Présentation des ouvrages
d’André Géraud (Pertinax)
et d’Henry Torrès
Michel BERGÈS
17 décembre 2022
La collection « Civilisations et Politique » propose au lecteur deux ouvrages sur la période des années 1914-1944 : le premier, d’André Géraud Les Fossoyeurs. Défaite militaire de la France Armistice Contre-révolution, le second, d’Henry Torrès : La France trahie. Pierre Laval.
André Géraud (Pertinax de son nom de plume) est un célèbre journaliste spécialiste de relations internationales, né le 18 octobre 1883 à Saint-Louis de Montferrand (près de Bordeaux), résident après 1945 du village de Ségur-le-Château (aux confins de la Corrèze, de la Dordogne, de la Haute-Vienne et du Lot), décédé à Brive-La-Gaillarde le 11 décembre 1974.
(cf. les sites : https://fr.wikipedia.org/wiki/André_Géraud,
et http://www.periberry.com/article-segur-le-chateau-en-1945-110504013.html).
Son essai, Les Fossoyeurs, a été publié en deux tomes aux Éditions de la Maison française à New York en 1943.
Nous sommes en présence d’une des plus importantes analyses de la crise française des années 30 et 40, causée plus par les comportements des classes dirigeantes conservatrices que par des manquements de la démocratie républicaine en général, souvent évoqués comme prétextes selon cet auteur antifasciste attentif à rechercher les causes de la Seconde Guerre mondiale.
Porté par une culture historique et littéraire accomplie, le livre s’enrichit des notes du journal de ce dernier, tenu depuis 1918, densifié en 1934, fort aussi de la rédaction de centaines d’articles dans le quotidien droitier L’Écho de Paris, puis dans L’Europe nouvelle (créé par Louise Weiss en 1918), dont Pertinax assuma la direction à partir de mars 1938.
Travail quotidien très prenant, poursuivi par un poste de correspondant de l’Agence Française Indépendante (Afi) à New York, où il se réfugia en juin 1940 fuyant le « régime de Vichy », qui, en retour de son engagement éditorial patriote, le « dénationalisa », comme beaucoup de ceux qui refusèrent l’humiliation, la défaite et la dictature qui s’ensuivit, sous la houlette de Pétain et de sa « clique ».
Indépendant d’abord (dans le sillage d’Albert Londres !), engagé dès l’été 1940 sur le chemin de l’honneur des Français Libres, témoin privilégié de par son poste d’observation et d’action, André Géraud propose une étude spectrale de l’effondrement progressif de la politique du pays. Il a suivi ou interrogé tous les grands responsables de l’époque, français et anglais, ce qui lui a permis d’apprécier les entre-chocs des systèmes de pouvoir en présence. Il a dressé aussi des portraits bien enlevés concernant à la fois :
- des politiciens « de basse extraction morale » (sic), lâches ou incapables, traîtres et corrompus au besoin, démagogues ou hésitants, ou tout cela à la fois… Exemple ? Le prototype ineffable, nous souffle le Pertinax-La Fontaine, le Laval Volpone plus que Scapin, « paysan gentilhomme » affairiste et arriviste tout à son démon du pouvoir, jetant ses mauvais sorts et distillant ses poisons de vengeance contre ses ennemis politiques : un des plus grands traîtres que la France ait connus depuis le Ganelon littéraire de la Chanson de Roland et de la bataille de Roncevaux…, à la démonstration de l’auteur ;
- des militaires, perclus de décorations et d’honneurs, « clans » très hiérarchisés et concurrents, aveugles quant aux lézardes profondes de leur « système » depuis 1918, comme aux désuétudes de leurs « stratagèmeries » face au danger hitlérien ;
- des diplomates à la traîne de la boîte à idées paralysante de la Société des Nations, déboussolés par les changements incessants de directions, d’alliances et de mésalliances contradictorielles ;
- des requins de la haute finance (« les 200 familles »), soutenant un « consortium » d’opinions (le « gang de la grande presse »), aux dents qui dépassaient, accouplés à certains politiciens véreux ou directement engagés dans l’arène politique, prêts à vendre leur âme et le pays à tous les dictateurs de passages et à leurs agents… ;
- des intrigantes demi-mondaines, habituées du pied de grue d’antichambre auprès de décideurs primesautiers, trop facilement influençables ;
- des agents des « cinquièmes colonnes » environnantes, cherchant, tels des furets, à intoxiquer et empoisonner le pays …
Et combien d’autres encore, dont le ballet dansant nous est présenté en un tableau vériste, aux accents balzaciens peu complaisants…
Féru de lectures dont celle des historiens anciens (parfois cités, tels ceux des « Renaissances » italienne ou anglaise, façon Machiavel, Guichardin ou Shakespeare, sans oublier les pamphlétaires du romantique siècle où il est né) , Pertinax a aussi pris note des apports de la décapante Science politique américaine d’alors. Ainsi use-t-il volontiers et sans hésiter des concepts réalistes décrivant sans faille le « champ politique » dans ses caractéristiques irréductibles : réseaux de pouvoir et d’interdépendance ; connivences familiales, amicales d’originaires ou « club des camarades » ; jeux de combinaisons ministérielles ; manèges de promotion ou d’élimination des présidents du Conseil ; fabrication ou destruction de majorités parlementaires ; manipulation des « fonds secrets » ; exploitation des partis, de leurs « comitards » et de leurs « courtiers » ; rapports tendus avec la haute administration ; embrouillamini des décisions de gestion publique ou de politique étrangère ; comportements de factions, de cliques ; poids des « coteries » ; jeux d’intrigue, de conjuration, de complot, de corruption ou de trahison … Bref, la politique, toute crue et de tous les temps…
D’une telle lecture, jeunes ou moins jeunes historiens et historiennes d’aujourd’hui, pourraient prendre là bonne graine, à condition de jeter aux orties leurs afféteries, leurs coquetteries, voire leurs connivences militantes ultérieures, de si mauvais alois. Ils comprendront que l’histoire politique n’est point un bal costumé !
Au bout du compte, on assiste à une description d’un scénario lavalo-pétainiste contre-révolutionnaire, dont l’auteur démonte les antécédents bien avant « Vichy », séquence dictatoriale portée par une classe dirigeante droitière et centriste responsable aussi de la défaite militaire (due, elle, à la désarticulation d’états-majors en peau de lapin).
En ses limites archivistiques et daté de 1943, l’essai rappelle au passage les méfaits des premières mesures dudit « gouvernement » de fait, transformé en courroie de transmission de la politique d’un ennemi occupant le sol national (sous la houlette des Ss et du Sd nazi).
On peut lire par exemple, dans le tome 2, en la connaissance des faits par l’auteur depuis son observatoire new-yorkais :
p. 191 :
- « La loi du 30 août 1940 dissout les sociétés secrètes. Le statut des Juifs est fixé par la loi du 3 octobre 1940 : ils sont chassés des fonctions publiques ou administratives, de l’armée et de l’enseignement. Bientôt toutes sortes d’entreprises leur seront interdites et, dans les professions libérales, ils auront affaire au numerus clausus. Le fanatique Xavier Vallat deviendra commissaire aux affaires juives en mars 1941. »
p. 253 (note 25) :
- « Dans les camps de concentration de l’Afrique du Nord étaient enfermés à l’automne de 1942, des réfugiés politiques, “communistes”, gaullistes et juifs, par dizaines de milliers. »
p. 288 :
- « … L’auguste statue de bois [id est = Pétain] n’a pas remué dans sa niche de Vichy malgré les horreurs qui, depuis des mois, se suivent devant elle : ouvriers français violentés, embrigadés par Laval pour le compte des usines allemandes, avec le mensonge de la “relève des prisonniers”, Juifs de naissance étrangère transportés à l’autre bout de l’Europe dans des wagons à bestiaux, par mesure collective, Juifs français persécutés individuellement, au mépris de leur “statut” qui, pourtant, est déjà une persécution et, ce n’est pas nouveau, internements, exécutions de patriotes ou même de collaborateurs dont le zèle s’épuise… »
Bref, aiguillon moral et intellectuel indispensable pour un sursaut des générations futures face aux tristes réalités de l’époque en question, cet ouvrage rachète à sa façon, indirectement, une historiographie française incomplète, timorée ou empruntée sur de tels sujets, non exempte d’un académisme plus ou moins alourdi de spécialisations monothématiques oublieuses de toute synthèse, souvent limitées par un déni de la Résistance française de l’intérieur, de Londres, de New York ou d’ailleurs. Sans parler des rabâchages d’anciens militantismes projetés sur les faits de l’époque, décalés, anachroniques, non exempts d’amalgames grotesques.
Pourraient aussi tirer avantage de l’ouvrage de Pertinax (parfois compulsé, grappillé, voire plagié sans être cité), tous les « historificateurs » et essayistes de quais de gares ou de salles d’attente d’aéroport, en proie aux pièges d’éditeurs grippe-sous et de promoteurs de narratifs déformants, mensongers aux goûts du jour…
Du « genre » de ceux qui trompent intentionnellement « le public » (réduit au rôle de spectateur des jeux du Cirque) : qui, par exemple, osent défendre l’idée que la triade Pétain-Laval-Brinon (condamnés à mort par la justice de la Libération, en 1945, soit dit en passant) a constitué, au nez et à la barbe des nazis (avec lesquels pourtant elle débattait ou banquetait en sablant le champagne), une théorie de « protecteurs de Juifs français sauvés par eux en marchandages de Juifs étrangers » (sic)… Contre-vérité, hélas proclamée urbi et orbi dans la France de 2022, jusqu’à la Cour miroitante de repentances des talk-shows sur les « Chaînes d’info grand public »…
Cet essai rédempteur d’André Géraud reste lié à celui de l’avocat, journaliste, théâtrurge, et représentant politique Henry Torrès (1891-1966), également réfugié aux États-Unis, qui traite d’un sujet en apparence plus restreint, mais parfaitement complémentaire de la synthèse des Fossoyeurs : La France trahie. Pierre Laval (Brentano, New-York, 1941).
Cf. le site : https://fr.wikipedia.org/wiki/Henry_Torrès
Ces deux recherches-témoignages au parfum « du temps de La Fayette », rejoignent ainsi, en cette fin d’année 2022, dans la collection « Civilisations et politique », ceux déjà publiés sur la période de cette « Guerre de Trente ans » lointaine en apparence, mais toujours proche de par les syndromes d’Empire et les plaies ravivées des « rejeux » de la Guerre froide qui l’ont suivie :
Pétain et le Pétinisme. Essai de psychologie, du Marquis Marc Pierre de Voyer d’Argenson ;
Un Coup d’État. La soi-disant « Constitution de Vichy », du Professeur René Cassin ;
Une Française dans la tourmente, de Madeleine Gex-Le Verrier ;
Témoignage, d’Albert Lebrun (ancien Président de la République) ;
Vichy et la France. Les Gouvernants. Le Peuple, de Maurice Dejean ;
Veni, Vidi, Vichy… et la suite, de l’ambassadeur Raymond Brugère, qui donna au régime sa démission volontaire en 1940 ;
Sous le masque du racisme, de Suzanne Normand, préfacé par Jean Perrin, prix Nobel de physique ;
Les Atrocités allemandes en Pologne. Témoignages et documents, d’Antonina Valentin, réfugiée juive de Pologne et d’Allemagne ;
Hitler et le christianisme ; Le Racisme allemand ; La Propagande allemande (Ses principes, son organisation, ses méthodes) ; La Notion de « Volk » et les origines du nationalisme hitlérien ; Souvenirs d’enfance et de jeunesse, du germaniste professeur à la Sorbonne, Edmond Vermeil…
Si « la Terre, elle, ne ment pas », l’histoire des historiens peut suivre son exemple…
À chacun de le vérifier, en prenant connaissance des ouvrages d’André Géraud et d’Henry Torrès, boycottés en France par tous les éditeurs pendant quatre-vingts ans.
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