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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Henri Lévy-Bruhl, “Évolution du crime et de la peine.” In DÉVIANCE ET CRIMINALITÉ, pp. 50-75. Textes réunis par Denis Szabo, Paris: Librairie Armand Colin, 1970, 378 pp. Collection “U/U2”.

[50]

Déviance et criminalité.

Évolution du crime
et de la peine
.”

par
Henri LÉVY-BRUHL


La sociologie criminelle — son nom l’indique assez — est à la fois un aspect de la criminologie et une branche de la sociologie. La criminologie est une science relativement jeune : elle date d’un siècle à peine, et n’est pas encore très assurée de son objet et de ses méthodes. Sans doute le phénomène criminel a, de tout temps, frappé le cœur et l’imagination des hommes, mais on dirait que l’horreur même qu’il suscite a été un obstacle à une réflexion scientifique portant sur lui. Certes, dans toutes les sociétés, le crime est constaté et réprimé. Mais cette répression a-t-elle été l’objet d’une réflexion préalable ? Il faut ici faire une distinction entre les sociétés régies par la coutume et celles qui sont soumises au règne de la loi. Pour les premières on peut dire d’une manière un peu générale que la réaction est spontanée et plutôt due à des réflexes émotionnels qu’à une recherche méthodique. Au contraire la loi pénale, en raison même de ses modes d’élaboration, postule un minimum de réflexion. Il n’en est pas moins vrai que, même dans cette hypothèse, ce qui est recherché, c’est un résultat immédiat et pratique : la meilleure manière de combattre un comportement criminel. On est sur le terrain du droit pénal. Certes, pour être en mesure de remplir efficacement sa fonction, le pénaliste, comme le législateur, devra étudier au préalable la conjoncture sociale et mesurer à l’avance les incidences de la règle nouvelle qu’il se propose d’instaurer. Mais ces « travaux préparatoires » ont un but très [51] défini et une portée très limitée. Ils n’existent qu’en fonction de la loi nouvelle.

Tout autre est le point de vue du criminologue. Il se donne pour tâche non d’établir des règles de conduite, mais d’étudier le fait social qui s’appelle « crime » sous tous ses aspects, d’une manière scientifique et désintéressée. Le criminologue n’est pas un moraliste ni un réformateur social : c’est un savant. Son rôle est de méditer sur les faits criminels, de chercher à en approfondir la notion, et non d’en tirer des conséquences pratiques.

Comme on vient de le dire, c’est à une époque toute récente que l’on s’est avisé qu’il y avait là tout un ordre de faits qui relevaient de l’observation et de l’investigation méthodiques. Nous verrons tout à l’heure quand et comment s’est créée cette théorie nouvelle. Il convient de marquer ici comment elle conçoit son objet actuellement.

À la vérité, cet objet est double, car l’on peut envisager le crime sous deux aspects principaux qui, bien que profondément différents, sont complémentaires l’un de l’autre. On peut, en effet, prendre pour objectif ou le criminel, ou le crime. Dans le premier cas, le criminologue devra surtout user des méthodes de la biologie et de la psychiatrie. Il se penchera sur la personne du criminel pour en faire l’examen clinique, rechercher ses antécédents, les influences qu’il a pu subir, les déficiences physiques et morales qu’il a pu endurer. Ces recherches le conduiront, si elles sont bien menées, à une sorte de typologie, à une classification d’un intérêt scientifique évident. Son intérêt pratique n’est pas moindre, car le traitement du délinquant est nécessairement fonction des observations méthodiques ainsi pratiquées. Ici encore, il conviendra d'éviter une confusion trop facile. Il existe un certain nombre de criminologues qui sont médecins ; il est fort utile que ces criminologues aient reçu une culture médicale très poussée. Mais leur rôle, tout au moins leur rôle principal, ne consiste pas à soigner les criminels : il consiste à en étudier le comportement en vue de saisir, par-delà leurs personnes, la genèse et les modalités du fait criminel dont ces délinquants sont, en quelque sorte, les représentants qualifiés.

[52]

Ce premier aspect de la criminologie peut paraître, à première vue, très éloigné de la sociologie criminelle. Nous verrons plus loin qu'elle s'en rapproche plus qu’on ne pourrait le penser. Il n’en est pas moins vrai que la sociologie criminelle est essentiellement pratiquée par ceux qui, parmi les criminologues, s’attachent moins à l’étude de la personne du criminel qu’à celle du crime.

C’est à ce titre que la sociologie criminelle est une branche de la sociologie. Puisque — nous l’avons dit déjà et reviendrons sur ce point — il n’y a pas de société sans crime, on ne saurait concevoir une sociologie qui laisserait de côté cet aspect sinistre, mais nécessaire, de son activité. Sans aller jusqu’à dire, comme le font certains, que c’est à son attitude envers le crime qu’un ensemble social décèle le mieux sa personnalité, il n’en est pas moins vrai qu’elle est un élément de première importance pour connaître et mesurer les valeurs courantes dans une société, et plus largement l’évolution des idées et des sentiments collectifs de groupes sociaux divers à l’égard de certains comportements.

Seule la sociologie — à condition, bien entendu, d’être munie des connaissances techniques indispensables — est à même d’entreprendre cette tâche. Il est, en effet, impossible de parler d’un crime — j’entends d’un crime considéré in abstracto et non d’un crime particulier — sans évoquer en même temps le milieu social où il a pris naissance et a, dans une mesure plus ou moins grande, mais toujours effective, contribué à sa naissance, à son développement ou à son déclin. Pour ce genre de problèmes, les criminologues de formation médicale ou psychiatrique déclarent forfait. Il est de la compétence exclusive des sociologues. Nous avons affaire ici, en effet, non plus à des cas particuliers, mais à des séries, non à des êtres vivants, mais à des faits saisissables dans leur abstraction, le plus souvent par des chiffres ou par des cartes.

Ici encore il faut se garder d’affirmations trop péremptoires et de distinctions trop tranchées. Sans doute, comme nous le verrons, la méthode la plus chère au sociologue criminel est la statistique. Il n’en est pas moins vrai qu’il aura souvent avantage à humaniser ses recherches en [53] se mettant en contact avec le criminel, tout au moins en étudiant la carrière de certains d’entre eux pris comme échantillons, en consultant leurs dossiers dans les greffes, à défaut de leur parler dans les lieux de détention. Ce « bain de concret » pourra servir utilement de contrôle — ou même parfois de correctif — aux résultats obtenus par l’étude des documents chiffrés.

Devant traiter ici de la sociologie criminelle, il saute aux yeux que nous laisserons de côté cette face de la criminologie que l’on peut appeler la criminologie clinique, pour nous en tenir aux problèmes sociaux que pose le crime. Il n’est pas moins évident qu’il nous sera impossible, dans le petit nombre de pages qui nous est imparti, de traiter à fond ces problèmes. Aussi concevons-nous cette étude plutôt comme une « Introduction à la sociologie criminelle » que comme un exposé dogmatique de cette science.

I. Histoire

Comme il a été dit plus haut, la sociologie criminelle, plus encore que la criminologie, est une science relativement récente, et nous en avons donné les raisons : l’horreur qu’inspire un crime paraît s’être opposée à ce qu’on le considère avec l’objectivité, la sérénité indispensables au savant. Sans doute pour des motifs semblables, quoique opposés, la sociologie des religions n’a été, elle aussi, édifiée qu’à une époque toute récente.

Quoi qu’il en soit, c’est un fait que la sociologie criminelle est née bien après le droit pénal qui, lui, répondant à des besoins primordiaux, a, peut-on dire, existé de toute antiquité. De plus, la sociologie criminelle est plus jeune encore que la criminologie, car il est naturel que l’attention se soit portée d’abord et exclusivement sur l’auteur de l’acte criminel avant qu’une réflexion plus poussée, dans laquelle il entre une certaine dose d’autocritique, en vienne [54] à considérer les choses plus largement et à reconnaître que la société, qui est une victime du crime, peut en être aussi, dans une certaine mesure, l’auteur.

Ici comme presque partout, il faut remonter à la Grèce ancienne, cette mère de toute notre pensée. On trouve chez deux de ses plus grands penseurs, Platon et Aristote, chez ce dernier surtout, l’idée que l’organisation économique et sociale pourrait bien être une cause de la criminalité et que l’indigence est une condition favorable à la délinquance. Mais cette idée n’est pas exprimée avec beaucoup de force et de conviction, les facteurs sociaux n’agissant pas directement, mais par l’intermédiaire de la volonté et des sentiments. « Ce n’est pas la richesse ni la pauvreté qui pousse au mal : c’est la passion ».

En somme, si l’on peut trouver en Grèce le point de départ d’une sociologie criminelle, ce n’est qu’une faible lumière. Rome ne nous donnera guère plus. Ses jurisconsultes n’ont pas médité sur cette matière et le droit pénal romain est essentiellement empirique. On ne peut noter, de la part des Prudents, aucun effort doctrinal de quelque valeur. Dans la littérature latine même, on ne rencontre que des lieux communs sur la misère, mère des vices, tandis que d’autres moralistes — ou les mêmes — font l’éloge de la pauvreté et prêchent le mépris des richesses.

La littérature patristique reprendra ces thèmes stoïciens en les imprégnant d’esprit chrétien, mais n’ira pas beaucoup plus loin dans l’analyse. Le Moyen Age ne s’est guère penché sur ces problèmes. Il faut attendre la Renaissance pour qu’ils soient de nouveau agités. Encore ne peut-on alors citer qu’un seul nom important, celui de l’écrivain anglais Thomas More ou Morus (1478-1535).

More semble avoir été le premier à avoir perçu les causes sociales du crime et cherché à les approfondir. Frappé de la forte criminalité qui sévissait alors dans son pays en même temps qu’une extrême misère dans les classes populaires, il préconise, pour y porter remède, un adoucissement des peines, et le travail forcé. Mais sa voix semble être restée sans écho. Ce n’est que vers le milieu du XVIIIe siècle qu’un puissant courant naquit et se développa, en France [55] surtout, pour combattre, au nom de l’humanité et de la tolérance, un système pénal qui était à la fois très rigoureux et inefficace. On s’éleva aussi, alors, contre l’arbitraire et l’inégalité des peines.

À cette lutte prirent part, chacun suivant son tempérament, les principaux « philosophes » de ce temps, Montesquieu, Jean-Jacques Rousseau, Voltaire, Diderot, d’Holbach. Ils préparèrent ainsi l’opinion et entraînèrent à leur suite quelques juristes. C'est ainsi que Brissot de Warville (1754-1793) n'hésite pas à écrire : « Le coupable est un malade ou un ignorant. Il faut le guérir, l’instruire et ne pas l’étouffer ». Cette influence se fit sentir surtout à l’étranger et ce sont surtout les noms de l’Italien Beccaria et de l’Anglais Bentham qu’il faut retenir. En 1764, le premier, âgé seulement de 25 ans, publie à Milan un petit livre intitulé : Des délits et des peines, qui connut aussitôt un très grand succès. Il s’insurge avec vigueur contre l'excessive cruauté de certains châtiments et demande que les peines ne soient plus arbitraires, mais qu’elles aient une base légale. Dans ce cadre plus limité, elles doivent être, selon lui, appliquées inexorablement. Ainsi le criminel, conscient du risque qu’il court, renoncera souvent à perpétrer son forfait. Le grand philosophe et juriste Jeremy Bentham (1748-1832), très inspiré par les penseurs français, surtout par Rousseau, exprime ses idées dans de nombreux écrits, notamment dans ses Principes de Code pénal. On trouve chez lui beaucoup de vues originales et fécondes, notamment l’attention qu’il porte à la notion d’alarme, autrement dit de danger social, notion qui sera reprise sous la forme d’état dangereux dans les théories criminalistiques les plus récentes. Dans l’ensemble, il est juste de dire que les réformateurs de la fin du XVIII e siècle ont pour souci primordial la sécurité sociale et se préoccupent assez peu de la personne du criminel, en tout cas de son amendement. Au reste, même s’ils n’explicitent pas clairement cette doctrine, leur attitude à son égard est largement déterministe. Pour eux, le criminel est, dans une grande mesure, le produit de son milieu. En conséquence, ils seront portés à préconiser des réformes sociales, mais ne porteront guère l’accent sur ce point, et l’on ne saurait voir en eux que des précurseurs, [56] et non des fondateurs de la sociologie criminelle. Pourtant, les coups qu’ils porteront aux théories traditionnelles ne resteront pas sans effet et, pendant les trois premiers quarts du XIXe siècle, on essaya de réaliser un équilibre fragile entre les idées nouvelles et les doctrines spiritualistes inspirées de Kant et de Fichte. Cette école éclectique est souvent appelée « néo-classique ».

Vers les années 1875-1880, les idées régnantes furent soumises à une critique très serrée suscitée en grande partie par une observation plus rigoureuse de la criminalité, observation qui avait été facilitée par une documentation statistique relativement précise. L’attaque fut menée, au début, par des anthropologues et des sociologues italiens, Lombroso et Ferri.

Le premier attribue catégoriquement au crime une cause biologique. C’est dans l’organisme que sont inscrits les traits qui font de l’homme un criminel. Il y a là une fatalité organique à laquelle il ne peut échapper. Son ouvrage principal, L’Homme criminel (1876), décrit avec précision les symptômes qui le caractérisent. La conséquence logique de cette doctrine est l’élimination de tous ceux qui présentent ces tares criminogènes. Après avoir remporté un grand succès, les théories lombrosiennes sont aujourd’hui en grande partie abandonnées et l’on reconnaît généralement que, si certains criminels présentent des traits physiques analogues, cela ne concernerait au mieux que certains types de crimes et qu’au surplus la prétendue prédestination qui obligerait certains hommes à les commettre n’est qu’un mythe.

Si l’œuvre de Lombroso ne touche qu’indirectement la sociologie, tout le monde s’accorde, par contre, à voir dans Enrico Ferri (1854-1928) le fondateur de la sociologie criminelle. C’est d’ailleurs le titre d’un de ses principaux ouvrages, paru en 1881. Bien qu’il admette en grande partie les théories de Lombroso, il porte l’accent sur les causes sociales et sur les conséquences sociales du crime. Pour éliminer la criminalité (dans la mesure où cela est possible), en tout cas pour l’empêcher de se développer, c’est donc sur le milieu social qu’il faut agir. Il convient de déceler et de combattre les causes sociales du crime par des réformes [57] hardies tendant à une amélioration des conditions matérielles et morales de l’existence. L’école positiviste ouvrait là un magnifique champ d’investigation aux criminologues et se révélait comme très féconde. Malheureusement, son influence fut compromise par certaines prises de position outrancières et au moins inutiles. Ainsi la négation absolue du libre arbitre et, corrélativement, l’affirmation d’un déterminisme radical. De même, les adeptes de cette école auraient tendance à dénier toute valeur à la peine entendue au sens d’une mesure répressive. L’orientation qu’elle préconise est sans doute celle de l’avenir, mais ne peut-on lui reprocher de brûler les étapes ? Il y a tout lieu de penser que l’abolition brutale de l’appareil pénal provoquerait une recrudescence de la criminalité. Il n’en est pas moins vrai que, si les idées positivistes se rattachent, comme nous l’avons vu, à un concept qui s’était formé environ un siècle plus tôt, c’était bien la première fois qu’elles se présentaient sous l’aspect d’une doctrine cohérente et scientifique.

Elle ne rencontra pas immédiatement une adhésion sans réticence. En Italie se constitua vers 1890 une doctrine qui fut désignée sous le nom de Terza Scuola et qui, sans revenir aux théories classiques ou même néo-classiques, s’éloigne cependant sur des points importants, aussi bien de Lombroso que de Ferri. En France, dans l’ensemble, la tendance spiritualiste imprégnée de croyances religieuses était restée prédominante. C’est elle qui inspira les ouvrages d’Henri Joly. Pourtant, les idées nouvelles trouvèrent un appui sérieux chez Taine et la création des Archives d'Anthropologie criminelle avec Lacassagne et Manouvrier est indubitablement due à leur influence. À la fin du XIXe siècle, trois noms surtout sont à retenir dans le domaine de la criminologie théorique : ceux de Tarde, de Saleilles et de Durkheim.

Gabriel Tarde (1843-1904), qui fut un magistrat et dirigea longtemps le Service de la Statistique criminelle, a écrit de nombreux ouvrages de criminologie. On y trouve nombre de fines remarques de détail, mais ses conceptions générales se trouvent, dans une large mesure, faussées par une idée fondamentale qui s’est avérée, sinon erronée, du moins [58] stérile, le principe d’imitation qui, selon lui, pouvait servir de clé à toute l’évolution sociale. Or, l’imitation n’explique rien. En particulier, elle ne joue pas de rôle déterminant sur la genèse des crimes.

Raymond Saleilles (1855-1912) est avant tout un juriste. Son œuvre maîtresse, en matière criminelle, est L’Individualisation de la peine, fruit d’un enseignement donné en 1897-1900 au Collège libre des Sciences sociales. Il est assez proche des théories italiennes, qu’il loue d’avoir substitué la considération du criminel à une idée abstraite de la liberté comme fondement de la peine. Comme l’indique assez le titre de son livre, sa principale préoccupation consiste à nuancer la peine, à l’assouplir dans le double intérêt de la société et du criminel lui-même. Pourtant, bien que Saleilles soumette à une sévère critique l’hypothèse d’une volonté libre sur laquelle reposent les théories classiques, il la conserve comme base théorique de la répression, tout en convenant que son application est fonction des circonstances et spécialement du milieu social. Saleilles est donc tout près de la sociologie criminelle. Toutefois, ce n’est pas un sociologue : il prend pour point de départ la conscience individuelle et ignore la spécification du fait social.

C'est au contraire en sociologue que Durkheim (1858- 1917), philosophe et moraliste de formation, abordera les problèmes de la criminalité. On sait que Durkheim peut être regardé comme le fondateur de l’école sociologique française qui se constitua à la fin du xix' siècle. Il a touché au phénomène criminel dans plusieurs de ses ouvrages, notamment dans les Règles de la méthode sociologique et dans Le Suicide. Il n’est pas douteux que Durkheim se soit beaucoup inspiré de Ferri, mais, tandis que celui-ci a préconisé une méthode éminemment empirique, l’analyse de Durkheim porte en profondeur et ne se contente pas d’être purement descriptive. À la suite d'une étude serrée, il conclut que le crime est un fait normal, encore que pathologique : il découle du fondement régulier de la société, ce qui est démontré par la constance relative de son taux dans un groupe donné. Parce qu’il en est ainsi, la criminalité devient un aspect socio-culturel de [59] chaque société et devient un objet passible d’investigation scientifique. La criminologie a conquis ses bases théoriques en sociologie. Il est donc permis de dire que, par l’apport combiné de Ferri et de Durkheim, la sociologie criminelle est devenue une véritable science.

Pourtant, chose curieuse, pendant la première moitié du XXe siècle, l’élan théorique en notre matière parut stopper. On ne peut guère citer que la thèse intéressante de Paul Fauconnet sur La Responsabilité. Mais les idées nouvelles faisaient leur chemin dans les esprits et se traduisaient par des discussions organisées dans des comités comme l’Union internationale, devenue plus tard l’Association internationale de Droit pénal, ou encore par la création et le développement des tribunaux pour enfants. En ce qui concerne la criminalité des adultes, d’importantes modifications législatives ont été introduites, notamment en Belgique, par la loi de 1930 dite loi de défense sociale, qui met en application la doctrine qui porte ce nom et qui a été pour la première fois élaborée par Adolphe Prins. Cette doctrine, tant sous cette forme que sous l’aspect renouvelé qui lui a été donné assez récemment et auquel s’attache le nom de M. Marc Ancel, est sans aucun doute en accord avec les principes de la sociologie criminelle. Elle laisse de côté, comme plus philosophique que scientifique, la querelle du libre arbitre et du déterminisme et se préoccupe d’observer la réalité criminelle sans idée préconçue, avec le seul désir de protéger le corps social contre les entreprises antisociales et de prendre des mesures préventives et prophylactiques.

Cette attitude tourne résolument le dos aux théories classiques. Celles-ci portaient l’accent sur l’amendement du coupable et négligeaient plus ou moins l’intérêt de la société qui est, au contraire, le souci majeur de la nouvelle doctrine, comme déjà celui de l’école positiviste et, bien entendu, des sociologues. Est-ce à dire que la défense sociale se désintéresse de la personne du criminel ? En aucune façon. Sous sa dernière forme tout au moins, elle fait de lui un des principaux objets de ses efforts. Sans rechercher s’il est une victime ou l’artisan de son propre malheur, elle voit en lui un être dégradé qu’il convient, [60] autant que possible, de reclasser dans la société en le plaçant dans des conditions telles que, non seulement il cesse d’être un danger social, mais qu’il puisse se considérer et être considéré par autrui comme un homme nouveau, semblable aux autres. Partant de ces principes à la fois réalistes et humanitaires, la défense sociale préconise une modification de notre système pénal et pénitentiaire qui est en voie de se réaliser.

De ce qui vient d’être dit, on peut conclure que la défense sociale est essentiellement une forme nouvelle de politique criminelle. Elle prend appui sur un certain nombre de données fournies par la sociologie, mais n'en est pas partie intégrante. Il convient, répétons-le une fois de plus, de distinguer la science et ses applications, quelles que puissent être leurs connexions.

Revenons donc maintenant à la sociologie criminelle proprement dite et considérons son objet.

II. L'objet

La sociologie criminelle, nous l’avons dit plus haut, se donne pour tâche d’étudier ce phénomène social à deux faces qui porte le double nom de crime et de peine. Ces deux aspects sont inséparables. Toutefois, pour la clarté de l’exposition, nous les examinerons l’un après l’autre, en priant le lecteur de ne jamais oublier la liaison nécessaire qui existe entre les deux termes.

Le crime

La définition du crime, empruntée à Durkheim, à savoir que c’est « un acte blessant les états forts de la conscience commune » ne saurait se suffire à elle-même. Elle appelle quelques commentaires.

Tout d’abord — et la remarque est importante — elle implique que le crime n’est pas un acte déterminé, ayant [61] une nature particulière, une spécificité. On a souvent comparé le crime à une maladie sociale, et ce rapprochement n’est pas dénué de valeur. Mais il y a au moins cette différence entre le crime et la maladie, que cette dernière se reconnaît objectivement par des signes ou des symptômes, qu’elle a donc des caractères matériels qui permettent de la considérer comme telle. Au contraire, il n’est aucun acte qui soit, par lui-même, un crime. Si graves que soient les dommages qu’il ait pu causer, son auteur ne sera regardé comme un criminel que si l’opinion commune de son groupe social le considère comme tel. En d’autres termes, ce ne sont pas les caractères objectifs d’un acte qui en font un crime, mais le jugement que porte sur lui la société. Cela est si vrai que les actes qui provoquent chez nous le plus d’horreur, comme le parricide, sont considérés, dans certaines sociétés arriérées, comme parfaitement innocents s’ils sont accomplis dans des circonstances déterminées. En sens contraire, ces mêmes sociétés regardent comme des crimes inexpiables des violations de tabou sexuel ou alimentaire qui nous laissent parfaitement froids. Le crime est donc une notion éminemment sociale, c'est-à-dire éminemment relative, et l’on comprend que les législateurs aient renoncé à chercher une définition positive. En définissant l’infraction par la peine dont elle est l’objet, comme le fait notre code pénal, on n’a pas, comme on serait trop vite porté à le croire, formulé un aveu d’impuissance. Au fond, les auteurs du code se sont rencontrés avec les sociologues et ont déclaré à leur manière : la gravité du crime s’affirme par la sanction qui lui est infligée.

Il y a lieu, cependant, de pousser plus loin l’analyse. Durkheim a recherché si le crime était, du point de vue sociologique, un fait normal ou anormal. Ayant posé en principe qu’« un fait social est normal pour un type social déterminé, considéré à une phase déterminée de son développement, quand il se produit dans la généralité des sociétés de cette espèce considérées à la phase correspondante de leur évolution », il en conclut que la criminalité est un phénomène normal. On le constate en effet dans toutes les sociétés humaines, à condition, bien entendu, de prendre ce mot société au sens de société globale. Par [62] ailleurs, normal ne s’oppose pas à pathologique. Ici, la comparaison avec la maladie se justifie : il n’y a pas de société globale sans maladie. Au reste, le caractère pathologique du crime ne doit pas être affirmé sans nuance, et il conviendrait de faire des distinctions. Il est des comportements qui sont considérés comme criminels dans une société donnée, mais qui sont destinés à cesser d’être regardés comme tels, non seulement dans d’autres groupes sociaux, mais dans les mêmes groupes, mieux éclairés. Quoi qu’il en soit, depuis les analyses de Durkheim, le crime est reconnu comme un phénomène normal, c’est-à-dire que la criminalité n’est pas un fait accidentel et ne procède pas de causes fortuites.

Cette conception de la normalité, on le voit, n’est qu’une simple constatation d'ordre, pourrait-on dire, statistique. Elle ne prétend pas qu’un fait social, parce qu’il est fréquent dans un certain nombre de sociétés, ou même parce que, jusqu’à présent, il y a été toujours constaté, est de nature à se produire toujours. C’est ainsi que des phénomènes comme les guerres peuvent être considérés comme normaux, sans qu’une anticipation portant sur leur existence dans l’avenir puisse être regardée comme légitime. De même, la pérennité des crimes dans toute société future n’est nullement affirmée par le fait qu’on trouve le crime dans toutes les sociétés passées ou présentes.

On voit aussi que cette conception durkheimienne du phénomène social normal n’oppose pas ce dernier au pathologique. Elle ne comporte aucun jugement de valeur et ne se prononce pas sur le caractère utile ou nuisible du crime. Cette question pourtant mérite d’être soulevée, car il ne faut pas se hâter de déclarer, comme paraît le suggérer le sens commun, que le crime ne remplit pas une fonction utile. Du moins, conviendrait-il de faire à ce sujet une distinction fondée précisément sur la nature sociale du crime, sur le fait, affirmé au début de ce paragraphe, que le crime est un jugement d’opinion. S’il en est bien ainsi, l’appréciation d'un même comportement diffère nécessairement suivant les modifications qui se produisent dans les sentiments et les croyances d’un milieu social qui, par définition, ne reste jamais identique à lui-même. Il suit de [63] là que des actes qui, à un certain moment, sont regardés comme coupables et punis d’une peine sévère, peuvent, quelque temps plus tard, être considérés non seulement comme innocents, mais comme hautement honorables. Il suffira d’évoquer les noms de Socrate et de Jésus. On pourrait être enclin à penser que ceci ne concerne que des délits d’ordre intellectuel ou idéologique : ce serait une erreur. Ce sont là des exemples particulièrement frappants, mais la remarque vaut pour tous les crimes. Ainsi, chacun sait que l’avortement, sévèrement réprimé en France est, au contraire, officiellement autorisé au Japon, et pourrait l’être aussi dans notre pays si les conditions d’ordre démographique l'exigeaient. Donc, s’il est vrai que le crime, par lui-même, est un fait pathologique parce qu’il provoque un traumatisme dans la conscience collective, le sociologue criminologue ne saurait perdre de vue que certains actes jugés criminels aujourd’hui peuvent être hautement approuvés et favorisés demain et qu’un conformisme trop rigide est parfois un obstacle sérieux au progrès humain. C’est en ce sens que l’on peut énoncer ce paradoxe que le crime peut jouer un rôle bienfaisant.

Évolution du crime

Si, comme nous l’avons dit, il y a toujours eu dans un groupe humain d’une certaine ampleur, des hommes ayant une conduite antisociale, il est aisé de constater que ce ne sont pas les actes de même nature qui ont toujours été regardés comme criminels, qui ont provoqué cette réaction passionnelle qu’est la peine. On ne retiendra ici que quelques étapes caractéristiques de cette évolution.

Aussi haut que nous puissions remonter dans le cours des civilisations — c’est-à-dire chez les peuples que, faute d’un meilleur terme, nous appellerons les « primitifs » — le crime par excellence est l’acte qui porte un trouble à l’ordre social traditionnel. Il ne faut pas oublier que, chez ces populations, l’organisation sociale est très stricte et que l’activité des membres de la tribu ou du clan est limitée par des prescriptions rigoureuses dont la transgression est [64] censée mettre en péril la collectivité dans son ensemble. C’est pourquoi le crime le plus grave est la violation des tabous, notamment des tabous sexuels, en particulier l’inceste. La sorcellerie clandestine — par opposition à la sorcellerie officielle — est aussi regardée comme un instrument de subversion de l’ordre établi et sévèrement réprimée. Ce ne sont certes pas les seuls actes criminels, mais ces exemples suffiront à montrer que le crime principal, aux yeux des populations dont nous parlons, est l’acte qui porte atteinte à l’ordre établi.

Dans les sociétés plus évoluées où l’individu s’est, dans une mesure plus ou moins large, émancipé du réseau serré des impératifs tribaux, la conception que l’on se fait du crime s'est sensiblement modifiée. Sans doute, on continue à attacher un grand prix à l’organisation sociale — aucune société ne peut s’en dispenser — mais l’offense la plus vivement ressentie n’est plus là : elle consiste dans l’attentat à la vie. C'est l’homicide qui est regardé comme le crime par excellence. L’image classique que ce vocable évoque à l’esprit est celle d’un meurtre. C’est celle qui émeut le plus et frappe le plus violemment l’imagination.

À côté de l’homicide et de ses variétés, englobés dans l’appellation générale de « crimes de sang », à côté aussi des délits sexuels comme l’adultère, qui semblent avoir toujours existé, la création de la propriété individuelle a déterminé l’apparition d’une autre catégorie délictuelle, les crimes contre les biens. Encore qu’à certains moments ils aient été l’objet de peines très rigoureuses, les infractions de cette nature n’ont jamais provoqué une réaction émotionnelle de la même intensité que les premiers, ce qui s’explique, semble-t-il, par le caractère quasi sacré attaché à la vie humaine.

Pourtant, les conditions de la vie moderne et l’importance croissante qu’y prennent les conditions économiques sont de nature à donner tous les jours plus de poids à ce qu’on appelle couramment la criminalité « astucieuse ». On entend par là moins les vols, qui exigent en général plus d’adresse que d’ingéniosité, que les abus de confiance ou escroqueries de diverses natures dont les ravages se chiffrent par milliards. Il y a lieu de remarquer que cette [65] forme relativement récente de la délinquance a entraîné non seulement un changement dans la nature des délits, mais aussi dans la catégorie sociale des criminels. Tandis que pour les crimes de sang — en dehors du cas spécial des crimes passionnels où se rencontrent toutes les classes — les assassins, les auteurs de coups et violences, etc., sont, en grande majorité, des individus sans ressources, et qu’il en est de même des voleurs, des cambrioleurs, etc., les choses changent d’aspect avec les crimes astucieux proprement dits. Là, les coupables appartiennent au monde des affaires et sont, en général, des gens ayant reçu une certaine instruction et possédant, au moins au départ, une situation relativement aisée. C’est là du moins ce que nous révèlent les statistiques. Mais il ne faut pas oublier que c’est spécialement dans ce genre de délit que fleurit et se développe la criminalité « à col blanc », criminalité insaisissable et inchiffrable, mais dont la réalité est bien établie. Or, si l’on tient compte de cette délinquance, il faut déclarer comme une chose certaine que la criminalité des classes dites supérieures est bien plus répandue qu’on ne le croit généralement. Nous reviendrons sur ce point en examinant la statistique.

La peine

La peine est la sanction sociale provoquée par le crime. Comme il a été dit plus haut, c’est elle qui mesure la gravité des troubles causés par l’acte asocial dans la conscience collective : plus celle-ci est violemment traumatisée, plus la peine est sévère.

Pourtant, il convient de serrer de plus près cette notion, car elle est prise, surtout de nos jours, dans des acceptions différentes et risque de provoquer des confusions.

Tout en définissant ce terme comme nous l’avons fait, on peut lui donner — on lui donne en fait — un sens étroit ou un sens large.

Le sens étroit est celui qu’on lui attribue généralement et traditionnellement. Il n’est pas du reste entièrement conforme à l’étymologie qui voit l’origine du mot dans le [66] grec ποίγη et le latin poena, c’est-à-dire une composition, une compensation, le plus souvent pécuniaire du trouble causé par le délit. La peine est autre chose et, dans l’esprit d’un lecteur non averti, se rapprocherait plutôt d’un autre sens du même mot qui désigne l’effort, la souffrance. La peine qui frappe le criminel est avant tout un châtiment, blessure ou humiliation, bref une diminution de son intégrité, de sa personnalité. Les Romains diraient une diminutio capitis si cette expression n’avait pris chez eux une acception plus technique.

À cette conception, qui est aujourd’hui la plus répandue dans le public, s’oppose une conception plus large d’où tout élément affectif ou même répressif peut être absent. C’est ce que nous fera comprendre une étude historique, si succincte soit-elle. Cette étude portera sur les fonctions de la peine, elles-mêmes corollaires nécessaires des idées et des sentiments régnant dans les groupes sociaux considérés. La question de la responsabilité pénale s’y trouve étroitement liée.

Dans les sociétés dites « primitives » ou « archaïques » l’unité sociale est la collectivité et non l’individu, et la permanence, la pérennité de cette collectivité est la préoccupation maîtresse de chacun de ses membres. C’est pourquoi, comme nous l’avons dit plus haut, les crimes les plus graves sont ceux qui portent atteinte à l’équilibre du clan. Cette conception du crime détermine la fonction de la peine : elle devra rétablir l’ordre troublé, restaurer l’équilibre rompu.

En d’autres termes, comme l’a fort bien vu Fauconnet, la peine n’est pas dirigée directement contre le criminel, mais contre le crime lui-même. Il y a là une conception abstraite dont pourront seuls s’étonner ceux qui croient faussement que les populations primitives sont rebelles à l’abstraction. Aussi bien l’équilibre dont il est question ici n’est-il pas comparable à un équilibre physique ou à une égalité mathématique. Il y entre des éléments de nature mystique dont on ne saurait surestimer l’importance, et aussi, bien souvent, des éléments passionnels.

Le cas qui paraît se rapprocher le plus d’un simple rétablissement de l’équilibre rompu nous est présenté par certaines tribus amérindiennes où, lorsqu’un homme a été [67] tué, son meurtrier vient simplement prendre sa place dans le clan de la victime, après y avoir été juridiquement intégré par des procédés légaux : par exemple il épousera la veuve ou sera adopté à titre de fils ou de frère. On peut faire entrer dans la même catégorie l'institution des « compositions pénales » qui, en principe, sont des compensations destinées à indemniser le préjudice subi par la victime ou son groupe. Mais il convient de faire à leur égard deux observations. Tout d'abord, on ne doit pas se laisser abuser par les mots composition ou compensation. Nous ne sommes pas ici sur le terrain économique, et même si cette composition se fait par la prestation de lingots métalliques, ces lingots n'ont pas, dans les sociétés archaïques, une valeur monétaire comparable à notre monnaie moderne : ils ont une fonction symbolique et ne sauraient servir d'instrument d'acquisition. Par ailleurs, le régime des compositions pénales est doué d'une certaine souplesse, et permet de réaliser tantôt un rétablissement de l'équilibre, comme dans l'hypothèse précédente, tantôt d'y adjoindre un élément affectif en augmentant le montant de la composition, en le portant par exemple au double ou au quadruple.

Enfin, dans le même ordre d'idées, il convient de signaler le talion, qui est une manifestation assez rudimentaire et grossière du principe du rétablissement de l'équilibre. Il consiste, on le sait, dans le droit que possède la victime, de faire subir à son agresseur exactement la même souffrance qui lui a été infligée  à elle-même.

S'il est vrai de dire que la peine, dans ce type de civilisation, est moins dirigée contre l'auteur du crime que contre le crime lui-même, il suit de là que tout crime doit être l'objet d'une répression. Il faut à tout prix réparer l'ordre troublé. Il suit de là que toute considération relative à la personnalité du criminel, à sa responsabilité, est exclue. C'est ainsi que, dans certaines tribus africaines on abat l'arbre dont une branche a tué un homme. De même des animaux pourront être mis à mort, parfois à la suite d'un procès régulier. Lorsqu'il s'agit d'êtres humains, plusieurs hypothèses sont à distinguer, selon qu'il s'agit d'un flagrant délit, ou d'une personne ayant provoqué des soupçons, ou enfin d'un crime n'ayant permis de soupçonner [68] qui que ce soit. Dans le premier cas — le flagrant délit — il est rare que l’élément passionnel n’intervienne pas, et ne soit prédominant : pour les crimes présumés graves, la réaction est immédiate et brutale : c’est généralement la mort. Il arrive souvent qu’à la suite d’un crime présumé — et dans ces sociétés bien des événements accidentels ou même naturels sont attribués à une volonté malfaisante — une ou plusieurs personnes sont considérées comme étant les auteurs ou les instigateurs. Dès lors elles sont l’objet de la réprobation collective, traitées en suspectes, et ne pourront se dégager de cette ambiance funeste qu'au moyen d’une procédure qui porte le nom d’ordalie et qui comporte, pour elles, les plus grands risques. En deux mots l’ordalie est un mécanisme destiné à faire intervenir les puissances sacrées en faveur ou à l’encontre d’un individu qui est soupçonné d’avoir commis un méfait. On voit comment l’ordalie, par l’évocation des forces surnaturelles, donne satisfaction aux besoins que ressentent les primitifs de réprimer les crimes.

Plus curieuse encore, et peut-être encore plus absurde en apparence pour nos esprits rationnels, est la solution donnée dans la troisième situation, celle où les circonstances du crime présumé sont telles que l’on n’a aucune indication sur son auteur. De nos jours, après de sérieuses investigations, l’affaire serait « classée ». Mais, comme nous l’avons vu, les choses ne peuvent pas se passer ainsi chez les « primitifs ». Il faut un coupable. Si l’expérience humaine se révèle impuissante à en trouver, on consulte les dieux ; on a recours à la divination sous des formes variées et singulières. Telle est la pratique dite de « l’interrogation du cadavre ». Le défunt, porté à dos d’homme, est censé désigner lui-même, par un mouvement impulsif, celui des personnes qui se tiennent debout dans la case, qui est l’auteur de sa mort. Ou encore, on égalise soigneusement la terre au-dessus de la tombe, et la direction que prend la première fourmi qui apparaîtra indiquera la tribu à laquelle appartient le meurtrier. Aussitôt, le clan de la victime part pour une expédition punitive destinée à la venger.

À ce régime exclusif de toute responsabilité personnelle, et dans lequel la peine a essentiellement pour fonction de [69] restaurer l’ordre social troublé par le crime, a succédé, dans des sociétés plus différenciées et plus individualistes, un régime où la peine, se portant désormais sur la personne du délinquant, se donne pour objet de le châtier en recherchant, le plus équitablement possible, la mesure de sa responsabilité. Certes, il y aurait bien des nuances à apporter, mais l’on peut dire, grosso modo, que ce régime, dans ses grandes lignes, est celui de l’Antiquité classique, du Moyen Age et des temps modernes jusqu’à une époque très rapprochée. On peut cependant, pour être exact, distinguer deux tendances. La première, celle que nous venons d’indiquer, donne pour but à la peine l’amendement du coupable : elle est fondée sur la notion d’expiation qui est sans doute très ancienne, mais qui a été surtout enseignée et répandue par l’Eglise. Dans cette perspective, la peine revêt un caractère nettement moral et présuppose une faute du coupable. En d’autres termes, il n’y a d’autre responsabilité pénale que la responsabilité subjective.

L’autre courant, qui se manifeste en France surtout à l’époque monarchique, est tout à fait différent : il s’inspire du souci de la sécurité sociale et assigne à la peine une fonction que l’on peut appeler intimidante ou exemplaire. Partant de l’idée que la rigueur d’un châtiment fera réfléchir ceux qui seront tentés de mal faire et aura un effet salutaire, les lois criminelles de cette époque étaient souvent d’une cruauté extrême. Il y a lieu de penser que cette théorie reposait sur des principes erronés et que la sévérité des châtiments n’a jamais, en fait, empêché sérieusement la perpétration des crimes. Néanmoins, il est intéressant pour le sociologue de constater à cette époque une telle préoccupation, encore qu’elle s’exprime par des moyens défectueux. Malgré tout, ce courant est relativement secondaire et l’on peut dire que pendant de longs siècles, la peine visa essentiellement à l’amendement du coupable.

On a vu plus haut que, depuis deux siècles, un fort courant de pensée est venu combattre ces fondements classiques de la criminologie, et que ce mouvement présente trois vagues successives. Chacune d’elles a eu naturellement son contrecoup sur les peines, et c’est pourquoi nous y revenons rapidement ici.

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La première manifestation de ce courant, celle qui date de la seconde moitié du XVIIIe  siècle, s’est surtout attaquée à l'administration des peines et à combattre leur cruauté et leur arbitraire On a cherché à en tempérer la rigueur et à donner au justiciable certaines garanties, tant en ce qui concerne l’incrimination que pour l’application des sanctions. Mais, à cette époque, on ne semble pas être allé plus loin et, dans l’ensemble, la peine conserve la même fonction qu'auparavant.

Beaucoup plus profonde est la réforme préconisée par l'école positiviste à laquelle est attaché le nom de Ferri. Cette école, rappelons-le, conteste catégoriquement la liberté du choix de l’auteur de l’acte criminel et professe qu’il a été victime d’une impulsion à laquelle il lui était impossible de se soustraire. En d’autres termes, elle élimine la notion de responsabilité pénale. Partant de ces prémisses, le problème de la peine se présente sous un tout autre aspect. Il ne serait pas exagéré de dire qu’il cesse, lui aussi, de se poser. On ne saurait infliger de châtiment à un individu qui n’a pas voulu le mal et qui l’a commis parce qu’il y était contraint. Quelles sont donc les mesures qui s’imposent devant un crime ? Elles sont de deux sortes. Tout d’abord, en ce qui concerne l’auteur, le mettre dans l’impossibilité de nuire. Mais surtout, il convient de s'attaquer aux causes mêmes du crime, c’est-à-dire aux conditions défectueuses qui ont provoqué l’acte criminel. Aux peines traditionnelles devront donc se substituer toute une série de mesures de caractère social destinées à procurer à chacun une vie meilleure, et par conséquent, beaucoup moins susceptible de susciter des occasions de nuire.

La troisième « vague » de ce mouvement est la doctrine de « défense sociale » qui a pris naissance vers 1920 et dont nous avons déjà parlé. Elle se rattache étroitement à l'école positiviste et ne cherche pas à renier cette filiation. Pourtant, elle s’en distingue sur un point important. Ses adeptes ne tranchent pas le problème du déterminisme et du libre arbitre et, d’une façon générale, s’abstiennent de prendre parti sur cette querelle qui leur paraît d’ordre métaphysique. À la vérité, leur position sur ce point se rapproche de celle de l’école classique : ils laissent une [71] certaine place à la notion de responsabilité, et n’excluent pas le point de vue moral parmi les fonctions de la peine. Pourtant, comme son nom l’indique, la préoccupation essentielle de la nouvelle doctrine est la protection du groupe social contre des atteintes provenant d’éléments antisociaux. Ce souci détermine la conception qu'elle se fait de la peine. Celle-ci consiste, d’une part, dans les moyens prophylactiques que préconisait Ferri, c’est-à-dire dans une politique sociale résolument progressive et égalitaire. Mais, pour obtenir le résultat cherché, la défense sociale, du moins sous sa dernière forme, s’attache également à la personne du délinquant. Partant de l’idée selon laquelle, le plus souvent, il ne s'agit pas d’un sujet foncièrement incorrigible, elle se propose moins de le châtier, ou même d’obtenir de lui un repentir plus ou moins sincère, que de le reclasser dans la société, de faire de lui un homme comme les autres. On le voit, dans son attitude à l’égard du criminel, cette école se distingue nettement de l’école classique. Tandis que cette dernière cherchait avant tout à amender le coupable en lui faisant expier sa faute, la défense sociale se tourne résolument vers l'avenir et cherche à faire du coupable un homme nouveau délivré de ses tares et de ces instincts antisociaux. C’est dire que le système des peines qu’elle préconise devra être très différent de ceux qui avaient cours dans le passé. Si elles consistent dans l’emprisonnement, du moins cette détention sera organisée de telle sorte que le condamné puisse, autant que possible, apprendre ou réapprendre un métier, s’insérer dans un cadre sain ; bref, se reclasser socialement. On cherchera aussi à éviter l’usage des courtes peines de prison, qui sont des écoles du vice, soit par l’emploi du sursis qui est déjà ancien dans notre législation, puisqu’il date de 1891, soit par la pratique de la mise à l’épreuve que nous avons imitée de la probation anglaise. Une étude minutieuse du prévenu, matérialisée par un dossier de personnalité consulté par le juge a été rendue obligatoire pour les adultes après l’avoir été pour les enfants.

Dans le même esprit, on cherche à suivre les condamnés pendant l’exécution de leur peine et après son expiration. L’autorité judiciaire comme l’administration pénitentiaire [72] sont conviées à collaborer pour les réintégrer le plus rapidement possible et dans les meilleures conditions, dans la vie normale.

Ce ne sont là que des exemples : tout laisse supposer que cet effort pour le reclassement sera poursuivi.

On a proposé d’aller plus loin dans cette voie et l’on a préconisé un certain nombre de mesures destinées à protéger la société contre le crime ; il n’est pas fait allusion ici aux réformes sociales d’ordre général que j’ai signalées plus haut (lutte contre le taudis, l’analphabétisme, l'alcoolisme, les maladies mentales, etc.), mais à des mesures individuelles destinées à écarter, avant qu'il ne se produise, un péril imminent qu’on a tout lieu de craindre de la part d'individus considérés comme suspects. Ce problème est fort délicat, car plusieurs intérêts légitimes peuvent se trouver en conflit. Il est naturel sans doute que la société se défende contre des personnes dangereuses et n’attende pas qu’un crime soit commis, s’il a été prévu et qu’on ait pu l’empêcher. Mais, d’autre part, la sécurité de tous les citoyens n’est-elle pas menacée s’il est permis de prendre des mesures, nécessairement restrictives de la liberté, contre des personnes n’ayant commis aucun délit et qui, par conséquent, doivent théoriquement être regardées comme jouissant de tous les droits que leur confère la loi. De telles pratiques ne sont-elles pas directement contraires au principe salutaire qui s’exprime par les quatre mots : « Nulla poena sine lege » ? N’est-il pas à craindre que l’autorité publique, le pouvoir politique ne se servent de cet instrument commode pour supprimer ou inquiéter ses adversaires ? On ne saurait donc, en pareille matière, agir avec trop de circonspection. À la vérité, des mesures de sûreté de ce genre existent déjà, et depuis fort longtemps, dans tous les pays. Ce sont celles qui ont pour objet les fous. Ceux-ci, s’ils sont dangereux pour eux-mêmes, ou pour autrui, sont enfermés dans des asiles et il ne viendrait à l’esprit de personne de réclamer leur libération au nom du respect des libertés individuelles. Mais il s’agit ici d’une maladie caractérisée qui, reconnue par des spécialistes présentant toute garantie, présente un danger évident pour la sécurité de tous. Il faudrait, si l’on étend des [73] mesures de ce genre à d’autres hypothèses, qu’elles présentent un caractère d’urgence égal et qu’elles soient entourées de pareilles garanties.

On le voit, ces mesures de sûreté contemporaines sont bien éloignées de la peine telle qu’elle était connue, non seulement chez les peuples « primitifs », mais aussi dans des temps beaucoup plus proches de nous. Elles en sont tellement différentes qu’on est en droit de se demander si on peut leur donner le nom de peine. Oui, sans doute, si nous nous référons à la définition que nous avons proposée : la réaction du groupe social devant un acte antisocial (il faudrait ajouter présent ou futur), définition qui ne comporte pas nécessairement la notion d’un châtiment à infliger. Les idées sur la peine se sont ainsi profondément modifiées dans un sens à la fois plus réaliste et plus humaniste. Puisque, comme il est malheureusement probable, toute société est et sera longtemps encore, peut-être toujours, exposée à des actes criminels, l’attitude la plus judicieuse n’est-elle pas de tirer le meilleur parti possible de ce mal nécessaire en cherchant à limiter les dégâts qu’il peut provoquer, tant dans le groupe social que sur la personne même de l’auteur de l’acte, en d’autres termes, en s’efforçant d’éliminer de la peine son élément passionnel ?

Remarques finales

Une étude comme celle-ci ne saurait comporter de conclusion. Elle ne veut être qu’une introduction et elle a rempli sa tâche si elle a ouvert au lecteur des perspectives sur ces phénomènes troublants et universels que sont les faits criminels, et lui a permis de se les représenter comme un objet d’études scientifiques. La sociologie criminelle ne va pas au-delà de cette étude. Elle n’est pas une science normative s’il est permis d’associer ces deux mots contradictoires. Disons plus correctement : elle ne se soucie pas des applications que l’on est susceptible de tirer des résultats auxquels elle aboutit. Pourtant, il n’est pas interdit de montrer, en terminant, que ces applications sont nombreuses [74] et importantes. Il n’est pas douteux que le crime, cette maladie sociale, soit, à l’égal des maladies organiques, un fléau de l’humanité, même si l’on est porté à admettre qu’à certains égards, il joue un rôle bienfaisant. En tout cas, sa réduction progressive est une des tâches qui s’imposent, et la lutte contre la délinquance, qu’elle soit préventive ou répressive, sera d’autant plus efficace qu’elle s’appuiera davantage sur les données fournies par la sociologie criminelle. Sans prétendre minimiser le moins du monde la part jouée par les influences organiques et psychiques dans le comportement du criminel et, partant, le rôle du médecin et du psychiatre dans la prophylaxie ou même la diminution des délits, il est incontestable que la cause médiate ou immédiate des crimes est, dans l’immense majorité des cas, d’origine sociale. En conséquence, c’est dans les travaux des sociologues criminels que les praticiens, responsables de la santé morale des sociétés, notamment les législateurs et les magistrats, trouveront les éléments d’une politique criminelle efficace et parviendront progressivement, non pas sans doute à abolir le crime, ce qui peut-être n’est pas de tout point souhaitable, mais à en éliminer les effets les plus funestes, et à rendre ainsi les relations sociales moins dangereuses et plus fraternelles.


G. Gurvitch (éd.). Traité de sociologie, vol. I, Paris, P.U.F., 1961, 2e édition, pp. 207-220 et 225. Vol. 2.

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Le crime est normal, parce qu’une société qui en serait exempte est tout à fait impossible ; telle est la première évidence paradoxale que fait surgir la réflexion sociologique.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 16 mars 2021 9:17
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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