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Collection « Les auteur(e)s classiques »
Le langage. Introduction à l'étude de la parole (1921) Chapitre 1: Introduction: définition du langage par Edward Sapir
Une édition électronique réalisée à partir du livre dEdouard Sapir (1921), Le langage. Introduction à l'étude de la parole. Traduction française de S. M. Guillemin, 1921. Paris : Petite bibliothèque Payot, no 104, 1970, 231 pages.
Chapitre 1: Introduction:
Définition du langage
par Edward Sapir
La parole est un trait si familier de la vie quotidienne que nous prenons rarement le temps de la définir. Elle semble aussi naturelle à l'homme que la marche, et à peine moins normale que la respiration. Cependant il ne faut qu'un instant de réflexion pour nous convaincre que cette façon de juger n'est qu'une illusion. Le processus d'acquisition de la parole est, en réalité, absolument différent de celui de la marche. Dans le cas de la marche, la culture, en d'autres termes, l'ensemble traditionnel des habitudes sociales, n'entre pas réellement en action. L'enfant est équipé individuellement, par le jeu complexe des facteurs que nous nommons hérédité biologique, pour réaliser toutes les adaptations nécessaires, tant musculaires que nerveuses, qui aboutissent à la marche. A la vérité, on peut dire que la conformation des muscles et des parties appropriées du système nerveux est adaptée dès l'origine aux mouvements nécessaires à la marche et aux activités similaires. On peut dire avec raison que l'être humain est destiné à marcher, non pas parce que ses aînés l'aideront à apprendre cet art, mais parce que son organisme est préparé dès la naissance (ou même dès l'instant de sa conception), à entreprendre toutes ces dépenses d'énergie nerveuse et toutes ces adaptations musculaires qui aboutissent à la marche.
En termes concis, la marche est une fonction biologique inhérente à l'homme. Il n'en est pas de même du langage. Il est bien entendu vrai que dans une certaine mesure l'individu est également destiné à parler, mais cela est entièrement dû au fait qu'il est né non seulement dans le cadre de la nature, mais au sein d'une société qui est certaine (et certaine avec raison) de lui faire adopter ses traditions à elle. Éliminez la société, et il y a toute raison de croire qu'il apprendra quand même à marcher, en supposant qu'il survive. Mais il est tout aussi certain qu'il n'apprendra jamais à parier, c'est-à-dire à communiquer ses idées selon le système traditionnel d'une société particulière. Ou encore, séparez l'individu nouveau-né du milieu social où il se trouve et transplantez-le dans un autre milieu totalement étranger. Il se formera à l'art de marcher dans ce milieu nouveau a peu près comme il l'aurait fait dans l'ancien. Mais sa parole sera complètement différente de celle de son entourage primitif. La marche est donc une activité humaine générale qui ne varie que dans certaines limites, lorsque nous passons d'un individu à un autre individu. Ses variations sont involontaires et sans but. La parole est une activité humaine qui varie sans limites fixées à mesure qu'on va de groupe social en. groupe social, car c'est un héritage purement historique du groupe, le produit d'un usage social de longue date., Elle varie comme tout effort créateur varie, pas aussi consciemment, peut-être, mais tout aussi réellement que le font les religions, les croyances, les coutumes et 1 art des différents peuples. La marche est une fonction organique, instinctive (mais non pas, bien entendu, un instinct en elle-même). La parole est une fonction non instinctive, acquise, une fonction de culture.)
Il existe un fait qui a fréquemment contribué à empêcher qu'on reconnaisse le langage comme un simple système conventionnel de symboles sonores; ce fait séduit l'esprit populaire jusqu'à faire attribuer au langage une base instinctive qu'il ne possède pas réellement. C'est le fait bien connu d'observer que, sous l'empire d'une émotion (soit d'une douleur aiguë et soudaine, soit d'une joie sans bornes), nous émettons involontairement des sons, que celui qui les entend interprète comme traduisant l'émotion elle-même. Mais il y a une différence considérable entre de telles expressions involontaires de ce qu'on ressent et le type normal de communication des idées, qui est la parole. La première de ces expressions est bien instinctive, mais dépourvue de symboles; en d'autres termes, le son qui se rapporte à la douleur et celui qui traduit la joie n'indiquent pas, en tant que son, de quelle émotion il s'agit, il ne se tient pas à distance, si l'on peut dire, et n'annonce pas que telle ou telle émotion est ressentie. Un tel son ne sert qu'à l'expression plus ou moins automatique de l'énergie émotive ; dans un sens, le son, émis est alors partie intégrante de l'émotion elle-même. Bien plus, de tels cris instinctifs peuvent difficilement constituer un moyen de communication au sens strict du mot. Ils ne s'adressent pas à quelqu'un, ils se font seulement entendre, on les surprend plutôt, si même on les entend, comme l'aboiement d'un chien au loin, le son de pas qui s'approchent, le bruit du vent. S'ils sont le véhicule de certaines idées pour celui qui entend, ce n'est qu'avec le sens très général dans lequel tout son et même tout phénomène à notre portée peut transmettre une idée à l'esprit qui les perçoit. Si le cri de douleur involontaire qu'on est convenu de représenter par « oh ! » est considéré comme un réel symbole de langage traduisant l'idée « j'éprouve une douleur », il est tout aussi permis d'interpréter l'apparition de nuages comme un symbole, équivalent, portant le message précis « il est probable qu'il va pleuvoir ». Une définition du langage qui est assez vague pour comprendre tous les modes de déduction devient absolument dépourvue de sens.
Ne commettons pas l'erreur d'identifier nos interjections conventionnelles (nos « oh, ah! chut ! ») avec les cris instinctifs eux-mêmes. Ces interjections sont seulement les fixations reconnues de sons naturels ; elles diffèrent donc grandement selon les divers langages, en accord avec le génie phonétique propre à chacun d'eux. Elles peuvent être considérées comme partie intégrante de la parole au sens proprement culturel de ce mot, et ne s'identifient pas plus avec les cris instinctifs eux-mêmes que des mots comme « coucou » et « killdee » ne sont identiques aux cris des oiseaux qu'ils représentent, ou pas plus que la musique de Rossini pour traduire un orage dans l'ouverture de Guillaume Tell n'est vraiment un orage. En d'autres termes, les interjections et onomatopées de la parole normale se rapportent à leurs modèles, au même degré que l'art, valeur purement sociale et culturelle, se rapporte à la nature.
Mais, pourra-t-on objecter, les interjections diffèrent les unes des autres selon les langues, et cependant elles ont des airs de famille frappants et peuvent donc être considérées comme étant sorties d'une souche commune et instinctive. Leur cas, à mon avis, n'est en rien différent, par exemple, des formes variées et nationales de représentation picturale. La peinture japonaise d'une colline diffère de la peinture moderne européenne d'une même sorte de colline et elle lui est probablement apparentée; toutes deux sont inspirées par les mêmes traits de paysage et tendent à les imiter; ni l'une ni l'autre ne sont exactement la même chose que ce qu'elles représentent et ne sont pas non plus, dans aucun sens compréhensible, la continuation directe de ces traits de la nature. Les deux modes de représentation ne sont pas identiques parce qu'ils procèdent de traditions historiques diverses et sont exécutés à l'aide de techniques picturales différentes. Les interjections de la langue japonaise et de la langue anglaise sont justement le produit d'un prototype naturel commun, le cri instinctif, et sont par là même incontestablement parentes. Elles sont différentes (tantôt à l'extrême, tantôt seulement légèrement) parce qu'elles sont construites à l'aide de matériaux ou de techniques historiquement diverses: les traditions linguistiques respectives, les systèmes phonétiques, les habitudes de parole de chacun des deux peuples. Et pourtant les cris instinctifs sont dans leur essence à peu près les mêmes pour toute l'humanité, exactement comme le squelette humain, ou le système nerveux, est, à tous égards, un trait « fixe » (c'est-à-dire seulement peu ou accidentellement variable) de l'organisme humain.
Les interjections sont parmi les éléments les moins importants de la parole. Leur examen a de la valeur surtout parce qu'il montre que même de tels sons, qu'on s'accorde à classer parmi les plus proches de l'expression instinctive, ne sont ainsi que superficiellement. S'il était donc possible de démontrer que le langage tout entier remonte dans ses fondements primordiaux, historiques ou psychologiques, aux interjections, cela ne voudrait pas dire encore que le langage soit une activité instinctive. Mais, en réalité, tous les essais pour expliquer ainsi l'origine de la parole sont demeurés vains. Il n'y a pas d'évidence tangible, qu'elle soit historique ou autre, pour démontrer que la masse des éléments de la parole et des procédés linguistiques s'est développée en partant de ces interjections. Ce n'est là qu'une très petite proportion du vocabulaire et très peu importante au point de vue fonctionnel; en aucun temps, en aucune sphère linguistique dont nous ayons connaissance, nous ne pouvons remarquer une tendance notable à les transformer en trame initiale du langage. Elles ne sont jamais, au mieux, qu'un ornement en bordure d'un tissu large et compliqué.
Ce qui s'applique aux interjections vaut, à plus forte raison, pour les onomatopées. Des mots tels que « whippoorwill » , « to mew » (miauler), « to caw » (croasser) ne sont en aucun sens des sons naturels que l'homme a instinctivement ou automatiquement reproduits, ils sont tout aussi bien des créations de l'esprit humain, des traits de l'imagination humaine, que n'importe quoi d'autre dans le langage. Ils ne sortent pas directement de la nature, ils s'en inspirent et s'en moquent. Aussi, la théorie qui fait de l'onomatopée l'origine de la parole, la théorie qui voudrait expliquer tout langage comme une évolution graduelle de sons à caractère imitatif, ne se rapproche pas plus du plan instinctif que ne le fait le langage dans sa forme actuelle.
Quant à la théorie elle-même, elle n'est père plus digne de foi que celle qui lui fait pendant et qui concerne les interjections. Il est vrai que beaucoup de mots qui n'ont plus maintenant figure d'onomatopée, ont eu autrefois c'est prouvé, une forme phonétique qui rappelait nettement leur origine imitative; tel le mot anglais « laugh » (le rire ou rire). Même ainsi, il est tout à fait impossible de démontrer (et il n'est pas vraiment raisonnable de supposer) que les mots, ou quoi que soit de leur forme, proviennent d'onomatopées anciennes, sauf en ce qui concerne une très infime partie d'éléments linguistiques. Même si nous sommes enclins, en thèse générale, à considérer comme très importante pour les langues primitives l'imitation de sons naturels, nous sommes bien forcés de constater que ces langues primitives n'ont pas de prédilection spéciale pour les onomatopées. Parmi les peuplades les plus primitives de l'Amérique, les tribus de l'Athabaska, sur le Mackenzie, parlent des langues dans lesquelles ce genre de mots est à Peu près ou totalement absent ; et dans les langues évoluées comme l'anglais ou l'allemand, les onomatopées sont relativement fréquentes. Un tel exemple démontre combien la véritable essence du langage procède peu de la seule imitation des sons.
La voie est maintenant libre et nous pouvons tenter de donner une définition valable du langage. Le langage est un moyen de communication purement humain et non instinctif, pour les idées, les émotions et les désirs, par l'intermédiaire d'un système de symboles créés à cet effet. Ces symboles sont en premier lieu auditifs et sont produits par ce qu'on nomme « les organes de la parole ». Les expressions instinctives et le milieu naturel peuvent parfois influer considérablement sur certains aspects du langage, les tendances instinctives, motrices ou autres, peuvent diriger d'une certaine façon nu modeler l'expression linguistique, mais même en l'admettant, il n'y a pas de base instinctive discernable dans le langage humain. Il y a bien des communications humaines ou animales (si tant est qu'on puisse appeler cela communications) qui sont le résultat des cris instinctifs, mais ce n'est nullement là un langage, au sens où nous l'entendons.
Je viens de parler des « organes de la parole » et il pourrait sembler au premier abord que cela revient à dire que la parole est en elle-même une action instinctive et biologiquement déterminée par avance. Ne nous laissons pas tromper par cette simple formule; il n'y a, à proprement parler, pas d'organes de la parole; il y a seulement des organes qui sont fortuitement utiles à la production des sons du langage: les poumons, le larynx, le palais, le nez, la langue, les dents, et les lèvres sont utilisés pour la parole, mais ne doivent pas être considérés comme les organes essentiels de la parole, pas plus que les doigts ne sont uniquement les organes propres à jouer au piano, pas plus que les genoux ne sont les organes de la prière. La parole n'est pas une activité simple produite par des organes biologiquement adaptés à cette fonction ; c'est un réseau très compliqué et constamment changeant d'adaptations diverses : du cerveau, du système nerveux, des organes d'audition et d'articulation, tout cela tendant vers un seul but désiré : la communication des idées. Les poumons assuraient en réalité l'indispensable fonction biologique de la respiration, le nez était l'organe de l'odorat; les dents étaient faites pour broyer la nourriture en vue de la digestion. Si donc ces organes et d'autres encore sont constamment utilisés pour la parole, c'est uniquement parce que tout organe, déjà existant et pouvant, bien entendu, être commandé volontairement, peut être utilisé par l'homme pour des activités secondaires. Physiologiquement, la parole est une fonction ou, pour mieux dire, un groupe de fonctions qui empiète sur les autres. Elle obtient tout ce qu'elle veut d'organes et de fonctions nerveuses ou musculaires, qui, en réalité, ont été créés et se sont maintenus pour des fins bien différentes.
Il est vrai que les psycho-physiologistes parlent de la localisation de la parole dans le cerveau. Cela ne peut signifier autre chose que la localisation des sons du langage dans le centre auditif, ou dans une portion circonscrite de ce centre, exactement comme sont localisés d'autres genres de sons, et que les fonctions motrices impliquées dans la parole (les mouvements des cordes vocales dans le larynx, ceux de la langue pour la prononciation des voyelles, ceux des lèvres pour certaines consonnes, et bien d'autres) sont localisées dans les centres moteurs, comme le sont toutes les autres impulsions qui commandent les fonctions motrices spéciales. De la même façon, le centre visuel contrôle tous les processus de reconnaissance visuelle impliqués dans la lecture. Naturellement, les points particuliers, ou groupes de points, de localisation des divers centres cérébraux qui se rapportent à n'importe quel élément du langage sont reliés dans le cerveau par les centres d'association, si bien que l'aspect extérieur ou psychophysique du langage est un vaste réseau de localisations combinées dans le cerveau et dans les centres nerveux secondaires, les localisations auditives étant sans aucun doute les plus importantes de toutes en ce qui concerne la parole. Cependant un son articulé localisé dans le cerveau, même lorsqu'il est associé aux mouvements particuliers des « organes de la parole » nécessaires à le traduire, est encore très loin de constituer un élément du langage ; il doit encore être associé avec un produit ou un groupe de produits provenant de l'expérience, par exemple une image visuelle ou une catégorie d'images visuelles, ou une sensation, avant qu'il acquière la plus rudimentaire des significations. Ce produit de l'expérience constitue le contenu ou le sens de l'entité linguistique. Les excitations cérébrales combinées, auditives, motrices et autres, qui sont à la base de la parole et de l'audition, ne sont qu'un symbole compliqué ou un signe qui traduit ce sens dont nous aurons encore à parler. Nous voyons donc aussitôt que le langage proprement dit n'est pas et ne peut pas être exactement localisé, car il consiste en un rapport symbolique particulier (physiologiquement arbitraire) entre les divers éléments de la conscience d'une part, et d'autre part certains autres éléments différenciés, localisés dans les centres auditifs, moteurs, nerveux et autres, du cerveau. Si le langage peut être considéré comme exactement localisé dans le cerveau, c'est seulement dans un sens général et sans grand intérêt; en effet, à propos de toutes les manifestations de la conscience, de tous les intérêts humains, de toute l'activité humaine, on peut dire que « cela vient du cerveau ». )Par conséquent nous n'avons pas d'autre solution que de considérer le langage comme un système perfectionné qui fonctionne à l'intérieur, du complexe psychique ou spirituel de l'homme. Nous ne pouvons pas le définir comme une entité en termes purement psycho-physiques, quoique la base psycho-physique soit essentielle à son fonctionnement individuel.
Du point de vue du physiologiste ou du psychologue, nous paraissons peut-être sans excuse de faire abstraction de cette base pour l'étude de la parole. Cependant cette attitude est justifiable : nous pouvons discuter avec profit sur le but, la forme et l'histoire du langage, tout comme nous discuterions sur la nature de toute autre phase de la culture humaine, l'art ou la religion par exemple; nous les considérons comme une entité procédant de la culture ou des institutions, et nous laissons de côté le mécanisme organique ou psychologique comme admis « a priori ». Le lecteur doit donc comprendre que notre «introduction à l'étude de la parole» ne s'occupe pas de ces aspects Physiologiques ou psychophysiologiques qui sont à la base du langage. Notre étude ne s'attachera pas à la genèse ni au fonctionnement d'un mécanisme concret, elle doit plutôt s'inquiéter de la fonction et de la forme de ce système symbolique arbitraire qu'on appelle le langage.
J'ai déjà indiqué que l'essence 'même du langage réside dans le fait de considérer certains sons conventionnels et volontairement articulés, ou leurs équivalents, comme représentant les divers produits de l'expérience. Le mot « maison » n'est pas un fait linguistique en lui-même si l'on entend seulement par là l'effet auditif produit sur l'oreille par les consonnes et voyelles qui constituent ce mot, prononcées dans un certain ordre. Ce fait linguistique n'est pas non plus constitué par les phénomènes moteurs ou tactiles qui président à l'articulation du mot, ni par l'image verbale qui se forme chez celui qui entend ce son articulé, ni même par la perception visuelle du mot « maison » écrit ou imprimé, ni par les phénomènes moteurs ou tactiles qui sont à la base de l'écriture du mot, ni encore par la mémoire de quelques-unes ou de toutes ces activités. C'est seulement quand toutes ces activités combinées, et même d'autres, sont automatiquement associées à l'image d'une maison n'elles commencent à devenir symbole, mot, élément du langage. Mais le seul fait de cette association n'est pas suffisant. Nous pourrions avoir entendu un certain mot prononcé dans une maison déterminée, dans des circonstances si frappantes que ni le mot ni l'image de la maison ne revienne jamais dans notre conscience sans que l'autre soit aussitôt présent au même instant. Ce genre d'association ne constitue pas le langage ; l'association qui préside au langage doit être purement symbolique; c'est-à-dire que le mot doit déclencher l'image, s'en faire suivre étroitement et ne jouer aucun autre rôle que celui de contre-partie à laquelle on doit pouvoir se référer chaque fois qu'il est nécessaire ou commode de le faire; Pareille association est volontaire, et dans un sens arbitraire, et demande une dépense considérable d'attention consciente, tout au moins au début, car l'habitude rend vite cette association aussi automatique et plus rapide que bien d'autres.
Mais nous avons avancé un peu trop vite. Si le symbole « maison », que ce soit une image auditive, motrice ou visuelle, ne s'attachait qu'à la seule image d'une maison déterminée vue une seule fois, ce mot pourrait à la rigueur être qualifié par indulgence d'élément du langage ; cependant il est évident qu'un langage ainsi constitué n'aurait que peu ou pas de valeur comme moyen de communication. Les produits innombrables de notre expérience demandent à être considérablement élagués et groupés avant qu'il soit possible de les classer en symboles, et ce classement est indispensable si nous vouions exprimer des idées.
Les éléments du langage, les symboles qui sont les étiquettes, si l'on peut dire, -de ce que nous connaissons, doivent être attachés à des groupes entiers, à des catégories bien définies de produits de l'expérience, plutôt qu'à un seul produit. C'est seulement ainsi que la communication des idées devient possible, car l'expérience unique reste au fond dans la conscience individuelle et est proprement parler incommunicable. Pour que la communication puisse s'établir, cette expérience individuelle doit se ranger dans une des catégories tacitement reconnues par la collectivité. Ainsi l'impression particulière que j'ai ressentie à propos d'une certaine maison doit se trouver conforme à toutes mes autres impressions sur la maison. De plus, ma mémoire généralisée, ou plutôt ma notion de cette maison, doit aller se confondre avec les notions que tous les autres individus qui ont vu la maison, s'en sont formé. L'impression particulière du début s'est maintenant étendue de façon à embrasser toutes les impressions et images possibles que des êtres sensibles se sont formé, ou peuvent se former, de la maison en question. Cette première généralisation de l'expérience est à la base de nombreux éléments linguistiques, les noms propres par exemple. C'est essentiellement le même type de généralisation qui constitue le fond, la matière brute de l'histoire et de l'art. Mais nous ne pouvons pas nous contenter de réduire ainsi la diversité infinie de l'expérience; nous devons aller au fond des choses, nous devons plus ou moins arbitrairement réunir de nombreux produits de l'expérience comme étant suffisamment similaires pour nous permettre de les dire identiques (ce qui est commode, mais faux). Cette maison-ci et cette maison-là et des milliers d'autres cas du même genre sont considérés comme ayant assez de points en commun, malgré d'évidentes différences de détail, pour être compris dans la même appellation. En d'autres termes, l'élément du langage « maison » est le symbole, le premier de tous, non d'une perception isolée, même pas de la notion d'un objet particulier, mais d'un « concept », c'est-à-dire d'une enveloppe commode des idées qui comprend des milliers d'éléments distincts de l'expérience et qui peut en contenir encore des milliers. Si les éléments séparés du langage sont les symboles de concepts, l'ensemble du langage lui-même peut s'interpréter comme étant la relation orale de 'établissement de ces concepts dans leurs rapports mutuels.
Une question s'est souvent posée : la pensée est-elle possible sans la parole? et même, la parole et la pensée ne sont-elles pas que deux aspects du même processus psychique? La question est d'autant plus difficile à résoudre qu'elle a été entourée de malentendus. Tout d'abord, il est bon d'observer ceci : que la pensée exige ou non le symbolisme, c'est-à-dire la parole, l'ensemble du langage n'est pas toujours indicateur d'une pensée. Nous avons vu que l'élément linguistique typique est l'étiquette d'un concept; il ne s'ensuit pas que le langage soit toujours ou surtout employé pour exprimer des concepts. Dans la vie ordinaire nous ne nous occupons pas tant de concepts que de cas concrets et de rapports particuliers. Quand je dis par exemple « j'ai lait un bon déjeuner ce matin », il est clair que je n'éprouve pas les angoisses d'un travail intellectuel laborieux et que je n'ai à exprimer qu'un souvenir agréable traduit symboliquement par une expression très courante. Chaque élément de la phrase incarne un concept séparé, ou un rapport entre concepts, ou les deux combinés, mais la phrase en elle-même n'a nullement traduit un concept unique. C'est à peu près comme si une dynamo, capable de fournir assez de courant pour actionner un ascenseur, était mise en marche presque exclusivement pour alimenter la sonnette électrique de la porte d'entrée. Ce parallèle est plus évocateur qu'il ne le paraît tout d'abord: le langage peut être considéré comme une machine propre à toutes sortes d'usages psychiques ; non seulement son courant suit les méandres les plus cachés de la conscience, mais il les suit à des niveaux différents, s'étendant depuis la phase intellectuelle qui est dominée par des images particulières jusqu'à celle où les concepts abstraits et leurs rapports sont les seuls objets de l'attention concentrée, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'on appelle ordinairement le raisonnement. Ainsi, seule la forme extérieure du langage est constante; son sens intérieur, sa valeur psychique, son intensité, varie librement selon l'attention, ou selon les inclinations de l'esprit, et aussi (est-il besoin de le dire) selon le développement intellectuel général. Du point de vue du langage, la pensée peut se définir comme étant le contenu latent, ou le potentiel le plus élevé de la parole, le contenu qu'on peut découvrir en donnant à chacun des éléments du langage parlé sa plus haute valeur de concept. Cela que le langage et la pensée ne sont pas strictement coexistants, tout au plus le langage peut-il être seulement la facette extérieure de la pensée sur le plan le plus élevé, le plus général de l'expression symbolique. Pour traduire notre idée un peu différemment, le langage est avant tout une fonction extrarationnelle ; il travaille humblement à s'élever jusqu'à la pensée qui est latente dans ses formes et dans ses classifications, et qui peut, à l'occasion, y être discernée ; il n'est pas, comme on le croit généralement a priori, avec assez de naïveté, l'étiquette finale dont on décore la pensée parfaite
La plupart des gens à qui l'on demanderait s'ils peuvent penser sans parler, répondraient probablement « oui, mais il ne m'est pas facile de le faire; cependant, je sais que cela se peut ». Le langage ne serait-il donc qu'un vêtement? mais plutôt qu'un vêtement n'est-il pas une route tracée ou un sentier battu ? Il est en réalité probable que le langage est un instrument destiné primitivement à être utilisé sur un plan beaucoup plus bas que celui des concepts, et que la pensée s'en élève comme une interprétation raffinée de son contenu.
Le produit croît, si l'on veut, en même temps que ses facteurs, et la pensée peut fort bien n'être plus concevable dans sa genèse et son exercice quotidien sans la parole, que n'est possible le raisonnement mathématique dépourvu de ses symboles appropriés. Personne ne va croire que même le plus difficile des problèmes mathématiques dépend de par sa nature d'un jeu arbitraire de symboles, mais il est impossible de supposer que l'esprit humain est capable de concevoir ou de résoudre ce problème sans les symboles. L'auteur de ces lignes est, quant à lui, fermement persuadé que l'idée chère à bien des gens, selon laquelle ils peuvent penser et même raisonner sans langage, est une illusion. L'illusion semble due à de nombreux facteurs : le plus simple, de ces facteurs est que nous sommes incapables de faire une distinction entre l'image et la pensée. En réalité, aussitôt que nous plaçons une image dans une relation consciente avec une autre, nous nous surprenons à former silencieusement toute une suite de mots. On considère la pensée comme une zone naturelle séparée de la zone artificielle du langage : à notre avis, celui-ci serait plutôt la seule route connue pour mener à la zone de la pensée. L'illusion que la pensée puisse se passer du langage a encore une autre source : il nous est impossible de comprendre que le langage n'est pas identique à son symbolisme auditif. Ce symbolisme auditif peut être remplacé, point par point, par un symbolisme moteur ou visuel (bien des gens peuvent lire, par. exemple, d'une manière purement visuelle, c'est-à-dire sans l'intermédiaire d'une suite d'images auditives qui correspondent aux mots écrits ou imprimés), ou par d'autres types de communication plus subtils et délicats qui ne sont pas aussi faciles à définir. Donc la supposition que l'on pense sans langage, simplement parce qu'on ne se rend pas compte de la coexistence 'images auditives, est en vérité bien peu valable. On peut aller jusqu'à soupçonner que l'expression symbolique de la pensée se situe, dans certains cas, en dehors des limites de la conscience; dans ce cas, le sentiment qu'on a d'une pensée libre, non attachée au langage, est (pour certains types d'esprit) justifiée, mais seulement relativement.
D'un point de vue psycho-physiologique, cela signifierait que les centres auditifs ou visuels du cerveau, en même temps que les centres d'association appropriés, qui correspondent à la parole, sont affectés si légèrement pendant le processus de la pensée, qu'ils le sont inconsciemment. Ce serait là un cas exceptionnel : la pensée chevauchant légèrement sur les hauteurs qui limitent la parole, au lieu de s'avancer tranquillement avec elle, la main dans la main. La psychologie moderne nous a montré avec quelle puissance le symbolisme s'empare du subconscient. Il est donc plus facile de comprendre aujourd'hui qu'il y a deux cents ans, que la pensée la plus intangible peut fort bien n'être que la contrepartie consciente d'un symbolisme linguistique inconscient.
Encore un mot au sujet des rapports entre le langage et la pensée. Le point de vue que nous avons développé n'exclut nullement la possibilité que la progression du langage soit fortement tributaire du développement de la pensée. Nous pouvons présumer que le langage s'est formé extra-rationnellement; nous ignorons exactement comment, et à quel stade précis de l'activité mentale, mais nous ne devons pas imaginer qu'un système de symboles linguistiques très Perfectionné se soit constitué avant la genèse des concepts distincts et de la pensée qui utilise ces concepts. Croyons plutôt que les processus de la pensée se firent jour comme une sorte de débordement psychique presque au début de l'expression linguistique; bien plus : que le concept une fois défini a réagi forcément sur la vie de son symbole, encourageant son développement ultérieur. Nous voyons s'effectuer sous nos yeux ce procédé complexe des réactions réciproques du langage et de la pensée : l'instrument rend possible le produit, mais le produit perfectionne l'instrument. L'apparition d'un concept nouveau est toujours accompagnée de l'emploi plus ou moins faussé ou étiré du vieux matériel linguistique; le concept n'acquiert une vie distincte et indépendante que lorsqu'il a trouvé une enveloppe linguistique bien à lui. Dans la plupart des cas, le nouveau symbole n'est qu'une forme rebrodée sur le vieux canevas linguistique déjà existant, selon des plans établis par des antécédents despotiques. Aussitôt que le mot est créé, nous sentons instinctivement, avec un certain soulagement, que le concept prend pour nous une forme maniable. Ce n'est qu'en possédant le symbole que nous nous sentons détenteurs 'une clé qui livre le sens précis du concept. Serions-nous si prêts à mourir pour la « liberté », si disposés à lutter pour notre « idéal », si ces mots ne résonnaient pas en nous? Et le mot, nous le savons, n'est pas seulement ne clé, il peut aussi être une entrave.
Le langage est avant tout un système auditif de symboles ; c'est aussi un système moteur, puisqu'il procède par articulation, mais l'aspect moteur de la parole est nettement secondaire par rapport à l'aspect auditif. Chez les individus normaux, l'impulsion qui les fait parler. prend d'abord naissance dans le domaine des images auditives et est ensuite transmise aux nerfs moteurs qui commandent aux organes de la parole. Les processus moteurs et les sensations motrices qui l'accompagnent ne sont cependant pas le point mal de l'opération. Ils ne sont qu'un moyen et un levier de commande pour provoquer une perception auditive à la fois chez celui qui parle et chez celui qui entend. La communication qui est l'objet même de la parole n'est vraiment réalisée que lorsque les perceptions auditives de celui qui entend sont traduites en une suite d'images appropriées, ou de pensées, ou les deux combinées. Le cycle du langage en tant qu'opération purement physique commence et se termine donc dans le domaine des sons. La concordance entre l'image auditive initiale et les perceptions auditives finales est une sorte de ratification sociale de l'opération qui en garantit le succès. Comme nous l'avons déjà vu, le déroulement normal de cette opération peut connaître des modifications à l'infini, ou se transférer à des systèmes équivalents, sans pour autant perdre ses caractéristiques essentielles.
La plus importante de ces modifications est la simplification que le fait de penser apporte au processus du langage ; cela peut prendre bien des formes selon les particularités de structure ou de fonctionnement de l'esprit propres à chacun. La forme la plus simple est ce qu'on appelle « se parler à soi-même » ou « penser à haute voix ». Le sujet parlant et le sujet entendant sont alors confondus en une seule et même personne, qui, peut-on dire, se communique ses pensées à elle-même. Encore plus remarquable est la forme très simplifiée où les sons ne s'articulent pas du tout. Toutes les variétés de langage intérieur ou de pensée normale se rattachent a cette catégorie. Seuls, parfois, les centres auditifs peuvent être excités; ou bien l'impulsion qui conduit à l'expression linguistique peut se communiquer aux nerfs moteurs qui commandent aux organes de la parole, mais sont freinés par les muscles de ces organes, ou en quelque point des nerfs moteurs eux-mêmes; ou bien les centres auditifs peuvent être affectés seulement légèrement, si même ils le sont, et alors le processus du langage se manifeste directement dans le domaine moteur. Il doit y avoir encore d'autres types de simplification. L'excitation des nerfs moteurs, même dans le langage intérieur, est très fréquente et cependant aucune articulation visible ni audible n'en résulte ; ce fait est facile à constater en observant la sensation de fatigue des organes de la parole et surtout, du larynx qui se manifeste après une lecture particulièrement absorbante ou une méditation intensive.
Toutes les modifications envisagées jusqu'à présent sont cependant conformes au processus normal du langage ordinaire. D'un très grand intérêt et fort importantes sont les possibilités de transférer tout le système de symbolisme linguistique sur un autre plan que celui qui nous apparaît normal. C'est alors, nous l'avons vu, une question de sons ou de mouvements destinés à produire des sons. Le sens visuel n'entre pas en jeu. Mais supposons que ces sons articulés puissent être non seulement entendus, mais vus, à mesure que le sujet parlant les émet : si l'on pouvait acquérir une perception assez fine pour saisir visuellement les mouvements des organes de la parole, il est certain que la voie serait ouverte à un nouveau type de symbolisme linguistique dans lequel le son serait remplacé par l'image visuelle de l'articulation correspondant au son. Ce genre de système est sans grande valeur pour la plupart d'entre nous parce que nous possédons déjà une organisation audio-motrice dont ce ne serait au mieux qu'une copie médiocre, toutes les articulations au complet n'étant pas visibles à lil nu. Néanmoins l'usage que les sourds-muets font de la lecture labiale est bien connu : c'est pour eux une méthode substitutive pour capter la parole. Le plus important de tous les symbolismes visuels attachés à la parole est, bien entendu, celui du mot écrit ou imprimé auquel, du point de vue de l'organisation motrice, correspondent les mouvements complexes qui aboutissent à l'écriture à la main ou à la machine, ou à d'autres systèmes de représentation graphique de la parole. Il est important de signaler (à part le fait que ces autres types de symbolisme ne sont plus des produits secondaires du langage normal) que chaque élément du système (lettre ou mot écrit) correspond à un élément particulier du système initial; le langage écrit est donc en tout point équivalent à sa contre-partie parlée. Les formes écrites sont les symboles secondaires des symboles parlés, des symboles de symboles ; la correspondance entre les deux est pourtant parfaite, non seulement en théorie, mais dans la pratique véritable; à tel point que pour certaines personnes coutumières de la lecture purement visuelle, et dans certains types de pensée, ces formes écrites se substituent aux formes parlées. Néanmoins ces associations audio-motrices sont probablement toujours latentes, c'est-à-dire qu'elles entrent en jeu inconsciemment. Même ceux qui lisent ou pensent sans faire le moindre usage des images sonores, en sont quand même tributaires. Ils ne font que se servir d'un moyen d'échange, celui des symboles visuels, comme monnaie pratique pour les marchandises et les services des symboles auditifs initiaux.
Les possibilités de transfert du symbolisme linguistique sont pratiquement illimitées; un exemple familier est l'alphabet Morse, dans lequel les lettres normales sont représentées par une série déterminée de coups plus ou moins longs. Ici, le Morse se substitue au langage écrit plutôt que directement au langage parlé. La lettre du code télégraphique Morse est donc le symbole d'un symbole de symbole. Il ne s'ensuit nullement, bien entendu, que l'opérateur exerce qui veut capter un message, ait besoin de transposer chaque lettre de Morse en image écrite pour la traduire enfin en image auditive normale. La méthode exacte pour lire le Morse varie beaucoup selon les individus. On peut à la rigueur concevoir, même si ce n'est pas très vraisemblable, que certains opérateurs de Morse ont pu s'accoutumer à penser directement en lettres frappées, tout au moins en ce qui concerne uniquement la partie consciente du phénomène ; ou encore, s'ils sont très doués dans le sens du symbolisme moteur, ils peuvent également penser dans les termes du symbolisme tactile qui se forme en transmettant les messages Morse.
Les langages par gestes sont également intéressants; ils se sont formés au profit des sourds-muets, ou de personnes qui sont trop loin pour s'entendre, mais qui peuvent se voir ; quelques-uns de ces systèmes sont point par point équivalents au système normal ; d'autres, comme le langage militaire par gestes des Indiens des plaines nord-américaines, sont saisis par des tribus qui ne comprennent pas leurs idiomes respectifs; c'est donc une forme imparfaite de transfert se limitant à ne rendre qu'un nombre de mots indispensables en cas de besoin urgent. Pour ces derniers systèmes, comme pour d'autres encore plus rudimentaires en usage en mer ou dans les bois, on peut dire que le langage réel ne joue plus guère de rôle, mais que les idées sont transmises directement par un procédé symbolique inusité, ou par une sorte d'imitation quasi instinctive ; semblable interprétation serait erronée. L'intelligibilité de ces symboles imparfaits peut difficilement être due à autre chose qu'à un transfert silencieux et automatique en termes plus complets de langage parlé.
Nous en conclurons évidemment que toute communication volontaire des idées, en dehors de la parole normale, est un transfert, direct ou individuel, du symbolisme habituel au langage auditif, ou tout au moins, que cette communication implique l'intermédiaire d'un authentique symbolisme linguistique. C'est là un fait de première importance ; les images auditives ou les images motrices qui leur sont liées et qui déterminent l'articulation de la parole, sont, quelles que soient les voies détournées suivies par le processus, la source historique de toute parole et de toute pensée. Un autre point est d'une importance encore plus grande : c'est a facilité avec laquelle le symbolisme de la parole peut se transférer d'un sens à l'autre, d'une technique à I'autre; cela indique en soi que les sons de la parole ne sont pas les seuls éléments essentiels du langage, et que ce fait réside plutôt dans la classification, dans le système des formes et dans les rapports des concepts. Nous le répétons : le langage en tant que structure, constitue par son aspect intérieur le moule de la pensée. C'est ce langage abstrait, plutôt que ses modalités physiques, qui nous occupera dans cette étude.
Il n'y a pas de particularité plus saisissante dans le langage. que son universalité. On peut discuter pour savoir si les comportements de telle ou telle tribu méritent le nom de religion ou d'art, mais on ne connaît pas de peuple qui ne possède un langage organisé. Le moins évolué des Bochimans sud-africains s'exprime en formes d'une grande richesse d'expression et qui, dans leur essence, peuvent parfaitement se comparer à la langue d'un Français cultivé. Il va sans dire que les concepts les plus abstraits ne sont pas représentés aussi abondamment dans l'idiome du primitif, et on n'y trouve pas ces nuances raffinées indicatrices d'une haute culture. Cependant, cette sorte de développement linguistique qui s'étend parallèlement à l'accroissement historique de la culture, et qui, dans ses formes avancées, devient ce crue nous nommons la littérature. n'est en réalité qu'une chose superficielle. La base fondamentale du langage, la constitution dun système phonétique bien défini, l'association des éléments linguistiques et des concepts, et le fait de pourvoir avec élégance à tous les modes d'expression des rapports, tout cela se trouve perfectionné à l'extrême et réglementé dans toutes les langues connues. Bien des idiomes primitifs possèdent une richesse de forme, une abondance d'expression qui éclipse tout ce qu'on peut trouver dans les langues civilisées modernes. Jusque dans le seul domaine du vocabulaire, le profane doit être prêt à d'étranges surprises. Les idées populaires, quant à l'extrême pauvreté d'expression des langues primitives, sont de vulgaires fables. a diversité incroyable des langues n'est guère moins frappante que leur universalité. Ceux d'entre nous qui ont étudié le français ou l'allemand, ou mieux le latin ou le grec, savent quelles formes variées la pensée peut emprunter. Les divergences de forme entre le latin et l'anglais sont comparativement minimes en comparaison de ce que nous savons des systèmes linguistiques plus exotiques. L'universalité et la diversité de la parole nous conduisent à une déduction importante: que toutes les formes de langage découlent ou ne découlent pas d'une seule forme initiale, il nous faut bien convenir
lue le langage est un héritage extrêmement archaïque de la race humaine; il est douteux qu'un autre aspect culturel de l'humanité, que ce soit l'art de faire jaillir le feu ou de travailler la pierre, puisse se targuer de plus d'ancienneté. Je suis enclin à penser que le langage est même antérieur aux manifestations les plus primitives de la culture matérielle, et qu'en réalité ces manifestations ne devinrent possibles que lorsque le langage, instrument d'expression et de communication, se fut lui-même constitué.
Dernière mise à jour de cette page le Jeudi 27 mars 2003 14:23 Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
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