduite de tes employés et travailler pour le bien de tes administrés en t’informant de leurs besoins et allégeant leurs fardeaux. C’est là le meilleur moyen de faire fleurir la religion et de donner une nouvelle vie aux prescriptions de la sonna. Agis en tout cela avec une conviction sincère ; puis, rentré en toi-même, travaille à corriger ton âme, ainsi que doit le faire quiconque s’attend à être interrogé au sujet de ses actions, et à être récompensé ou puni, selon qu’il a bien ou mal fait ; car Dieu, ayant posé la religion comme un rempart pour protéger les hommes et pour les exalter, élève celui qui la respecte et le porte au faîte des grandeurs. Suis donc, à l’égard de ceux que tu gouvernes et administres, le sentier de la religion, la voie la plus droite ; applique les peines fixées par Dieu, mais en les réglant d’après la position et la culpabilité de l’individu. Ne discontinue pas cette pratique ; n’y mets pas d’insouciance et ne porte aucun retard à la punition des coupables ; ta négligence, à cet égard, affaiblirait la confiance que tu peux avoir en toi-même. Acquitte‑toi de ce devoir en le conformant strictement aux préceptes reçus et basés sur la sonna ; aussi dois‑tu éviter d’innover et de suivre des présomptions ; de cette manière tu maintiendras ta réputation de piété et ton caractère d’homme vertueux. Observe fidèlement tes engagements ; si tu promets une faveur, tiens ta parole ; reçois (les solliciteurs) avec bonté, ou bien renvoie‑les poliment ; ferme les yeux sur les défauts de tes administrés. Garde ta langue des paroles fausses et mensongères ; aie en horreur la délation, car, en accueillant des mensonges ou en osant les faire, tu nuiras aux résultats, tant immédiats qu’éloignés, de tout ce que tu entreprendras ; l’iniquité a pour commencement le mensonge et s’accomplit par la duplicité et la délation. D’ailleurs, le délateur n’est jamais sincère ; celui qui écoute des dénonciations perd la confiance de ses amis, et celui qui se laisse influencer par des délations ne réussit en rien. Fais que la probité et la véracité soient d’obligation pour tout le monde ; soutiens les nobles dans leurs justes droits, sois bienfaisant envers les faibles et respecte les liens du sang ; agis ainsi avec le désir de plaire à Dieu, de faire triompher sa cause, de mériter ses récompenses et de jouir du bonheur dans la vie future. Ne t’abandonne pas à tes mauvaises passions et à la tyrannie ; détournes-en tes pensées et montre à tes sujets que, sur ce point, tu es sans reproche. Adoucis pour eux ton administration, en la tempérant par la justice ; gouverne‑les en soutenant le bon droit et en te guidant par ces connaissances qui mènent vers le sentier de la bonne direction. Au premier mouvement de colère, demeure maître de toi-même et tâche toujours d’agir avec dignité et prudence ; dans tout ce que tu entreprends, ne te laisse pas égarer par la précipitation ni par la présomption. Ne dis jamais, « Puisque je commande en souverain, je puis faire ce qui me plaît ; car cela fausserait promptement ton bon jugement et affaiblirait ta confiance en Dieu, l’être unique, celui qui n’a point d’associé. Sers‑le avec un dévouement sincère, avec une ferme conviction, et sache que le royaume est à Dieu ; il le donne à qui il veut, il l’ôte à qui il veut. Rien ne change plus promptement que la bienveillance de Dieu, rien ne frappe plus rapidement que sa vengeance lorsqu’il veut châtier les hommes puissants, les ingrats qui occupent une haute position dans l’État et qui, méconnaissant les faveurs du Seigneur, jouissent orgueilleusement des biens qu’il leur a départis dans sa bonté. Détourne ton âme de l’avarice, et, si tu veux amasser des trésors, que ce soient ceux de la vertu, de la piété, de la justice, des efforts pour augmenter le bonheur de tes sujets et rendre la prospérité à leur pays, des recherches faites en vue de bien connaître leur condition, et des soins que tu auras mis à ne pas verser leur sang et à secourir les affligés. Sache que les richesses qu’on amasse dans son trésor ne fructifient pas ; elles croissent, au contraire, et augmentent quand on les emploie pour le bien des sujets, pour leur payer ce qui leur est légalement dû et pour alléger leurs charges. Voilà comment s’établit la prospérité publique ; voilà ce qui fait le plus bel ornement d’un gouverneur ; avec un tel chef on peut compter sur des jours de bonheur ; voilà ce qui amène des temps heureux pendant lesquels sa gloire et sa puissance sont assurées. Le trésor que tu dois estimer le plus, c’est le pouvoir de répandre de l’argent pour le bien de l’islamisme et des musulmans. Distribues‑en à ceux d’entre les amis du Chef des croyants envers lesquels tu as des obligations, et fais‑en une juste part à tes administrés. Cherche tout ce qui peut contribuer à leur bien‑être et à1eurs moyens de subsistance : tu en auras tout le mérite ; tu obtiendras de Dieu une augmentation de richesses, et tu auras plus de facilité à faire rentrer les impôts et à recueillir l’argent fourni par les sujets et par le pays que tu administres. Le peuple, se voyant entouré de ta justice et de ta bienveillance, sera plus soumis à ton autorité et plus résigné à tes volontés. Efforce-toi d’exécuter ce que je t’ai prescrit sur ce chapitre et sois toujours dans une crainte profonde devant (le Seigneur). De tout l’argent qu’on acquiert, rien n’est durable, excepté celui que l’on dépense dans la voie de Dieu. Sache apprécier, récompenser même, la reconnaissance de ceux à qui tu as rendu des services, et prends bien garde que le monde et ses vanités ne te fassent oublier les terreurs du jour du jugement et ne t’amènent à te relâcher dans l’accomplissement de tes devoirs. Le relâchement entraîne la négligence, et la négligence est une cause de perdition. Travaille uniquement pour le service et pour l’amour de Dieu, dans l’espoir d’une ample récompense ; car Dieu a déjà versé sur toi ses faveurs dans ce monde et il a montré envers toi une grande bienveillance. Que la reconnaissance pour ses bontés soit ta protection et ton appui, afin qu’il ajoute encore aux grâces et aux biens dont il t’a comblé ! Dieu donne aux hommes reconnaissants des récompenses proportionnées au degré de leur gratitude ; il rétribue les hommes vertueux selon leurs actions ; mais il exige strictement ce qui lui est dû pour les bienfaits qu’il leur accorde et pour la faveur qu’il leur montre. Ne regarde pas le péché comme une chose peu grave ; n’encourage pas les gens envieux ; n’aie aucune indulgence pour les hommes corrompus ; n’admets pas des infidèles dans ta société ; ne caresse pas tes ennemis ; ne crois pas aux délateurs ; ne te fie pas aux traîtres ; ne prends pas des débauchés pour amis ; ne suis pas les gens égarés ; ne loue pas les hypocrites ; ne méprise personne ; ne repousse pas les pauvres qui te demandent des secours ; ne favorise pas les gens frivoles ; n’aie aucune considération pour les bouffons ; ne romps pas tes engagements ; ne crains pas les fanfarons ; ne te mets pas en colère ; ne cède pas à l’orgueil ; ne marche pas en te pavanant ; n’approuve pas les actions des sots ; ne néglige pas de travailler pour la vie future ; ne passe pas tes journées à gronder ; ne ferme pas les yeux sur la conduite des hommes injustes, soit par ménagement, soit par crainte de leur puissance ; ne cherche pas à obtenir dans ce monde-ci la récompense qui t’attend dans l’autre.
« Consulte souvent les docteurs de la loi ; agis avec prudence ; prends l’avis des hommes d’expérience, des gens doués d’intelligence, de jugement et de sagesse. N’admets pas dans tes conseils des individus qui mènent une vie molle ou qui se font remarquer par leur avarice ; ne les écoute pas, car leurs avis font plus de mal que de bien : quand tu travailles pour le bonheur du peuple, rien ne te nuira si promptement que l’avarice. Si tu es avide d’argent, tu en prendras beaucoup et tu en donneras peu, ce qui t’empêchera, le plus souvent, de réussir dans tes affaires, car tu ne pourras compter sur l’amour de tes subordonnés qu’autant que tu ne touches pas à leur argent et que tu ne les opprimes pas.
« Traite toujours avec bonté ceux d’entre tes serviteurs dont tu connais le dévouement ; accorde‑leur des faveurs et des dons, et évite l’avarice. Ce fut l’avidité qui porta l’homme au premier acte de désobéissance envers son Seigneur, et l’homme désobéissant aura pour station l’ignominie. Aussi Dieu a‑t‑il dit : Celui qui se tient en garde contre son avarice sera heureux (Coran, sour. LXIV, vers. 16).
« Efface la voie de la tyrannie par la droiture ; quand tu enlèves du butin à l’ennemi, donne aux musulmans une partie de ce qui t’en revient et sois assuré que la libéralité est une des plus belles qualités de l’homme. Qu’elle devienne pour toi une seconde nature ; sois généreux par plaisir et par système. Passe tes soldats en revue selon l’ordre dans lequel leurs noms se trouvent inscrits sur les registres et les matricules ; paye-leur une bonne solde et pourvois amplement à leur subsistance, afin que, Dieu aidant, ils se tirent de la pauvreté, qu’ils deviennent pour toi un fort appui et qu’ils soient portés à te servir de grand cœur et à soutenir tes intérêts avec plus d’empressement, plus de dévouement que jamais. Pour un homme revêtu d’une autorité presque royale, le bonheur doit consister à se montrer miséricordieux envers les troupes et les sujets, en les faisant jouir de sa justice, de sa protection, de son équité, de sa sollicitude, de sa sympathie, de sa bonté et de sa libéralité.
« Renonce aux habitudes blâmables de ce monde en pensant à l’excellence de l’autre ; agis toujours d’après ce principe et tu trouveras le salut, le succès et le bonheur. Sache que l’exercice de la justice est la chose la plus importante aux yeux de Dieu ; c’est la balance au moyen de laquelle il règle les différends qui ont lieu entre les hommes. En tenant cette balance avec intelligence et avec équité, tu remettras les affaires de tes sujets en bon état, tu maintiendras la sûreté des grandes routes, tu soulageras les opprimés, tu feras rentrer chacun dans ses droits, tu assureras à tous les moyens d’existence, et tu leur feras respecter le devoir de l’obéissance. Quand la justice est bien administrée, Dieu accorde la prospérité et le bonheur, la religion fleurit, l’influence de la loi révélée et de la sonna reprend son cours. Sois zélé pour la cause de Dieu ; crains de lui rendre moins que ce qui lui est dû ; inflige les peines prescrites par Dieu, mais sans rien précipiter ; fais-le sans répugnance et sans hésitation ; dompte ta colère et réprime ta violence ; profite de l’expérience ; écoute avec silence et attention ; parle à propos et en allant au but ; rends bonne justice aux plaideurs ; dans le doute, abstiens-toi ; sois exigeant dans l’établissement des preuves ; que la déférence et le désir d’obliger n’aient sur toi aucune influence, afin que ta conduite soit à l’abri du reproche. Procède avec précaution et lenteur ; examine, attends, réfléchis, considère bien avant de prendre une décision et humilie-toi devant le Seigneur. Sois humain envers tes administrés, soumis aux lois, et lent à répandre le sang ; ne le verse pas sans raison, car il est d’un grand prix aux yeux de Dieu.
Passons à l’impôt foncier auquel les sujets sont soumis ; Dieu l’a institué pour exalter l’islamisme, pour contribuer au bien et à la défense des musulmans, pour chagriner et affliger leurs ennemis et ceux de la religion, pour humilier et avilir les incrédules tributaires. Fais‑en la répartition avec justice, avec équité et d’une manière égale pour tous. Ne dispense personne de le payer ; que le noble y soit obligé malgré sa noblesse, l’homme riche malgré ses richesses ; que tes secrétaires le payent ainsi que les officiers de ta maison et tes domestiques ; mais n’impose pas aux hommes plus qu’ils ne peuvent supporter ; ne les surcharge pas outre mesure. Comme la perception de l’impôt doit toujours suivre son cours, oblige tout le monde à le payer ; de cette manière, tu obtiendras l’approbation générale. Sache qu’en te nommant à la charge que tu remplis on a voulu que tu fusses un trésorier, un gardien et un pasteur de troupeau (raï). Voilà pourquoi on désigne par le terme raïa (troupeau, sujets) le peuple soumis à ton autorité. En effet, tu es le pasteur et le gardien de tes sujets. Ne prends donc rien d’eux, excepté le superflu, et dépense-le pour leur avantage, pour leur bien-être, et pour la correction de leurs mœurs. Donne-leur pour gouverneurs des administrateurs habiles, prudents, remplis d’expérience et de connaissances acquises par l’usage des affaires, des hommes versés dans l’art du gouvernement et pleins d’abnégation. Assigne-leur des traitements convenables, cela est encore un des devoirs indispensables qui te sont imposés et qui t’obligent d’une manière spéciale ; rien ne doit te le faire négliger ou t’en détourner. Si tu le remplis dignement, tu obtiendras de ton Seigneur de nouvelles faveurs ; tu jouiras d’une belle renommée dans tous les pays que tu gouverneras et tu gagneras l’amour de tes peuples. Cela te donnera la force de faire du bien et répandra l’abondance sur ta ville ; la culture de la terre se propagera tout autour de toi et d’amples moissons couvriront le sol de tes provinces ; le produit de l’impôt augmentera beaucoup, les richesses abonderont chez toi et, par des dons d’argent tiré de ton trésor particulier, tu parviendras à t’assurer le dévouement de ton armée et l’amour du peuple. Cela fera louer ton administration et vanter ta justice, même par tes ennemis. Dans toutes tes entreprises fais‑toi remarquer par ta justice, par la puissance de tes moyens d’action, par la force et le nombre de tes troupes. Vise à ce but plutôt qu’à tout autre et tu n’auras qu’à t’en louer, s’il plaît à Dieu.
Place dans chacune des provinces qui composent ton gouvernement un homme de confiance qui te tienne au courant des actes de tes préfets et qui te fasse connaître, par des lettres, ce qu’ils font et comment ils se conduisent. De cette manière tu seras, pour ainsi dire, présent auprès de chaque préfet et spectateur de tous ses procédés. Si tu as l’intention de leur adresser un ordre, réfléchis d’abord sur les suites qu’il peut avoir, et s’il te semble qu’elles seront heureuses et utiles, soit qu’il s’agisse de repousser un ennemi, soit de donner des conseils ou de prescrire des mesures administratives, expédie-le ; dans le cas contraire, attends jusqu’à ce que tu aies consulté des hommes prudents et instruits, puis tu prendras des mesures pour l’exécution de ton dessein. Il arrive quelquefois qu’un homme, ayant réfléchi sur une affaire dans laquelle il veut s’engager, l’exécute avec tout le succès qu’il espérait ; égaré par ce résultat, il cède à l’amour-propre, agit sans prévoyance, manque son but et se perd.
« Dans toutes tes entreprises, agis avec résolution ; dirige-les en personne et d’une manière vigoureuse, en comptant sur l’aide de Dieu et en te résignant à la volonté du Seigneur.
« Expédie régulièrement et de toi-même le travail de chaque jour, et ne le renvoie pas au lendemain ; car d’autres affaires et de nouveaux événements peuvent alors se présenter et t’empêcher de terminer ce que tu auras remis. Le jour qui vient de passer est perdu avec tout ce qu’on devait y faire ; si tu as remis au lendemain ce qu’il fallait faire ce jour-là, tu auras devant toi une double besogne et tu en seras accablé au point de perdre courage. En expédiant régulièrement ton travail journalier, tu épargneras beaucoup de fatigue à ton corps et à ton esprit, et tu parviendras à organiser solidement l’administration de l’État que tu gouvernes.
Jette les yeux sur les vieillards de bonne famille et choisis parmi eux ceux dont tu auras reconnu le caractère vertueux, l’amitié qu’ils te portent et les services qu’ils sont capables de te rendre par leurs conseils. Admets‑les dans ton intimité et traite‑les avec bonté. Visite les pauvres honteux qui sont dans le besoin ; porte‑leur des secours et améliore leur position, de sorte qu’ils ne ressentent plus les atteintes de la misère. Réserve à toi-même le soin de veiller sur les indigents et les affligés ; cherche ceux qui n’ont pas le moyen de faire parvenir leurs plaintes jusqu’à toi et ceux qui, étant dans la misère, ne peuvent pas faire valoir leurs justes réclamations à cause de leur indigence. Confie à des hommes de bien le devoir de prendre sur eux des renseignements ; qu’ils le fassent de la manière la plus secrète, et qu’ils t’adressent des rapports sur la position de ces malheureux et sur leurs besoins ; tu prendras ensuite les mesures nécessaires pour faire, avec l’aide de Dieu, un sort heureux à tous ces infortunés. Veille sur les affligés, et surtout sur les veuves et les orphelins ; assigne‑leur des pensions sur le trésor public. Imite en cela la bonté et la charité de l’Émir des croyants, que Dieu l’exalte ! et procure‑leur une existence plus douce ; Dieu t’accordera en retour sa bénédiction et une augmentation de richesses.
« Assigne aux aveugles des pensions payables par le trésor public ; tu donneras les plus fortes à ceux qui savent par cœur le Coran en entier ou en grande partie. Établis des maisons de refuge pour les musulmans malades ; installes-y des gardes pour les soigner et des médecins pour les traiter ; laisse-les satisfaire toutes leurs envies, tant que cela n’entraîne pas à prodiguer l’argent public. En accordant aux hommes ce qui leur est dû et en satisfaisant leurs souhaits légitimes, on ne parvient pas à les contenter : jamais ils ne se résignent à rester tranquilles avant d’avoir exposé leurs besoins à ceux qui les administrent ; ils espèrent toujours obtenir plus qu’on ne leur a donné, et se faire traiter avec encore plus de faveur qu’auparavant. Aussi les administrateurs, se voyant accablés de sollicitations qui détournent leur attention des affaires plus importantes, supportent quelquefois avec impatience le tracas et l’ennui qu’ils en éprouvent.
« L’homme qui veut être juste parce qu’il sait que cela lui sera avantageux dans cette vie et lui procurera une belle récompense dans l’autre n’est pas à comparer avec celui qui se préoccupe uniquement de ce qui peut le rapprocher de Dieu et lui attirer la miséricorde divine ; aussi je te recommande d’être d’un abord facile, de te faire voir à ceux qui viennent t’entretenir de leurs affaires et d’ordonner à tes gardes de ne pas les repousser. Reçois ces gens avec aménité et condescendance ; adoucis le ton de ta voix en leur adressant la parole et en les interrogeant ; écoute-les avec bienveillance et bonté, et, si tu leur accordes une gratification, fais-le généreusement et de bonne volonté, afin d’acquérir le mérite d’une action vertueuse et d’obtenir la récompense qui lui est due. Ne gâte pas la douceur des grâces que tu accordes, en faisant observer combien elles sont grandes ; donne (simplement) ; cela te sera toujours profitable, s’il plaît à Dieu.
« Profite des leçons offertes par ce qui se passe sous tes yeux dans le monde et par l’histoire des souverains et des chefs qui ont vécu dans les temps anciens et chez les peuples maintenant éteints ; puis, en tout ce qui te concerne, prends pour sauvegarde l’obéissance envers Dieu, la résignation à ses volontés, la fidèle observance des prescriptions de sa loi, le zèle pour le maintien de la religion et le respect pour le livre révélé. Évite tout ce qui s’écarte de cela, tout ce qui s’y oppose et tout ce qui peut attirer sur toi la colère de Dieu.
« Prends connaissance des sommes d’argent recueillies par tes agents, et de celles qu’ils ont dépensées ; empêche‑les de s’en procurer par des voies illicites et de les dépenser avec prodigalité. Aie des conférences fréquentes avec les docteurs de la loi (uléma) ; prends leur avis et admets-les dans ta familiarité. Que ton désir soit toujours de te conformer aux prescriptions de la sonna, de les faire respecter et de te distinguer par les qualités les plus nobles et les plus belles.
« Parmi tes courtisans et tes intimes, distingue particulièrement ceux qui, en te voyant commettre une faute, ne craignent pas de t’en avertir secrètement, et de te faire apercevoir le mal de ta conduite. De tous tes amis et partisans, ceux-là sont les plus dévoués.
« Aux officiers de ta cour et à tes secrétaires assigne une heure fixe, chaque jour, pour qu’ils se présentent devant toi avec leurs dossiers, les résultats de leurs délibérations et les renseignements qu’ils ont pris sur les besoins du pays que tu gouvernes, et sur les affaires de tes provinces et de tes sujets. Prête une oreille attentive à ce qu’ils t’exposent, étudie les documents qu’ils te soumettent, en y appliquant tout ton esprit et toute ton intelligence ; examine‑les même plusieurs fois. Pèse les mesures que tu penses à prendre ; prie ensuite Dieu de t’aider, et adopte celles qui sont conformes aux préceptes de la justice et de la prudence. Si les mesures qu’on te propose ne répondent pas à ces conditions, agis avec une grande circonspection et demande de nouveaux renseignements. Ne reproche jamais à un sujet ou à un étranger les faveurs que tu lui as accordées ; n’exige rien de personne, excepté la bonne foi, la droiture et le dévouement aux intérêts des musulmans ; que ces qualités soient les seules qui attirent tes bienfaits.
« Comprends bien ce que je t’écris dans cette lettre ; relis-la souvent, et prends-la pour règle de ta conduite. Dans toutes tes entreprises, invoque l’aide de Dieu, et résigne-toi à sa volonté ; car il est toujours disposé à soutenir le bien et ceux qui le pratiquent. Dans toutes tes actions, aie pour but principal de plaire à Dieu, de maintenir sa religion, d’exalter ceux qui la professent, de leur assurer une bonne position, de traiter avec justice tous tes subordonnés, soit musulmans, soit tributaires, et d’accroître leur bien-être. Je prie Dieu de t’aider, de te guider et de t’avoir en sa sainte garde. Salut.»
Les historiens rapportent que cet écrit, étant devenu public, excita l’admiration générale, et que El‑Mamoun s’écria, après en avoir entendu la lecture : « Abou ’Taïyeb (il désignait Taher par ce surnom), Abou ’Taïyeb n’y a rien omis de ce qui concerne le monde, la religion, la direction des affaires, la prévoyance qu’on doit avoir, l’art administratif, le bien du royaume et celui des sujets. Il enseigne à faire respecter l’autorité du souverain, à se montrer obéissant aux khalifes et à consolider leur empire. Dans ces conseils tout se trouve ; rien n’est omis. » Il fit alors expédier des copies de cette lettre à tous ses gouverneurs de province, afin qu’elle leur servît de guide et de règle. C’est le meilleur traité sur cette matière que j’aie jamais rencontré, et Dieu inspire ceux de ses serviteurs qu’il veut.
Dernière mise à jour de cette page le jeudi 16 février 200618:31 Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
×
À tous les utilisateurs et les utilisatrices des Classiques des sciences sociales,
Depuis nos débuts, en 1993, c'est grâce aux dons des particuliers et à quelques subventions publiques que nous avons pu mener à bien notre mission qui est de donner accès gratuitement à des documents scientifiques en sciences humaines et sociales de langue française.
Nous sollicitons votre aide durant tout le mois de décembre 2020 pour nous aider à poursuivre notre mission de démocratisation de l'accès aux savoirs. Nous remettons des reçus officiels de dons aux fins d'impôt pour tous les dons canadiens de 50 $ et plus.
Aidez-nous à assurer la pérennité de cette bibliothèque en libre accès!
Merci de nous soutenir en faisant un don aujourd'hui.
Jean-Marie Tremblay, fondateur des Classiques des sciences sociales