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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Thomas Mann [1875-1955], AVERTISSEMENT À L’EUROPE. (1937)
Préface d'André Gide


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Thomas Mann [1875-1955], AVERTISSEMENT À L’EUROPE. Préface d’André Gide. Traduit de l’Allemand par Rainer Biemel. Paris: Les Éditions Gallimard, 1937, 7e édition, 61 pp.

AVERTISSEMENT À L’EUROPE. (1937)

Préface à quelques écrits récents
de Thomas Mann


André Gide

[7]

Je tiens à grand honneur de préfacer ce petit livre. Thomas Mann est un des rares aujourd'hui que nous pouvons admirer sans réticences. Il n’y a pas de défaillances dans son œuvre, et il n’y en a pas dans sa vie. Sa riposte à un absurde camouflet du hitlérisme est digne de l’auteur des Buddenbrock, de la Montagne Magique et de la trilogie de Joseph. L’importance de l’œuvre donne au geste son importance et sa puissante signification.

Désormais Thomas Mann est Tchécoslovaque. Je l’ai revu récemment à Kusnacht, aux environs de Zurich, où il s’est de lui-même exilé. J’ai retrouvé avec émotion cette douceur de manières et cette aménité exquise qui recouvrent aimablement une grande fermeté de caractère, une inflexible résolution. Celles mêmes que j’admire également chez sa femme et qui se retrouvent chez ses enfants avec, parfois, une turbulence charmante.

[8]

Car Thomas Mann n'a point été banni ; les Allemands d’Allemagne insistent sur ce point.

— « Rien, disent-ils, ne le forçait à quitter un pays dont ne le chassait aucune proscription particulière. Il ne tenait qu'à lui de rester, ainsi que nous faisons nous-mêmes, et de reconnaître avec nous que l’on peut fort bien s’accommoder d'un régime qui ne nous demande, après tout, que d'acquiescer. Il a fait « la mauvaise tête ». Tant pis pour lui. Tout le reste est venu par la suite : et la séquestration de ses biens en Bavière ; et la privation de ses droits ; et le retrait enfin de sa nationalité allemande et de son titre à l’Université de Bonn ».

Thomas Mann ne se mêlait point des affaires publiques. « Je suis plutôt né pour témoigner dans la sérénité que dans le martyre, pour apporter au monde un message de paix que pour nourrir la lutte et la haine, » nous dit-il dans la belle lettre qu’on va lire. Sans doute ; mais il est « né pour témoigner » ; c’est là son rôle ; c’est celui de l’homme de lettres ; et lorsqu’un gouvernement despotique prétend soumettre les esprits, c’est faire de la politique que de ne laisser point son esprit s’incliner. Peut s’appliquer à lui ce que Sainte-Beuve dit de la « politique » d’André Chénier : « Ce n est point une action concertée et suivie ; c’est une protestation individuelle, logique de forme, lyrique de source et de jet, la protestation d’un honnête homme qui brave à la fois ceux qu’il réfute, et ne craint pas d'appeler sur lui le glaive. » Il n’est heureusement plus question ici de guillotine ; mais Thomas Mann est [9] parfaitement en droit d’écrire : « Si j’étais resté en Allemagne, ou si j’y étais retourné, je ne serais probablement plus en vie. » Thomas Mann est contraint, par sa probité même, d’assumer un rôle politique, dans un pays où les « honnêtes gens » qui se mêlent encore de penser deviennent des gêneurs, des factieux. Quant à nous, nous aimons assez l’Allemagne pour reconnaître la voix de celle-ci bien plus dans la protestation de Thomas Mann que dans la lettre du doyen de l'Université de Bonn. Dans cette protestation, l’indignation reste encore contenue ; Thomas Mann la laissera paraître bien davantage lorsqu'il s’agira de l’Espagne, dans le troisième des écrits qui se trouvent ici réunis. Et j’admire que cette indignation se manifeste d’autant plus vive que l'intérêt personnel s’y trouve moins engagé. C’est aussi par là que se reconnaît la parfaite sincérité de ces pages ; non seulement elles sont toutes du même homme, mais de la même encre, d’une même inspiration ; une égale conviction les anime. Non, ce n’est pas l’intérêt personnel qui les dicte ; Mann reste authentiquement du côté du spirituel : un humaniste, dans le sens le plus plein de ce mot.

L’humanisme — nous explique-t-il dans une allocution prononcée à Budapest à l'occasion des débats organisés dernièrement par l’institut de Coopération Intellectuelle — « l’humanisme... n’est en rien scolaire et n’a, directement, rien à voir avec l’érudition. L’humanisme est plutôt un esprit, une disposition intellectuelle, un état d’âme humain qui implique justice, [10] liberté, connaissance et tolérance, aménité et sérénité ; doute aussi, non pas en tant que fin, mais en tant que recherche de la vérité, effort plein de sollicitude pour dégager cette vérité par delà toutes les présomptions de ceux qui mettent cette vérité sous le boisseau. » Il disait d’abord : « Le mieux et le plus simple ne serait-il pas d’envisager l’humanisme comme le contraire du fanatisme ? »

L’humanisme, tel que le présente ici Thomas Mann, peut sembler, en des périodes apaisées, rejoindre une sorte de renanisme souriant ; mais que l’on ne s’y trompe point : vienne un temps où la force tente de plier l’esprit, de le soumettre à quelque arbitraire et brutale ordonnance, aussitôt l'humaniste authentique prend conscience de son rôle ; refusant de se plier, il oppose à la force matérielle une autre force : celle, irréductible, de l’esprit — dont, bon gré mal gré, tout tyran doit reconnaître la valeur insigne.

Si j’ai tenu à citer les phrases que l’on vient de lire, c’est aussi que le discours dont elles sont extraites ne figure pas dans ce volume. Mais toutes les pages que l’on pourra lire plus loin rendent ce même son juste et plein. Certaines vérités qui y sont énoncées devraient inviter les jeunes gens à réfléchir ; en particulier celle-ci : « Les jeunes (d’aujourd’hui) ignorent la culture dans son sens le plus élevé, le plus profond. Ils ignorent le travail sur soi. Ils ne savent plus rien de la responsabilité individuelle et trouvent toutes leurs commodités dans la vie collective. La vie collective, comparée à la vie individuelle, est la sphère [11]  de la facilité. Facilité qui va jusqu'aux pires abandons. Cette génération ne désire que prendre congé à jamais de son propre moi. Ce quelle veut, ce qu'elle aime, c'est l'ivresse. Dans une nouvelle guerre, elle trouvera sa fin dernière, où notre civilisation périra. » Le flot de barbarie, que Thomas Mann regarde anxieusement déferler sur notre vieux monde n’a pas encore trop atteint la France ; et c’est peut-être seulement pourquoi, Français, je me sens un peu moins assombri que lui. Mais les réflexions qu'il développe dans son Avertissement à l’Europe, comment ne pas en reconnaître la justesse ? « Les plus hautes valeurs ne sont plus à l'abri de la destruction, dit-il, et peut-être le destin de notre civilisation tout entier. » Il se refuse à tenir la guerre de 1914 pour responsable de l’avilissement actuel. Ses Buddenbrock, en nous peignant à travers trois générations « l’histoire du déclin d’une famille », témoignent du tourment qui l’habitait déjà en 1901. « Je répète, écrit-il aujourd’hui, que la déchéance de la culture européenne n'est pas le fait de la guerre, qui l’a seulement accélérée et rendue plus apparente. » Et très subtilement, mais très sagacement aussi, il tente de démontrer que, parvenue à un certain stade, la culture en vient à prendre position contre elle-même. « Dans tout humanisme, il y a un élément de faiblesse, remarque-t-il, qui vient de sa répugnance pour tout fanatisme, de sa tolérance et de son penchant pour un scepticisme indulgent ; en un mot : de sa bonté naturelle. Et cela peut, en certaines circonstances, lui devenir fatal. »

[12]

Sans doute le régime hitlérien actuel met en grand péril la culture ; mais le pire danger, Thomas Mann le voit en ceci que, de nos jours, la raison est communément bafouée et que tend à paraître plus intelligent que l’être raisonnable celui qui, au nom de la Vie, nie la raison.

« Le monde est peut-être déjà perdu, conclut-il. Il l’est sûrement s’il ne parvient pas à s’arracher à cette hypnose et à reprendre conscience de lui-même. » C’est à quoi travaillent les pages que voici. Et, grâce à elles, je puis penser : Non, Thomas Mann ; non ; notre monde n’est pas encore perdu ; il ne peut l’être tant qu’une voix comme la vôtre s’élève encore pour l’avertir. Tant que des consciences comme la vôtre resteront en éveil et fidèles, nous ne désespérerons pas.

André Gide.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 12 février 2024 10:46
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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