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Fragments d’épopées romanes du XIIe siècle
Introduction
Toute littérature commence par la poésie : singulière destinée dont l’explication importe peu ici, mais qu’il faut signaler pourtant, ne fût-ce que pour constater l’origine toujours antique, toujours mystérieuse de cette forme du langage humain. Quand une société vient à naître, elle chante tout d’abord, et [6] elle conte : c’est l’enfance qui s’émeut et qui s’émerveille, qui s’éprend et qui veut que tout s’éprenne, s’ébaudisse [1] autour d’elle :
« Oyez chançons de joie et de baudour [2] !
Imprévoyantes et insoucieuses de l’avenir, les jeunes nations, comme les jeunes individus, se complaisent dans le passé. Ce sont de pieux enfants qui voient en beau tout ce qu’ont fait leurs pères, qui professent un doux culte pour les souvenirs, non pour ceux de la triste réalité et de l’histoire nue et froide, mais pour les souvenances embellies de tous les charmes de l’imagination, colorées de toutes les fantaisies du mystère.
Et remarquez qu’au milieu de ces rêveries où s’égare la jeune raison des peuples, c’est encore l’histoire qu’ils croient écrire ou entendre ; [7] ils sont de bonne foi dans leurs gracieux mensonges ; car leurs œuvres ne seraient pas empreintes de tant de génie, s’ils avaient menti sciemment. Ils ont été les premiers à croire en leurs propres créations.
Et d’ailleurs, qui oserait affirmer que la vérité n’y est point ? Je veux dire la vérité morale, poétique, la vérité de sentiment et d’impression.
C’est dans les plus beaux siècles de l’antiquité, que l’on a manifesté le plus d’admiration pour les écrivains poétiques des premiers âges. La Grèce a eu des temples pour Homère [3], des autels pour Hésiode [4]. Elle a, pour ainsi dire, divinisé les neuf livres de l’histoire un peu fabuleuse d’Hérodote [5], en désignant chacun d’eux sous le nom de l’une des neuf Muses. [8] Là il ne s’est pas trouvé des hommes qui, sous prétexte de je ne sais quelle renaissance, ont répudié les premiers et les plus beaux monuments de la littérature nationale. On n’a point vu dans Athènes des professeurs d’égyptien et de persan, impatroniser [6], dans les jardins d’Académus [7], les livres venus de Memphis [8] et d’Ecbatane [9], et proscrire ceux des rapsodes [10], d’Eschyle [11] ou de Thespis [12].
Nous avons été moins sages.
Dans notre fanatisme pour l’antiquité grecque et latine, nous autres Français, nous avons oubliés tout à coup les titres de notre propre gloire pour une gloire d’emprunt ; d’inventeurs qu’étaient les pères, les fils sont descendus au rôle de traducteurs.
Au temps de saint Louis [13], on créait une [9] langue ; et avec cet idiome tout neuf on écrivait de gigantesques épopées. L’architecture, la sculpture, autres expressions de la société, élevaient des monuments qui n’avaient point eu de modèles jusque-là, et qui depuis n’eurent point d’imitateurs. Au quinzième siècle, on parut se lasser de ses propres richesses ; l’art chrétien sembla ne plus suffire. Il se fit en Europe une invasion de Grecs et de Latins qui nous imposèrent leur langue, leur littérature et presque leurs mœurs ; ce que n’avaient pu faire autrefois la conquête romaine et une occupation de trois siècles. Nous fûmes presque honteux de nos vieux romans de chevalerie, de nos vieilles églises, de notre vieille foi.
On vit alors des savants, des prélats qui, pour l’amour du grec, se seraient faits [10] volontiers prêtres de Jupiter ou d’Apollon. Ne s’est-il pas rencontré un cardinal Bembo [14], qui recommandait à Sadolet [15] de ne pas trop lire les épîtres de saint Paul [16], de peur de gâter son style cicéronien : Omitte lias nugas [17], disait-il...
Bref, nous en sommes venus au point d’oublier qu’avant Malherbe [18] et Racan [19] il y avait des poètes plus grands, plus originaux surtout que Racan et Malherbe.
Si, de temps à autre, un souvenir tombait sur ces œuvres du moyen-âge, c’était un souvenir de mépris et d’insulte. (Voyez Boileau [20], Art poétique).
À la vérité, au siècle dernier, quelques littérateurs ont cherché dans l’ancienne poésie [11] française des motifs de romans et des sujets d’opéras comiques. Quelques-uns même, comme Legrand d’Aussy [21], se sont livrés avec un certain soin et non sans un certain succès à l’étude de ces vieux monuments. Ce n’était point assez... Les bénédictins, plus érudits et surtout plus judicieux que le cardinal Bembo, ont commencé dans leurs amplissimes collections, et dans l’histoire littéraire de la France, à rendre justice aux productions de tant de génies méconnus. C’est dans les bibliothèques de leurs couvents que furent religieusement conservées, durant des siècles, ces chroniques, ces poèmes dont l’existence n’était révélée qu’au petit nombre. Ne pouvant lutter contre l’ignorance et le dédain universels, ils gardaient ces précieux dépôts, en attendant des temps meilleurs ; et se bornaient à en montrer parfois quelques parcelles, comme pour essayer et préparer le goût public.
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Parmi les causes qui ont longtemps inspiré une sorte de dégoût pour cette littérature romane, il en est une qui peut-être n’a pas été assez remarquée ; c’est l’ignorance où l’on est resté jusqu’à nos jours des formes et des règles de l’ancien langage français. Le lecteur était comme rebuté par l’incohérence et la barbarie qui paraissaient régner dans cet idiome ; on se figurait qu’il n’était soumis à aucune loi grammaticale, à aucune convenance syntaxique.
On se demandait pourquoi l’écrivain emploie tantôt l’article li et tantôt l’article le ; pourquoi un nom singulier prend parfois l’s final, et pourquoi le même mot au pluriel en est souvent dépourvu ; par quel caprice les noms propres varient-ils sans cesse de terminaison : Pierre, Piéron ; Gui, Guion ; Marie, Marien ; Alaïs, Alaïde, etc.
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Ainsi, outre l’obscurité nécessaire d’un langage dont la plupart des mots sont aujourd’hui rayés de nos vocabulaires et mis au rang des morts, on était encore déconcerté et comme fourvoyé par ce mépris apparent de toute règle ; et l’on n’avait guère confiance dans les œuvres d’écrivains qui semblaient violer si outrageusement les plus simples lois de l’orthographe.
Ces objections étaient demeurées sans réponse ; et les bénédictins qui avaient tout entrevu, mais qui n’ont pas eu le temps de tout approfondir, ont consigné dans leur Nouveau traité de Diplomatique [22] une remarque qui a donné l’éveil sans doute à notre illustre Raynouard [23]. Cet académicien, poète lui-même, a étudié avec un amour de poète les œuvres dédaignées des troubadours et des trouvères ; [14] et c’est véritablement lui qui en a retrouvé et refait la grammaire. Il résulte de ses travaux que cet idiome, loin d’être livré à l’arbitraire et à l’anarchie, comme on se le persuadait, a été soumis à des règles vraiment rationnelles. Fils du latin, il est, comme le latin, au rang des langues transpositives où les désinences varient, suivant la fonction que remplit le mot dans la construction phraséologique. Ainsi s’expliquent toutes ces anomalies ; ainsi disparaissent les accusations d’irrévérence pour la syntaxe.
Il est vrai que souvent dans les manuscrits, dans les chartes, ces règles se trouvent violées ; mais alors il faut s’en prendre à l’ignorance des copistes, ignorance peu surprenante dans ces temps reculés, puisque de nos jours elle est encore si commune parmi nos scribes [15] de profession, voire même parmi certains magistrats municipaux, plus habiles, j’aime à le croire, à faire des règlements de police qu’à observer eux-mêmes ceux de la grammaire.
Les grandes compositions poétiques du moyen-âge, que l’on nomme romans de chevalerie ou chansons de geste, sont de trois sortes, ou plutôt sont renfermées dans trois cycles principaux : l°. cycle d’Alexandre. 2°. cycle de la Table ronde. 3°. cycle de Charlemagne.
Les romans du premier cycle sont consacrés au récit des exploits d’une foule de héros antiques : Jason [24], Enée [25], Hector [26], Philippe de Macédoine [27] et son fils [28]. Ce sont des fictions qui ne supportent pas la critique historique. Les lieux, les temps et les personnes y sont étrangement dénaturés et confondus.
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Au cycle de la Table ronde, se rapportent les poèmes qu’ont inspirés les traditions bretonnes, qui nous racontent tant de merveilles de Clovis [29] et d'Arthur [30], tant de victoires remportées sur les Pictes [31], les Angles [32] et les Saxons [33].
Karle le Grand [34], avec sa race et ses douze pairs, vrais ou faux, a fourni matière au plus ancien et au plus beau cycle poétique du moyen-âge. Là encore l’histoire proprement dite n’est pas toujours religieusement respectée ; et l’on rencontre dans ces épopées, tout à fait françaises et de fond et de forme, bien des héros fictifs, bien des évènements imaginaires.
C’est que jamais les trouvères [35] ne célébraient les gestes [36] contemporains auxquels il manque toujours un certain prestige, mais des faits [17] advenus un siècle ou deux auparavant, faits que leur imagination échauffée par les souvenirs populaires pouvait quelquefois dénaturer, mais qu’elle revêtait toujours des formes les plus poétiques.
De là ce caractère de vérité morale, et cette couleur de localité qui feront à jamais le charme principal de nos vieux romans de chevalerie.
Et, en effet, ces actions héroïques, ces évènements singuliers, ces personnages merveilleux qui posent si bien dans les récits de nos bardes, c’étaient des personnages jadis fameux dans la contrée ; c’étaient des traditions recueillies à l’âtre des chaumières, dans les salles d’armes des châteaux, au réfectoire des monastères.
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Tout le moyen-âge est là vivant, parlant, agissant.
Mais, hélas ! il y a bien longtemps que les foyers de la Flandre, du Hainaut, de l’Artois et du Cambrésis n’ont plus ouï chanter les belles rapsodies [37] de Godefroi de Bouillon, de Bauduin de Sebourg, du chevalier au Cygne, de Chyn de Berlaimont, de Jehan d’Avesnes, de Raoul de Cambrai, et tant d’autres romans délicieux dont notre positive époque soupçonne à peine l’existence.
Et cependant, le public accueille avec faveur ces vieux monuments que lui exhume une érudition laborieuse ; mais, il faut en convenir, jusqu’à ce jour le public a paru moins apprécier le mérite des œuvres éditées que la bonne volonté et le zèle patriotique des [19] éditeurs. On le conçoit ; le public, c’est tout le monde : tout le monde ne comprend pas la langue romane, et chacun l’entend à demi. C’est là ce qu’il y a de fâcheux. On est porté à trouver insipide un livre déchiffré avec peine, et pour l’intelligence duquel il faut avoir un glossaire sous la main. Le lecteur n’aime pas qu’on lui impose une tâche ; il lit pour le plaisir de lire, et non pour la peine de traduire.
Ce n’est pas tout de rendre à la lumière ces textes que notre ingratitude a méconnus si longtemps ; ce n’est pas tout de les faire connaître aux érudits et aux philologues, et leur fournir par là l’occasion de faire de la science, et de procréer des théories et des systèmes magnifiques sur les origines de notre littérature, toutes choses fort bonnes sans [20] doute, et qui vaudront peut-être à leurs auteurs un fauteuil à l’académie, mais qui ne rendront pas le moins du monde nos vieilles poésies à la popularité dont elles ont joui lors de leur apparition, et dont elles devraient jouir encore.
La popularité, pour elles, c’est la traduction.
Non pas une traduction libre comme celles du siècle dernier, qui hissaient les antiques châtelaines sur des vertugadins [38], et leur collaient des mouches aux joues [39] ; mais une traduction littérale, servile même, reproduisant avec une facile clarté le style énergique, naïf, rustiquement chevaleresque de la poésie romane.
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Indiquer les qualités que doit avoir cette espèce de traduction, c’est peut-être faire d’avance la censure de celle que j’offre aujourd’hui au public. Aussi je ne la présente que comme une tentative qui a besoin d’indulgence.
« On le peut : je l’essaye, un plus savant le fasse. »
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[1] Note des Classiques : se réjouisse.
[2] Note des Classiques : « Entendez chansons de joie et gaité ».
[3] Note des Classiques : réputé être un poète grec de la fin du huitième siècle avant Jésus-Christ, mais ce pourrait être une identité fictive. La tradition lui attribue la paternité de l’Iliade et de l’Odyssée, œuvres majeures de la littérature occidentale.
[4] Note des Classiques : poète grec qui aurait vécu à la fin du huitième siècle avant Jésus-Christ, ou au début du siècle suivant. Ses œuvres les plus connues sont La Théogonie et Les Travaux et les Jours.
[5] Note des Classiques : historien et géographe grec (vers 480 av. J.-C. / vers 425 av. J.-C.).
[6] Note des Classiques : imposer avec autorité.
[7] Note des Classiques : Les jardins d’Academos, situés dans le nord-ouest d’Athènes, étaient censés être le lieu de sépulture du héros athénien mythologique Academos. Leur célébrité est due au fait que c’est là que se réunissait l’Académie de Platon.
[8] Note des Classiques : capitale de l’Egypte durant l’Ancien Empire.
[9] Note des Classiques : nom grec de la capitale des Mèdes, actuelle Hamadan en Iran.
[10] Note des Classiques : ou rhapsodes, artistes ambulants de la Grèce antique. Ils déclamaient pour l’essentiel des épopées.
[11] Note des Classiques : poète grec tragique (vers 525 av. J.-C. / 456 av. J.-C.).
[12] Note des Classiques : censé être l’inventeur de la tragédie grecque et le premier acteur, au sixième siècle avant Jésus-Christ. Son existence n’est pas certaine.
[13] Note des Classiques : Louis IX (1214/1270), dit « le Prud’homme », roi de France capétien, canonisé par l’Eglise catholique en 1297.
[14] Note des Classiques : Pietro Bembo (1470/1547), figure influente de la littérature italienne.
[15] Note des Classiques : Jacopo Sadoleto (1477/1547).
[16] Note des Classiques : Paul de Tarse (né au début du premier siècle / mort vers 67).
[17] Note des Classiques : littéralement, « Laisse tomber les ordures ».
[18] Note des Classiques : François de Malherbe (vers 1555/1628), poète français.
[19] Note des Classiques : Honorat de Bueil de Racan (1589/1670), poète français.
[20] Note des Classiques : Nicolas Boileau sieur Despréaux (1636/1711), homme de lettres français, considéré comme le chef de file des Anciens dans la Querelle des Anciens et des Modernes. Son Art poétique, publié en juillet 1674, est un condensé de la doctrine classique élaborée dans la première moitié du siècle.
[21] Note des Classiques : Pierre Jean-Baptiste Legrand d’Aussy (1737/1800), historien français.
[22] Note des Classiques : Nouveau traité de diplomatique, ou l’on examine les fondements de cet art, on établit des règles sur le discernement des titres et l’on expose historiquement les caractères des bulles pontificales et des diplômes donnés en chaque siècle, (R. P. Tassin, C. F. Toustain, J. B. Baussonnet), 6 volumes, 1750-1765.
[23] François Just Marie Raynouard (1761/1836), historien et dramaturge.
[24] Note des Classiques : héros mythologique grec, célèbre pour sa quête de la Toison d’or avec les Argonautes.
[25] Note des Classiques : héros mythologique de la Guerre de Troie, personnage principal de l’Enéide de Virgile.
[26] Note des Classiques : héros mythologique troyen, tué par Achille lors de la Guerre de Troie.
[27] Note des Classiques : Philippe II (382 av. J.-C. / 336 av. J.-C.), roi de Macédoine de la dynastie des Argéades.
[28] Note des Classiques : Alexandre le Grand (356 av. J.-C. / 323 av. J.-C.), roi de Macédoine et l’un des plus grands conquérants de l’Antiquité.
[29] Note des Classiques : Clovis Ier, appelé Chlodovechus en latin (vers 466/511), roi des francs saliens puis de tous les francs, fondateur de la dynastie des Mérovingiens.
[30] Note des Classiques : Arthur Pendragon, dit le Roi Arthur, figure légendaire qui aurait unifié les celtes de Bretagne et de Grande-Bretagne pour se défendre contre les envahisseurs germaniques à la fin du cinquième siècle ou au début du siècle suivant.
[31] Note des Classiques : confédérations de tribus qui vivaient, avant le dixième siècle, dans ce qui est aujourd’hui l’Ecosse du nord et de l’est.
[32] Note des Classiques : peuplade germanique qui donna son nom à l’Angleterre. C’est le roi breton Vortigern qui les fit venir, ainsi que d’autres peuplades germaniques, pour combattre les Pictes.
[33] Note des Classiques : peuplade germanique qui envahit la Grande-Bretagne, après y avoir été appelé par le roi breton Vortigern pour combattre les Pictes (il avait également fait venir des Angles, des Jutes et des Frisons).
[34] Note des Classiques : Charles Ier dit « le Grand », plus connu sous le nom de Charlemagne, du latin Carolus Magnus (entre 742 et 748 / 814), roi des Francs, couronné empereur en l’an 800, membre de la dynastie carolingienne.
[35] Note des Classiques : poète et compositeur itinérant s’exprimant dans la langue d’oïl, par opposition au troubadour qui use de la langue d’oc.
[36] Note des Classiques : récit versifié célébrant des exploits guerriers du passé. C’est un genre littéraire européen du Moyen-âge.
[37] Note des Classiques : suites de poèmes épiques chantés par les rhapsodes.
[38] Note des Classiques : élément de costume féminin, consistant en une armature arrondie portée sous la jupe, pour faire bouffer celle-ci au niveau des hanches.
[39] Note des Classiques : élément de maquillage du visage simulant un grain de beauté pour faire ressortir la blancheur du teint et pour masquer une imperfection ou souligner l’humeur ou les intentions de l’élégante. Elles portent des noms, qui constituent le langage des mouches : la receleuse dissimule un bouton ou une imperfection quelconque de la peau ; la généreuse souligne l’opulence d’une poitrine ; l’enjouée se niche au creux du sourire ou dans une ride. Les autres se nomment d’après leur position sur le visage ; sur le menton, c’est la discrète ; au coin de la bouche, la baiseuse ; sur la lèvre, la friponne ou la coquette ; sur le nez, l’effrontée ou la gaillarde ; sur la joue, la galante ; près de l’œil, l’assassine ou la passionnée ; et, enfin, sur le front, la majestueuse.
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