[9]
Les miettes philosophiques.
Préface du traducteur
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L’idée centrale des Miettes est de montrer la différence de nature qu’il y a entre la vérité telle que la concevaient les Grecs Socrate où le Maître n’est jamais que l’occasion de la découverte (ou plutôt de la prise de conscience) par l’élève d’une vérité qui existait déjà en lui (sans quoi comment pourrait-il la reconnaître comme vraie ?) et la vérité religieuse chrétienne pour qui le Maître le Dieu engendre au contraire la vérité dans l’âme du disciple qu’il sauve de lui-même par une véritable nouvelle naissance. Dans le premier cas le disciple était déjà dans la vérité, et le Maître ne joue que le rôle d’accoucheur en l’aidant à en prendre connaissance (ou à s’en ressouvenir). Dans le second cas, au contraire, le Maître le Dieu est un Père, le père de cette nouvelle créature qui vient de naître dans cette nouvelle naissance un sauveur auquel le disciple se trouve attaché par un lien personnel de reconnaissance et d’amour qui serait tout à fait déplacé dans la perspective purement maïeutique de Socrate.
Ces deux conceptions de la vérité sont donc en opposition complète. La conception grecque, ou naturelle, est optimiste. Elle présuppose que le sujet est, en lui-même, dans la vérité et peut donc la reconnaître. La seconde conception, au contraire, qui est la conception chrétienne (surnaturelle) cf. le chapitre III de saint Jean, confirmé par saint Paul et par le témoignage de tous les convertis est pessimiste ; elle présuppose [12] que le sujet est déchu de la vérité et ne peut sans un miracle de la grâce (qu’opère le divin dans un instant qui participe à la fois du temps et de l’éternité) être remis en sa possession.
Ainsi se trouve posé une fois de plus, mais avec une maîtrise dialectique sans précédent, l’éternel problème des rapports de la nature et de la grâce qui a déjà fait couler tant d’encre et que nous voudrions remuer un peu en guise de préface à ce livre. (Du moins ne pourra-t-on nous en vouloir si nous ne disons rien d’original sur ce sujet !)
De quoi s’agit-il ? De savoir où en est, depuis le Péché Originel, la nature humaine. Est-elle, ou non, si profondément déchue que l’homme ne puisse plus voir le vrai, ou faire le bien, en suivant ses propres lumières ?
Dans le premier cas, il s’agira bien pour le chrétien d’une véritable régénération, d’une seconde naissance. Dans le second, au contraire, la grâce parfera, parachèvera, couronnera la nature, mais sans métamorphose.
Au sein de l’Église les deux courants subsistent ce qui n’a rien d’étonnant si l’on pense que (comme nous le verrons tout à l’heure) on les trouve tous les deux dans saint Paul (et dans saint Jean). Mais les auteurs mettent l’accent tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre. Tandis que saint Thomas, par exemple, se rattache au second de ces courants, l’auteur de l’Imitation se rattache au premier. Dans ses deux fameux chapitres 54 et 55 du livre III, il s’exprime comme s’il n’y avait d’autre nature que « la nature corrompue qui nous entraîne au vice », la « nature toujours portée au mal dès son adolescence ». « Son penchant », dit-il encore, « la porte tout entière aux choses de la terre. » Ce qui revient à dire qu’il n’y aurait pas de bons instincts. Mais quoi, n’est-il pas d’observation courante qu’il y a des enfants qui ont un bon naturel (qui aiment prêter leurs jouets, qui préfèrent être punis plutôt que de mentir, etc.) comme il y en a d’autres qui en ont un mauvais ? Et, chez les [13] adultes, l’amour du beau, la passion de la vérité, le courage civique, le goût du sacrifice pour une cause qu’on sait juste, l’amour du travail bien fait, le besoin de défendre le faible contre le fort, ne sont-ce pas là de bons instincts ? En un sens, comme le dit Claudel, Dieu fait donc bien partie des choses naturelles. La grâce n’est pas seulement en opposition avec la nature, elle est aussi dans son prolongement. « Mon fils », dit le Seigneur de l’Imitation, « ma grâce ne souffre pas le mélange des choses étrangères. » Certes, en un certain sens. Mais, en un autre, tout le monde sait que ce n’est pas seulement dans les champs de la terre que l’ivraie et le bon grain poussent côte à côte.
Ce qui est sûr, c’est que ce n’est qu’avec l’aide de la grâce que nous pouvons éliminer en nous l’ivraie au profit du bon grain. Sans elle, nous ne pouvons rien faire. Mais ceci n’empêche pas qu’il y ait de bons instincts.
De ce que l’orgueil ou la complaisance pour soi-même fasse immanquablement tourner, comme on dit d’une crème, les plus belles qualités naturelles dès que celles-ci croient pouvoir se passer de l’appui de la grâce, en sorte que ces qualités sont la matière première des pires des vices (optimi corruptio pessima), il ne s’ensuit pas que la nature soit tout entière corrompue et porte toujours au mal. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’aucune qualité ne peut subsister par elle-même, Dieu n’étant pas seulement le créateur mais aussi le conservateur de tout ce qui existe. (C’est pourquoi l’humilité est la clef de la vie religieuse, comme l’orgueil est celle de l’enfer.) Disons donc seulement que la nature coupée de Dieu est corruption. Mais ce n’est pas son état exclusif, ni normal, même depuis le Péché Originel. Fragile, oui, et menacée sans cesse de la corruption si elle croit pouvoir être autonome, tel est l’état de notre nature blessée, mais elle ne nous porte pas « toujours » au mal.
Ceci est important. Si la nature est corrompue au point de nous entraîner « toujours » au mal, alors il n’y a pas de vertus [14] naturelles et nous sommes plongés dans des ténèbres si profondes (sans pouvoir rien faire pour en sortir) que le désespoir, le pessimisme, le fatalisme, la « prédestination » (au sens de Calvin) bref l’hérésie protestante n’est pas loin.
Si, au contraire, il y a des vertus naturelles, l’Incarnation se situe dans le prolongement en quelque sorte de la création et on peut penser qu’elle n’a pas essentiellement dépendu de la faute originelle. Selon plus d’un Docteur catholique, Notre Seigneur serait venu dans le monde (sans la croix, il est vrai) même si Adam n’avait pas pêché. C’est d’ailleurs ce que soutient toute une tradition qui semble fort vivace s’il est vrai qu’elle a joué un rôle important dans la proclamation du dogme de l’Immaculée Conception et dans l’institution de la fête du Christ Roi. Pour les tenants de cette opinion (parmi lesquels on trouve saint Bonaventure, Duns Scot et aussi, croyons-nous, saint François de Sales), il serait choquant que le plan de Dieu ait pu être essentiellement modifié, ou rectifié, à la suite d’une démarche extérieure à sa volonté comme l’a été le Pêché Originel (car on ne peut penser malgré le « O felix culpa, o certe necessarium Adæ peccatum » de la liturgie du Samedi Saint que le péché sinon sa possibilité ait pu faire partie intégrante du plan divin). L’Incarnation aurait donc été décidée de toute éternité et aurait dû seulement s’adapter aux conditions provoquées par le Péché Originel. L’homme pécheur reste donc responsable de la Passion de Notre Seigneur, mais ce serait lui faire vraiment trop d’honneur de penser que c’est à lui qu’est due l’Incarnation du Christ. Nous nous rendons bien compte que sur cette difficile question du « motif de l’Incarnation » l’accord est bien loin d’exister entre tous les théologiens même thomistes. Rappelons que si saint Thomas, par souci de ne pas dépasser le sens des textes révélés, rattache l’Incarnation à l’œuvre rédemptrice, il ne prétend nullement pour autant subordonner l’Incarnation à la Rédemption. Il paraîtrait au contraire que, pour un thomiste authentique, c’est la Rédemption [15] qui, en définitive, se subordonne à l’Incarnation. Il faut donc rejeter, comme anthropomorphique, la multiplicité de décrets divins successifs.
Dans cette perspective, le Christ, per quem omnia facta sunt ou comme le dit saint Paul (Héb. I, 2) « par lequel aussi Dieu a créé le monde » et qui le « soutient par la parole de sa puissance » (Héb. I, 3), est tout autant créateur que rédempteur et serait vraiment de toute façon venu in propria. Sa grâce se faisait sentir dans le monde avant Son Incarnation et on peut en retrouver les traces dans toutes les traditions. Nous n’avions pas encore, il est vrai, accès à Dieu dans l’immortalité personnelle, n’ayant pas encore été rachetés. Mais le monde n’était pas que ténèbres et corruption et Dieu ne prêtait pas l’appui de sa grâce qu’à la seule tradition juive. Le miracle grec, le miracle de Virgile, le miracle chinois, le miracle hindou, sont là pour l’attester. Le catholicisme a sa racine dans la tradition juive, mais ce serait un drôle de catholicisme s’il ne voyait pas aussi la main de Dieu dans les autres traditions.
D’ailleurs saint Paul lui-même ne dit-il pas (Rom. I, 18) que c’est « l’injustice des hommes » qui « retient la vérité captive, car ce qui est connu de Dieu est manifeste pour eux : Dieu le leur a fait connaître. Car ses perfections invisibles, son éternelle puissance et sa divinité sont, depuis la création du monde, aperçues par l’intelligence au moyen de ses œuvres » ? (Notons en passant que Héb. XI, 3, semble en contradiction avec ce texte.) Ces œuvres, c’est la nature. Comment les perfections de Dieu y seraient-elles si bien aperçues (que ceux qui ne les aperçoivent pas sont, dit saint Paul, « inexcusables ») si la nature avait atteint ce degré de corruption ? Quel est le crime de ces « hommes injustes contre lesquels se révèle la colère de Dieu » ? C’est « d’avoir échangé le Dieu véritable pour le mensonge et d’avoir adoré et servi la créature de préférence au Créateur » (v. 25). L’homme peut donc par la loi naturelle seule [16] servir le Créateur et le pouvait même avant la Rédemption. Si c’est par nature qu’il le pouvait, celle-ci n’est pas « toujours » portée au mal et son penchant ne la porte pas « tout entière » aux choses de la terre. L’auteur de l’Imitation était trop averti pour ne pas avoir pressenti l’objection. Aussi, ajoute-t-il, « le peu de force qui lui est demeurée (à la nature) n’est que comme une faible étincelle cachée sous la cendre. La raison naturelle, enveloppée d’une grande obscurité, discerne encore le bien du mal, le vrai du faux ; mais elle est dans l’impuissance d’exécuter ce qu’elle trouve meilleur ». Et c’est bien ce que dit saint Paul (Rom. VIII), mais il dit aussi (Rom. II, 10) : « Gloire, honneur et paix pour quiconque fait le bien, pour le juif premièrement, puis pour le Grec. » La raison naturelle n’était donc pas dans l’impuissance d’effectuer le meilleur. Mais elle ne le pouvait, dira-t-on, qu’avec le secours de la grâce qui n’a pas manqué à tous ces « héros de la foi », par exemple, dont saint Paul parle d’abondance dans sa lettre aux Hébreux, sans toutefois prononcer le mot de grâce (chap. XI). Au surplus, l’homme ne pouvant, selon la doctrine catholique, faire le bien (surnaturel) sans le secours de la grâce, on est bien forcé d’en conclure que cette grâce a toujours existé et que l’Incarnation et la Rédemption l’ont seulement multipliée, intensifiée et développée de toute manière. Tous les vrais sages et les simples justes de la Chine, de l’Inde et d’ailleurs étaient donc, eux aussi, assistés par la grâce, et cela réduit considérablement leur différence d’avec David et les prophètes juifs et les simples justes de l’Ancien Testament. C’est d’ailleurs ce que dit saint Paul qui, tout en affirmant que l’avantage du Juif (sur le Gentil) est grand de toute manière (Rom. III, 2), n’en met pas moins la loi écrite des Juifs sur le même plan que la loi naturelle des Gentils (chap. II et III), de sorte que le problème des rapports de la nature à la grâce se rapproche beaucoup de celui de la loi à la foi.
[17]
Une religion ne peut pas plus se passer de loi (c’est-à-dire de commandements) qu’elle ne peut se passer d’œuvres. « Toi qui m’as appelé, dis-moi ce que tu veux. » C’est le premier mot de tout converti qui, si bouillant soit-il, est bien aise de trouver une loi (commandements, dogmes, pratiques) qui lui permet de s’orienter et de s’adapter progressivement à ce milieu nouveau où il se trouve plongé par une volonté supérieure à la sienne. C’est pourquoi le Psalmiste n’en finit pas (cf. le Psaume 118) de chanter les louanges de ces commandements, préceptes, lois, ordonnances, enseignements. Saint Paul lui-même, qui, dans l’Épître aux Romains, déclare tenir pour certain que l’homme est justifié par la foi sans les œuvres de la loi (III, 28) et que la loi ne fait que donner la connaissance du péché (III, 20), est, néanmoins, obligé de reconnaître dans la même épître que ceux qui mettent en pratique la loi seront justifiés (II, 13), que la loi est sainte et le commandement saint, juste et bon (VIII, 12). L’idée de saint Paul est pourtant claire. Pharisien austère, il sait ce que c’est que la loi, ce que c’est que les œuvres, ce que c’est que le zèle. Et il sait aussi depuis sa révélation du chemin de Damas que ces fruits de la loi ne seront rien à côté de ceux de la grâce ou de la charité qu’il décrit si admirablement dans plusieurs de ses lettres. Il comprend que le vrai plan religieux est celui d’Abraham qui est antérieur, et celui du Christ postérieur à celui de la loi. Et il se demande : pourquoi la loi ? car « si ceux qui ont la loi sont héritiers la foi est vaine » (Rom. IV, 14). Nous avons déjà vu plus haut que sa réponse est assez embarrassée, puisque après avoir dit que l’avantage du Juif était grand, il déclare, à grand renfort de citations des Psaumes, que le Juif n’a sur le Gentil aucune supériorité (III, 9) et souligne plus loin que ce n’est pas dans l’état de circoncision que sa foi fut imputée à justice à Abraham. Alors la question nous vient, comme à lui sur les lèvres : N’est-ce pas là anéantir la loi par la foi ? (III, 31). Mais saint Paul répond : « Loin de là, nous la confirmons au contraire. » Et [18] comment cela ? En ce que « la loi est intervenue pour faire abonder la faute » (V, 20) qui a fait surabonder la grâce. Alors se pose immédiatement la question : « Demeurerons-nous dans le péché afin que la grâce abonde ? » Et saint Paul répond : « Loin de là. » De sorte que nous ne sommes toujours pas plus avancés pour savoir comment la foi confirme la loi. Il faudra nous contenter du passage suivant : « Lorsque nous étions dans la chair, les passions qui engendrent les péchés, excités par la loi, agissaient dans nos membres, de manière à produire des fruits pour la mort. Mais, maintenant, nous avons été dégagés de la loi de la mort, sous l’autorité de laquelle nous étions tenus, de sorte que nous servons Dieu dans un esprit nouveau, et non selon une lettre vieillie. Que dirons-nous donc ? La loi est-elle péché ? Loin de là ! Mais je n’ai connu le péché que par la loi ; par exemple, je n’aurais pas connu la convoitise si la loi ne disait : « Tu ne convoiteras point. » Puis le péché saisissant l’occasion, a fait naître en moi, par le commandement, toutes sortes de convoitises ; car, sans la loi, le péché est mort. Pour moi, étant autrefois sans loi, je vivais ; mais le commandement étant venu, le péché a pris vie, et moi, je suis mort. Ainsi le commandement, qui devait conduire à la vie, s’est trouvé pour moi conduire à la mort. Car le péché, saisissant l’occasion, m’a séduit par le commandement et par lui m’a donné la mort. Ainsi donc la loi est sainte, et le commandement est saint, juste et bon. Une chose bonne a donc été pour moi une cause de mort ? Loin de là ! Mais c’est le péché qui m’a donné la mort, afin de se montrer péché en me donnant la mort par le moyen d’une chose bonne, et de se développer à l’excès comme péché par le moyen du commandement. Nous savons, en effet, que la loi est spirituelle ; mais moi, je suis charnel, vendu au péché. Car je ne sais pas ce que je fais, je ne fais pas ce que je veux, et je fais ce que je hais. Or, si je fais ce que je ne voudrais pas, je reconnais par là que la loi est bonne. » (Rom. VII, 5 à 16.) Ainsi la loi est « sainte, bonne » et « spirituelle », [19] mais, étant impuissante dans la lutte de la chair contre l’esprit, elle ne sert pratiquement qu’à développer à l’excès le péché. C’est peu de chose à mettre à son actif. Saint Paul dissocie donc apparemment la loi dont il vient de préciser le rôle (négatif) du courant de foi qui a sa source en Abraham, amorce du régime instauré par N.S.J.C. auquel le nom de « grâce [1] » est réservé. Mais David, lui, est un poète et un prophète, et non un penseur. Il ne fait pas cette dissociation entre la foi et la loi, entre Abraham et Moïse. Il sait seulement qu’il est possible de quelque manière de faire le bien et pense, selon la parole de Moïse citée par saint Paul (Rom. X, 5), que « l’homme qui mettra la loi en pratique vivra par elle ». Il s’en faut d’ailleurs que même aujourd’hui cette attitude nous doive apparaître comme caduque. Bien que nous soyons en plein « sous la grâce », l’Église juge nécessaire de maintenir la loi, ce qui ne l’empêche aucunement de reconnaître la supériorité de la justification qui vient de la foi sur celle qui vient de la loi. Car au fond, bien entendu, c’est saint Paul qui a raison : un atome de charité sauve plus sûrement que toutes les œuvres de la loi. Mais les exposés de saint Paul sont « difficiles à entendre ». Saint Pierre le premier semble y avoir attrapé quelques maux de tête (II Petr. III, 16) et après lui les innombrables générations de théologiens et d’amateurs qui ont étudié ses lettres depuis dix-neuf siècles. Pour ne point s’y perdre, il importe de distinguer les plans : autant [20] il est vrai de dire que les œuvres de la loi sont impuissantes par elles-mêmes à procurer le salut, autant il est nécessaire de les encourager et d’empêcher ce contresens mortel (que n’ont pas évité la plupart des protestants) de croire qu’une foi sans œuvres peut être une foi vivante. À cet égard, l’Épître de saint Jacques (chap. II) met fort bien les choses au point, et, malgré les apparences, complète les vues de saint Paul bien plus qu’elle ne les contredit. La foi, dont saint Paul dit qu’elle suffit pour justifier, produit des bonnes œuvres à la pelle et n’a aucun rapport avec la foi que saint Jacques (II, 17) regarde à juste titre comme morte sans les œuvres. L’Église, d’ailleurs, est d’accord avec l’un comme avec l’autre : elle maintient les deux plans. Au surplus saint Paul lui-même abonde dans le sens de saint Jacques quand il écrit que le Royaume de Dieu consiste non en paroles mais en œuvres (I Cor. IV, 20 voir aussi Éph. II, 10). Telle est aussi, d’ailleurs, l’opinion de Sœren Kierkegaard, grand admirateur de cette Épître de saint Jacques que Luther déclarait apocryphe.
C’est un souci constant de l’Église d’être maîtresse de vérité à tous les stades de la vie spirituelle. Elle ne pouvait donc faire bon marché de la loi. L’impulsion de caractère mystique (donc gracieux) venue du Christ devait être organisée socialement, de même que l’impulsion venue d’Abraham s’était prolongée par la loi. Loi et grâce ne sont jamais, au fond, tout à fait isolables l’une de l’autre (cf. Le social est-il une source ?, Desclée, De Brouwer et Cie, 1933). Quiconque, comme saint Paul, est arrivé sur le plan de la charité pure, en sorte qu’il est entré dans le circuit Trinitaire et que c’est l’Esprit-Saint qui prie en lui de façon incessante par des gémissements ineffables, ne peut plus voir dans la loi qu’une lettre vieillie ou morte. Mais ne serait-ce pas l’observance rigoureuse et zélée de cette loi (qui le faisait persécuter l’Église) qui l’a fait choisir entre tous par le Christ ? En sorte que, même chez lui, la loi aurait été le tuteur de la foi et qu’il y aurait eu simplement, [21] sous la main toute-puissante du Christ, transmutation de zèle en charité ?
Nous n’oublions pas, contrairement à ce que l’on pourrait croire, Kierkegaard et ses Miettes. Si nous nous sommes tant attardé sur ces deux courants de sens opposé (loi naturelle, d’une part, et justification par la grâce de Jésus-Christ seule [2] de l’autre) dont chacun suivi isolément pourrait nous conduire à l’hérésie [3], c’est que nous les retrouvons tous les deux dans l’œuvre du grand penseur danois. C’est au second de ces courants que se rattachent les Miettes. Comme saint Paul, plus encore que saint Paul, car sa dialectique est plus serrée, Kierkegaard souligne le caractère de nouvelle créature qu’assume celui qui est dans le Christ. Il s’agit d’une vraie résurrection ou renaissance au sens du chapitre III de l’Évangile de saint Jean. Pour le Sœren Kierkegaard des Miettes, le Christ Incarné (né de la Vierge sous Tibère) est l’unique Sauveur du Monde et notre béatitude est donc irréductiblement fonction d’un événement historique. Ce livre aboutit donc à me conception du « hors de l’Église pas de salut » qui est beaucoup plus étroite que celle de l’Église catholique. La position de celle-ci est beaucoup-plus nuancée. Elle se garde bien d’aborder le problème de front. Certes, comme dit saint Paul, elle fait des mérites de Notre Seigneur, du Christ incarné, de l’homme-Dieu né en un certain joint de l’espace et du temps, la pierre angulaire du salut de chaque homme. Mais en même temps elle maintient intégralement [22] le principe que le Christ est mort pour tous les hommes sans exception, y compris ceux qui, de par la date ou le lieu de leur naissance, n’ont pu connaître son Évangile. En sorte que, sauf erreur, le trésor des mérites de Notre Seigneur se répand sur tous les membres de l’Église invisible qui peuvent même être antérieurs à l’Incarnation. Celle-ci, tout en restant un événement qui a eu lieu dans le temps, n’introduit donc pas dans le monde une coupure aussi radicale que l’entend Sœren Kierkegaard et la béatitude n’est pas rigoureusement liée à un événement historique. Nul ne peut être sauvé que par le Christ, mais il n’y a en Dieu qu’un seul instant éternel et entre le Christ, deuxième personne de la Sainte Trinité, « per quem omnia facta sunt » et « qui illuminat omnem hominem venientem in hunc mundum » et le Christ incarné, né de la Vierge à Bethléem, il y a une solidarité telle qu’aucune coupure absolue n’est de mise. On ne peut introduire en Dieu un avant et après. De même que le Christ est mort pour tous les hommes et donc non seulement pour ceux qui sont venus sur terre avant lui mais aussi pour ceux qui devaient venir après, de même ses mérites sont applicables non seulement à ceux qui l’ont suivi, mais aussi à ceux qui l’ont précédé. Ceux qui l’ont suivi ont, il est vrai, l’immense avantage de bénéficier des sacrements institués en leur faveur.
Mais les Miettes constituent-elles le dernier mot dans l’œuvre de Søren Kierkegaard ? Il est bien difficile de parler du dernier mot d’un esprit aussi critique et aussi universel que Søren Kierkegaard. Mais on peut dire ceci :
De même que dans saint Paul la doctrine de la loi naturelle (Rom. I et II) équilibre d’une certaine façon la doctrine de l’homme nouveau et de la résurrection dans le Christ (voir note page 26) et de même que le Prologue de saint Jean joue un rôle analogue par rapport à l’entretien de Notre Seigneur avec Nicodème (III), de même il y a dans le Post-Scriptum un organe [23] hypertrophié (dont il n’était pas question dans les Miettes elles-mêmes) qui neutralise une bonne partie de la thèse qu’elles soutiennent. Il s’agit du religieux A, c’est-à-dire non spécifiquement chrétien, non paradoxo-dialectique. Par lui se trouve subrepticement réintégrée dans la perspective kierkegaardienne la loi naturelle, mais une loi naturelle tellement éclairée et tellement complète qu’on peut dire qu’elle pousse ses racines jusqu’à la surnature, jusqu’au Verbe qui, dès avant son Incarnation, « erat lux vera quæ illuminat omnem hominem venientem in hunc mundum ». Ce religieux A attaque et travaille des zones si profondes que le lecteur est amené à se demander si l’auteur, par une dialectique inverse de celle des Miettes, n’intègre pas le christianisme lui-même dans ce religieux immanent, ou en d’autres termes si le religieux B (paradoxo-dialectique, basé sur l’Incarnation, fait historique) est absolument nécessaire pour faire son salut. Par là se trouve à peu près rétabli dans l’œuvre critique de Sœren Kierkegaard un équilibre analogue à celui qui existe dans l’enseignement positif de saint Jean ou de saint Paul, ou dans la doctrine de l’Église. Seulement, l’effort dialectique grandiose de Kierkegaard pour opérer la conciliation entre ces deux aspects de la vérité orthodoxe n’a tout de même pas réussi. Ce sont les rapports du religieux A et du religieux B et surtout le point d’insertion du religieux B dans le religieux A qui constitue, croyons-nous, la pierre d’achoppement de sa tentative.
Encore un mot. On a beaucoup reproché à Kierkegaard la place faite dans son œuvre au paradoxe et à l’absurde, et il n’est pas douteux que sur ce point, comme sur quelques autres, il est en opposition avec la doctrine catholique. La foi pour lui consiste à croire non seulement contre la vraisemblance mais contre l’intelligence. C’est face au soleil et aveuglés par lui que les chrétiens, comme jadis les Romains à Zama, combattent le combat spirituel. Il est curieux de penser que cette conception [24] héroïque de la foi, cette magnifique, certes, mais invraisemblable construction dialectique qui a sa clef de voûte dans le paradoxe au sens le plus fort du mot, c’est-à-dire la vérité de l’absurde construction si ardue que bien peu de lecteurs font l’effort nécessaire pour en comprendre l’économie, a, sans doute, son origine dans l’idée par trop simpliste qu’on se faisait de l’orthodoxie dans les communautés de croyants danois (luthériennes) hostiles, par principe, à tout mysticisme et que se font aussi d’ailleurs bien des catholiques idée que Kierkegaard a mis sa coquetterie à défendre et à justifier comme si elle était l’orthodoxie même. Quoi de plus absurde, répète à mainte occasion Kierkegaard, que de croire que Dieu soit né, ait grandi, soit devenu un homme comme nous… etc. Et il est bien vrai que la Sainte Vierge est « mère de Dieu ». Mais ces vérités ne doivent pas éclipser comme elles le font au petit catéchisme parce qu’elles touchent davantage les imaginations ces autres vérités tout aussi importantes de la génération éternelle du Verbe et du Corps Mystique du Christ. Avoir recours à des constructions dialectiques aussi difficiles justement pour défendre ce qu’il y a de trop facile dans la façon dont sont souvent présentés certains dogmes aux enfants et aux simples, c’est encore un paradoxe à ajouter à tous ceux qu’on trouve dans l’œuvre de Søren Kierkegaard.
On aurait d’ailleurs tort de croire qu’il s’agisse là de quelque chose de spécifiquement protestant ou luthérien. Pascal lui aussi avait essayé de se frayer un chemin dialectique dans les mêmes parages, alors que c’est de l’autre côté, du côté de Maître Eckhart, dans l’approfondissement du Prologue de saint Jean et des enseignements de saint Paul et de saint Augustin sur le Corps Mystique du Christ, qu’est le chemin de la tradition enseignements et idées qui ne peuvent tout de même pas être rendus suspects par la condamnation du 27 mars 1329. La plupart des théologiens compétents estiment en effet que c’est seulement dans l’expression outrée ou indiscrète de ces vérités [25] que Maître Eckhart était répréhensible [4]. Quant au fond, il a, à cet égard du moins, toute la meilleure tradition derrière lui. Si cette porte était vraiment fermée on serait bien forcé de se retourner du côté opposé, c’est-à-dire du côté de Pascal et de Kierkegaard ou, bien entendu, s’en tenir à des positions purement verbales, qui ont parfois, il faut le reconnaître, la préférence des théologiens professionnels.
PAUL PETIT
Fresnes, 1942
[26]
[1] On peut se demander si le mot de grâce, tel qu’on le trouve dans les lettres de saint Paul, implique les mérites de Jésus homme, c’est-à-dire présuppose la Rédemption, ou si saint Paul l’emploie également pour désigner l’action de Dieu dans le monde dès avant l’Incarnation. Il semble de notre examen que dans la quasi-totalité des cas (Rom. V, 15, 20 ; VI, 14, 15 ; VII, 25. I Cor. 1, 4, 7 ; XV, 10. II Cor. XII, 9. Gal. I, 6. Éph. II, 5,8. I Tim. I, 14. II Tim. I, 9. Héb. X, 29) la grâce est bien pour saint Paul un don de Dieu par N.S.J.C. incarné et ressuscité. Voir pourtant Gal. III, 18. Rom. IV, 16. Rom. III, 24. V, 2. Éph. I, 7.
[2] Nous avons déjà cité plus haut les principaux textes (empruntés aux deux premiers chapitres de l’Épître aux Romains) qui illustrent le premier de ces courants. Indiquons aussi quelques-uns de ceux qui sont à la source du second : II Cor. V, 17. Rom. VI, 4, 8, 13. Éph. IV, 24. Gal. VI, 15. Col. II, 12 ; III, 1, 3, 9, 10.
[3] Mais que l’Église s’est appropriés tous deux et qu’elle vit, ce qui est plus important (sinon plus difficile) que d’opérer leur conciliation dialectique.
[4] Nous espérons revenir sur ce point dans une préface que nous donnerons, volente Deo, et si les circonstances le permettent, à une seconde édition de la traduction d’Œuvres allemandes de Maître Eckhart qui vient de paraître aux éditions de la N.R.F. Disons seulement aujourd’hui, pour montrer la légèreté avec laquelle cette condamnation a été prononcée, qu’une des propositions condamnées par les juges de Cologne était empruntée textuellement à l’ouvrage de saint Bernard : De diligendo Deo.
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