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Emmanuel MOUNIER (1905-1950)
Philosophe français
“Conduites
et environnement social.” [1]
Un article publié dans L’ÉTUDE DE LA SOCIÉTÉ, Section 11: “Les comportements sociaux”, pp. 433-438. Textes recueillis et présentés par Jean-Paul Montminy. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1965, 517 pp.
"Pour remplir cet objet, nous imaginâmes une statue organisée intérieurement comme nous, et animée d'un esprit privé de toute espèce d'idée. Nous supposâmes encore que l'extérieur tout de marbre ne lui permettait l'usage d'aucun de ses sens et nous nous réservâmes la liberté de les ouvrir à notre choix aux différentes impressions dont ils sont susceptibles" [2]. La psychologie moderne s'ouvre sur un sujet de pendule. Cet automate spirituel condescendant à accepter de tout le somptueux univers l'odeur abstraite d'une rose pour y monter clandestinement la machinerie intérieure qui lui tient lieu de chair et d'âme, où l'avons-nous déjà rencontré ? Si ce n'est lui, c'est son cousin, ce célibataire-né, héritier policé du bon sauvage, farouche sur son quant-à-soi, qui ne descend de son autonomie que dans l'éclair d'un contrat, pour édifier par convention la regrettable nécessité de s'accorder avec les hommes et leurs lois. Certes, il ne faut pas prendre les fictions des philosophes à la lettre. Celles-ci cherchaient plus à frapper qu'à démontrer, et peut-être relevaient-elles aussi du jeu d'un siècle enfant avec des découvertes encore naïves. Il reste qu'elles ont lancé des générations de chevaliers chimériques à l'entreprise absurde de faire tenir debout l'homme seul. Ils se disaient idéologues ou spiritualistes : il était fatal qu'une partie de leurs héritiers, quand ils eurent découvert à ce bel esprit un sous-sol de passions et de forces sociales, aient éprouvé un plaisir un peu bruyant à faire affiche de matérialisme. Ils traduisaient souvent, par ce nom de guerre, la protestation des évidences solides et des enracinements durables contre les jeux de l'esprit. Et ceux qui poussent les hauts cris contre ces matérialismes-là ne semblent pas toujours s'être demandé s'il n'est pas une manière de présenter "l’esprit" qui porte la responsabilité de toutes les révoltes contre l'esprit, dans la science comme dans la vie. Ce débat entre matérialismes et spiritualismes bâtards ne nous échauffe plus guère. Une vérité s'en est décantée : que de toutes parts l'homme est environné, enraciné. Nous ne pensons plus qu'il faille le couper de toutes ses relations [434] concrètes pour le mieux connaître et donner le pas à l'autopsie de l'idée d'homme sur l'observation des hommes vivants. Son autonomie spirituelle n'en est pas atteinte pour autant. Il ne se complait plus à rêver d'elle comme d'un isolement ingénieux dans une île perdue, il est le nageur qui partage les eaux du monde de son sillon volontaire. Hors cette tête qui se dresse et fend l'air, figure de proue au ras d'une eau dévorante, l'homme nous apparaît aujourd'hui baigné tout entier dans un océan sans bords où des quatre points cardinaux la vie, l'histoire et les sociétés mêlent leurs eaux.
Le premier mouvement qu'il fait pour s'affranchir de l'animalité et de l'anonymat est de prendre possession de ce milieu afin de n'être pas possédé par lui ; de plier cette masse opaque et hostile à l'autorité de sa présence.
C'est à dessein que nous disons prendre possession, et non pas prendre conscience. Car la science positive aussi parle de milieu. C'est même sur un terrain positiviste que la notion s'est formée, de Montesquieu à Lamarck et à Taine. Mais qu'est-ce que le "milieu" du positivisme ? La notion qu'il en accepte est hybride. Il n'y a de milieu que de comme il n'y a de tendance que vers. La notion de milieu suppose un être qui en est censé le centre, l'un et l'autre étant considérés dans leur rapport réciproque. Or la science positive de forme cartésienne n'admet pas d'existences qualitatives. Elle fait effort pour les réduire à des rapports d'espace et de forces impersonnelles. Elle se donnera donc du milieu une image aussi géométrique que possible. Le milieu, c'est l'environnement, l'entourage local, le contenant opposé au contenu, l' "extérieur". Au surplus, véhicule des forces immuables de la nature, il est toujours formant et jamais formé : le positivisme détourne toujours son attention du problème qui lui serait fatal, celui de la formation des forces ; son milieu abstrait se prête à être conçu comme pur intermédiaire, à faire oublier les questions d'origine et d'au-delà, il permet de ne parler que de forces données et jamais de forces naissantes ou réagissantes. Mais ces positions ne peuvent être tenues que dans une perpétuelle ambiguïté ; car ou bien il faut nier tout à fait les spontanéités organiques, mais alors il n'est plus même possible de parler de milieu, puisqu'il n'y a plus de consistance dont le milieu soit le milieu - la notion de milieu s'évanouit dans l'espace indifférencié et isotrope ; ou bien l'on donne un minimum d'existence à la notion de milieu, et on l'admet implicitement de l'être qualitatif et organisé. L'ambiguïté est facilitée au positivisme parce qu'il s'astreint à toujours penser le milieu comme milieu vu et jamais comme milieu vécu. Il peut ainsi suspendre des fantômes d'êtres dans un fantôme d'espace dont le séparent des fantômes de lisières. Coupure spatiale entre l'homme et le milieu, action unilatérale du milieu sur l'homme, isolement et fixité du milieu à l'égard des spontanéités et des créations humaines : on ne saurait, sous le couvert de l'esprit positif, accumuler plus de fictions. On peut classer parmi les croyances primitives cette foi dans la fécondité magique et unilatérale des pressions extérieures.
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À vrai dire, le schéma positiviste traduit en termes déficients notre impuissance relative devant certaines forces du milieu, son indifférence partielle aux vœux de nos tendances, la tension en un mot qui se maintient entre l'homme et le milieu. Si loin que se développe l'adaptation de l'un à l'autre, les harmonies de la nature, comme les équilibres du corps ou les mouvements du danseur ne sont que des cascades d'instabilités vaincues et toujours renaissantes. Le déterminisme est en droit de présenter le milieu comme largement inerte, spatialisé, rebelle et contraignant. Mais il oublie que l'intrusion de la vie, et plus encore celle de l'homme, bousculent cette contrainte. Aux frontières de la matière, l'élan vital impose sa spontanéité à l'inertie des forces. Aux frontières de l'esprit, le psychisme supérieur affronte ses constructions aux poussées sommaires de la vie. À mesure que l'on se déplace de la matière à l'être vivant et à l'être personnel, le milieu formant devient de plus en plus milieu formé. À des degrés divers, tout est alors causant et causé, et il n'y a pas moins de raisons de considérer les bûcherons comme le "milieu" de la forêt que la forêt comme le "milieu" des bûcherons, puisque la forêt évolue aussi sous l'action du milieu bûcheron. Où intervient la vie, l' "action de milieu" devient un échange de vie, une symbiose ; le milieu devient ambiance. Certes, l'ambiance s'étale dans le champ des forces et de l'espace environnant. Mais elle ne peut être réduite à cette sorte de projection physique périphérique. L'observation de la vie ne nous livre pas plus un milieu vide qu'elle ne nous présente des individus isolés. L'être vivant s'affirme par un dispositif de tendances, c'est-à-dire de forces orientées vers un milieu où elles lui façonnent des comportements caractéristiques : on appelle milieu l'influence en retour de l'activité de ces tendances.
L'homme nous fait faire un pas encore. A son égard, le milieu apparaît comme un secteur de l'univers qui reçoit d'un organisme supérieur une signification et une destination nouvelles. Le milieu est appelé par un désir valorisé et déterminé par l'accueil qui le reçoit. L'ambiance est ambiance vécue. Il y a désormais un acteur et un drame : le milieu est mise en scène. Les personnages sont inséparables de la scène et la scène des personnages. Le matérialisme ne voit que la scène, et il la voit de derrière, là où elle n'est qu'un dépôt de planches. L'individualisme ne voit que les personnages, mais il les réduit à des ombres qui ne sont nulle part et ne parlent à personne. Ce n'est plus assez avec l'homme que de parler de symbiose. L'échange vital s'enrichit avec lui d'une acceptation éclairée et sélective, puis, à l'égard de ce qui est accepté, d'une affinité et d'une fidélité vécues. Le premier, l'homme reconnaît son milieu comme un ami prédestiné, et l'affronte en même temps, comme on affronte aussi l'amour. Proprement il lui rend hommage, même quand il lutte à terrasser ses inerties. Il le consacre : ainsi consacre sa terre le vieux paysan qui lui est attaché d'une passion animale, ainsi consacre la douleur le malade qui fait de sa maladie, ou le vaincu qui fait de sa défaite un moyen de victoire. La symbiose participe à une vocation, elle est devenue appartenance de l'homme à son milieu.
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Cette expérience du milieu vécu nous amène à bouleverser toute imagerie trop exclusivement spatiale et à dépasser notamment la vieille opposition de l’ "extérieur" et de l’ "intérieur" assimilée soit à l'opposition de la matière et de l'esprit, soit à l'opposition des corps et du corps propre. Ce dualisme n'est pas aussi primitif qu'il peut sembler. L'enfant ne se connaît pas d' "intérieur" : il se comporte comme si tout le monde devait sentir la douleur qu'il sent, connaître la pensée qu'il pense. Le couple extérieur-intérieur est le résultat d'une construction intellectuelle et affective assez tardive. Il se constitue au carrefour de plusieurs expériences : l'enfant se rend bientôt compte que la partie cachée de son corps est relativement imperméable à son expérience sensori-motrice ; il découvre en autrui des intentions invisibles qu'il faut deviner à un assombrissement du visage (Baldwin), des propriétés qui jaillissent par surprise d'objets apparemment connus ; il apprend la conduite du contenant-contenu, celle, par exemple, qu'on ne trouve que chez l'homme et qui consiste à remplir un panier de pommes (Janet). Plus tard, au fur et à mesure que se forme le sentiment du moi, il est amené, pour en symboliser l'intimité, à le loger aussi profondément que possible sous l'enveloppe de son corps ; encore, pour cette "intériorité" - là, les médiocres proportions de notre intériorité corporelle ne nous suffisent-elles pas : au cœur de nous-mêmes nous installons une quatrième dimension qui la recule indéfiniment sur elle-même au fur et à mesure qu'elle se forme.
Mais avançons-nous d'un degré dans l'élaboration de l'expérience, et tout ce schéma du dedans-dehors devient inadéquat. La médecine a établi la continuité des grands appareils organiques avec les milieux qu'ils mettent en œuvre (Sigaud). L'expérience de l'action nous présente nos actes si étroitement engagés dans l'ambiance, que circonstances extérieures et circonstances intérieures y fusionnent dans une structure globale indissociable, ainsi que l'ont montré les psychologues de la forme. Avançons encore : plus largement nous plantons notre action dans le riche univers, plus profondément nous organisons notre propre richesse : celle de la richesse intérieure ; plus nous semons dans la communauté, plus la personne récolte. Enfin, le témoignage des mystiques comme celui de la plus humble vie spirituelle affirme que l’Absolu d'immensité et d'éternité se révèle en nous au plus intime que le plus intime de nous-mêmes.
Ne dépasserons-nous les imageries de l'enfance que pour retomber dans une confusion pré-infantile entre l'homme et l'univers ? Non pas, car si les schémas physiques et spatiaux apparaissent ici défaillants, c'est parce que nous entrons dans un univers que régissent des perspectives nouvelles : celles de la personne. Si l'homme concret ne se dissipe pas dans les tourbillons de l'univers, c'est parce que la personne assume le milieu. En le nommant de manière de plus en plus précise, elle a conquis le pouvoir de le maîtriser de plus en plus étroitement à ses fins. Ce n'est d'ailleurs pas une conquête de tout repos. Le milieu appelle à l'action par des surprises. Mais s'il est uniforme, il endort notre vigilance. Je ne sais qui remarquait que le poisson seul ne se sent pas mouillé. À la longue nous [437] perdons complètement conscience des croyances et des mœurs où nous baignons, et de la personnalité aveugle qu'ils insinuent en nous. Vivant du milieu, nous devons nous secouer constamment pour ne pas en mourir. Le milieu est ainsi tour à tour provocation et amortissement, notre insertion dans le milieu tient dans les deux cas de l'affrontement.
La vie de l'homme concret se déroule donc, à son niveau primaire, dans le trajet qui unit son appartenance au milieu à sa maîtrise du milieu. Nier ou négliger l'appartenance, comme fait l'homme de l'individualisme, ou bien à l'opposé se dérober à la maîtrise, comme l'esclave de l'instinct et parfois le prophète des héritages charnels, c'est nous désarmer devant des forces que, du même coup, l'on refuse d'humaniser. La tâche propre de l'homme personnel c'est de changer le sens de l'appartenance, sans en rompre le courant vivifiant. Le P. Teilhard de Chardin a très heureusement mis en valeur, par-dessus les diverses "courbures" des physiciens, une "courbure de la personne" qui travaille le monde dès l'origine pour frayer les voies à une autonomie de plus en plus affirmée de l'action personnelle en même temps qu'à une solidarité de plus en plus étendue de l'univers. De ce point de vue, ce n'est pas l'ambiance qui est formatrice, bien qu'elle reste vivifiante : ce sont les structures imposées par l'homme, artificielles en ce qu'elles sont l'œuvre de son effort, mais profondément naturelles en ce qu'elles accomplissent l'œuvre de la nature. Le milieu suggère, propose, occasionne, d'un terme plus actif disons même qu'il provoque l'activité formatrice de la personne ; de lui-même il ne donne pas forme au monde humain. Les influences causales qui en partent doivent, pour constituer un milieu humain, devenir des expériences vécues par l'homme, seules créatrices d'ambiance. C'est ce détour qui transforme l'appartenance en incarnation, qui fait de tout le milieu humain, depuis les humeurs et le sang jusqu'au ciel étoilé au-dessus de nos têtes, la chair vivante de notre vie. Tout ce qui n'est pas ainsi vécu n'est pas encore milieu pour l'homme [3].
Comment les choses et les étoiles, et les hommes que voici deviennent-ils ma chair, au point que le déchirement me sera plus douloureux de quitter un ami, une maison aimée, une terre, que de me séparer d'un membre ? C'est que cette ambiance, donnée ou élue, je l'aurai une fois choisie comme on choisit un ami, et lui aurai donné tout ce qu'on donne à un ami le trésor de ce qui a pour moi une valeur. Bien au-dessus de la symbiose, plus haut encore que la maîtrise, le rapport de l'homme personnel à son milieu est une assomption, une élévation.
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À longueur d'existence, je me façonne deux visages : l'un est un visage de chair tendre et de sang : nous verrons que mon caractère le sculpte d'un pouce précis ; le second est fait d'hommes et de choses : empreinte semblable à la première main d'une plus vaste facture, il peut s'étendre jusqu'aux limites du ciel et jusqu'au fond de l'histoire. Je creuse l'un et l'autre dans une matière rebelle et docile à la fois ; en un premier temps je m'en nourris, en un second temps je la soumets, en un troisième temps (mais tous trois sont mêlés) je la transfigure par les valeurs que je vis et rayonne autour de moi. Les tristes petits bourgeois font les tristes villes des tristes après-midi dominicales, comme les rudes et allègres défricheurs des Gaules ont fait les paysages mêlés et doux de l'Ile-de-France, aussi bien qu'ils ont donné ce philosophe qui maîtrisait jusqu'aux phantasmes de son sommeil et cet autre qui domptait un mal de dent par des recherches sur la cycloïde. Pour la personne, il n'est donc pas de choses qui soient absolument des choses, de chair qui ne soit que corps, d'homme qui ne soit qu'étranger. Toute chose, toute chair, tout prochain sont en attente de la marque que les êtres personnels leur imprimeront, ramenant les choses une à une et la chair peu à peu dans le vaste mouvement de valorisation qu'elles préparaient déjà à leur place dans l'évolution et, pour tout dire, organisant lentement les voisinages en communautés.
Si l'appartenance au milieu est la première donnée de la vie personnelle, l'étude de l'ambiance est organiquement le premier chapitre de la caractérologie. Il n'y a pas, dans un caractère, de signes absolus : les traits de caractère sont des relations à un milieu. Il n'y a pas de caractère de l'homme isolé. L'homme concret, comme le dit un peu lourdement mais justement la phénoménologie allemande, est un "moi-ici-maintenant". On peut élargir la thèse connue de M. Charles Blondel, en pensant que toute folie est la suite d'une rupture avec le milieu : corporel, social ou spirituel. De ce point de vue, excellente est la définition que A. Busemann donne du caractère : "la répercussion de la structure de la personnalité sur relation de la personne avec la structure du milieu" [4].
[1] Emmanuel MOUNIER, Traité du caractère, Paris, Les Editions du Seuil, 1947, p. 74-80.
[2] CONDILLAC, Traité des sensations, début.
[3] On pourrait distinguer un milieu "objectif" ou causal et un milieu "subjectif" ou conscient. Mais ces notions sont vagues et inutiles. On voit mal ce que serait une cause à incidence psychologique qui ne serait pas vécue, étant entendu que le vécu ne s'identifie pas à la conscience claire.
[4] A. BUSEMANN, Zeitschrift für pädagogische Psychologie und experimentelle Pädagogik, 1931.
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