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Collection « Les auteur(e)s classiques »
Les deux sources conscience et inconsciente de la vie morale (1943) Introduction
Une édition électronique réalisée à partir du livre du Dr. Charles Odier (1886-1954), Les deux sources consciente et inconsciente de la vie morale (1943). Boudry, Suisse: Les Éditions de la Baconnière, deuxième édition revue et corrigée, septembre 1946, 276 pages. Collection: Être et penser. Cahiers de philosophie, no 4-5. Réimpression, 1968. Une édition numérique réalisée par mon amie Gemma Paquet, bénévole, professeure à la retraite du Cégep de Chicoutimi.
De retour de Paris au début de la guerre, je fus vivement frappé par l'ampleur du mouvement spirituel et religieux qui régnait en Suisse romande. Il semble même aujourd'hui, plus la guerre s'éternise, aller en s'accentuant et s'approfondissant. L'angoisse - on le sent - favorise les retours sur soi-même, porte à la réflexion; le malheur à la révision des principes de vie et d'action et des échelles de valeurs. Ce mouvement, d'aucuns n'hésitent pas à le taxer de «réaction». Réaction, dit-on, contre un rationalisme abusif par trop XIXe , ayant survécu au siècle matérialiste qui l'avait engendré. Réaction parallèle contre le matérialisme rebondissant d'après-guerre, contre un rationalisme borné, enfin contre l'influence dangereuse exercée par les progrès de la science en général et par les prétentions de la psychologie et de la psychiatrie modernes en particulier, sur la vie morale, spirituelle ou religieuse. Ces progrès et prétentions se voient aujourd'hui disqualifiés, les sciences qui les soutiennent traitées d'usurpatrices, dans la mesure où leurs protagonistes ne craignent point de violer des domaines bien gardés qui dépassent leurs compétences, le domaine religieux notamment. On assista, c'est certain, à un envahissement de cet ordre à la fin du siècle dernier et au début de celui-ci; et toute action transgressant ses limites entraîne une réaction. On pourrait voir aussi dans la doctrine et l'uvre si digne du Dr Tournier une tentative de renversement de courant. Au lieu d'un accaparement de la religion par la science, c'est un accaparement de la science par la religion dont il semble s'agir dans son livre récent La Médecine de la personne, où «péché» et «morbide» paraissent s'identifier. C'est sans doute pour cette raison que sa thèse et son attitude soulèvent plus de résistance et de critique dans le monde ecclésiastique que dans le monde médical.
Le psychothérapeute, à vrai dire, occupe une situation privilégiée. De par la force des choses, il se trouve placé au-dessus de ces lames de fond qui secouent le monde intellectuel et l'élite cultivée, de même qu'au beau milieu des flux et reflux incessants qui agitent l'âme humaine. Mais pour mériter un privilège, il faut savoir ne pas en abuser. Aussi, à titre de scientifique pur devrait-il adopter une attitude d'observateur attentif et neutre. À son poste d'observation, il est bien placé pour discerner non seulement les causes et les buts, mais aussi la fonction et la valeur des phénomènes qui s'offrent à son examen. Il note des faits, établit des relations entre eux, cherche enfin à les comprendre et les expliquer en s'interdisant de les juger. Aussi longtemps qu'il obéit ainsi à ce souci légitime de méthode, il peut se flatter de respecter sa neutralité scientifique.
À la longue toutefois, cette position initiale se révèle pratiquement intenable, car la nature même des phénomènes qu'il analyse l'oblige à changer d'attitude. Tôt ou tard un moment arrive où le psychothérapeute, si imbu soit-il de ses principes scientifiques, doit devenir humain. Qu'il le veuille ou non, sa fidélité à sa mission thérapeutique le contraint à des infidélités à sa neutralité objective. Notamment, la nécessité s'impose à lui d'aborder de façon tout d'abord intermittente et discrète le plan des valeurs, ne s'agît-il encore que des plus communes. Cette nécessité a de multiples raisons. L'une d'elles est essentielle: c'est que les êtres humains, tant qu'ils sont, tendent à accorder beaucoup plus d'intérêt et d'importance au sens et au but de leur vie et de leur conduite qu'à ses causes, ses motifs ou ses mécanismes intimes. De là le penchant à ne pas prendre conscience de ces derniers; de là l'importance qu'a toujours revêtue, sans qu'on l'appréciât suffisamment, la vie psychique inconsciente.
Mais plus encore que les gens normaux, les nerveux s'attachent aux fins plutôt qu'aux causes, ou qu'aux motifs mystérieux des troubles dont ils souffrent. Or il incombe au psychothérapeute digne de ce nom de s'intéresser lui-même aux intérêts majeurs de ses patients. Remplissant ce devoir professionnel, il se départit évidemment de sa neutralité méthodique dans la mesure même où le savant en lui cède la place à l'homme. Et se faisant homme, se situant comme un moi en face d'un autre moi, il ne peut plus guère s'abstenir de jugements de valeurs, sauf, bien entendu, dans des cas d'aliénation mentale ou d'affections graves. Ne serait-ce par exemple, à la fin de la cure, que pour détourner le patient de son égocentrisme prévalent, l'orienter vers une attitude sociale, le convaincre des bienfaits du travail régulier ou de la nécessité de se soumettre à une discipline, le rendre plus sensible aux souffrances qu'il fait endurer à son entourage, etc. Il est notoire que tous les nerveux, ou selon le terme technique introduit par le professeur Dubois, de Berne, en 1904, les psychonévrosés (1) et en tête de ligne les déprimés, sont foncièrement égocentriques. Mais cela va plus loin, car ces névrosés nous entraînent fatalement dans la sphère, nous allions dire, dans le dédale, de leur vie intime y compris leur vie morale. C'est là que les choses vont se compliquer pour le savant contraint par l'objet même de son étude d'abandonner contre son gré le plan sûr de la causalité close, pour s'aventurer dans la sphère ouverte et indéfinie de la finalité. Chaque malade, chaque «cas» fait de nous un métaphysicien malgré lui, lequel souvent tient à s'ignorer. Cependant ses convictions personnelles cessent alors d'être tout à fait indifférentes; elles influenceront forcément ses interventions et donneront une certaine direction à sa méthode.
Dès lors la porte du domaine des théories et des doctrines est largement ouverte; et bien des médecins l'ont passée et la passeront encore. De cette transgression involontaire ou préméditée résultent le nombre croissant et la diversité déconcertante des conceptions, des méthodes et des techniques en régime de cure d'âmes. Leur valeur respective est hélas atténuée par leurs contradictions réciproques. C'est ainsi qu'un psychothérapeute aussi éminent que le professeur Jung put tirer de la psychanalyse une méthode et une doctrine qui lui sont opposées sur tous les points. Fait curieux, le publie ne parait pas s'en émouvoir. Loin d'être dérouté par cette profusion, il s'avise d'en profiter; loin de perdre confiance, il entre dans le jeu. Plus il y a de médecins et plus il y a de malades; plus de «soigneurs d'âmes» et plus d'âmes soignées. On peut, à ce propos, relever deux coïncidences ayant presque force de loi. 1º La fréquence et l'extension des troubles psychiques ou des affections nerveuses augmentent en raison directe de la multiplication et du perfectionnement des méthodes susceptibles de les déceler et des techniques propres à les influencer, en bien ou en mal peu importe. On se souvient de l'époque où tout le monde se découvrait une anomalie pour faire du Coué. 2º Le nombre de sujets recourant aux offices ou aux lumières des «psychagogues» (2), quelle que soit la doctrine dont ceux-ci se réclament, tend à décroître au cours des périodes de renouveau spirituel ou religieux, et croître au cours des périodes de réaction inverse, de retour aux positions rationaliste, naturaliste ou matérialiste. Ce retour des choses de profiter alors aux vieux et braves médecins de famille. Mieux que les guérisseurs, ils s'entendent à concilier les exigences parfois contradictoires de la science et de la simple humanité. Toutefois, les services et les droits d'une psychothérapie à base scientifique ne sauraient être niés. A n'en pas douter, ses services dépassent ses sévices; elle a fait ses preuves. Mais ses services ont singulièrement grandi en valeur et en efficacité depuis les progrès surprenants accomplis par la psychologie de la vie inconsciente, cette nouvelle science dont nous parlions tout à l'heure. Si son importance est aujourd'hui universellement reconnue et admise, c'est avant tout à des médecins et à leurs ouvrages que nous le devons. Rappelons les plus illustres: Charcot, Liébault et Bernheim, Janet, en France; Freud, Adler, en Autriche; Forel, Jung, chez nous. J'en passe et des meilleurs. Le professeur Flournoy mérite à ce propos une mention toute spéciale en tant que véritable précurseur et initiateur de la psychologie de l'inconscient (3). Les vues pénétrantes et originales de son disciple et émule, le professeur Claparède, sur la psychologie fonctionnelle notamment, sont à leur tour d'un concours précieux dans la compréhension et l'exercice de l'analyse de l'inconscient. Nous devons aussi au professeur Forel l'introduction de l'hypnose dans le domaine scientifique et sa diffusion à titre de méthode médico-psychologique authentique. Bref, dans toits les pays du vieux et du nouveau monde un afflux de nouvelles conceptions médicales relatives au rôle majeur d'un déterminisme extra ou infra-conscient dans les anomalies psychiques enrichissait la vieille psychologie. Cette évocation nous reporte à l'époque héroïque de la psychologie, 1900! date fatale au bon goût sans doute, mais Si fertile en découvertes et en «notions nouvelles» susceptibles d'être appliquées au traitement des névropathes. C'est l'année de la parution de la Science des rêves de Freud annoncée par ses études antérieures sur l'Hystérie. Celles-ci avaient paru en 1893, c'est-à-dire la même année qu'une autre oeuvre capitale: L'Automatisme psychologique de Janet. Bien qu'à cette époque la grande valeur de ces ouvrages fondamentaux ait échappé au publie, leurs deux auteurs sont aujourd'hui universellement reconnus comme les maîtres incontestés de la psychopathologie.
1900! On comprend que tant de découvertes aient un peu tourné la tête à certains de leurs disciples enthousiastes mais imprudents. De là à verser dans une sorte de «scientisme», ou en l'occurrence de «psychologisme», il n'y avait qu'un pas. Ce psychologisme consistait, en gros, à vouloir tout expliquer par la psychologie en tant que science positive en appelant à un déterminisme constant et rigoureux; à réduire par exemple le jeu des valeurs à celui des mécanismes. On comprend qu'en retour les spiritualistes et le clergé se soient émus. On comprend enfin la naissance et la raison du contre-mouvement spirituel et religieux déclenché sous l'impulsion des philosophes et des théologiens. Nous reviendrons là-dessus dans un prochain paragraphe intitulé «Les deux abus», l'autre abus consistant au contraire à mépriser ou méconnaître les services et les droits de la psychologie, ou ce qui est plus grave à l'attaquer sur son propre terrain.
Le but de ce livre n'est autre que de proposer une conciliation. Nous tenterons d'en fixer les conditions. Mais avouons d'ores et déjà que notre dessein sera de défendre tout d'abord la cause de la science et que dans ce but nous nous tiendrons sur le plan de la «réalité des faits». Nous espérons ainsi éviter toute polémique doctrinale.
Mais surtout que le lecteur ne nourrisse pas le vain espoir de trouver dans ces pages l'exposé ou le lancement sensationnel d'une nouvelle doctrine! On peut distinguer deux catégories principales de méthodes en régime de cure d'âmes: les méthodes naturelles et les surnaturelles. Ces dernières ont la cote, mais nous ne nous occuperons tout de même que des premières et, parmi elles, de la psychanalyse freudienne tout particulièrement. Notre propos n'est donc pas l'initiation à une théorie nouvelle, mais bien à des «notions nouvelles» nous paraissant suffisamment établies, intéressantes et utiles pour être livrées au publie cultivé. Inutile d'ajouter qu'elles sortent des ateliers des psychologues; plus exactement des écoles et méthodes psychologiques contemporaines les plus intéressées au développement psychique de l'être humain, a ses anomalies d'ailleurs autant qu'à ses lois. Nous ferons notre commande principale à la psychanalyse, c'est entendu; mais de larges emprunts aussi à la psychologie fonctionnelle et à la psychologie génétique dont les professeurs Claparède et Piaget se sont fait les illustres champions.
Dans nos cours de Paris, nous n'avions jamais manqué d'insister sur la nécessité de distinguer nettement deux choses très différentes dans la psychanalyse. En premier lieu, un ensemble imposant et cohérent de faits nouveaux découverts par Freud au moyen de sa méthode originale d'exploration de l'inconscient. Ces faits sont inséparables des interprétations immédiates, c'est-à-dire proprement biologiques et psychologiques, qu'ils comportent. En second lieu, un ensemble surprenant et moins cohérent de théories basées sur une interprétation dite «médiate», c'est-à-dire métabiologique et métapsychologique, parfois même métaphysique, de ces faits. Par exemple: la théorie de la libido impliquant une généralisation absolue de ce concept. Cette généralisation, et d'autres, sont dues au maître de Vienne en personne dont le vaste esprit inclinait à la spéculation. Il va sans dire qu'en édifiant ce corps de doctrines, ce n'était plus le savant ou le psychanalyste en lui qu'il laissait parler, mais un philosophe de la nature.
Notre incompétence philosophique nous dispensera de reprendre ce second thème de discussion. Nous nous bornerons, adoptant ainsi une position intermédiaire, à insister avec plus de précision que M. Dalbiez ne l'a fait sur les relations existant entre les phénomènes moraux inconscients mis en relief par Freud et les faits de conscience moraux connus de tous. Ces développements seront destinés plus spécialement aux moralistes. Ce serait notre souhait que les philosophes et théologiens en fissent aussi leur profit.
Mettre ainsi en meilleure lumière les rapports existant entre le système moral conscient et le système moral inconscient -puisque système inconscient il y a, il faut en prendre décidément son parti! - dégager leurs caractères différentiels et pour tout dire antinomiques, préciser leur origine, leur rôle et leurs effets respectifs, telle est l'idée directrice de cet ouvrage de vulgarisation. Qu'on nous épargne le reproche d'immodestie si nous ajoutons: de vulgarisation supérieure, car nous présumons que les notions exposées et débattues dans ces pages seraient de maigre intérêt pour les êtres uniquement préoccupés de gagner leur vie, ou inversement de s'amuser. Quant à son but dominant, le voici:
Porter à la connaissance et soumettre à la calme réflexion du publie cultivé et sincèrement attaché aux problèmes qui préoccupent à bon droit les moralistes et par contre-coup les spiritualistes et les théologiens, quelques faits nouveaux mis au jour par les méthodes psychologiques les plus modernes et susceptibles d'éclairer par en bas l'aspect humain et vivant de la conduite et de la vie morale, non pas telle qu'on écrit qu'elle devrait être mais telle qu'elle est et comme elle est véritablement «vécue». Si nous disons faits plutôt qu'hypothèses - non sans imprudence car chaque fait appelle une interprétation et conduit à une hypothèse nouvelle - c'est pour marquer notre intention de ne présenter ici que des notions éprouvées, et considérées comme acquises. Tenter d'éclairer la vie morale vécue, sous quelque angle que ce soit, c'est contribuer à faire plus de lumière sur les problèmes moraux, quel que soit leur niveau. En second lieu, grâce à son développement en profondeur, la psychologie moderne aurait aussi son mot à dire sur les relations, parfois obscures, que ces dits problèmes soutiennent avec leurs frères aînés, les problèmes spirituels et religieux. La notion de l'évolution spirituelle est au centre des préoccupations actuelles, à très juste titre. Or, dans son infrastructure psychique, elle a partie liée avec l'évolution biopsychique. Leurs sorts sont solidaires. Nous essaierons de mettre en lumière le trait d'union qui relie ces deux séries de phénomènes. Il n'est autre, selon nous, que l'évolution morale elle-même.
En troisième lieu, les problèmes en question se trouvent étrangement compliqués et sans cesse reposés et modifiés par la diffusion croissante des maladies nerveuses, des psychonévroses principalement. Celles-ci frappe-raient plus de la moitié du genre humain selon des statistiques récentes. Fléau moderne bien propre à renforcer les services et les droits de la médico-pédagogie et de la médicopsychologie. C'est pourquoi la plupart des notions nouvelles que ces deux jeunes sciences nous ont livrées s'appliquent à des phénomènes réputés morbides.
Mais notre dessein n'était pas d'écrire un nouveau traité de psychiatrie. Bien au contraire, en l'écrivant, notre pensée allait constamment vers les personnes réputées saines. Être nerveux ne signifie pas être malade. Et qui n'est pas nerveux à notre époque hormis les grands malades! Nous resterons donc fidèle à notre immodestie en souhaitant que la lecture de cette étude soit profitable aux «nerveux cultivés». Car nous savons qu'il en existe. La culture et la nervosité font assez bon ménage. Que le destin de l'humanité s'en félicite, car leur alliance produit l'élite et multiplie les personnalités supérieures. Rien n'est plus dangereux en revanche qu'un nerveux inculte.
Nous souhaitons donc qu'un certain nombre de personnalités supérieures s'intéressent à deux notions particulières auxquelles les progrès de l'investigation de l'inconscient ont infusé une sève nouvelle, pour ne pas dire une valeur imprévue.
La première sera la notion de variabilité du rapport entre la «fonction» et la «valeur» d'un phénomène psychique déterminé, rapport que trop longtemps les moralistes ont cru spécifique et invariable. De leur côté, les psychologues ne s'en sont guère occupés, et cette abstention est regrettable. Aussi longtemps en effet que l'étude de ce problème se limitait aux fonctions du moi, il perdait de son acuité et de son intérêt. Certains facteurs tantôt de coïncidence tantôt de discordance entre le côté valeur en soi et le côté fonction individuelle demeuraient mystérieux, échappaient à l'analyse. Cette dérobade provenait du fait que les plus déterminants d'entre eux agissaient dans l'ombre, ou dans l'inconscient. Il fallait donc disposer d'une méthode spéciale d'investigation pour les repérer. Cette méthode, c'est Freud qui nous l'a donnée. Ce premier ordre de faits nouveaux, nous entendons les facteurs inconscients de l'antinomie entre la valeur et la fonction, fera l'objet d'un chapitre spécial dont l'insertion nous a paru propre à introduire le suivant et à en faciliter la compréhension. Ajoutons de suite que ce problème important de désaccord interne se pose quotidiennement chez tout être sain d'esprit et conscient de lui-même, lucidement attaché aux valeurs universelles et se sentant pour sa part responsable du progrès de l'humanité. Il se pose même chez lui avec beaucoup plus de gravité que chez le malade ou le névropathe pour qui son propre problème passe avant tous les autres.
Quant au chapitre suivant, consacré à la morale inconsciente proprement dite, il sera notre «pièce de résistance», cette locution prise en un sens peut-être moins imagé que l'auteur ne le souhaiterait. Il espère tout de même que l'exposé objectif des fonctions particulières de ce second système moral inhérent à l'âme des êtres humains civilisés et bien élevés n'éveillera pas de résistance excessive chez les lecteurs qui se réclament du mouvement spirituel et religieux contemporain.
Chacun sait déjà que le principe et l'agent du premier système n'est autre que la conscience morale; mais chacun ne sait pas encore que le second système dispose lui aussi d'un agent, d'un représentant infrapsychique préposé à soutenir ses revendications et imposer ses décrets. S'agirait-il d'une sorte de seconde conscience morale sous-jacente à la première, à la vraie, que tout le monde connaît ? Cette épithète soulèverait des difficultés. En effet, c'est bien d'une instance qu'il s'agit, au sens psychologique du terme. Mais est-elle proprement morale? Tout le problème est là, et nous le débattrons de notre mieux. Comme d'autre part elle dispose d'énergies moins différenciées, plus élémentaires - elles n'en sont pas moins redoutables! - comme elle obéit à des principes différents et poursuit d'autres fins, pour toutes ces raisons et pour d'autres encore, Freud préféra lui appliquer un terme nouveau ne préjugeant ni de sa valeur morale ni de son défaut de toute valeur de cet ordre. Ce terme, c'est «le surmoi».
Le «jargon freudien» fut l'objet de vives critiques; morale inconsciente et surmoi, à cet égard, furent privilégiés. Sans doute les plus vives n'étaient pas les meilleures. Nous tenterons néanmoins de montrer en quoi consiste la relative impropriété des deux termes en question. Leur discrédit contraste en tout cas avec le rapide crédit que le terme de «refoulement» s'est acquis auprès des moralistes. Trop rapide, peut-être, car ces derniers ne confondirent-ils pas cette notion nouvelle avec l'ancienne notion de répression ? Nous comptons, cela va de soi, revenir sur cette confusion dangereuse. En attendant, introduisons ici un bref aperçu historique.
*
Historiquement, le processus du refoulement et ses diverses conséquences - celles-ci mirent précisément Freud sur la piste de celui-là - furent sa première découverte. Celle-ci ouvrit alors la porte à une seconde - celle du «refoulé» et de ses attributs et propriétés particulières; c'est-à-dire, en fait, à la découverte de l'inconscient.
Ce terme est à la mode. Comme celui de «complexe», le public le met facilement à toute sauce. Et pourtant il comporte des acceptions différentes. Ici, il désigne l'inconscient organique, c'est-à-dire l'ensemble des fonctions physiologiques du cerveau, des mécanismes profonds de l'élaboration des énergies psychiques, etc. Ailleurs on l'applique à tout phénomène - de nature psychique véritable cette fois-ci - naissant et s'élaborant en dehors du champ d'éclairage de la conscience. En psychanalyse on dénomme cette zone «le préconscient»; en langage courant le subconscient. Admettre sa réalité - et personne ne la conteste plus - c'est permettre la compréhension des phénomènes de mémoire, l'élaboration de la pensée elle-même, etc. Les analystes en revanche, à la suite de leur maître, réservent au terme d'inconscient dont ils font un si large usage un sens précis et limité. Sous leur plume, il entend désigner: la somme des tendances refoulées, ainsi que l'ensemble de leurs attributs et propriétés distinctives. Et il n'entend pas désigner autre chose. Chaque fois qu'il apparaîtra dans ces pages, il sera toujours pris dans ce sens-là et dans ce sens seul.
Quel tollé! quelle inquiétude ou quelle indignation souleva tour à tour la révélation de l'inconscient freudien au monde spirituel! Méritait-il tant d'honneur ou tant d'indignité? À vrai dire, sa notion se répandit trop vite dans la foule pour que son sens exact pût ne pas en souffrir; ce sens fut et demeure mal compris. Il est vrai de dire aussi que Freud en révéla les horribles secrets sans grands ménagements. Trop brusquement l'homo sapiens apprit que la sexualité et l'agressivité régnaient en souveraines sur une zone importante de son âme. Comment avait-il pu l'oublier ? c'est là une autre question, celle justement que la découverte du refoulement devait éclairer. Bref, son amour-propre et sa conscience morale ne pouvaient que s'en émouvoir ou s'en indigner. Dans les rangs des spiritualistes, les uns prirent la fuite... et les autres la mouche. Heureusement maints d'entre eux aujourd'hui semblent revenir à leur position de départ. Il n'empêche que certaines apostrophes déplacées furent proférées, telle, par exemple - seul un satyre saurait émettre des prétentions si extravagantes!
Pareilles réactions, à la lumière du refoulement, se comprennent aisément. Mais nous devons avouer, de notre côté, que certains psychanalystes - fort rares d'ailleurs - firent preuve d'un sens inné du manque de tact. Quoi qu'il en soit, notre dessein n'est pas ici de défendre ni d'attaquer le pansexualisme. Nous nous bornerons à déplorer les effets négatifs des mouvements simultanés d'inquiétude et d'indignation suscités par les premières découvertes de Freud. Nous disons bien découvertes et non théories et doctrines métaphysiques. Dire découvertes, c'est en effet sous-entendre des faits, des notions nouvelles et non de pures hypothèses.
Relevons le plus regrettable à notre sens de ses effets négatifs. Tel adversaire ne se rendait pas compte qu'en niant la doctrine, ce qui était son droit, il donnait l'impression de nier aussi les faits sur lesquels Freud l'appuyait. Aussi le fâcheux résultat de cette campagne ne se fit-il pas attendre. Un trop grand nombre d'intellectuels tournèrent définitivement le dos à la psychanalyse et à ses commettants. Et ce fut grand dommage! Les dommages furent grands, car les deux partis en lutte les subirent. Relisez Dalbiez (4) et vous apprécierez ce qu'il en coûta aux disciples de Freud de s'enfermer dans une «chapelle» pour y professer une sorte d'ésotérisme de la libido. En revanche, les moralistes et les spiritualistes eux aussi ne furent pas sans pâtir de leur indignation ou de leur fuite. Inspirées par le scandale des premières théories confondues avec les premières découvertes, elles les empêchèrent de suivre le développement et les progrès ultérieurs de cette jeune science assagie et d'apprécier correctement la valeur de sa méthode proprement dite. C'est ainsi en fin de compte que la troisième découverte, celle pourtant qui aurait dû exciter leur intérêt au plus haut degré et de ce fait amorcer un ralliement aux analyses du maître impassible de Vienne, leur échappa complètement. Nous voulons dire la découverte du surmoi, succédant à celles du refoulement et de l'inconscient, ses dangereuses devancières; car conjuguées et solidaires, celles-ci avaient entraîné leur auteur, bon gré mal gré, dans le monde inexploré et primitif des «pulsions instinctives» (5) refoulées et inconscientes, dont l'être humain civilisé eût de beaucoup préféré ignorer la persistance en lui, même sous cette forme qui pourtant sauvegardait sa responsabilité, et somme toute sa dignité si chèrement acquise. Le surmoi n'est-il pas là justement pour en répondre? De toute façon sa découverte, révélée au cours de la dernière guerre, devait détourner l'attention de Freud des pulsions instinctives en elles-mêmes, pour l'entraîner en retour dans un monde nouveau et imprévu, celui de la morale humaine, dans tout ce qu'elle comporte à la fois de vécu et d'inconscient. Il fut ainsi le premier à en découvrir les sources profondes, à pénétrer le secret majeur de son ambiguïté, à dégager les causes premières de ses anomalies. Il aperçut ainsi que celles-ci résidaient principalement dans les conséquences directes et indirectes, décrites plus loin, du refoulement, le véritable promoteur de la morale inconsciente. Or ce système compte à son actif autant de fâcheuses que d'heureuses conséquences, comme si chacun de ses bienfaits impliquait un méfait. L'un d'eux consiste notamment à entraver chez les jeunes, si ce n'est à vicier de façon définitive, l'éclosion de la vie morale; chez les adultes à en troubler l'évolution. Des lois génétiques assez précises tendent à montrer que troubler l'évolution morale, c'est troubler du même coup l'évolution spirituelle.
Les spiritualistes, autant que les moralistes, devraient donc être intéressés à l'étude de facteurs extrinsèques à la vie spirituelle, propres à entraver son essor ou à la détourner de ses fins. Trouver la cause réelle d'un mal équivaut presque à en trouver le remède. La psychanalyse, dès lors mieux comprise, devrait à ce titre rallier leurs suffrages dans la mesure même où elle constituerait ce remède. Bien sûr ne convient-il pas d'en faire une panacée; elle a ses échecs comme toute méthode. Ce qui convient, c'est de l'appliquer à bon escient. Et sa meilleure indication, est et restera ce mal moderne qui a nom «psychonévrose», lourd tribut payé à l'éducation et à la civilisation de l'humanité par un trop grand nombre de ses membres.
Ces brèves considérations nous conduisent à formuler dès maintenant, et avec netteté, une thèse qui nous tient à cur.
Le profit qu'il est aujourd'hui possible de tirer de l'application des nouvelles notions énumérées ici n'est pas seulement d'ordre médical, mais aussi d'ordre moral. Correctement conduite et limitée aux cas appropriés, cette application est susceptible, en la délivrant du joug du moralisme inconscient, de rétablir la fonction normale de la conscience morale, et de permettre ainsi à la vie spirituelle de prendre ou reprendre son essor.
Prétendre que l'emploi de notions psychanalytiques puisse comporter un profit moral, voilà de quoi surprendre les détracteurs de la méthode! de quoi confondre ou indigner ceux d'entre eux qui se réclament du mouvement de réaction spiritualiste et religieuse dont l'un des ressorts à leurs yeux serait justement l'abus des doctrines freudiennes. N'ont-ils pas vu dans la psychanalyse une méthode satanique, réveillant le mal au nom même du mal engendré soi-disant par son refoulement ?
Cette opinion, objecterons-nous, n'empêche pas certaines anomalies de la vie morale de requérir impérieusement son emploi. Nous visons tout spécialement ces deux maux particuliers que nous sommes accoutumés d'appeler la «psychonévrose morale» et la «psychonévrose religieuse», dont la multiplication semble parallèle à l'amplitude du renouveau spirituel qui se propage en Suisse romande. Tel est le parallélisme qui m'a frappé. à mon retour dans mon pays et dont les nombreux psychothérapeutes y sévissant ne me paraissent pas les uniques responsables. Des causes plus profondes sont en jeu chez les psychothérapeutiséss eux-mêmes. Nous tenterons de dégager les plus essentielles. Mais quel dommage en fin de compte que la troisième découverte de Freud ait ainsi échappé au monde spirituel! Le renouveau contemporain n'y aurait rien perdu.
Nous pensons devoir ajouter un dernier alinéa à l'adresse des personnes adhérant à une doctrine religieuse.
Si sommaires soient-elles, nos premières allusions au système moral inconscient laissent entendre que son mode fonctionnel et ses objectifs pro-pres, loin de correspondre à ceux du système conscient, ou de les accuser en les fixant en profondeur, entrent en contradiction avec eux sur presque tous les points essentiels. Ce n'est guère en somme qu'à la surface du surmoi, en cette région intermédiaire où il n'a pas encore perdu tout contact avec le moi, que ces deux systèmes se coordonnent en un tout fonctionnel homogène. Cette zone périphérique, où moi et surmoi se chevauchent pour ainsi dire, répondrait à peu près au substrat psychologique du «moi social» de Bergson, ce délégué de la société au sein de l'individu, chargé de faire respecter ses décrets. Durkheim, à ce propos, n'aurait pas assez insisté sur sa présence intérieure et son action en chacun de nous. Cette action en effet, loin d'être une contrainte purement externe, un donné social toujours identique à lui-même, finit par s'intégrer à la psychologie de l'individu, en devenir un élément intrinsèque. C'est pourquoi il n'y a pas une seule manière de subir ou de respecter cette contrainte exercée par le groupe, il y en a autant que ce groupe comporte de membres. Quoi qu'il en soit, nous ne nous arrêterons pas à cet aspect visible du surmoi (6), pour ne nous attacher qu'à son autre aspect, celui qui se dérobe à notre vue, à l'analyse du moi, mais que l'analyse de l'inconscient nous révèle. C'est là en effet le côté du surmoi qui est tourné vers l'inconscient. Sous ce second aspect, nous le voyons plutôt s'ériger en défenseur de l'individu contre la société, et parfois contre ses contraintes les plus impératives. Ce jeu clandestin, il le mène dans la mesure même où il n'interdit pas aux tendances refoulées et asociales, tout en ayant l'air de le leur interdire, de remonter à la surface et de s'introduire d'une façon ou d'une autre dans la conduite de l'individu socialisé. Mais plus encore sans doute que les obligations sociales, les impératifs religieux se heurtent-ils à la résistance du système moral inconscient même si le système conscient et le moi leur donnent une pleine adhésion (7).
Ces deux systèmes en question, dès l'instant où ils se situent sur des plans éloignés, entrent alors en opposition. La névrose, en somme, s'oppose à ce que sa victime se maintienne toujours et dans tous les domaines au niveau prescrit non seulement par la loi sociale mais surtout par la loi religieuse. Or pareil décalage sur le plan évolutif manifesté par les phénomènes dits de «régression», ne pouvait pas ne pas se traduire par un décalage parallèle, ou une antinomie, sur le plan moral et spirituel.
Cette antinomie - insuffisamment étudiée jusqu'ici - sera notre cheval de bataille. Pour la rendre plus saisissante, nous l'exposerons en un paragraphe spécial sous forme d'un tableau synoptique. Les traits du système inconscient figureront dans la colonne de gauche et ceux du système conscient dans la colonne de droite, en place correspondante. Leur contraste ne manquera pas d'inspirer, nous le souhaitons du moins, certaines réflexions. L'une d'elles, en tout cas, s'est imposée dès longtemps à notre esprit. Nous tenions à la signaler dès maintenant pour écarter d'inutiles malentendus.
L'analogie de certains processus inscrits à gauche avec certaines doctrines ou dogmes théologiques frappera sans doute le lecteur, d'autant qu'elle confine parfois à l'identité. Citons à cet égard la notion surmoiiste du caractère permanent, irréductible et irrémédiable de l'état de culpabilité. Ce triple caractère peut provenir de deux ordres de causes. Il est dû dans certains cas à la persistance de tendances refoulées n'ayant rien perdu de leur force primitive, On sait aujourd'hui grâce aux travaux de Freud qu'une tendance refoulée survit à son refoulement. Mais dans d'autres cas ce triple caractère provient de l'influence tyrannique et malsaine d'autorités prestigieuses (parents ou éducateurs, pasteurs ou prêtres). Dans cette dernière éventualité en effet, l'exploration analytique ne met au jour que fort peu d'éléments refoulés, ceux-ci étant souvent insignifiants. Par contre elle révèle chez le sujet une tendance prononcée à l'autoaccusation, tendance qu'il a précisément empruntée à son entourage pédagogique (culpabilité par identification).
Tels sont les deux facteurs principaux du sentiment permanent de culpabilité. L'analyse de plus d'une vingtaine de personnalités religieuses de bonne foi nous a convaincu de l'influence secrète mais indéniable que cette permanence avait exercée sur les conceptions, les croyances, et les sentiments de ces chrétiens. À plusieurs d'entre eux, nous pûmes démontrer qu'ils confondaient l'état de culpabilité consécutif aux refoulements avec l'état originel de péché, fruit de la révélation chrétienne, dans lequel les enfants des hommes sont censés venir au monde. Il y avait donc là confusion entre un phénomène acquis et un phénomène transmis, et pour ainsi dire héréditaire. Tel est le fait psychologique dont, par pur souci de correction, nous tenions à informer le lecteur afin qu'il ne puisse nous accuser d'avoir tenté de surprendre sa bonne volonté par certaines conclusions qui ne seront formulées qu'à la fin de cet ouvrage.
Et cependant... nous avons lieu de craindre que nos idées et interprétations ne heurtent de front d'inébranlables convictions, ne soulèvent des résistances, n'éveillent en particulier le scepticisme des oxfordiens, des tourniériens ou des tenants de la science chrétienne, et en général la méfiance des spirito-thérapeutes. Leur proposer un traité d'alliance avec les psychanalystes, voilà de quoi les rendre songeurs! Il n'empêche que si l'un d'eux - tout est possible - en venait à adopter nos conclusions, il n'aurait plus de raisons - du moins nous les discernons mal - d'interdire l'emploi de la méthode freudienne. Il aurait au contraire bonne raison de la recommander non seulement aux névropathes avérés, mais encore aux croyants, chez lesquels le surmoi jouerait un rôle inopiné. Chez ces derniers, à notre idée, il serait en tout état de cause fort prudent de soupçonner ce rôle et de conformer la direction spirituelle à ce soupçon, avant de les accuser de manque de foi, d'insuffisance de piété ou d'erreurs de doctrine. On ne peut plus nier en effet que l'hégémonie du surmoi rend le moi réfractaire, et finalement imperméable aux influences ou aux expériences transcendantes. La cure spiritothérapique est ainsi détournée de sa fin suprême, et cette discursion la prive de sa justification chrétienne.
*
L'ensemble des relations psychologiques, pour y revenir, soutenues entre des notions et mécanismes inconscients obéissant à un déterminisme fonctionnel rigoureux, et s'opposant par ce fait à l'appréciation consciente et au choix libre des valeurs spirituelles auxquelles le moi entend se lier, d'une part; et d'autre part un corps de doctrines ou de dogmes théologiques basés sur le principe de la finalité chrétienne de la destinée humaine, tel est très condensé le problème nouveau - ou l'aspect renouvelé d'un problème ancien - qu'a posé entre autres la découverte du système moral inconscient. Il s'impose de plus en plus à l'attention des psychologues soucieux de spiritualité. C'est pourquoi nous tenions à le signaler aux spiritualistes soucieux de psychologie, ou encore aux gens d'Église qui s'intéresseraient au côté humain et vivant de la lutte pour le bien.
Or l'un des éléments décisifs de celle-ci n'est autre que la lutte elle-même contre le moralisme inconscient du surmoi, lequel en vertu du gage que le refoulé lui a livré contribue à entretenir le mal plutôt qu'à le dissiper. C'est pourquoi nous n'hésitons plus, en ce qui nous concerne, à qualifier la morale qu'il soutient de «pseudo-morale» et la religiosité qu'il inspire de «pseudo-religiosité».
Les relations de la pseudo-morale inconsciente avec la vie spirituelle sont donc tombées dans le domaine de la réalité des faits, réalité tout empirique il est vrai mais d'autant plus réelle à nos yeux. Bien sûr, l'interprétation psychologique de ces relations ne saurait-elle supplanter non plus qu'exclure leur interprétation métaphysique, et notamment l'interprétation chrétienne des contenus de conscience, même si ceux-ci sont indirectement déterminés en mesure quelconque par des tendances refoulées areligieuses, ou encore dans certains cas antichrétiennes (par exemple une soumission à Dieu dans l'humilité ayant pour fonction de surcompenser une révolte agressive et orgueilleuse contre Lui). De toute façon, l'analyse scientifique n'enlève ni n'ajoute rien à la valeur eu soi des notions religieuses. Ces réserves s'imposent, car certains psychologues préoccupés avant tout de déterminisme fonctionnel se refuseraient assurément d'y souscrire. Cependant, la discussion des problèmes métaphysiques ou théologiques en eux-mêmes n'est pas de notre ressort.
Plutôt que de nous y enliser, nous formulerons un vu. Nous souhaiterions un accord; un accord plus intime, plus complet, plus éclairé entre les doctrines théologiques et leur application aux hommes vivants. Cela revient à dire, en somme, entre ces doctrines et leurs notions propres d'une part, et la psychologie humaine et ses notions propres d'autre part.
Ce vu nous paraît légitime. Il l'est en tout cas dans la mesure même ou spiritualistes et pasteurs sont amenés à prendre charge d'âmes, à tenter de les diriger ou de les convertir: éventuellement de les «soigner». La responsabilité qu'ils assument alors pèse lourdement sur maints d'entre eux. Ne seraient-ils pas disposés, pour peu qu'on les y poussât par de bons arguments, à accepter notre humble secours... dût-il même procéder des découvertes d'un Freud ? Toute limite de son domaine et toute proportion de son pouvoir bien gardées, cela va de soi.
Secours humble, parce que négatif avant tout. Il consiste, nous l'avons relevé, à desserrer des entraves, à réduire des obstacles s'opposant au libre essor spirituel. Mais ce travail préalable le favorise directement. C'est une oeuvre de purification. Ce secours tout d'abord négatif est donc susceptible de devenir positif. Il se fonde en effet sur un principe général, d'ordre génétique, qui rallie les esprits. C'est qu'en fait on ne considère plus les évolutions biopsychique, morale et spirituelle comme des entités respectives qui seraient irréductibles les unes aux autres. On considère au contraire qu'elles sont étroitement solidaires, que le succès de la seconde dépend de celui de la première, et le succès de la troisième de celui de la seconde. La collaboration du philosophe et du psychologue trouve dans ce principe de solidarité sa saine justification et sa pleine efficacité. J'ai cru remarquer que, parmi les philosophes, les meilleurs d'entre eux se montraient les meilleurs psychologues. Il en va de même, sans nul doute, des prêtres et pasteurs en tant que guides spirituels. Quant aux théologiens, à chacun d'eux de décider en son âme et conscience s'il entend ou non récuser à priori les données de la psychologie moderne.
Avant de clore cette introduction, je dois encore préciser certains points.
C'est en méditant le IIIe chapitre du célèbre mémoire de Freud, paru en 1923 (8), qu'une idée me vint à l'esprit. Or cette idée est l'origine même de la présente étude, mieux encore elle l'a entièrement inspirée. Tel psychanalyste orthodoxe y verra peut-être une hérésie. En quoi, à mon avis, il se tromperait lourdement. En effet,ce n'est pas trahir la pensée d'un maître que d'appliquer sa méthode à de nouvelles recherches. C'est au contraire en montrer la fertilité.
Dès lors, tout en germant, cette idée de départ me conduisit à reprendre l'étude du surmoi sous un angle différent, c'est-à-dire dans son rapport avec ce que tout le monde s'accorde à considérer comme des valeurs. Certes ce point de vue était-il nouveau. Il m'obligea à prendre en considération des principes et des normes à l'égard desquels Freud n'avait cessé, par souci de méthode, de professer une neutralité absolue. À ce titre, notre présente étude, issue de sa méthode, n'est ni freudienne ni anti-freudienne.
Si Freud a laissé dans l'ombre un principe fondamental de moralité, nous sommes convaincu que de sa part cette omission fut intentionnelle. Trop conforme à sa doctrine, elle ne pouvait résulter d'une négligence ou d'une erreur.
Quoi qu'il en soit, le principe fondamental dont l'exclusion m'apparut de plus en plus dangereuse ou inadmissible, en tant que source constante de confusion entre la «morale proprement morale», celle du moi conscient, et la «morale pseudo-morale», celle du surmoi, n'est autre que le principe de la distinction qu'il importe de faire entre les fonctions biopsychiques et les valeurs. Révoquer ce principe, c'est retomber dans la confusion de ces deux ordres, pourtant si différents, de morales. C'est donc s'exposer tôt ou tard à de grandes difficultés. Telle est du moins la conclusion dernière à laquelle me conduisirent mes réflexions sur le dit IIIe chapitre de ce mémoire magistral. Cela se passait en 1929.
Le titre de ce chapitre est le suivant: Das Ich und das Ueberich (Ichideal). Le terme ajouté entre parenthèses indique évidemment une synonymie, laquelle prête à discussion. Mais avant d'en analyser les termes, il convient d'apporter un bref commentaire sur le titre général du mémoire. Le terme allemand de «Es» est donc le pronom neutre de la 3me personne. Il cherche à définir l'inconscient, auquel Freud l'applique, dans ce que cette instance psychique a de neutre, c'est-à-dire d'impersonnel. Le regretté Dr Pichon, psychanalyste français, a traduit ce pronom neutre par «le ça» (9).
Le «ça» est ainsi opposé au moi considéré par tous comme le substrat et l'agent spécifique de la personne.
Dans la conception freudienne en effet, tel élément refoulé est complètement séparé du moi par le processus du refoulement; les affects, et les pulsions qu'ils investissent de leur énergie, les tendances et leurs contenus sont désagrégés de l'ensemble de la personnalité. Une fois refoulés, ils sont devenus irrévocables. Le «ça» est ainsi formé d'un matériel important, mais dont le moi ne dispose plus pour poursuivre et atteindre ses fins propres, pour s'adapter et pour progresser. C'est là un matériel perdu que l'être ne peut plus utiliser pour construire l'édifice de sa personne, suivant l'expression actuellement courante.
Toutefois, chacun le sait, ces éléments désintégrés ne sont pas pour autant éliminés de la psyché. Ils continuent au contraire d'exercer de profondes influences sur la vie psychique en général, sur les fonctions du moi en particulier qu'ils cherchent à surprendre, à dissocier ou à inhiber.
Ces influences peuvent être directes ou indirectes. Elles sont directes si le surmoi n'intervient pas, phénomène assez rare que nous nommerons l'«effraction». Elles sont indirectes si le surmoi intervient et cherche à les modifier en s'interposant entre le «ça» et le «moi». Les modes si variés et si imprévus de cette action intercurrente feront le thème principal de cette étude. Dans leur ensemble, ils constituent le statut même de la pseudo-morale surmoiique, c'est-à-dire inconsciente; et chacun d'eux en forme un article particulier.
Mais, à y réfléchir, que faut-il entendre par ce concept freudien de neutralité de l'inconscient ? En quoi ce dernier peut-il être neutre, en quoi le moi peut-il ne pas l'être ?
Sur ce point capital, Freud ne s'est pas prononcé de façon explicite, Nul n'ignore la rigueur des principes scientifiques auxquels il soumit sa pensée. Sans vouloir me livrer ici à une analyse historique des étapes successives de son uvre, je me bornerai à quelques remarques relatives à mon sujet.
Seule la pensée dite rationnelle, et telle qu'elle use de concepts, est susceptible de se socialiser. Elle se socialise dans la mesure même où elle s'objective et réciproquement. Or une question essentielle se pose ici.
Considérant la pensée socialisée comme une suite d'opérations cohérentes, bien définies par les psychologues, on peut se demander si de telles opérations peuvent être de nature strictement fonctionnelle. Si, en d'autres termes, elles ne peuvent consister qu'en un ensemble de satisfactions apportées à tel besoin biologique, ou à tel désir ou aspiration de nature purement individuelle - ou encore à telle exigence affective (par exemple de succès, de puissance, etc.) Là est le nud du problème, problème qui s'étend et s'élève si l'on voit dans la pensée socialisée la base de la pensée spiritualisée; si du moins l'on discerne entre elles un lien étroit. Tel est le problème que nous nous proposons d'aborder sous un angle particulier. Saisissons cette occasion de marquer dès l'abord notre position par rapport à celle de Freud.
La pensée socialisée, à notre sens, peut se mouvoir sur trois plans super-posés. S'élevant de l'un à l'autre, elle change de contenu mais non pas de forme. Celle-ci dans sa permanence s'oppose par contre sur tous les points à la forme toute primitive de la pensée inconsciente. Comme nous aurons à le montrer, cette opposition se manifeste vivement dans l'antinomie radicale de la pseudo-morale inconsciente et de la morale consciente.
Envisageons brièvement les trois plans en question: 1. le plan social en tant que tel où la pensée préside aux relations interindividuelles, et sous sa forme la plus élémentaire aux relations entre deux individus (10);
2. le plan moral où son activité propre se joint à celle de la conscience morale; et, s'attachant à des normes, où elle s'efforce de les respecter et de les réaliser (par exemple dans la réciprocité);
3. le plan spirituel enfin où se liant à des concepts de nature surindividuelle, elle cherche à faire d'eux des réalités vivantes.
En d'autres termes, il n'y a pas de vie sociale possible sans référence à une norme quelconque, plus ou moins élevée dans la hiérarchie des conduites et des fins, de nature plus individuelle ou plus surindividuelle selon les cas, selon les situations, et selon les personnes.
En second lieu, il n'y a pas de normes générales, et valables pour tous, dont le contenu ne soit pas une valeur quelconque, de quelque ordre qu'elle soit, et telle qu'une norme cherche précisément à en conserver le principe, à en maintenir l'application.
Du point de vue qui est le nôtre, on est fondé à établir une échelle des valeurs d'un genre particulier. Je proposerai à cet égard, au dernier chapitre (p. 211), une classification fort simple mais qui tient compte des données de la psychologie analytique. Je diviserai les valeurs en deux catégories: les valeurs premières et les valeurs secondes.
Les valeurs premières se situent sur les échelons considérés par les spiritualistes, à tort selon nous, comme les plus bas. Les psychologues ont formulé en leur nom des normes rationnelles propres a régler les relations entre les êtres humains dans des conditions déterminées. Ce sont, peut-on dire, les normes les plus humaines, et dont l'application paraît aller de soi à tout esprit sain. L'une d'elles offre un intérêt particulier: c'est la réciprocité. Nous y reviendrons, dans nos conclusions (nº 8) à propos des valeurs premières, nous bornant ici à indiquer ce qui fait son intérêt. C'est qu'elle se situe à la limite de deux domaines: celui des fonctions et celui des valeurs. L'individu socialisé qui la met en pratique passe ainsi constamment du premier domaine dans le second lorsqu'il rend service à autrui, pour repasser ensuite du second dans le premier lorsque autrui lui rend service, ou comme on dit «le paye en retour».
En résumé, le moi monopolise la pensée socialisée. Il en est le siège et l'agent. C'est là son privilège, mais aussi sa tâche. À ce premier niveau déjà, toute action sociale engage une valeur en s'efforçant de l'appliquer de façon équitable. Et pour en maintenir le principe, l'individu doit nécessairement s'attacher à une norme, c'est-à-dire se soumettre à une règle permanente.
Que dire alors des niveaux supérieurs caractérisés par l'entrée en jeu des valeurs secondes, de nature spirituelle ou religieuse? Celles-ci, à l'inverse des premières, ont un caractère nettement surindividuel. Certains philosophes se plaisent à les nommer les «valeurs pures». Nous aurons à nous expliquer à leur sujet, sujet d'ailleurs fort délicat que le psychologue ne saurait traiter de la même manière ni dans le même esprit qu'un spiritualiste ou qu'un théologien. Pour faire d'une valeur pure, s'il en existe, une réalité vivante, ou mieux vécue, il va de soi que le concours d'un processus psychologique analysable est requis.
En bref, un moi sain et dûment socialisé, à plus forte raison un moi spiritualisé, ne peut demeurer étranger ni indifférent aux valeurs. L'intérêt, ou le culte, qu'il leur porte définit la personne; et celle-ci de se définir conséquemment par sa non-neutralité à l'égard de telle ou telle valeur, à laquelle elle entend attacher sa pensée et sa conduite.
D'une manière ou d'une autre, à un degré bas ou élevé, le moi socialisé doit «prendre parti». Il lui est impossible de ne pas répondre de son activité vis-à-vis du groupe qui l'a incorporé, ou des autorités élues par ce groupe. Devant celles-ci, il se tient en un mot pour responsable, se flattant à juste titre, s'il est normal, de posséder le sens de la responsabilité subjective, et de savoir en faire bon usage.
En revanche, aucune des considérations précédentes ne s'applique à l'inconscient freudien. Ni théoriquement ni pratiquement, on ne peut attribuer de responsabilité morale au «ça». Tel est le sens plus précis de sa neutralité. Celle-ci implique la non-responsabilité comme la non-neutralité suppose la responsabilité. Il y a là deux relations antithétiques dont la première spécifie le «ça», considéré dans son rapport avec le moi, et dont la seconde spécifie le moi considéré par rapport au groupe social auquel il appartient. Inutile d'ajouter que la première relation implique un déterminisme rigoureux, mais la seconde un degré suffisant d'autonomie. Envisagé sous cet angle, le problème particulier du «ça» et du «moi» se relie étroitement au problème général du déterminisme et de l'autonomie, lors même que Freud, par ses découvertes, ait posé le premier en se gardant par souci de méthode de le rattacher au second.
C'est donc, pour résumer ma pensée, à l'égard des valeurs que se manifeste avec le plus d'évidence la neutralité; du «ça». C'est donc par rapport aux valeurs qu'elle se définit le mieux. Elle constitue à ce titre chez tout être humain une source de contradictions et de conflits. Telle est la grande leçon de morale que Freud a donnée à l'humanité. Tout compte fait, c'est bien mal comprendre cette leçon que de traiter son auteur d'immoraliste!
Revenons maintenant au IIIe, chapitre de son mémoire: le moi et le surmoi. Mais comment traduire Ichideal ?
Dans ces pages célèbres, Freud utilise concurremment et indifféremment les uns pour les autres les trois termes de
surmoi (Ueberich), moi idéal (Idealich), idéal du moi (Ichideal).
C'est cette assimilation totale les unes aux autres de trois notions pourtant différentes qui m'a donné à réfléchir.
Rappelons en quelques mots le fait fondamental découvert par Freud, et tel que l'analyse du complexe d'Oedipe le lui a révélé. Il consiste dans l'identification de l'enfant au parent du même sexe, considéré comme un être parfait et tout-puissant, c'est-à-dire comme un idéal. À cet âge critique et tourmenté, l'enfant prend cet être idéalisé pour exemple ou pour modèle. Il souhaite lui ressembler, devenir comme lui être lui. De là son besoin impérieux de s'identifier à son idéal par toutes sortes de moyens heureux ou malheureux, réels ou fictifs, que les analystes ont abondamment décrits. Les plus efficaces sont sans doute les jeux, ou mieux les actions ludosymboliques.
Il suit que, dans l'idée de Freud, le moi-idéal est représenté par l'un ou l'autre des parents, quelquefois par les deux. Ceux-ci sont l'image concrète et vivante de ce que l'enfant voudrait devenir, désirerait être. Cette image lui est donc donnée par le moi des parents. En d'autres termes le moi-idéal se définit par la partie du moi du sujet qui s'est identifiée au moi de l'objet idéal et prestigieux.
En principe le moi-idéal ne vaut par conséquent que ce que vaut le moi de l'objet que le sujet a copié. Il ne s'agit pas d'un idéal en soi mais d'un être humain idéalisé, ce qui est tout différent. En effet l'objet est survalorisé indépendamment de sa valeur réelle ou objective. Tels parents ne méritent nullement la valeur infinie que leur prête leur progéniture. Tels enfants ont à prendre pour modèle indiscutable des parents qui ne valent rien.
Mais il va de soi qu'en s'efforçant ainsi à ressembler à son père (ou à sa mère), l'enfant cherche surtout à se valoriser lui-même afin de se délivrer de son sentiment de dépendance, d'infériorité, et dans bien des cas, d'impuissance. Telle est à mon sens la fonction psychologique essentielle du complexe d'Oedipe. Chacun conviendra que de la part d'un enfant de quatre ans, la série d'opérations mentales qu'implique l'identification dipienne ne peut être que de nature strictement fonctionnelle, compte tenu des pulsions sexuelles en jeu. «Le moi-idéal représente ainsi l'héritage du complexe d'Oedipe. Il est par conséquent l'expression des tendances les plus puissantes [de l'enfant] dans la mesure où s'exprime en lui le destin même [Schicksal] de la libido du ça (11).»
Partant de ce fait génétique, et de nature infantile, Freud développe ainsi sa conception: «Cette modification du moi [fruit de l'identification] conserve une place à part et assume un rôle très important [chez l'adulte]. En tant que rnoi-idéal (12) on que surmoi, il s'oppose à l'autre contenu du moi.»
Ce qui veut dire: au contenu et à la structure de la partie du moi, c'est-à-dire du moi propre, non modifiée par l'identification. Freud énonce là un second fait clinique qui est Incontestable. C'est que, chez les adultes que nous analysons, ce moi-idéal en devenant inconscient a conservé sa force et son prestige. Mais il est clair que Freud le confond avec le surmoi.
Ce dernier, dans d'autres contextes, est dépeint sous les traits d'une instance uniquement morale, d'un juge inflexible ou d'un directeur tyrannique. Dans la tradition psychanalytique, c'est ce dernier sens qui a prévalu. Lors-qu'un analyste contemporain parle du surmoi, il fait implicitement allusion à sa fonction morale, plus exactement à sa forme particulière de moralisme.
Enfin, dans un autre passage, Freud se livre, comme il s'y complaît, à une spéculation d'ordre métapsychologique. Il fait passer le «ça» en général, et les pulsions oedipiennes en particulier, du plan ontogénique sur le plan phylogénique. Dans cette vue, le complexe d'Oedipe serait non pas une création propre à chaque enfant, et chaque fois originale, mais bien une sorte d'héritage racial, transmis de génération en génération. Il ne serait donc pas une disposition acquise mais un schéma héréditaire transmis. Puis l'auteur ajoute: «Ce que la biologie et la destinée de l'espèce humaine ont élaboré dans le «ça», tous les éléments [matériaux] qu'elles y ont déposés et laissés sont repris par le moi [de l'individu] et revécus individuellement par lui du fait de la formation de l'idéal [durch die Idealhildung] (13)... Le moi-idéal présente les rapports les plus intimes avec l'héritage phylogénique et les acquisitions archaïques. Ce qui a appartenu aux couches les plus profondes de la vie psychique individuelle, s'élève dans les sphères les plus hautes de l'âme humaine dans le sens de nos jugements de valeur (Wertungen).»
Freud fait ici allusion à trois ordres de phénomènes . «la religion, la morale et le sentiment social, ces trois éléments fondamentaux de l'essence la plus élevée de l'homme. Nous laissons de côté la science et l'art.»
Ce passage suffit à démontrer que son auteur tient compte de ce que ses adversaires considèrent comme des valeurs, et dont ils lui reprochent précisé-ment de ne pas tenir compte. Mon intention n'est pas de rouvrir ce débat. Je me bornerai a préciser un point.
Freud excelle dans l'art de réduire les phénomènes psychiques à des fonctions psycho-biologiques individuelles et ontogéniques, et celles-ci à des fonctions héréditaires et phylogéniques. Dans sa pensée. les trois catégories de valeurs précitées sont des phénomènes comme d'autres, dont il a recherché les causes et les origines. «Selon l'hypothèse que nous avons formulée dans Totem et Tabou, ces trois éléments ont été acquis, au cours de l'évolution phylogénique, à la faveur du complexe paternel: la religion et les restrictions morales, à la suite de la victoire remportée sur le complexe d'Oedipe; les sentiments sociaux, en présence de la nécessité de surmonter les reliquats de la rivalité qui existait entre les membres de la jeune génération [les fils et les frères, à la suite, d'un forfait qu'ils auraient perpétré, et qui aurait été le meurtre de leur père ou du chef de la tribu] (14).»
Sans poursuivre plus avant cette sommaire analyse, J'en résumerai ainsi la conclusion essentielle.
Ni la doctrine freudienne, ni donc la psychanalyse en tant que méthode, ne ferment la porte de façon catégorique et définitive à l'étude des valeurs. Elles incitent au contraire ses adeptes à entreprendre de nouvelles recherches, et à les poursuivre sur le plan psychologique.
En effet dans cet ouvrage classique, le maître a soulevé un coin du voile, de ce voile opaque dont il avait enveloppé, dans ses travaux précédents, le domaine des valeurs. Il prend même en considération les plus hautes d'entre elles. Seulement, il ne les considère pas pour elles-mêmes, ne les analyse pas en elles-mêmes. Il leur fait subir une réduction psycho-biologique massive, et c'est son droit. À l'aide de cette méthode, il se contente de fixer une sorte de point d'orientation. En termes plus précis: de fixer les conditions phylogéniques dans lesquelles l'homme s'est engagé dans la voie de la civilisation en s'efforçant de fonder celle-ci, et l'organisation rationnelle de la tribu en parti-culier, sur des normes entièrement nouvelles.
L'on voit toutefois que déjà ces normes primitives en appelaient à des valeurs, en établissaient le principe, en garantissaient l'application, et même la codifiaient. Mais Freud se refuse à se prononcer sur l'essence et l'origine propre de ces valeurs culturelles.
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Dans les passages que j'ai cités, et ce ne sont pas les seuls, il passe donc nettement de la notion du moi-idéal à celle de l'idéal tout court, tel qu'il constate que les hommes l'ont construit au cours des générations. Telle est fort probablement la raison pour laquelle les traducteurs français ont introduit dans leurs textes la locution d'«idéal du moi». Pour Freud, on le voit, il est légitime de relier étroitement ces notions. Dans son mémoire, il va plus loin en les confondant. Mais il est clair aussi que, dans sa pensée, cette liaison intime est un phénomène d'ordre génétique. À cet égard trois réserves s'imposent.
1. En fait, il s'agit de concepts que le petit enfant ne possède pas encore. Ceux-ci ne peuvent donc s'appliquer qu'à l'être adulte dûment socialisé, c'est-à-dire très différencié par rapport à l'enfant.
2. S'il est légitime, car les faits le prouvent, d'attribuer à l'enfant un surmoi et un moi-idéal, sans toutefois les confondre, est-on fondé à lui reconnaître déjà un idéal du moi, c'est-à-dire un idéal propre et personnel ?
3. Nous avons tous inscrit et conservé pieusement au fond de notre âme l'image des qualités de nos parents. Nous n'avons pas oublié leurs sages avis, leur sollicitude et leur dévouement, en un mot leur sacrifice. Nous lui accordons sa pleine valeur tout en admettant ses fonctions. Mais tous ces souvenirs touchants, et tels qu'ils ont certes largement contribué à la formation de notre propre idéal, nous sont parfaitement clairs. Nous en sommes très conscients. La preuve c'est que nous les évoquons journellement.
Il y a là un premier principe d'opposition d'ordre très général, d'ordre humain et non pas d'ordre infantile. Il est d'ordre humain et général en tant qu'intrinsèque à la vie morale de tout individu civilisé: l'opposition entre l'être et l'idéal, entre ce que nous sommes et ce que nous voudrions être, ce que nous faisons et ce que nous devrions faire.
En revanche, chez la grande majorité des individus, le surmoi est incon-scient. Nous ne discernons pas les causes, les modes et les buts de ses interventions. Celles-ci, au surplus, obéissent à des principes très primitifs et indifférenciés soirs prétexte de «faire de la morale absolue» et telle que nos parents n'en faisaient pas. Ces principes, comme on le verra, contredisent à ceux de la conscience morale différenciée.
Il y a donc la un second principe d'opposition, beaucoup moins bien connu que le premier: c'est l'opposition, ou comme nous dirons l'antinomie qui existe entre le surmoi et la conscience morale en particulier, entre le surmoi et l'idéal véritable en général. En outre, sa source réside à un niveau inférieur, dans les couches les plus profondes de l'esprit et non pas dans les sphères les plus hautes de l'âme. C'est dans l'infrastructure de l'appareil psychique et non pas au niveau de la conscience claire que ces sortes de conflits s'allument et se développent.
Ces deux ordres antinomiques d'opposition, ou de conflits, nous occuperont tout au long des deux derniers chapitres.
*
Dans la théorie de Freud l'extension de la situation infantile indifférenciée à la situation de l'adulte, et l'extension inverse de la seconde à la première, soulèvent donc une difficulté. Cette extension nous paraît abusive dans la mesure où elle ne tient pas compte de la double différenciation de l'adulte socialisé et civilisé:différenciation morale et différenciation spirituelle, cette dernière pouvant se définir ici par la formation de la personne, c'est-à-dire de l'idéal personnel, précisément. Il est en outre certain que cette formation a pour condition nécessaire la nette distinction des fonctions et des valeurs.
Enfin, il importe de noter deux traits principaux de la différenciation de l'adulte normal. Cette différenciation est d'ailleurs complexe, étant à la fois structurelle, noétique et morale.
Le premier trait n'est autre que la formation de la conscience morale, et telle qu'elle ne peut se former qu'en se dissociant du surmoi. Un fait vérifié est que le surmoi se constitue avant elle.
Le second consiste dans la formation de l'idéal personnel. Or le rapport de ce dernier avec le moi-idéal n'est nullement intrinsèque, étroit et constant. Les parents n'ont-ils aucun idéal que leurs petits enfants les idéalisent tout de même. Dans certains cas, les jeunes gens se construisent, par réaction, un idéal opposé à celui de leurs parents. Il n'en est que plus vibrant et que plus affirmé. Enfin, l'investigation analytique nous apprend que si, d'une part, le surmoi a emprunté tel élément à la pédagogie parentale, il le falsifie ou le dénature d'autre part sur bien des points essentiels. La méconnaissance des valeurs étant son fait, il est coutumier des exagérations et des extravagances les plus singulières. S'y livrant sans scrupules, il perd tous les caractères d'un idéal, au sens propre du terme.
La simple mention de ces deux traits différenciés suffira, pensons-nous, à rendre évident le danger que comporte la substitution arbitraire les unes aux autres des trois notions de surmoi, de moi idéal et d'idéal du moi. Telle est la thèse que nous défendrons dans cet essai. L'objet de notre antithèse, inversement, sera la distinction radicale de ces trois notions.
Cette distinction nous importe, car elle en implique une seconde celle de la vie pseudo-morale inconsciente d'avec la vie morale consciente, d'avec la morale proprement dite par conséquent.
Négliger ces distinctions fondamentales, c'est s'exposer à ne rien comprendre aux fonctions spécifiques du surmoi. Mais qui les a découvertes, sinon Freud lui-même? C'est donc, en fin de compte, lui rendre hommage, que de distinguer après lui, mais grâce à lui, ce qu'il n'a pas cru devoir dissocier pour des raisons inhérentes à son génie scientifique.
N.-B. - Le terme de Ça n'étant pas familier au public, nous userons dans ces pages du terme courant d'«inconscient», étant bien entendu que nous identifions ces deux notions l'une à l'autre.
Notes: (1) Ou encore les «névropathes» selon un terme plus répandu. L'un et l'autre s'appliquent aux sujets affectés de troubles des fonctions psychiques, comme par exemple les obsessions, les phobies, mais sans cause organique décelable. Psychopathe, en revanche, désigne un malade atteint de maladie mentale, telle que dégénérescence, aliénation, schizophrénie, etc. (2) Signifie «conducteurs d'âmes». (3) Relisez à ce sujet Des Indes à la planète Mars ou Une mystique moderne. (4) Se reporter au paragraphe suivant. (5) Pulsion, pour mieux rendre le mot allemand «Trie» dû à Wundt et repris par Freud. Der Trieb - ce qui pousse - constitue la clef de voûte de la théorie freudienne. L'identifier à «instinct» ne serait pas rendre avec fidélité la pensée de l'auteur de la psychanalyse. Dans cette science, il comporte un sens plus limité et plus précis. Il s'applique essentielle-ment à deux ordres de pulsions: la sexualité, au sens large et l'agressivité. Certaines confusions avec l'une ou l'autre des multiples acceptions, souvent contradictoires, prêtées au mot généreux d'instinct sont ainsi évitées. Afin que la terminologie s'accorde à son tour avec cette distinction de notions, l'un de nous proposa de remplacer l'adjectif instinctif par instinctuel. que dernier terme, cependant, n'est pas familier au publie. Peu importe, si son sens est clair. (6) Un être civilisé se comporte pour ainsi dire automatiquement en «honnête homme» et sans se répéter: «Tu ne dois pas tuer, tu ne dois pas voler.» Quelque chose en lui, sans qu'il ait besoin d'en prendre conscience, veille à inhiber toutes tendances asociales de cet ordre. Leur absence cependant n'est pas toujours absolue; car elles peuvent à l'occasion émerger dans les rêves du plus honnête homme... pourvu qu'il dorme. Mais alors son surmoi, lequel veille, s'entend à les camoufler. Sinon le rêve tourne en cauchemar. (7) Voir à ce sujet le: Tableau comparatif (chap. III, p. 211) où ce thème sera développé. (8) Das Ich und das Es. Vienne 1923. C'est au IIe chapitre de notre étude que nous entrerons dans le détail de ce mémoire fondamental où pour la première fois Freud parla du surmoi et le décrivit. (9) Nous regrettons que M. Jankélévitch ait cru devoir le rendre par «le soi». Ce pronom prête en effet à confusion. En français, on pourrait le considérer comme propre à définir ce qu'il y a de moins neutre et de plus personnel en chacun de nous. La traduction de ce mémoire par M. le Dr S. Jankélévitch, a paru dans les Essais de psychanalyse. Paris, Payot, 1929. (10) Voir à ce sujet les beaux travaux du professeur Piaget sur la genèse de ce qu'il nomme: la logique des relations; et notamment: Le Jugement et le raisonnement chez l'enfant. (Delachaux et Niestlé.) (11) Das Ich und das Es, p. 43. (12) Dans un autre contexte, il écrit «Ichideal», terme que M. Jankélévitch a rendu par «idéal du moi». (13) C'est nous qui soulignons. (14) Cf. La critique de cette théorie constitue le thème d'un chapitre de l'ouvrage de Dalbiez, tome II, p. 463: La psychanalyse et les valeurs spirituelles.
Dernière mise à jour de cette page le Samedi 16 octobre 2004 13:43 Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
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