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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Ernst TROELTSCH, LE DÉISME.” Ce texte d’Ernst Troeltsch, qui a pour titre allemand « Deismus », a paru initialement au tome 4 de la Realencyclopädie für protestantische Theologie und Kirche [Encyclopédie de la théologie et de l’Église protestantes], 3e édition, Leipzig, Hinrich, 1898, p. 532-559.  Il fut à nouveau publié au volume quatre des Gesammelte Schriften [Oeuvres complètes] d’Ernst Troeltsch, édité par Hans Baron sous le titre particulier Aufsätze zur Geistesgeschichte und Religionssoziologie [Écrits sur l’histoire intellectuelle et la sociologie de la religion] (Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1925, p. 429-487). Traduit de l’allemand par Lucien Pelletier (Université de Sudbury, Ontario, Canada). Traduction achevée le 17 mai 2017. [Le traducteur, le professeur Lucien Pelletier, nous a accordé le 17 mai 2017 son autorisation de diffuser en accès libre à tous cette traduction française dans Les Classiques des sciences sociales.]

Ernst TROELTSCH

LE DÉISME.”

Note du traducteur :

Ce texte d’Ernst Troeltsch, qui a pour titre allemand « Deismus », a paru initialement au tome 4 de la Realencyclopädie für protestantische Theologie und Kirche [Encyclopédie de la théologie et de l’Église protestantes], 3e édition, Leipzig, Hinrich, 1898, p. 532-559.  Il fut à nouveau publié au volume quatre des Gesammelte Schriften [Œuvres complètes] d’Ernst Troeltsch, édité par Hans Baron sous le titre particulier Aufsätze zur Geistesgeschichte und Religionssoziologie [Écrits sur l’histoire intellectuelle et la sociologie de la religion] (Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1925, p. 429-487). Traduit de l’allemand par Lucien Pelletier (Université de Sudbury, Ontario, Canada).  Traduction achevée le 17 mai 2017.

Dans cette dernière édition (à laquelle nous renvoyons par l’abréviation « GS IV »), Hans Baron a intégré quelques modifications et ajouts que l’auteur avait lui-même apportés dans les marges de son exemplaire de l’édition originale; Baron adjoint en outre neuf compléments de longueur variable tirés des papiers posthumes de Troeltsch (p. 845-849).  Notre traduction tient compte des deux versions, en signalant en note les modifications et compléments apportés par la seconde.  La pagination de la première édition est insérée dans le texte en caractères gras; celle de la deuxième édition est elle aussi insérée dans le texte, en caractères italiques.


[532]

GS IV = [429]

Voir la bibliographie de l’article « Les Lumières » ; Schlosser, Geschichte des XVIII. Jahrhunderts ; E. Henke, Neuere Kirchengeschichte, éd. par Gass, 1878, II ; H. Henke, Allgemeine Geschichte der christlichen Kirche, [430] 1804, IV à VI ; Mosheim, Kirchengeschichte des Neuen Testaments, complété par Schlegel, V et VI, 1784 et 1788 ; Schröckh, Christliche Kirchengeschichte seit der Reformation, VI, 1807 ; Stäudlin, Geschichte des Rationalismus und Supranaturalismus, Göttingen, 1826 ; Ch. F. Walch, Neueste Religionsstreitigkeiten, Lemgo, 1771-1783 ; Gust. Frank, Geschichte der protestantischen Theologie ; Weingarten, « Revolutionskirchen Englands », in Archiv für Geschichte und Literatur, éd. par Schlosser et Bercht, II, p. 1-52 ; Hettner, Literaturgeschichte des XVIII. Jahrhunderts ; Dilthey, Archiv für Geschichte der Philosophie, 1892, 1893, 1894 ; Lange, Geschichte des Materialismus ; Jodl, Geschichte der Ethik ; Vorländer, Geschichte der philosophischen Moral-, Rechts- und Staatslehre ; O. Pfleiderer, Geschichte der Religions-Philosophie3 ; Pünjer, Geschichte der christlichen Religions-Philosophie ; Trinius, Freidenkerlexikon, 1759 ; Herder, Adrastea, in Werke, éd. par Suphan, XXIII et XXIV ; Noack, Freidenker ; Baumgarten, Nachrichten von einer hallischen Bibliothek, Halle, 1748-1751 ; H, von Busche, Die freie religiöse Aufklärung, ihre Geschichte und ihre Häupter, Darmstadt, 1846 ; D.F. Strauss, Leben Jesu, 1835, et Glaubenslehre, 1840 ; Baumgarten, Nachrichten von merkwürdigen Büchern, Halle, 1752-1758 ; pour les revues contemporaines, voir Texte, p. 29-42, et E. Hatin, Les gazettes de Hollande, 1865 ; Hatin, Histoire de la presse, 1859-1861 ; J.A. Fabricius, « Brevis notitia alphabetica ephemeridarum litterarium », in Morshofii Polyhistor, 1747 ; F. Flint, Philosophy of history in France and Germany, Édimbourg, 1874 ; Flint, art. « Theism » in Encyclopaedia Britannica.

I. Overton, The Church in England, Londres, 1897 ; Abbey et Overton, The English Church in the 18th century, Londres, 1878 ; Stäudlin, Kirchengeschichte Englands ; Buckle, Geschichte der Civilisation in England, traduit en allemand par Ruge ; Taine, Histoire de la littérature anglaise ; Lechler, Geschichte des englischen Deismus, 1841 ; Leslie Stephen, History of English thought, cf. Quarterly Review, avril 1877 ; L. Carrau, La philosophie religieuse en Angleterre, Paris, 1888 ; M.W. Wiseman, The dynamics of religion (part II : « Rise and fall of the deistic movement »), Londres, 1897 ; A.F. Farrar, A critical history of free thought, Londres, 1862 ; Pattison (in Essays and reviews), Tendencies of religious thought in England 1688-1750, Londres, 1860, cf. Quarterly Review : Freethinking, its history and tendencies, July 1864 ; Cairns, Unbelief in the 18th century, 1881 ; Leland, A view of the principal deistical writers, 1754, traduit en allemand par Schmidt (t. 1, 1755) et Meyenberg (t. II, 1755-1756) ; Thorschmidt, Versuch einer vollständigen engelländischen Freidenker-Bibliothek, Halle, 1765-1767 ; Tulloch, Rational theology ; J. Hunt, Religious thought in England, Londres, 1870-1872 ; J. Hunt, Religious thought in England in the 19th century, Londres, 1897 ; Dictionary of national biography, éd. par Leslie Stephen, Sidney Lee, 1885-1891.

II. Rambaud, Histoire de la civilisation française, II, Paris, 1894 ; Bersot, Études sur le xviiie siècle, Paris, 1855 ; Faguet, Le xviiie siècle, Paris, 1890 ; Bartholomèss, Histoire critique des doctrines religieuses modernes, Strasbourg, 1855 ; Sainte-Beuve, Lundis et Portraits littéraires ; Lanfrey, L’Église et les philosophes au dix-huitième siècle, Paris, 1857 ; Sayous, Le dix-huitième siècle à l’étranger, Paris, [431] 1861, et La littérature française à l’étranger, Paris, 1853 ; F. Picavet, Les idéologues, Paris, 1891 ; J. Texte, Rousseau et les origines du cosmopolitisme [533] littéraire ; études sur les relations littéraires de la France et de l’Angleterre, Paris, 1895 ; F. Ravaisson, La philosophie française au xixe siècle, Paris, 1868, traduit en allemand par König, Eisenach, 1889 ; Taine, Les philosophes français du xixe siècle, Paris, 1867 ; Biographie universelle, éd. Michaud frères, Paris, 1811-1828, Nouvelle biographie universelle, éd. Didot frères, Paris, 1852-1866. – Un ouvrage utile pour la recherche des biographies individuelles en histoire de la littérature : J. Petzholdt, Bibliotheca bibliographica, Leipzig, 1866.

Le déisme est la philosophie de la religion de l’âge des Lumières ; il marque pour l’ère moderne le début de la philosophie de la religion en général, [430] considérée aussi bien comme métaphysique que comme critique historique ou comme philosophie de l’histoire [1].  Il doit [431] son origine d’une part à la critique des dogmes officiels, qu’ont exercée la dogmatique, la science de la nature et la métaphysique.  Il la doit, d’autre part, à une conscience nouvelle du caractère problématique des prétentions supranaturalistes à la révélation, qui jusque-là dominaient.  Cette conscience fut le résultat d’abord des guerres confessionnelles, puis de l’accroissement des connaissances historiques et géographiques.  Les soupçons élevés de part et d’autre se renforçaient mutuellement et suggérèrent l’idée de rechercher une vérité religieuse normative qui fût générale, partout identique, accessible à chacun, à laquelle on pût remonter en chacune de ces religions particulières concurrentes, une vérité qui permît de vérifier la valeur et la justification des prétentions à la révélation se présentant comme immédiates, une vérité enfin qui concordât avec les résultats métaphysiques des nouvelles sciences.  Tel est le sens des efforts du déisme pour parvenir à la « religion naturelle », telle est la signification du mot « naturel ».  La théologie avait entendu jusque-là ce mot dans le même sens mais, en outre, toujours en référence implicite à son contraire, le « surnaturel » ; or, désormais, cette référence s’estompait de plus en plus.  De là résulta peu à peu une transformation interne de la signification de ce mot : négligeant son sens théologique et revenant au sens stoïcien originel, [2] il en vint à équivaloir chez Voltaire à une norme critique, à l’incarnation même de la connaissance moderne dans sa validité universelle, pour finalement acquérir avec Rousseau un tout nouveau sens.  Cette religion naturelle est une métaphysique et une éthique rationnelle de caractère sèchement intellectualiste.  En effet, en opposition aux forces régnantes qui avaient érigé en absolus l’habitude et la tradition, la passion et le sentiment, l’étroitesse d’horizon et l’autorité ecclésiale ou politique, l’époque revenait, dans tous les domaines, à une conscience croissante de la relativité de ces choses et à une compréhension procédant par des rapports et des comparaisons ; en outre, elle déplaçait l’absolu dans les éléments fondamentaux les plus simples du monde naturel et spirituel et [432] elle entreprenait par là de construire les vérités et les institutions normatives d’une manière nouvelle, naturelle, c’est-à-dire correspondant à la nature de ces éléments ; conformément à tout cela, elle transféra donc ce caractère de part en part intellectualiste qui était le sien à la religion normative qu’elle cherchait, ou, du moins, à la démonstration de cette religion.  De surcroît, parce qu’on ne pouvait, sous l’effet de la dogmatique jusque-là régnante, représenter la religion que sous la forme d’un système de métaphysique, on chercha la vérité normative dans une métaphysique accessible à tous, fermement assurée grâce à la mise à l’épreuve de l’outil de connaissance ; que, ce faisant, la théorie de la connaissance établie au fondement de la métaphysique déiste ait été empiriste et sensualiste et que la métaphysique là-dessus érigée ait été mécaniste, voilà qui fut dès le départ décisif pour l’orientation et l’évolution du déisme.  Cette évolution, en effet, fut étroitement liée à celle du sensualisme et du mécanisme, ainsi qu’aux luttes entre l’apriorisme et l’empirisme.  Mais en même temps, on ressentait que la religion normative ne pouvait éclore au sein d’une pareille métaphysique, qu’elle devait plutôt avoir un caractère proprement religieux, indépendant des subtilités métaphysiques ; c’est pourquoi on en vint à n’appréhender cette métaphysique que dans son rapport à la morale, qui fut tenue pour la quintessence même de la religion, pour la religion authentique, partout identique et indépendante des dogmes spéciaux.  Au durcissement dogmatique du christianisme et aux luttes qui s’ensuivaient, l’époque opposa les éléments moraux et philosophiques de ce même christianisme.  Elle réclamait non plus de la religion, mais de la morale [3], et l’on trouve chez ses porte-parole plusieurs moralistes importants et des personnalités pleines de pathos éthique, mais peu de natures religieuses au sens profond de ce terme.  D’où la facture étroitement moraliste du concept de religion et le rapport d’interdépendance qui unit intimement le développement du déisme à celui de la théorie morale, laquelle, à la même époque, se dissociait de la théologie supranaturaliste et cherchait à se donner un fondement autonome dans la théorie de la connaissance et la psychologie.  En mettant ainsi l’accent sur la morale et sur son alliance avec la métaphysique, le déisme suivait aussi, encore une fois, la dogmatique de l’époque, laquelle désignait la religion naturelle, qu’elle opposait à la révélation, par le moyen d’un concept unissant en lui à la fois la métaphysique et la morale, [433] à savoir le concept de lex naturae (Troeltsch, Johann Gerhard und Melanchthon, Göttingen, 1891 ; Dilthey, 1892, 1893).  Ce que la dogmatique, en héritière [534] de la philosophie populaire stoïco-éclectique, tenait pour une connaissance universellement valide et naturelle, le déisme le tint aussi pour tel.  Le concept de « religion naturelle » tout entier n’est qu’une autre forme, moins scolaire, de celui de lex naturae, et toute l’histoire du déisme coïncide avec le traitement et les remaniements que ce concept a subis.  Dans la mesure où ce concept de lex naturae renferme en lui la théorie de la connaissance et la psychologie stoïciennes et où le déisme a élaboré à partir de là diverses théories épistémologiques et psychologiques comme base de la religion naturelle, ce concept est donc en même temps le point de départ de la théorie de la connaissance et du psychologisme à l’œuvre dans la philosophie de la religion.  Par ailleurs, puisque le concept d’une religion normative naturelle visait seulement au départ à évaluer les diverses prétentions à la révélation et à choisir entre elles, la tâche principale demeurait donc d’exposer le rapport historique de la religion rationnelle à la révélation ; mais désormais, partant du concept bien campé de norme rationnelle, la révélation apparaissait d’emblée comme un concept douteux et ne pouvait plus comme naguère être considérée comme le concept ferme, évident.  Dès le début, le déisme fut donc une philosophie de l’histoire de la religion, dans laquelle il s’agissait de définir une relation nouvelle, purement rationnelle, entre, d’une part, la vérité normative et rationnelle d’origine et, d’autre part, la révélation chrétienne ainsi que les religions non chrétiennes.  Conduit de plus en plus à une critique du christianisme historiquement existant et à la reconnaissance de la vérité relative de la religion extra-chrétienne, il en vint finalement à traiter et expliquer toutes les religions de façon unitaire – fécondé, en cela, par le penchant moniste de toute l’époque – : il fit éclater le schème de philosophie de l’histoire reçu de la dogmatique, qu’au début on avait conservé et simplement adapté à de nouvelles fins, et il jeta ainsi les bases de la philosophie moderne de la religion.  Vu sous cet angle, le déisme est simplement une théorie de l’histoire de la religion, une théorie progressive, toujours plus hardie et englobante, [434] qui s’appuie sur l’expansion des études d’histoire de la religion et de critique biblique, ainsi que sur l’élaboration de théories philosophiques de l’histoire.  Sa conception de l’histoire est redevable aux aperçus bien connus des Lumières concernant l’histoire, aperçus qui s’accordent rigoureusement avec l’esprit de l’époque ; mais le déisme est aussi riche d’une critique profondément incisive, dans laquelle tous les problèmes modernes sont déjà ébauchés, et à laquelle les adversaires supranaturalistes ont déjà opposé tous les principaux arguments apologétiques encore en usage aujourd’hui.  Le rôle qui est imparti dans cette conception de l’histoire aux prêtres et aux théologiens reflète simplement la perception qu’on avait des théologiens à l’époque ; de même, l’explication de la fondation des religions en termes de calculs intéressés et de politique est un reflet de la politique ecclésiale du temps ; et les fréquentes réductions [de la religion] à de l’exaltation doivent être comprises sur l’arrière-plan des sectes anglaises, des convulsionnaires jansénistes et des prophètes cévenols.  En tout cela, le déisme est davantage un symptôme qu’une cause des mutations religieuses internes de l’époque.  Pour des raisons qui plongent profondément dans sa vitalité intime, dans une vitalité s’épanouissant alors sous les aspects les plus divers, l’époque souhaitait une religion de paix, à l’opposé des confessions de ce temps-là, de leurs querelles, de leurs pressions, de leur évasion dans l’au-delà et de leur antirationalisme ; l’époque souhaitait une religion que tous reconnaîtraient, qui ordonnerait la vie dans le monde, une religion homogène à la pensée scientifique du temps et qui, à la fois, permettrait d’expliquer la multiplicité historique des religions ayant existé jusque-là.

Le fait que la nouvelle philosophie de la religion ait commencé précisément en Angleterre s’explique par le développement politico-religieux de ce pays : au lendemain du grand conflit révolutionnaire, l’intérêt pour la religion et le besoin d’un arrangement demeuraient encore vifs ; la liberté politique et littéraire issue de la révolution garantissait la possibilité de s’exprimer ; une théologie érudite et florissante, prise dans le conflit des tendances, des Églises et des systèmes philosophiques, avait déjà acquis une forte coloration rationaliste ; enfin, une littérature en plein essor, comme l’était aussi toute la nation, stimulait l’échange vivant des idées.  Les relations avec la Hollande et la France avaient permis à la critique anglaise de s’enrichir de celle exercée sur le continent.  En outre, les controverses qui dominaient la théologie réformée, [435] quant au mode d’opération de la chute originelle et au droit à la condamnation des païens, soulevaient des questions relevant de la philosophie de l’histoire et, en particulier, entretenaient le débat à propos du dogme du péché originel, principal obstacle pour les adversaires du supranaturalisme.  C’est sur ce point précis qu’intervinrent Bayle et Locke.  Cependant, la floraison du déisme en Angleterre fut brève et provisoire et n’a jamais trouvé expression dans la grande et authentique littérature.  Ses représentants étaient des littérateurs de second rang qui jamais n’appartinrent à la société supérieure.  En dépit de nombreuses connivences avec le déisme, l’Angleterre officielle, [535] et tous les grands noms de sa littérature, notamment Bentley, Swift, Addison, Pope (malgré son Essay on man), Johnson, Young, Blackmore, Locke, Clarke, Butler, Warburton, Sterne et Richardson, lui furent hostiles.  Malgré tous les motifs scientifiques qui l’animaient, le déisme ne se situait pas moins dans le prolongement du radicalisme puritain, il avait été favorisé par la révolution des whigs en 1688 et, par conséquent, il représentait une opposition à l’Église anglicane et au cléricalisme d’État ; c’est pourquoi il suscita d’emblée la méfiance des élites de l’État, de l’Église, de la science et de la littérature.  L’establishment voyait en lui – comme, auparavant, dans le puritanisme et comme, par la suite, dans le crypto-capitalisme – un danger réel pour la politique ecclésiale.  Aussi le conflit avec le déisme provoqua-t-il de vives irritations personnelles.  C’est seulement avec Hume et Gibbon que les problèmes purent être débattus dans une atmosphère purement scientifique et recevoir une forme durable et, qui plus est, hautement stylisée et artistique.  Le déisme n’occupe donc qu’une place secondaire dans la littérature anglaise de l’époque, littérature généralement alignée sur un cléricalisme vaguement conservateur ; aussi Burke pouvait-il affirmer, en 1790, que les écrits déistes étaient tombés dans l’oubli (Taine, III, p. 94).  L’impact du déisme fut, en revanche, beaucoup plus profond sur la littérature française, dans laquelle il fut transplanté.  C’est elle qui l’a libéré de sa gangue scolaire et l’a érigé en figure de l’histoire mondiale.  C’est elle encore qui a tiré de lui les germes d’importants prolongements ultérieurs.  D’Angleterre et de France, le déisme passa en Allemagne où, là encore, il suscita des mouvements extrêmement importants qui, cependant, produisirent des idées à ce point nouvelles que leur [436] exposé ne relève plus d’une histoire du déisme.  En se joignant ici à une philosophie idéaliste en pleine ascension, le déisme engendra les philosophies idéalistes de la religion et de l’histoire de la religion, qui constituent un groupe spécial au sens où elles s’opposent à la philosophie de la religion issue du développement anglo-français, philosophie de tendance sceptique ou encore matérialiste et positiviste.

Le mot « déisme », ou le mot « théisme » souvent employé en un sens équivalent, doit signifier simplement la foi rationnelle en Dieu, une foi normative, universellement valide, et ce, par opposition à l’athéisme et à la théologie non critique, antirationnelle ; [ce doit être] une connaissance de Dieu sur laquelle partout l’on s’entend, comme Dieu lui-même.  Les tentatives de distinguer entre déisme et théisme sont arbitraires : les auteurs définissent ces termes et y recourent à leur guise, sans cohérence ; par exemple, le Système de la nature les utilise en général indistinctement mais, à l’occasion, s’en sert pour établir des distinctions.  L’usage du mot « déisme » pour désigner un système métaphysique précis, celui de la transcendance mécaniste, provient de la philosophie ultérieure, d’où il est passé dans la dogmatique, qui a coutume de distinguer entre déisme, panthéisme et théisme.  Mais ce faisant, on ne touche le véritable déisme historique que fort partiellement, sans prendre en considération son courant principal.  Lui-même a désigné plus justement les représentants de son courant principal par le terme free-thinkers ; ses adversaires, eux, ont plutôt qualifié les déistes de « naturalistes », à cause de leur opposition au concept supranaturaliste de révélation qui alors dominait.

I. 1. Préparation.  Au xviie siècle se constituent en silence les sources dont, en même temps que la littérature des Lumières du xviiie siècle, va naître aussi le déisme.  Toutefois, certaines anticipations du développement ultérieur apparaissent déjà clairement.  Ainsi, les grands traits et les motifs fondamentaux du déisme sont déjà présents chez Edward Herbert, Lord de Cherbury († 1648), l’une des figures les plus originales du siècle : impliqué de multiples manières dans les guerres de religion de ce temps, il voulut, au terme d’une carrière de cavalier, d’officier et de diplomate, consacrer les loisirs de sa vieillesse à rechercher les critères permettant de départager [437] les religions et les systèmes concurrents ; comme son contemporain Descartes, [4] il fut conduit à des questions analogues de théorie de la connaissance en lien avec les théories métaphysiques concurrentes.  Ami de Grotius, de Casaubon et de Gassendi, il se sentait poussé à une pensée autonome, libérée des poncifs d’école ; s’aidant des seules doctrines stoïco-éclectiques (que la théologie aussi avait déjà copieusement utilisées mais en les coupant d’aristotélisme et d’idées bibliques), il se mit en quête d’un critère normatif ; il pourrait bien en être venu à souhaiter pareil critère lors d’un séjour en France, qui lui révéla les écrits de Montaigne, de Bodin et surtout de Charron.  Il fut à la religion ce que son ami Grotius fut au droit.  Ses ouvrages sont De Veritate (Paris, 1624 ; Londres, 1643 et 1645 ; paru en français en 1639) et De religione Gentilium errorumque apud eos causis (Londres, 1645 ; parution complète à Amsterdam en 1663 ; paru en anglais en 1709), outre deux plus petits textes, De causis errorum et De religione laici.  Les deux [ouvrages principaux] sont étroitement liés.  Le premier formule une théorie de la connaissance rigoureusement opposée à toute connaissance d’ordre supranaturaliste, qu’on ne peut défendre que par le conflit et la lutte ; [536] la théorie proposée s’appuie sur les seules κοιναὶ ἔννοιαι ou notitiae communes innées.  Le second ouvrage applique cela aux conflits religieux et établit les notitiae communes qui permettent de connaître la vérité religieuse (1° existence de Dieu, 2° devoir de l’honorer, 3o caractère moral pratique de tout honneur rendu à Dieu, 4° devoir de se repentir de ses péchés et de s’amender, 5° expiation envers Dieu, en partie sur cette terre, en partie dans l’au-delà.  Tout cela correspond à la lex naturae telle que conçue jusque-là : cf. le jugement de Musäus, in Troeltsch, p. 198 sqq. ; sur la relation au stoïcisme, cf. Dilthey, 1894).  Les cinq idées forment le noyau de toutes les religions, y compris du pur christianisme des origines.  Herbert explique la pluralité des religions positives en partie comme Bacon – qui cependant avait encore une pensée complètement supranaturaliste –, c’est-à-dire en termes d’allégorisation et de poétisation de la nature, et en partie aussi comme Charron, c’est-à-dire par le besoin de s’illusionner, par la tromperie des prêtres [438] et par l’imaginaire, autant de choses qui ont falsifié également le pur christianisme des origines.  Il considère le concept de révélation avec un scepticisme prudent,[5] en tenant compte des diverses prétentions à la révélation et de la difficulté de démontrer la vérité de telles prétentions.  Sur le plan personnel, il n’était pas dénué de religiosité romantique.  La réception de ses écrits s’est étiolée, en un premier temps, dans les tempêtes de la révolution puritaine et indépendantiste.  Il fallut attendre Leland pour qu’on voie en lui le père du déisme (Rémusat, Revue des deux mondes, 1854 ; Sidney Lee, Autobiography of Edward, Lord Herbert of Cherbury, Londres, 1886 ; C. Güttler, Herbert von Cherbury. Beiträge zur Geschichte des Psychologismus und der Religionsphilosophie, Munich, 1897).

Toutefois, c’est au sein des cercles ecclésiaux eux-mêmes que le déisme a trouvé sa préparation la plus importante : là, le clergé de l’Église étatique, contaminé par la culture de la haute société, marquée de Renaissance, défendait dès avant la révolution une théologie rationnelle modérée et, dans le combat entre puritains et anglicans, ainsi que dans la polémique entre catholiques et protestants, il en appelait à la raison comme juge.  Les déistes purent donc ultérieurement se réclamer partout des coryphées de ces théologiens et prendre pour point de départ un Locke qui, précisément, était lié à ces cercles.  Ils se réclamèrent non moins du platonisme de Cambridge, qui, allié des théologiens dans sa lutte contre le sensualisme hobbesien, accordait une telle importance à la faculté naturelle des intuitions morales qu’il suscita toute une série de disciples parmi les latitudinaires et les déistes.  La révolution elle-même implanta définitivement une revendication à s’exprimer librement sur les questions religieuses ; elle irrita durablement contre le cléricalisme d’État et contre les contraintes venant des Églises ; de multiples manières, elle transforma la subjectivité à l’œuvre dans l’enthousiasme religieux en une subjectivité rationaliste ; elle suscita le besoin de se mettre d’accord sur les principes moraux pratiques.  Elle engendra ainsi une disposition qui fut le terreau du déisme.  Surtout, elle légua une résistance opiniâtre à toute théologie se prétendant seule à procurer la félicité et à tout supranaturalisme fanatique, et ce, malgré le fait que les petits cercles d’orientation rationaliste issus d’elle n’aient pas eu d’influence directe (Tulloch, Rational theology in the 17th century2, Londres, 1874 ; E. Henke, II, p. 466-472 ; Stephen, I, p. 74-86 ; Weingarten, p. 286-321).

Cette résistance sert de ressort principal à [439] l’un des philosophes anglais les plus originaux et les plus importants, qui élabora un système inspiré de la nouvelle science mathématique de la nature et en retourna la pointe principalement contre le supranaturalisme théologique.  Tout comme Herbert, mais en partant d’un point de vue épistémologique et métaphysique opposé, Hobbes († 1679) considéra l’ensemble des religions et les déclara un produit de la peur, d’une peur qui prête forme humaine aux phénomènes naturels ; dans ses meilleures parties, cependant, la religion résulte d’une réflexion causale.  Considérés en eux-mêmes, les miracles et les révélations sont improbables, les témoignages à leur sujet sont toujours hautement problématiques et on peut les expliquer bien mieux comme des représentations créées par des hommes incultes.  C’est à partir de cette religion naturelle que naissent les religions positives, par le biais de l’institutionnalisation étatique qui donne partout au souverain le pouvoir inconditionnel de décider de la religion officielle.  C’est là le seul moyen d’éviter les conflits religieux.  À côté de cette religion expliquée par la nature, Hobbes parle cependant aussi d’une révélation prophétique chrétienne dont il semble reconnaître la vérité : il faut voir là soit une des contradictions de cette époque d’effervescence, soit un manque de sincérité.  En tout cas, lorsqu’il discute de lege ferenda du rapport entre l’État et la religion (Leviathan, 1671), il souhaite le plus grand accord possible entre la religion d’État et la religion prophétique chrétienne ; mais pour cela, il faut que soit le plus possible comblé le fossé entre la philosophie et la révélation.  À cette fin peuvent servir une explication naturelle du miracle, une distinction entre le sens moral de l’Écriture et le mode d’expression biblique, enfin la critique historique des documents bibliques.  « Tout l’outillage du rationalisme est déjà présent, [537] mais limité encore dans son application » (Lange, I, p. 245).  Toutefois, dans sa doctrine fondamentale, Hobbes écarte la lex naturae, qui constitue la véritable assise du déisme ; il suit la morale épicurienne plutôt que la morale stoïciene ; en outre, son pessimisme sceptique l’amène à promouvoir une contrainte politique stricte plutôt que l’autonomie de la pensée religieuse.  À cause de tout cela, Hobbes ne peut figurer parmi les pères du déisme.  Néanmoins, son œuvre stimulante a exercé une influence tout à fait extraordinaire et, bien qu’il soit demeuré à première vue le « terrible Hobbes », l’athée et l’épicurien, Thorschmidt a quand même pu le qualifier, avec raison, d’« ancêtre de tous les libres penseurs en Angleterre ».  Chez Hume [440] et dans le développement du déisme français, son influence est encore vive. (Tönnies, Hobbes, Stuttgart, 1896).

À cela s’ajoutent les influences venant de l’étranger, de Hollande en particulier, où ceux que frappait la censure se réfugièrent pendant la Restauration, et plus tard encore ; particulièrement à partir de l’intronisation de Guillaume III, certaines conceptions parties de Hollande ont eu un effet direct.  Les théories des arminiens et des sociniens ont eu beaucoup de retentissement dans la théologie anglaise, y suscitant un vif débat, et leurs chefs étaient en rapport étroit avec Locke.  Outre cela, le Tractatus theologico-politicus de Spinoza (1670), avec son argumentation historico-critique, fait sentir sa présence dans toute la littérature déiste (Stephen, I, p. 33), ainsi que le Dictionnaire de Bayle (1695-1697), où domine à nouveau la critique historique, et qui connut coup sur coup deux traductions en anglais, en 1709 et en 1734 (Texte, p. 71).  D’importance non moindre, les écrits d’histoire des religions, dont le déisme facilitait la rapide propagation et qui en retour confortaient ce dernier, avaient les faveurs de l’Angleterre et de la Hollande en particulier (Pfaff, Historia theol. litt., II, p. 25 sqq. ; Walch, Biblioth. theol., I, p. 848 ; Lechler, p. 134 sqq. ; Lange, I, p. 414 ; R. Mayr, Voltairestudien ; Rousseau, Discours sur l’inégalité, note 8 ; Meiners, Grundriss der Geschichte der Religionen, Lemgo, 1785 ; Eichhorn, Literaturgeschichte der letzten drei Jahrhunderte ; Petzholdt, p. 774, 799-811) ; il en allait de même des écrits ethnographiques et des récits de voyage de ces deux peuples colonisateurs.  Chinois, Arabes, Égyptiens, Indiens et Persans apparaissaient peu à peu à l’horizon de l’histoire des religions, ainsi que les mœurs et les croyances des Sauvages.  On se mit en quête des relations historiques entre les religions juive et non juives (surtout Spencer, De legibus Hebraeorum ritualibus eorumque rationibus, Cantabr., 1685, et Tübingen, 1732), et l’on sortit de l’ombre la religion des peuples classiques, dont jusque-là on avait considéré la seule philosophie.  Tous les écrits déistes pullulent de tels parallèles.

Tout cela donne préséance à la critique historique et comparée des prétentions à la révélation.  Quant à la critique des contenus officiels de la révélation, elle provint de la philosophie et de la science de la nature, lesquelles, grâce à la théorie lockéenne de la connaissance et à la doctrine newtonienne de la gravitation, accédaient à un stade nouveau où la scolastique était définitivement révolue. [441] Toutefois, cette critique ne cherchait pas, elle non plus, à combattre la religion : elle ne voulait qu’apporter sa contribution propre à l’établissement de la vérité normative.  Newton et Boyle pouvaient encore réunir la foi de l’Église avec leur métaphysique mécaniste, même si l’accusation de socinianisme ne leur fut pas épargnée, pas plus qu’à Clarke († 1729) qui procède à une systématisation de leur métaphysique.  D’autres cherchèrent à réduire à cette métaphysique la foi de l’Église dans le but de la rationaliser, mais toujours, en Angleterre, le sensualisme et le mécanisme furent conciliables avec une position religieuse plus ou moins conservatrice, de sorte que même des hommes comme Priestley et Hartley, qui développèrent sur ces bases des théories matérialistes, complétèrent leur matérialisme par une superstructure théologique.  Ainsi s’associèrent, en une liaison lourde de conséquences, la théorie sensualiste de la connaissance, une métaphysique à la fois mécaniste et téléologique, la critique historique et un apriorisme moral ; le résultat de cela, la religion naturelle, fut employé soit à miner les bases du christianisme, soit à le concurrencer, soit à le remplacer.  Déistes et anti-déistes recoururent pareillement à ce faisceau de concepts, bien qu’avec des intentions diverses ; mais quelles qu’aient été ces intentions, l’effet critique sur la théologie traditionnelle de la révélation fut imparable.  Il est significatif, ici, que l’impact critique ait été non pas tant un ébranlement de la croyance au miracle, avec la confiance en la révélation qu’elle suppose, que le remplacement de l’apologétique aristotélicienne jusque-là régnante par une apologétique meilleure, plus convaincante, qui utilisa la nouvelle doctrine mécaniste pour démontrer l’existence d’une finalité dans la nature.  La critique spinoziste du miracle demeure presque entièrement étrangère à la pensée anglaise.  Si les miracles faisaient scandale, on surmontait cela en leur apportant une explication naturelle ou par le moyen d’une allégorisation (voir déjà Thomas Browne, † 1682, dans Inquiries in the vulgar errors (1646) et dans Religio medici (1642) ; voir aussi le [538] géologue Thomas Burnet, dans Telluris sacra theoria (1660) et Archaeologia philosophica (1692)).

Bien que réprimées extérieurement par l’Église lors de la Restauration, ces diverses impulsions critiques continuèrent d’agir en sous-main.  Elles se manifestent cependant assez visiblement chez un disciple de Herbert, Charles Blount († 1693), qu’on a coutume de placer au deuxième rang dans la liste des déistes.  Lui aussi commence par une critique des religions concurrentes et de leurs diverses prétentions à la révélation, et il aime débusquer [442] des analogies entre le christianisme et certains phénomènes présents dans l’histoire des religions non chrétiennes.  C’est pourquoi son ouvrage principal a pour objet Apollonius de Tyane ; il y prend aussi pour modèles Montaigne et Machiavel.  Pour parer au scepticisme par là menaçant, il cherche un critère de décision qu’il tire de l’union entre les notitiae communes de Herbert et l’Église étatique de Hobbes.  Comme Hobbes et Spinoza, il aborde déjà lui aussi certains problèmes importants de critique biblique, par exemple la pluralité des auteurs et l’inauthenticité du Pentateuque, la place centrale du chiliasme et du retour attendu dans le christianisme primitif, etc.  Impartialité et absence de préjugés sont ses devises.  S’il semble affirmer le caractère surnaturel du christianisme sur la base de ses miracles, c’est après avoir jeté le doute sur ceux-ci en établissant des parallèles avec les miracles non chrétiens.  (Écrits : The two first books of Philostratus, Londres, 1680, qui s’ouvre sur cette épigraphe : « Cum omnia incerta sint fave tibi et crede, quod mavis » – en 1698, cet ouvrage fut condamné comme le pire libelle à avoir été écrit contre le christianisme ; Anima mundi or an historical narration of the opinions of the ancients concerning man’s soul after this life according to the unenlightened nature, Londres, 1678-1679 ; Great is the Diana of the Ephesians or the original of idolatry together with the political institutions of the gentile sacrifices ; sa correspondance est parue en 1695 à titre posthume dans ses Miscellaneous Works, sous le titre Oracles of reason.)

2. Apogée.  La révolution de 1688, la déclaration de la liberté de presse en 1694 et l’essor auquel elle a donné lieu, enfin la faveur politique accordée aux principes whigs ainsi qu’à la théologie modérée, ennemie du strict anglicanisme partisan des Stuart (H. Henke, VI, p. 28-39 ; The independent Whig or a defence of primitive Christianity, 1721 sqq.), tout cela permit aux semences déjà mises en terre de croître rapidement.  De la théologie modérée, tout imprégnée des nouvelles problématiques scientifiques, dériva ainsi un courant radical qui, marqué par Herbert, Hobbes, Spinoza, Bayle, la science de la nature, la métaphysique et l’histoire, reprit avec un zèle renouvelé le problème du critère permettant de départager les prétentions à la révélation. [6] [443] Sur ce point, une chose fut décisive : c’est que Locke († 1704), le plus célèbre et le plus populaire des philosophes anglais, celui qui domina l’esprit de tout le siècle, se soit emparé des questions théologiques.  Certes, il ne voulait d’abord que conforter la croyance modérée et les efforts de compréhension de Guillaume III ; mais il empoigna le problème d’une main si hardie, et par ses deux côtés principaux, le métaphysique et l’historique, il déploya en outre des pensées si neuves pour le résoudre, que les lignes directrices qu’il posa devinrent déterminantes pour les apologètes et les critiques.  Comme tous les grands esprits de l’époque, il partit essentiellement du conflit interminable opposant les systèmes, les concepts fondamentaux, les doctrines morales et les doctrines de foi, conflits qu’il illustra infatigablement à l’aide de nombreux récits de voyages.  Faisant abstraction des idées prétendument innées mais partout se contredisant de la scolastique et du cartésianisme, faisant abstraction aussi, tout au moins provisoirement, des prétentions à une révélation se donnant pour immédiate, Locke proposait une  théorie purement empiriste ou sensualiste de la connaissance, qui devait fournir la base d’une connaissance métaphysique et éthique partout évidente.  À partir de la réflexion sur les données de l’expérience, il construisit ainsi un système métaphysique mécaniste et téléologique, ainsi qu’une éthique empiriste et utilitaire ; cette dernière s’accordait certes avec le vieux concept de la lex naturae ou lex rationis, mais seulement par le fait que l’expérience éthique y établissait les conséquences découlant, en vertu de l’organisation téléologique du monde, de certaines manières d’agir ; cette expérience éthique présupposait donc une loi inscrite dans la nature des choses (Jodl, I, p. 149 sq.).  Partant de ces concepts, Locke s’engagea donc dans les querelles théologiques, certes animé, sur le plan personnel, d’un esprit tout à fait supranaturaliste, mais avec l’intention d’établir ici aussi une base nouvelle pour résoudre les disputes, et convaincu, comme le montrent ses Letters on toleration de 1689-1692 [7], que seule une justification rigoureusement rationnelle, non pas la contrainte ou une pure prétention, peut démontrer la validité de la révélation.  Déjà en 1689, l’Essay avait soumis à un examen épistémologique le concept de révélation et établi les critères [539] permettant de reconnaître la vraie révélation parmi les [444] innombrables prétentions à la révélation, les imaginations des païens et des sectes, les dogmes et les lois des prêtres.  Pour qu’une révélation soit acceptable en tant que telle, il faut démontrer rigoureusement la présence en elle de certains caractères formels : la tradition qui nous transmet cette révélation doit pouvoir s’exposer de manière rationnelle, à la fois extérieurement, par la manière dont elle est attestée, et intérieurement, par sa crédibilité ;  mais surtout, il faut pouvoir montrer que son contenu principal correspond à la métaphysique et à l’éthique rationnelles : une fois qu’il nous est donné, ce contenu doit pouvoir se présenter tout au moins a posteriori comme rationnel, comme découlant en soi et pour soi de la raison.  C’est seulement une fois cela acquis qu’on peut éventuellement s’ouvrir à des aspects de la révélation relevant du pur mystère [8].  Lorsque ces critères ne sont pas observés, on ouvre la porte toute grande à l’arbitraire des sectes et des prêtres et l’on peut déclarer révélées les choses les plus absurdes ; la religion, censée être ce qui distingue l’homme rationnel, le fait alors souvent paraître moins rationnel que les animaux.  La position critique engendre ainsi le concept étrange d’une révélation qui ne révèle que ce qui est en soi et pour soi rationnel et connaissable par chacun, d’une connaissance révélée ne se distinguant de la connaissance naturelle qu’à la manière dont la lunette est distincte de l’œil nu.  L’écrit de 1695 The reasonableness of Christendom as delivered in the scriptures applique ces conceptions : en dégageant le christianisme rationnel pur et originel, il espère mettre fin aux querelles de la clique théologique.  Suivant dans l’ensemble le cadre offert par la dogmatique réformée, Locke passe cependant tout de suite à un examen purement historico-critique de la doctrine centrale du christianisme ; bien qu’il en reste à une conception modérée de l’inspiration, il croit pouvoir extraire cette doctrine centrale des seuls évangiles et des Actes des apôtres, non pas des lettres du Nouveau Testament, trop pleines de subtilités et de difficultés ; malgré son respect pour les dogmes de l’Église, il réduit la doctrine centrale du christianisme à un concept simple, tout à fait indépendant d’eux.  C’est ainsi seulement qu’il peut identifier ce qu’il y a d’essentiel dans le christianisme.  En reconstituant pragmatiquement l’histoire de Jésus, [9] il découvre que le noyau du christianisme réside dans la doctrine de [445] la messianité de Jésus et du royaume de Dieu ; cette doctrine inclut le pardon des péchés, lié pour sa part à la reconniassance de Jésus comme roi de ce royaume, et elle inclut aussi l’exigence de se soumettre à la loi morale du royaume.  Au cours de l’examen, ce dernier élément passe de plus en plus à l’avant-plan : il devient en effet le moyen par lequel on démontre le caractère rationnel du christianisme ainsi simplifié.  En effet, la loi messianique du royaume de Dieu est identique à la lex Mosis en sa partie morale (Works, Londres, 1714, II, p. 522), laquelle pour sa part est identique à la lex naturae ou lex rationis (II, p. 478) ; l’Évangile n’est rien d’autre que la récapitulation, l’éclaircissement et l’attestation par Dieu de la law of nature (II, p. 520), à quoi il ajoute le pardon pour les transgressions (II, p. 525).  On retrouve ici l’ancien soubassement de la dogmatique, mais utilisé de manière nouvelle.  Le christianisme jouit d’un avantage sur toutes les religions et philosophies païennes : il donne à voir une lex naturae qui jouit de l’entière autorité divine, qui est compréhensible par le peuple, a une portée universelle, se dissocie strictement de tout clergé purement ritualiste, dévoile de manière déterminée ses conséquences pour le bonheur dans l’au-delà et promet le pardon et le secours divins.  Pour présenter les choses ainsi, il fallait une révélation supranaturelle, attestée par le miracle – lequel va encore de soi pour Locke – et transmise par une tradition à laquelle l’inspiration offre des garanties – ce à quoi encore Locke adhère.  Considérée en elle-même et pour elle-même, toutefois, cette connaissance relève aussi de la raison, mais alors elle est parcellaire, brouillée, sans autorité contraignante. [10]  Les peuples non chrétiens ne peuvent, en effet, s’en remettre qu’à la loi de la raison et doivent tirer la croyance au pardon du concept de bonté divine que leur donne à connaître cette même loi.  Ils ne sont pas eo ipso condamnés par la faute d’Adam : plutôt, Dieu les juge à partir de ce qu’il leur a donné (II, p. 529).  La doctrine ecclésiale de la condamnation des païens se voit ainsi abandonnée et l’on commence à accorder une valeur relative à la vérité présente dans les diverses religions (Campbell Fraser, Locke, t. XV des « Philosophical Classics » ; E. Fechtner, John Locke, Stuttgart, 1897).

Le vieux concept de lex naturae est ainsi passé au rang de concept fondamental d’une science générale de la religion dans laquelle se trouve supprimé, avec [446] la doctrine du péché originel et de la condamnation des païens, le fondement véritable du supranaturalisme ; le supranaturalisme résiduel n’a plus qu’un sens formel, selon lequel le christianisme rassemble en lui et exprime parfaitement la vérité sous-jacente à toutes les religions.  On ramène, ce faisant, l’essence du christianisme à la morale, et sa vérité se manifeste dans le fait qu’il exhibe l’identité de cette morale avec la vérité sise au fondement de toutes les religions. [540] Dans la mesure où, dans ce contexte, Locke affirmait encore vigoureusement le supranaturalisme et respectait pieusement les dogmes adjacents à la vérité centrale pourtant seule à apporter la félicité, le clergé modéré put faire sien sa doctrine ; peu à peu, celle-ci devint l’expression même du conservatisme religieux et du rationalisme terre à terre de la majorité de la population.  Mais en vérité, cette doctrine procédait à une critique extrêmement incisive et, dans cette mesure, elle devait avoir des conséquences bien plus radicales : elle amena à réprimer encore davantage le supranaturalisme, par sa distinction entre la doctrine morale centrale et les autres mystères non fondamentaux, et elle conduisit au rejet direct de ces derniers ; finalement, la question ainsi soulevée des preuves historiques du caractère surnaturel du christianisme fut prise encore plus au sérieux.  Dans cette mesure, Locke est le père véritable du déisme, chose que les anglicans stricts lui ont souvent assez durement reprochée, bien que les participants à la controverse n’aient jamais osé le faire figurer sur la liste des déistes.  Avec raison, d’ailleurs, si l’on y pense bien.  En effet, les conséquences de la doctrine de Locke ont été tirées par des hommes d’une disposition toute différente vis-à-vis de la religion que celle du distingué, sérieux et croyant Locke, ou des autres chefs de file littéraires.  Les « déistes » ne voulaient pas réformer la théologie dominante, ils combattaient la religion d’État et, dépassant de beaucoup même les dissenters, ils voulaient se forger une théologie radicale, où se mêlent étrangement réflexions scientifiques sérieuses, surexcitation et lourde pédanterie. [11]

Les deux premières des conséquences susmentionnées furent tirées par l’Irlandais John Toland († 1722), écrivain itinérant qui, un an après le Reasonableness de Locke, publia son Christianity not mysterious (1696), dans lequel il déclarait se contenter de tirer les conséquences [447] de Locke.  Partant des critères lockéens de la révélation, il concluait que la révélation ne doit contenir que des énoncés rationnels et rien qui les outrepasse, donc aucun énoncé qui, sans contredire la raison, irait simplement au-delà.  Le contenu de la révélation ne peut être que le noyau rationnel de vérité présent dans l’Évangile, c’est-à-dire le renouvellement divin de la lex naturae en tant que loi du royaume de Dieu.  Les mystères non fondamentaux, que Locke tolérait encore, ne peuvent faire partie de la révélation.  « La révélation n’autorise nullement à tenir quelque chose pour vrai : elle n’est qu’un mean of information, un instrument par lequel nous accédons à une connaissance qu’il faut justifier auprès de la raison, à l’aide, précisément, du révélé » (E. Henke, II, p. 480).  Toland prouve ses dires au moyen de la critique historique [12], en montrant que l’essence factuelle du christianisme originel ignorait de tels mystères et que ceux-ci ne doivent d’être passés en lui qu’à l’accommodation qu’on a faite des mystères entretenus par les clergés du judaïsme et du paganisme, ainsi qu’à la philosophie platonicienne.  Le christianisme primitif lui-même, dit-il, n’a jamais employé le mot « mystère » au sens d’une vérité suprarationnelle.  Ce serait d’abord la théologie des prêtres chrétiens qui aurait introduit ces doctrines des mystères suprarationnels et antirationnels, en particulier à partir du moment où le christianisme fut élevé au rang de religion d’État ; et jusqu’à présent, aucune Réforme n’aurait pu déraciner complètement ces fictions des prêtres.  Tout cela pose les bases d’une critique rigoureuse de l’histoire chrétienne primitive et permet une différenciation très acérée des diverses doctrines bibliques ; ainsi, dans des écrits ultérieurs, Toland traite des problèmes posés par l’histoire du canon et par la critique biblique (Amyntor, 1699) et il met en évidence les différences chez les principaux partis du christianisme primitif (Nazarenus or Jewish, Gentile and Mahometan Christianity, 1718).  De même, avec la démonstration de la vérité du christianisme à partir de son seul accord avec la morale et la religion rationnelles générales, le supranaturalisme et la croyance en l’inspiration présents chez Locke se trouvent complètement écartés, même si Toland reconnaît dans le christianisme une organisation divine particulière visant le renouveau [484] de la lex naturae, et même s’il considère les miracles servant à cette fin comme des effets naturels extraordinairement intenses.  L’écrit de Toland, que Locke s’empressa de désavouer, déclencha une polémique amère et connut plusieurs éditions.  Aigri, Toland se tourna par la suite vers un spinozisme matérialiste (Letters to Serena, 1704 ; Pantheisticon, 1720) et s’adonna à des écrits politiques et historiques ; dans ces textes, il revient de diverses façons à des thèmes d’histoire de la religion, qu’il traite d’une manière multidisciplinaire, désordonnée, et dans une perspective évhémériste, sans jamais renoncer à sa théorie de la religion de la lex naturae, religion naturelle, dénuée de mystères, identique au mosaïsme et au christianisme (Letter 2 et 3 ; Adeisidaemon. Annexae origines Judaicae, 1709 ; Nazarenus ; Tetradymus, 1720).

Anthony Collins († 1729), cet écrivain membre de la noblesse terrienne, ami intime des dernières années de Locke, tira les mêmes conclusions.  Dans son Discourse of freethinking [541] occasioned by the rise and growth of a sect called freethinkers (1713), il conclut avec rigueur que,  partant du critère rationnel de la révélation, on ne peut reconnaître une révélation que si un libre examen la déclare en accord avec la raison, et seulement si elle coïncide avec celle-ci ; les dogmes suprarationnels ou antirationnels n’ont en rien un caractère de révélation, qui toujours ne leur a été attribué que par des prêtres et des théologiens dominateurs et querelleurs.  Si l’on concédait de tels dogmes, on ne pourrait empêcher que les choses les plus absurdes soient elles aussi déclarées révélations.  Le meilleur témoignage à leur encontre réside dans l’indépendance de la moralité véritable à l’égard de tels mystères et dans le fait qu’à l’inverse, la croyance aux mystères engendre nécessairement des querelles regrettables et confuses.  En particulier, dit-il, ces libres penseurs modèles que sont les prophètes, Jésus et les apôtres eux-mêmes, n’ont jamais reconnu d’autorités mystérieuses et ne s’en sont toujours remis qu’à des preuves rationnelles libres.  On ne peut donc rien reconnaître par simple autorité, quelle que soit la manière dont on veuille la fonder : la reconnaissance repose sur l’examen rationnel.  Le principe de freethinking, ou du jugement porté sur la révélation à partir de la seule raison, est donc requis pour des motifs autant logiques que moraux, politiques, ecclésiaux et religieux, et seul ce principe mène au salut, tandis que ce qui est fondé sur la seule autorité n’amène que conflit et malheur, absurdités [449] et corruption païenne de la religion.  Disant cela, Collins s’appuyait sur le clergé modéré, dont il tenait les membres pour les véritables pères du principe [de freethinking].  Son ouvrage débordant d’amertume contre les théologiens fit énormément parler de lui et suscita une marée de répliques qui, en général, ne déplorent que l’exagération du principe, mais non pas le principe lui-même.  Toute l’Angleterre littéraire officielle, y compris Swift et Bentley, s’éleva contre lui et défendit le bien-fondé de l’autorité d’un point de vue rationnel.  Collins se tut, mais onze ans plus tard il fit à nouveau paraître un écrit important dans lequel il prenait position dans le débat entre-temps déclenché à propos des prophéties et des miracles ; dans ce texte, il développait de manière voilée mais radicale les conséquences anti-supranaturalistes du principe lockéen.  Si la révélation, disait-il, ne démontre sa vérité qu’en coïncidant avec la vérité rationnelle générale, alors le miracle et les prophéties sont non plus des preuves, mais tout au plus des voies d’accès, qui ne contribuent en rien à la chose même et dont on peut donc se passer.  Ils sont même carrément hostiles au principe rationnel présupposé par toute cette manière de voir.  Si, en outre, des soupçons supplémentaires en viennent à peser sur les miracles et les prophéties en raison soit de découvertes littéraires et historiques de la critique biblique, soit de la comparaison des miracles chrétiens avec ceux d’autres religions, alors il faut absolument rejeter ces soutiens du supranaturalisme.  Ces questions avaient été effleurées par Herbert, Blount, Hobbes, Spinoza, Bayle et, tout juste avant, par Toland.  Des adversaires du déisme avaient, quant à eux, déjà tiré ces conclusions, mais en tant que preuves par l’absurde : contre la dangereuse incertitude entraînée par ces conséquences, ou bien ils entreprenaient de fonder un supranaturalisme rationnel en procurant rationnellement la crédibilité même du miracle et des prophéties bibliques (Charles Leslie, Short and easy method with the deists, 1697 ; Stephen, I, p. 195 sqq.), ou bien ils reprochaient aux déistes d’être contraints par leur doctrine de mettre le christianisme sur le même plan que l’islam et le paganisme, suite à quoi ils montraient combien solide était la vérité des événements surnaturels du christianisme, comparée à la fausseté trompeuse de ceux du paganisme et de l’islam (Prideaux, Letter to the [450] deists, en annexe d’une Life of Mohammed, 1697 ; Stephen, I, p. 200).  La controverse reçut une impulsion nouvelle du mathématicien Whiston, excentrique et théologien dilettante qui, constatant une incompatibilité entre l’interprétation néotestamentaire des prophéties et leur sens vétérotestamentaire originel, déclara que l’Ancien Testament tel que nous le connaissons est un faux fabriqué par les Juifs ; il entreprit alors d’en restaurer le texte pour le faire correspondre aux interprétations du Nouveau Testament.  Il éprouvait une sorte de haine personnelle envers la méthode du passé consistant à écarter pareilles difficultés au moyen d’une explication allégorique, et il rejeta celle-ci en alléguant son caractère violent et anhistorique (The true text, 1722). [13]  La polémique qui s’ensuivit fut extrêmement significative, si l’on tient compte du fait que Locke avait réduit le christianisme au seul royaume de Dieu messianique prophétisé dans l’Ancien Testament et réalisé de manière surnaturelle dans le Christ.  Collins, ici, vint à la rescousse de Whiston avec un texte fort important, le Discourse on the grounds and reasons of the christian religion (1724) : il savait gré à Whiston de montrer que les prophéties de l’Ancien Testament étaient irréconciliables avec leur accomplissement néotestamentaire, mais il rejetait cependant ses renseignements et montrait que seule l’ancienne explication allégorique peut établir les prophéties comme preuves de la divinité et de la vérité du christianisme.  Le christianisme est un judaïsme allégorisé, un mystical Judaism, [542] il est la révélation rationnelle juive, mais parfaite, grâce à l’allégorisation, en une religion de la raison.  L’ouvrage met l’accent – c’est d’ailleurs ce qui intéresse le plus son auteur et ce qui a fait son importance – sur la critique littéraire et historique, qui, déjà, aborde l’ensemble des problèmes de la critique biblique.  S’appuyant sur Surenhuysen, Collins montre que le traitement de l’Ancien Testament par Jésus et les apôtres est déjà tout entier purement allégorique et suit le modèle de la théologie rabbinique.  Même le christianisme moderne, dit-il, ne peut réaffirmer sans allégorisation l’eschatologie du christianisme primitif.  Ainsi, le simple fait de justifier le procédé allégorique réduit le Nouveau Testament à un phénomène historique comme les autres ; de plus, l’importance qu’a prise la preuve par les prophéties [451] pour le christianisme se trouve singulièrement éclairée par le fait que pareille preuve est aussi éminemment importante pour d’autres religions (Lechler, p. 271).  De toutes les productions du déisme, cet écrit est celui qui attira le plus l’attention, à bon droit ; il fit prendre les armes aux supranaturalistes rationnels de l’école de Locke, Clarke et Leslie, ainsi qu’aux chefs de file de la théologie traditionnelle et de l’autorité ecclésiale.  Certains contestaient que le christianisme fût vraiment fondé sur le schème de la prophétie et de l’accomplissement ; d’autres affirmaient leur congruence effective ; certains attribuaient aux prophéties de l’Ancien Testament un double caractère : un sens historique immédiat, et un sens typique, plus profond ; d’autres, enfin, concédaient que les écrivains du Nouveau Testament aient pu formuler certaines interprétations erronées.  De nouveau, Collins leur répondit par un nouvel écrit, The scheme of literal prophecy considered (1726), dans lequel il réclamait une interprétation strictement historique de l’Ancien Testament et, en particulier, expliquait le Livre de Daniel d’une manière qui était déjà celle de la critique moderne.  Au terme de l’ouvrage, Collins annonçait une enquête similaire à propos des miracles bibliques.  Mais il n’y revint pas et ce fut plutôt Thomas Woolston († 1731) qui se chargea de cette partie du débat, d’une manière extrêmement excentrique toutefois.  À titre de fellow du Sidney-Sussex College de Cambridge, où il menait des études sur Origène et Philon, il s’était dès 1705 empêtré dans l’interprétation allégorique de la Bible ; dans divers écrits, il célébrait ce principe comme celui du christianisme originel, le seul qui soit logique et approprié à son objet, infiniment supérieur aux opinions grossières des théologiens dogmatiques.  Destitué de son fellowship à l’âge de 52 ans à cause de telles attaques contre le clergé, à demi fou et furibond, il se lança dans une lutte contre la conception littérale de la Bible, glorifiant l’allégorie qui ne reconnaît dans toutes les prophéties et histoires que des symboles de la vérité religieuse rationnelle (lex naturae).  En recommandant ainsi l’explication allégorique, il prenait pied dans le débat sur les prophéties déclenché par Whiston et Collins (1725), mais à la différence de Collins, il croyait vraiment au principe allégorique et en faisait partout son idée fixe.  Lorsque le clergé, [452] abandonnant les prophéties, se replia sur les miracles en tant que témoignages authentiques du supranaturalisme chrétien, Woolston transposa sa méthode aux récits des miracles de Jésus, dans six traités et deux apologies, parus de 1727 à 1730 sous le titre Discourses on the miracles of our Saviour.  D’une manière extrêmement fruste, souvent même carrément bouffonne mais néanmoins très efficace, il s’en prenait au sens littéral de ces récits, montrant leur improbabilité sur le plan naturel et leur caractère non crédible sur le plan historique, invectivant sans ménagement la lettre au profit de l’explication allégorique.  Malgré leurs défauts, on s’arrachait ces écrits qui donnèrent lieu à une série de commentaires.  Ils avaient atteint le nerf du système supranaturaliste et inauguré la critique du miracle.  Contre cela s’éleva l’apologétique supranaturaliste encore dominante aujourd’hui, dont Sherlock, suivant le procédé de Leslie, récapitula de manière typique les grandes lignes dans son Tryal of the witnesses of the resurrection de 1729.  C’est cette apologétique qui, pour la première fois, souleva la question du miracle avec le sérieux qui convenait.  L’apologétique connut une victoire provisoire.  Woolston mourut en prison.

L’attitude supranaturaliste de Locke en ce qui a trait aux critères de la révélation avait été significativement réprimée ; il en alla de même quant à l’exposé systématique du contenu de la révélation.  La tentative de Toland fut reprise et radicalisée.  À la suite de Locke, Clarke (Boyle-Lectures, 1704-1705 ; Discourse concerning the unalterable obligation of natural religion and the truth and certainty of Christian revelation, 1705) et Wollaston (Religion of nature delineated, 1722) avaient poursuivi l’élaboration du système métaphysique mécaniste et téléologique en lui donnant une forte coloration supranaturaliste ; Clarke cependant restaurait une conception rationnelle a priori de la morale au lieu de reprendre la morale de l’utilité de Locke, morale nominaliste que ce dernier ne parvenait que péniblement à faire équivaloir à la lex naturae.  Toland avait tiré les conséquences implicites chez Locke ; [543] Tindal († 1733) fit de même pour Clarke.  Au terme d’une vie tranquille de fellow à Cambridge, il fit paraître à l’âge de 70 ans son dialogue Christianity as old as the creation or the Gospel a republication of the religion of nature (1730), qu’il est permis de considérer ocmme l’ouvrage majeur du déisme.  Avec Locke et Toland, Tindal posait comme condition à la reconnaissance [453] du christianisme comme révélation qu’il coïncide avec la vérité rationnelle ; avec Collins et Woolston, il n’éprouvait qu’un θαύματα μώροις pour la preuve par le miracle.  À cela s’ajoute chez Tindal un motif supplémentaire, simplement effleuré par Locke, pour ramener le christianisme à la vérité de raison.  Considérant l’infinité et la bonté de Dieu, l’immensité du monde, la durée et le nombre de l’espèce humaine, il est impossible et il serait injuste que seuls les Juifs et les chrétiens aient été préférés et favorisés d’un moyen supranaturel de connaissance absolument unique, d’autant plus qu’on trouve dans le christianisme et surtout dans le judaïsme toute une série de choses complètement absurdes et qui, de surcroît, se rapprochent d’absurdités analogues dans d’autres religions.  Les trois cents millions de Chinois commencent à constituer un argument de taille contre le christianisme : on aime contraster, à cette époque, l’admirable confucianisme et le caractère fruste du judaïsme – Voltaire, surtout, a tiré de là d’inépuisables sarcasmes.  Dans ces circonstances, si l’on veut voir dans le christianisme la vérité et la révélation, alors non pas simplement parce qu’il concorderait de façon isolée avec la vérité rationnelle : bien plutôt, sa substance doit être présente aussi dans les autres religions, et cette substance doit être une, universelle, partout présente et reconnue dès les commencements du monde.  Elle doit être aussi vieille que la création.  Le christianisme n’est religion de la raison que s’il est identique à la vérité religieuse partout et depuis toujours présente, active, absolue et immuable.  La chute et le péché originel ne peuvent rien objecter à cela.  Car il est insensé qu’à l’immense majorité des hommes, sans qu’ils en soient coupables, la voie de la vérité soit interdite, et les païens aveugles ont souvent une morale fort pure, tandis que les chrétiens, favorisés par la révélation, ne sont en rien devenus plus moraux que les autres.  « They at all times must be created in a state of innocence capable of knowing and doing all God requires of them. » (Stephen, I, p. 142).  L’amorce posée par Locke se trouve ainsi développée en une ample philosophie de l’histoire de la religion que, par la suite, Voltaire prit pour point de départ.  Mais dans un premier temps, cette vision de l’histoire continue de s’aligner [454] sur le schème théologique (voir Troeltsch, p. 157-171 ; Harnack, Dogmengeschichte, II3, p. 139 sq. ; Dilthey, 1892, 1893) selon lequel la lex naturae fut la religion originelle, répétée telle quelle dans la révélation juive et chrétienne, tandis que pareillement les religions non chrétiennes doivent leurs vérités partielles aux vestiges de cette connaissance originelle de la lex naturae.  La méthode de l’ouvrage consiste à retourner contre Clarke et Sherlock les conséquences de cette philosophie de l’histoire ; son titre est directement tiré d’un sermon de Sherlock (Stephen, I, p. 138) mais aurait pu tout aussi bien provenir de n’importe quelle dogmatique (par exemple Gildon, Thomas Burnet ou Butler ; cf. Lechler, p. 366 sq.).  Tindal identifie lui aussi la religion naturelle à la lex naturae ; il conçoit celle-ci au sens de l’éthique rationnelle de Clarke et de l’autonomie chez Shaftesbury ; dès lors, sa conception de l’histoire s’en tient elle aussi au schème découlant de ce concept.  De même que, selon la doctrine de l’Église, la connaissance originelle consistait en la lex naturae, de même Tindal tint celle-ci pour le point de départ naturel et originel ; de même que selon l’Église la lex Mosis était une republicatio legis naturae et que la révélation du Nouveau Testament consistait pour la plus grande part en une republicatio des éléments moraux de la lex Mosis, de même Tindal tint le christianisme tout entier pour une republication of the law of nature.  Simplement, il supprima ce qui ressortissait aux doctrines de la chute, du péché originel et de la réconciliation.  Le christianisme consiste en la pure lex naturae, sans le plus de quelconques mystères, et la religion naturelle comportait dès le départ, à titre de composantes naturelles, le pardon des péchés et la pénitence.  Le christianisme n’est que « practice of morality in obedience to the will of God » (Lechler, p. 328), comme toutes les autres religions, et il ne se distingue de ces dernières que par la manière particulière dont [son contenu] lui est communiqué : en lui, en effet, la bonté divine a rassemblé [la vérité] d’une manière concentrée, claire et lumineuse ; cela implique du même coup que l’on interprète la Bible d’après les règles de la morale rationnelle, que l’on éclaire ses points de vue partiaux et ses obscurités et que l’on attribue nombre de ses erreurs manifestes à l'ignorance de l’auteur.  En particulier, Moïse et le judaïsme ont encombré la morale rationnelle de toute une série de prescriptions et de rites [455] arbitraires et de superstitions égyptiennes, et le christianisme lui-même a été gravement défiguré par son accommodation au paganisme et au judaïsme, [544] par la tromperie et la domination des prêtres.  Pour les mêmes raisons, la lex naturae s’est vue déformée aussi en dehors du christianisme, et plus gravement encore.  L’égoïsme a inventé le sacrifice et les cérémonies afin de suborner les dieux, puis les prêtres se sont emparés de ces pratiques, faisant d’elles des révélations qu’ils ont mises au service de leur domination.  D’où la malédiction de la foi fondée sur l’autorité.  Il fallut attendre le christianisme pour que les hommes soient à nouveau sauvés de celle-ci : en effet, il est conforme à la bonté de Dieu d’envoyer de temps en temps des personnes qui révèlent à nouveau la pure lex naturae.  Tel fut le but de l’envoi de Jésus.  On comprend bien que cette philosophie de l’histoire ait pu partout faire son nid dans le schème conçu par l’Église, en dépit de sa tendance contraire.  Elle ignore encore tout des concepts de progrès et d’évolution.  La critique des religions ne s’intéresse qu’au statut originel de celles-ci, et la critique du christianisme, qu’à la pureté de ses commencements.  L’esquisse tout entière veut cependant rendre compte de l’ensemble des religions à partir d’une seule et même source, ce qui en même temps doit permettre de dégager un but pour la religion, une religion normative.  Ce livre important fit en Angleterre une forte impression, mais de courte durée, signe de l’intérêt faiblissant pour le déisme.  Ses adversaires, pour une part, s’efforcèrent sans grand succès d’affirmer beaucoup plus fortement le supranaturalisme en partant de la même base (Foster, Sykes) ; pour une autre part, ils rappelèrent la faiblesse et la dispersion de la raison depuis la chute et recoururent massivement à la preuve par le miracle (Waterland, Conybeare, Leland).  Les théories de Tindal et des autres déistes trouvent un écho dans l’ouvrage de Thomas Chubb († 1747) The true Gospel of Jesus Christ, paru en 1738, accompagné de quelques textes d’apologie.  Chubb, un pauvre marchand de chandelles, était passé, sous l’influence de Whiston et de la christologie arianisante, dans les rangs des déistes.  Cet autodidacte rendit avec une clarté remarquable et un sérieux dénué d’emphase les arguments déistes les plus répandus, tel qu’il avait coutume de les traiter dans les débats de son club et de les vérifier dans sa Bible anglaise.  Son but principal était de montrer que Jésus n’avait en réalité voulu enseigner que la morale naturelle ou, « comme disent les savants, la law of nature », et que tout l’Évangile devait être compris dans [456] cette perspective ; son idée fondamentale consistait à recommander le christianisme comme seule religion véritablement morale, comme religion toute simple et modeste de l’obéissance à la loi morale, religion de l’amélioration et de la connaissance rationnelle et universellement valide de Dieu, accessible à tout homme, même le plus simple, et, surtout, visant une réalisation pratique.  Ce faisant, Chubb abordait de multiples manières les questions de critique néotestamentaire et il séparait les vrais enseignements de Jésus des méprises provenant de la tradition et des opinions personnelles des apôtres.  Le but véritable de Jésus, ce pour quoi il a agi, était simplement de fonder une association pour s’exercer à la vertu.  Si son action a été si rapidement et si fortement déformée, c’est à cause de l’introduction de fausses doctrines : principalement, la doctrine d’une justice imputée et celle du plaisir que prend Dieu à la croyance orthodoxe pure et à l’amalgame de l’État et de l’Église.  Bien qu’il soulève ces problèmes sérieux, qui furent plus tard beaucoup débattus en Allemagne, l’ouvrage n’a eu qu’un effet de brève durée.  Chubb fut perçu au début comme une espèce d’enfant prodige et suscita l’intérêt de Pope, mais on le tint ensuite pour non scientifique et on l’oublia.

À partir de Tindal, le débat historico-critique connut un nouvel essor, sans toutefois agiter les esprits autant qu’avant.  Thomas Morgan († 1743) – ci-devant prédicateur chez les dissenters, puis médecin dans une communauté quaker et enfin littérateur, ancien admirateur de Clarke et Woolston et partisan de la théologie unitarienne, ensuite passé au déisme – prolongea les idées de Tindal sous l’angle historico-critique (The moral philosopher. In a dialogue between Philalethes, a christian Deist (un paulinien), and Theophanes, a Christian Jew  (un pétrinien), 1737, 1739, 1740).  Morgan reprend sans plus de Tindal la démonstration du caractère rationnel du christianisme – ajoutant simplement une nuance panthéiste à la lex naturae –, ainsi que l’argumentation déiste contre la preuve par le miracle et la croyance au miracle – ajoutant simplement une explication mythique aux explications déjà disponibles.  Seul est original son effort pour apporter une explication historique plus sérieuse à l’histoire des religions non chrétiennes et judéo-chrétienne.  En ce qui concerne les religions non chrétiennes, il fait dériver bien sûr ces religions positives de la tromperie des prêtres, mais à côté de cet argument rebattu il introduit une dérivation nouvelle, qui explique le [457] refoulement ou la répression du Dieu un et infini de la lex naturae par la croyance aux démons associée à certains phénomènes naturels.  C’est seulement par cette croyance, dit-il, que les prêtres ont pu garder le contrôle sur la formation du polythéisme, sur les pratiques sacrificielles et sur la croyance en l’autorité.  Les divinités partielles ainsi apparues ont été placées au-dessus [455] du Dieu unique, puis l’on s’est efforcé d’influencer leurs pouvoirs par des moyens extérieurs, et c’est ainsi qu’est né le paganisme, qui culmine dans la religion sacerdotale égyptienne.  En ce qui concerne le judéo-christianisme, Morgan suivit les indications critiques de Tindal, qui déjà avait associé d’assez près le mosaïsme aux religions non chrétiennes ; il reprit aussi les résultats de Woolston et de Collins.  À cause de leur caractère superstitieux et rigide, les Juifs devaient nécessairement s’approprier la fondation de leur religion par Moïse sous une forme qui leur fût familière, la religion sacerdotale égyptienne ; ils devaient aussi conférer à la lex naturae une forme strictement légaliste et hétéronome, et un contenu mesquin, réservé à leur seule nation.  Entièrement fusionnée à cela, la loi prescrivant le rituel et le cérémonial est une institution purement politique.  Même le Dieu d’Israël est le dieu particulier d’une nation, un dieu arbitraire, qui souvent fait fi de la morale, un dieu anthropomorphe comme l’est une idole égyptienne.  L’histoire d’Israël se voit ainsi pragmatiquement récrite ; sa fin tragique apparaît comme la conséquence nécessaire du caractère mauvais de ce peuple et de la religion corrompue par les prêtres.  Seuls les prophètes se sont dégagés de cette corruption sacerdotale.  Mais c’est avec Jésus seulement qu’est vraiment révélée la lex naturae ; cette vérité, certes, Confucius, Zoroastre, Socrate et Platon l’avaient déjà reconnue, mais Jésus, lui, a pu la communiquer de manière concentrée et complète grâce à la révélation divine – une révélation toutefois sans mystères, nouvelle quant à la forme, vieille comme le monde quant au contenu.  Jésus, ici, est une figure entièrement originale par rapport au judaïsme.  Morgan renonce à maintenir une relation étroite entre l’Ancien et le Nouveau Testament, avec au centre le concept de messie, que Locke prenait pour point de départ ; par là, il recherche une conception du christianisme encore plus simple, encore plus strictement rationnelle.  Après Jésus, seul Paul a été porteur de cette vérité et de cette révélation pure : Paul fut le plus grand des libres penseurs, bien qu’il ait dû accommoder de multiples façons sa manière de s’exprimer à celle des Juifs, et bien des choses chez lui, comme la doctrine de la réconciliation, sont à comprendre au sens figuré.  En revanche, les autres apôtres, en particulier Pierre et l’auteur de l’Apocalypse, [458] ont déformé et corrompu la révélation en lui prêtant un sens juif et messianique.  Sous l’effet des persécutions, les deux tendances, celle des écrits rationnels pauliniens et celle des écrits juifs pétriniens, ont dû s’unir dans l’Église catholique ; cela explique les lacunes d’un christianisme clérical jusqu’aujourd’hui judaïsant, lacunes que la Réforme n’a supprimées qu’en partie et auxquelles d’autres sont venues s’ajouter depuis.  Seuls les gnostiques, qui opposaient le Dieu juif et le Dieu chrétien, ont maintenu la pure doctrine.  Ces considérations ont pour but non seulement de résoudre les problèmes historiques ici soulevés, mais aussi d’apporter une solution définitive à l’équivalence établie par l’Église entre la lex Mosis et la lex naturae, en restreignant au seul christianisme la lex naturae pleinement révélée.  Il s’agit là de la dernière réforme de la dogmatique ecclésiale, conquise avec rigueur en recourant aux moyens procurés par cette même dogmatique ; dans la mesure où ces moyens permettaient une adaptation à la nouvelle situation scientifique et au nouvel horizon historique, la théorie de Morgan parvenait à cette réforme.  L’ouvrage déclencha un vif débat sur la valeur et l’essence de la révélation vétérotestamentaire.  Mais bientôt le débat tourna non plus autour de cet ouvrage, mais autour du livre paradoxal de Warburton The divine legation of Moses demonstrated on the principles of a religious deist (1738, 1741).  Tout en reprenant le plus souvent la théorie de Morgan sur l’histoire des religions, Warburton voulait cependant montrer l’identité entre la lex Mosis et la lex naturae : [il y a coïncidence] entre le caractère de révélation divine qui revient à l’événement fondateur mosaïque et la nécessité qu’à la lex naturae s’ajoute le plus de la révélation.  Il s’agit d’un ouvrage multidisciplinaire déployant une rhétorique agressive et capricieuse.  Bien qu’il s’en prenne vigoureusement à Spinoza, Hobbes, Collins, Morgan, Tindal et Annet, il a du moins en commun avec ces auteurs d’avoir donné l’impulsion nécessaire à la naissance de la critique historique. À Morgan s’associa aussi un auteur beaucoup moins remarqué, arrivé tardivement dans le débat sur le miracle, qui recourait au pseudonyme de Morgan « moral philosopher » pour signaler ses propres positions, et qui tourna contre l’apologétique à la Leslie et à la Sherlock des armes qui entre-temps s’étaient considérablement affûtées.  Alors que cette apologétique fondait la croyance aux miracles sur des témoignages oculaires et sur la fiabilité [459] des témoins bibliques et, par suite, déclarait cette foi conforme à la raison, Peter Annet († 1768), lui, contesta cette fiabilité des témoins bibliques en invoquant les nombreuses contradictions entre les récits et leur caractère improbable.  Parodiant la forme littéraire du débat judiciaire appliquée par Sherlock, il convainquit ces témoins de tromperie (Resurrection of Jesus considered in answer to the tryal of witnesses. By a moral philosopher, 1744. The history and character of St. Paul examined).  Annet formule l’hypothèse de la fausse mort [de Jésus] et, tout en contestant l’authenticité des lettres de Paul, se demande si ce dernier n’est pas le véritable fondateur de la nouvelle religion.  Comme Voltaire, il découple la religion morale naturelle [546] de la religion chrétienne et il poursuit cette dernière de ses railleries amères.  Il explique le christianisme primitif et ses miracles au moyen d’une analogie avec le méthodisme alors en pleine ascension, avec son enthousiasme, ses miracles et ses illusions volontaires.  Dans Supernaturals examined, (1747), il s’attaque aux fondements du supranaturalisme et de la croyance aux miracles et il nie carrément l’un et l’autre par des arguments métaphysiques, spinozistes en l’occurrence.  Spinoza mis à part, c’est là le premier et le seul cas, avant les Encyclopédistes et d’Holbach, où le monisme sous-jacent à l’orientation de la nouvelle philosophie exerce consciemment ses effets contre la croyance au miracle.  Pour le reste, les arguments relèvent surtout de l’histoire et de la critique de la tradition.  Les adversaires d’Annet, parmi lesquels deux importants hommes d’État (West et Lyttleton), firent valoir contre lui les vieux arguments et se donnèrent une victoire facile.  Seuls quelques-uns avaient conscience de la portée des questions soulevées.  Annet lui-même mourut dans la misère, relevé de son poste d’instituteur.  Presque à la même époque, venant d’une direction toute différente, Conyers Middleton († 1750), disciple des latitudinaires de Cambridge et laudateur de l’autorité ecclésiale, avança des objections historiques et épistémologiques nouvelles contre le supranaturalisme et la croyance aux miracles ; il disqualifiait complètement les arguments de l’apologétique en faveur de leur rationalité et dépassait de beaucoup Morgan en sensibilité historique.  Déjà dans sa Letter from Rome (1729), il examinait le catholicisme dans la perspective de l’histoire de la religion, le considérant comme une reformulation chrétienne du paganisme antique ; intervenant plus tard dans la polémique entre Waterland et [460] Tindal (Answer to Waterland, 1730), il contestait le caractère inspiré de la Bible, exigeait avec Collins et Woolston une explication allégorique des miracles, reconnaissait avec Tindal le conditionnement historique du judaïsme, en particulier l’influence des Égyptiens, mais en même temps il affirmait l’impossibilité de remplacer la religion d’État positive par une religion de la raison.  Ses écrits ultérieurs vont beaucoup plus loin, s’efforçant, de manière dissimulée mais pleinement consciente, de combler le fossé entre l’histoire profane et l’histoire sainte et d’appliquer partout une même méthode historique, seule possible.  Son Inquiry into the miraculous powers which are supposed to have existed in the Christian Church through several successive ages (1748) montre que la croyance au miracle ne se retrouve nullement dans le seul christianisme primitif, qu’elle s’est étendue aussi aux païens et aux périodes ultérieures de l’Église, qu’il existe d’innombrables récits de miracles ayant tous la même crédibilité que celle établie par Sherlock à propos des témoins bibliques.  Middleton formule une analogie convaincante entre le christianisme primitif et certains mouvements religieux païens et juifs ainsi que certaines sectes modernes ; de manière tout aussi convaincante, il évoque la mentalité des époques et des classes en proie à la superstition pour montrer que les récits non évangéliques ne sont pas crédibles.  Certes, l’application aux évangiles eux-mêmes est laissée en plan, [14] mais un des principaux résultats est qu’on ne peut s’empêcher de se demander pourquoi les miracles des uns mériteraient créance et non pas ceux des autres [15].  De son vivant, Middleton ne reçut aucune réplique sérieuse.  Il y eut par ailleurs de nombreuses tentatives de populariser les idées déistes (mise en parallèle du Christ et de Socrate, exposés du christianisme mis dans la bouche de brahmanes, etc. ; H. Henle, VI, p. 99, 78, 82), dans lesquelles le déisme s’est dispersé et qui sont demeurées sans grand effet.

[461] 3. Déclin et fin.  Vers le milieu du siècle, la controverse déiste s’éteignit en Angleterre.  L’intérêt religieux éveillé à la suite de la grande révolution se tarit au fur et à mesure que l’on s’éloignait de l’interrègne puritain et que l’on s’intéressait davantage au commerce, à la politique, à la littérature et à l’art ; l’intérêt religieux s’estompa aussi avec l’essor nouveau des tories et le surgissement des grands combats politiques succédant à l’accalmie de la première moitié du siècle.  Le péril catholique était écarté, le conflit entre l’Église d’État et les dissenters s’était aplani grâce à leur lutte contre l’adversaire commun [catholique] et parce qu’on s’habituait aux circonstances nouvelles ; par là se trouvait aussi supprimée la dissension dont s’étaient nourries en particulier les théories déistes.  Le matériau conceptuel de la littérature déiste avait toujours été pauvre et il était maintenant épuisé ; jamais il n’y avait eu dans cette littérature de fortes inspirations religieuses populaires, jamais non plus elle n’en inspira.  Dans l’opinion publique, tout le terrait était occupé par la religiosité latitudinaire et par l’orthodoxie ; les preuves historiques établies par Leslie et Sherlock attestaient victorieusement et de manière inébranlable un supranaturalisme que, du reste, l’on maniait de façon libérale.  Les penseurs les plus brillants du siècle, Locke, Clarke, Butler, Berkeley, se tenaient du côté de l’opinion publique.  Ainsi, le supranaturalisme rationnel glacial d’un Paley († 1805) fut tenu pour le pur produit des luttes en théologie et en philosophie de la religion, et l’on ne s’en soucia pas davantage.  L’intérêt religieux immédiat et vivant portait désormais sur la consolidation du méthodisme. [547] Les têtes pensantes davantage critiques s’accordaient avec les critiques formulées par le déisme et, pourtant, en abandonnaient les positions.  C’est ce qu’avaient fait déjà Annet et Middleton.  De toute façon, dès le départ il y avait eu, parallèlement aux déistes, des critiques qui ne s’accordaient que partiellement avec ceux-ci et qui allaient beaucoup plus loin : ces représentants de l’ancien esprit de la Renaissance adoptaient une position hostile à la morale stoïcienne et chrétienne et s’appuyaient là-dessus pour critiquer les religions, recourant à des arguments déistes et coïncidant avec eux en certains de leurs résultats, mais gardant néanmoins leurs distances avec le déisme proprement dit, et c’est pourquoi la tradition et les écrits de controverse hésitent à les ranger parmi les déistes.  Shaftesbury [16] († 1713) développa en opposition à [462] l’éthique utilitaire et supranaturaliste de Locke et de Clarke une morale purement autonome, fondée sur un instinct éthique inhérent à la raison, qui pousse l’individu et la société à rechercher leur autoréalisation harmonieuse.  Il formulait cette morale esthétique sur fond d’un panthéisme esthétisé optimiste (Characteristics, 1711).  Il appuie là-dessus son jugement sur les religions : comme les déistes, il confronte leurs diverses prétentions à la révélation, comme eux il en explique la multiplicité par la tromperie des prêtres, la politique – pia fraus – et un enthousiasme mal orienté ; il détermine leur valeur non pas à partir de la lex naturae stoïco-chrétienne, mais à partir de la morale et de la métaphysique de l’enthousiasme véritable, c’est-à-dire esthétique.  Lui aussi réclame la tolérance et la libre pensée, puisque la vraie religion se communique par elles seulement, mais il n’est pas sincèrement intéressé à démontrer que le christianisme est la vérité.  Bien que circonspect, on sent clairement son dédain envers le judaïsme tout à fait immoral et cupide issu d’Égypte et envers le dualisme ascétique chrétien.  Aussi tient-il le déisme pour un simple compliment à l’égard de l’autorité traditionnelle (von Gizycki, Die Philosophie Shaftesburys, Heidelberg, p. 175 ; Spicker, Die Philosophie des Grafen von Shaftesbury, Fribourg-en-Brisgau, 1771, p. 87-138).  Le médecin d’origine hollandaise Mandeville († 1733) formula son opposition de manière encore beaucoup plus dure.  Revenant à la suite de Hobbes et de Gassendi à l’épicurisme moral, louant avec Montaigne et La Rochefoucauld le scepticisme moral, il préférait la critique de la religion corrosive de Bayle à celle des déistes et prolongea l’empirisme en une sorte d’agnosticisme.  Animé d’un réalisme méphistophélique et d’une conception libertine de la vie, il décriait la morale dominante comme mensonge de la convention, dans lequel l’égoïsme dissimule ses instincts derrière un voile enjolivant ; et l’on s’abuse soi-même, disait-il, à affirmer un lien entre la morale et la religion, alors que partout la réalité le réfute.  Par là, c’est le nerf de la philosophie déiste de la religion qui se trouve tranché.  En ce qui concerne le christianisme en particulier, tous les déistes voulaient simplement le réformer et le consolider, mais Mandeville, lui, le déclare impossible non seulement en tant que religion – le déisme en avait fait autant par sa critique des miracles et des révélations –, mais aussi en tant que morale, puisque par principe cette morale [463] s’évade du monde et est hostile à la civilisation.  Si le christianisme se maintient, c’est parce que personne ne prend sa morale au sérieux.  Qui plus est, à l’instar de Hobbes et de Bolingbroke, Mandeville remet en cause le principe de freethinking, qu’il considère dangereux pour l’État, et il favorise des mesures réactionnaires strictes.  Ses Free thoughts on religion (1720) défendent ce point de vue avec beaucoup de prudence, dissimulé derrière une adhésion à la libre pensée déiste.  C’est pourquoi on le range occasionnellement parmi les déistes, avec lesquels pourtant il n’a rien à voir.  Sa pensée véritable, il l’a exprimée dans la Fable of the bees (1714), qui connut treize éditions (Sakmann, Bernard von Mandeville, Fribourg-en-Brisgau, 1897).

Mais des conséquences semblables sont apparues aussi au sein de la controverse déiste.  Henry Dodwell, qui avait connu par son père William l’orthodoxie véritable, montra dans son livre Christianity not founded on argument and the true principal of Gospel-evidence (1742) que les déistes ne pouvaient fonder la vérité chrétienne sur l’essence de la religion réelle et vivante, que cette essence est hostile par principe à toute argumentation rationnelle, qu’elle s’appuie surtout sur l’autorité et le mystère et qu’elle tient sa magie du credo quia absurdum.  L’unique preuve réside dans la mystique de l’illumination intérieure ; le pur christianisme originel a pour essence le mépris de la raison et de la science, l’enthousiasme et la croyance fondée sur l’autorité.  Quant aux preuves des lecturers disciples de Clarke et de Boyle, elles détruisent la religion.  La critique de la religion traditionnelle par Dodwell rappelle Lessing et Feuerbach ; ses adversaires déistes et anti-déistes ne l’ont pas comprise et ne lui ont opposé que les anciens lieux communs.  Un autre résultat, tout aussi dissolvant pour l’apologétique naïve du déisme authentique, est livré par l’écriture d’une élégance toute mondaine mais à la fois complètement dilettante et capricieuse [548] de Bolingbroke († 1751), qui est symptomatique en même temps de la manière de voir des élites, influencées principalement par la France.  Tout en raillant les métaphysiciens de Platon jusqu’à Descartes, Locke et Clarke, il formule cependant pour l’essentiel une morale optimiste utilitaire et l’assortit d’une métaphysique.  Il apporte une explication à la fois historique et naturelle des religions, de leurs miracles, leurs [464] Églises et leurs prêtres, leurs révélations et leurs cultes ; il se moque d’elles, y voit imaginaire, tromperie et superstition ; il concède cependant la présence dans le christianisme véritable et authentique d’une vérité morale rationnelle.  Tout en promouvant la critique, la liberté illimitée de pensée, des méthodes naturelles partout identiques d’explication historique, il souhaite cependant soustraire cette liberté au peuple et protéger le régime de l’Église d’État, dans l’intérêt de la politique et de la morale (Letters on the study and use of history, parution complète en 1752, et Essays, dans l’édition des œuvres complètes, 1753).  Les contradictions effrontées devaient davantage susciter l’ire des adversaires qu’éclairer les choses, et c’est du reste tout ce que Bolingbroke obtint des controversistes professionnels qui l’avaient lui aussi dans leur mire, et parmi lesquels on trouve l’inévitable Leland.  Cela rend d’autant plus importantes, en revanche, ses relations avec Voltaire (Rémusat, Revue des deux mondes, 1853, 1854).

Bien plus marquant est David Hume († 1776), qui opère la synthèse de la critique déiste et l’élève à un niveau scientifique supérieur, véritablement moderne.  Il se libère définitivement du concept de Dieu redevable au traité dogmatique de la théologie naturelle, ainsi que du schème de la philosophie de l’histoire redevable lui aussi à la dogmatique.  Dans toute sa personne et son activité littéraire, certes, Hume demeure très éloigné des déistes, mais par le contenu de son travail, il réalise la confrontation décisive avec les principes communs à la fois aux déistes et aux anti-déistes.  Comme les penseurs français, il sépare le principe lockéen de connaissance, sur lequel partout le déisme s’appuyait, de la téléologie [17] mécaniste à laquelle il était lié, ainsi que d’une éthique qui demeurait toujours de quelque manière orientée par un a priori ; il se distingue cependant des Français en ce qu’au lieu de tirer de tout cela des conséquences matérialistes, Hume développe un scepticisme s’en tenant strictement aux faits de l’expérience et à leurs analogies.  Confinant au départ l’être humain à l’expérience du monde sensible, il fait commencer son histoire non pas par une religion et une morale normatives, mais par des éléments tout à fait incultes, ceux d’une expérience rudimentaire et limitée, donc par la condition d’esprit la plus grossière qui soit, d’où elle s’élabore, par un lent travail de civilisation, dans les divers systèmes de la religion, de la morale et du savoir.  Logicien extrêmement subtil et [465] critique impitoyable, sans grand sentiment religieux et donc dénué de tout intérêt apologétique sur le plan personnel, touché en outre par l’esprit du radicalisme français, Hume a donc de la sorte permis aux cercles ayant une culture scientifique approfondie de surmonter définitivement l’esprit apologético-métaphysique présent dans la philosophie déiste de la religion ; il a en outre amplifié les recherches critiques déistes en une histoire « naturelle » de la religion qui inaugure la philosophie de la religion positiviste anglaise et qui, en tant que telle, compte encore aujourd’hui.  Avec une précaution toute méthodique, il a abordé l’ensemble des problèmes de la philosophie de la religion et a examiné chacun sous tous ses aspects.  En distinguant bien le problème du concept rationnel de Dieu, qui relève de la philosophie métaphysique, et le problème de la naissance et du développement de la religion, qui relève de la philosophie de l’histoire, il constituait du même coup les deux secteurs principaux de la recherche ; en ce qui concerne le premier secteur, il opposait un refus sceptique à la possibilité d’une connaissance rationnelle de Dieu, ne laissant donc plus au second secteur que la tâche d’expliquer l’histoire de la religion en invoquant méprises et interprétations arbitraires de l’expérience sensible (Dialogues concerning natural religion, achevé en 1751, publié en 1779 ; Natural history of religion, 1757).  Contre Locke, Clarke, Butler et Tindal, il fait valoir qu’à partir de l’expérience on peut tout au plus conclure à l’existence probable d’une puissance une et sage, et à la possibilité lointaine que ce soit là un être animé d’une intention bonne, non pas toute-puissante cependant ; il montre encore que pareil résultat ne suffit pas à justifier une religion et que bien plutôt il les détruit toutes.  Si la croyance religieuse était justifiée, on ne pourrait la démontrer que de manière non rationnelle, par le miracle et l’autorité, comme d’ailleurs le prétendent les théologiens orthodoxes et des critiques comme Dodwell.  Mais Hume oppose à pareille preuve sa célèbre critique du miracle, qui résume les résultats de la critique déiste du miracle en une espèce de calcul des probabilités.  À la possibilité qu’un événement soit un miracle s’oppose toujours la possibilité que le témoin ou son rapporteur se soit trompé ; or, étant donné le fait indubitable que les illusions sont innombrables, étant donné aussi que l’Antiquité et toutes les religions partagent une même croyance au miracle et que les gens non cultivés sont enclins à cette croyance, [549] la seconde possibilité a pour elle une probabilité considérablement plus grande. [466] On ne peut donc établir de preuve minimale en faveur de l’existence de l’objet de la religion.  Si, malgré cela, on veut s’en remettre au consensus gentium, il suffira de montrer comment apparaît et se répand la religion pour invalider ce nouvel argument.  On peut comprendre l’histoire de la religion tout entière à partir des expériences de l’être humain, des associations qu’il opère entre ses représentations, des erreurs qui s’y glissent et qui sont dues à l’ignorance, des imaginations engendrées par la peur et l’espérance.  La religion commence avec la personnification animiste de phénomènes naturels, vers laquelle se tourne l’homme qui craint et espère.  De là naît le polythéisme le plus débridé ; en lui associant des réflexions de caractère anthropomorphique et à demi philosophique, le polythéisme donne naissance au monothéisme, lequel cependant peut toujours retomber au niveau du polythéisme.  L’histoire de la religion oscille donc entre le polythéisme et le monothéisme, celui-là plus tolérant, celui-ci plus philosophique.  Seul le philosophe véritable met fin à ce balancement en reconnaissant qu’on ne peut prouver l’objet religieux et que les religions s’expliquent de manière naturelle.  Ce faisant, on renonce définitivement à la vérité normative déiste ; [18] on ne se contraint plus à faire dériver les religions positives de cette vérité normative et à y rapporter le christianisme au moyen du concept bizarre d’une vérité rationnelle se révélant par répétition, confirmation et introduction, alors que par ailleurs elle subsiste en elle-même ; on parvient à une conception de l’histoire beaucoup plus unifiée, vivante et simple ; mais certes, on se désintéresse aussi de la religion.  Les contemporains de Hume n’ont eux-mêmes que fort peu compris ce que signifiait cette terrible métamorphose du déisme.  L’école écossaise du common sense leur semblait sauver la théologie naturelle, et la preuve théologique par le miracle leur semblait sauver la révélation.  Mais par la suite, le scepticisme humien, relayé par Hamilton et associé par Mill et Browne au positivisme français, a donné une philosophie de la religion de grande importance, alliée à l’ethnologie et à l’anthropologie, et dans laquelle la dissolution sceptique de l’objet religieux va de concert avec une explication psychologique naturelle de la religion à partir de la combinaison de données de l’expérience externe.  C’est ainsi qu’ont pris forme [467] les théories de l’évolutionnisme, du positivisme ou de l’agnosticisme (Tylor, Spencer, Lullock, Andrew Lang, etc.), aujourd’hui si influentes et qui règnent ouvertement sur l’histoire des religions.  Pour ce qui est de l’effet critique de Hume sur ses contemporains, c’est en se trouvant associé à l’influence de Voltaire qu’il s’est exercé.  Les « infidels », comme on les appelait maintenant au lieu de deists et de freethinkers, sont des voltairiens.  Leur plus important représentant est Gibbon († 1794) : passé d’abord, sous l’effet de l’ouvrage de Middleton sur les miracles, au catholicisme puis au radicalisme, il a procuré pour la première fois, sous l’influence de Hume et de Voltaire, un exposé pragmatique de grand style sur la naissance du christianisme (History of the decline and fall of the Roman empire, 1776, 1781, 1788).  Issu de la conjonction de doctrines messianiques juives et de la philosophie platonicienne, le christianisme, dit-il, a précipité par son imaginaire et sa morale exaltée la décadence de l’empire romain alors au faîte de la civilisation humaine.  Cette conception correspond au tournant radical que prit le déisme en France.  Mais l’entreprise elle-même d’investigation de la naissance et de l’expansion du christianisme selon une méthode historique générale et du pur point de vue de l’histoire des religions, la révocation par Gibbon de l’utilisation apologétique que fit le christianisme de sa rapide expansion, de ses martyrs, des miracles de ses débuts et de sa force morale pour se justifier d’introduire des forces surnaturelles, enfin la prise en considération de l’histoire entière des religions asiatiques et européennes – tout cela fut de la plus haute importance pour la recherche ultérieure.  Il y eut aussi d’autres explications naturelles du christianisme (Thomas Paine, † 1809 ; Age of reason, 1793, 1795, 1807 ; Ecce homo ; voir Lechler, p. 437 sqq.), qui sont des pamphlets révolutionnaires émanant du développement français.  Le xixe siècle a donné lieu à d’autres prolongements plus sérieux des idées positives fondamentales du déisme (Hunt, 19th century, p. 251-271), mais celles-ci ont été alors modernisées de multiples manières, imprégnées de scepticisme, de pessimisme et de panthéisme.  Toutefois, les vieux concepts de natural religion et de theism (comme on dit le plus souvent aujourd’hui, au lieu de deism) ont pour l’essentiel conservé leur signification et leur caractère anciens, et leurs partisans ne se distinguent vraiment de la philosophie de la religion intuitionniste des Allemands que par leur caractère froidement intellectualiste. [468] On retrouve ici Bentham, Hennel, Greg, John Stuart Mill, Buckle, J.A. Froude, Seeley, Matthew Arnold, l’auteur de Supernatural religion, etc.  L’ancienne apologétique s’est elle aussi prolongée dans les vives controverses suscitées par ces hommes ; c’est par allusion à cette apologétique que Froude (Hunt, p. 262) a pu écrire à propos des déistes d’hier : « A good many years, perhaps a good many hundred of years will have to pass before such sound books will be [550] written again or deeds done with such pith and mettle. » (Jodl, Leben und Philosophie David Humes, Halle, 1872 ; Carrau ; E. Pfleiderer, Empirismus und Skeptizismus in Humes Philosophie als abschliessender Zersetzung der englischen Erkenntnislehre, Moral und Religionswissenschaft, Berlin, 1874 ; Meinardus, David Hume als Religionsphilosoph, Coblence, 1897 ; sur Gibbon, voir Bernays, Gesammelte Abhandlungen, II, 1885 ; sur son rapport au christianisme, voir Quarterly review, avril 1877).

II. 1. La Régence fut pour la France un point tournant : à partir de ce moment, elle renonça à son isolement hautain et recourut aux idées anglaises pour raviver sa culture, alors figée en une culture de cour, et pour réformer ses conditions oppressantes.  Ces idées subirent l’influence de l’opposition alors croissante envers l’Église et envers l’État de l’absolutisme régnant ; pour ce qui est du déisme en particulier, on s’intéressa exclusivement et avec toujours plus d’insistance à ses aspects négatifs.  En même temps, l’esprit français manifestait son penchant pour l’intransigeance et la simplification doctrinaires : il dégagea avec de plus en plus de rigueur les conséquences matérialistes de l’empirisme, du sensualisme et du mécanisme anglais, en négligeant sans cesse tous les éléments étrangers qui s’y étaient  mélangés en Angleterre et en rejetant consciemment les apports de Berkeley, de Hume et de Kant ; en outre, reprenant dans un premier temps avec tout le reste la religiosité déiste, il lui opposa bientôt un matérialisme de plus en plus hostile.  Alors que dans leur pays d’origine les idées anglaises étaient maniées par Newton, Locke ou Clarke en un sens tout à fait conservateur et que pour sa part le déisme proprement dit conférait à ces idées une forte coloration théologique, elles furent ici radicalisées : on recherchait non plus une réforme pratique libérale sur fond d’une attitude globale chrétienne, mais une rigueur toute théorique et son application révolutionnaire intransigeante. [469] Chez ces élèves ayant grandi dans les écoles jésuites, dans l’absolutisme ecclésial et politique, dans l’esprit mondain [19] français et dans le scepticisme des Montesquieu, Charron, La Mothe et Bayle, la critique biblique, la critique de l’histoire de la religion, la critique empiriste de la connaissance et la métaphysique mécaniste devaient nécessairement produire des effets entièrement différents de ce qu’ils avaient été chez les Anglais, élèves, eux, d’une morale et d’une dogmatique d’école toutes tournées vers ce qui est pratique et soutenable et désireuses de compromis modérés, au sein d’une Angleterre gouvernée de manière libérale (cf. Système de la nature, II, p. 357 sq.).  Il manquait en outre ici l’opposition d’une théologie érudite partageant les mêmes présupposés.  Le déisme français se tient en dehors de la théologie (H. Henke, VI, p. 132 sqq.).  Dans la France du siècle de Louis XIV [20] régnait le cartésianisme, que les Jésuites avaient fini par adopter et domestiquer.  En ce qui concerne la science religieuse, Bossuet avait fixé dans son Discours et son Histoire des variations la conception générale.  À part les huguenots expulsés et bientôt proches sur certains points des arminiens et des sociniens, seuls le cartésien Fontenelle (Relation de l’île Bornéo, 1686 ; Histoire des oracles, 1687) et Saint-Évremond (Lettre au maréchal de Créquy, 1672) avaient osé formuler une critique semblable à celle des déistes, quoique encore indépendante d’elle.  Il fallut attendre que cesse, avec la Régence, la prédominance de l’esprit de cour et que soient reprises les idées des Anglais en matière de politique, de science de la nature, de philosophie, de pédagogie, d’économie politique, d’esthétique, de morale et de philosophie de la religion, pour que s’ouvre une période de critique générale.  La médiation la plus importante ici se produisit dans les revues des réfugiés [21] anglophiles qui, notamment, discutaient en détail les controverses théologiques et l’ensemble de la littérature déiste.  Mais les seuls écrivains à exercer une influence générale furent ceux qui étaient attrayants aussi quant à la forme : Hobbes, Locke, Shaftesbury et Pope, Bolingbroke et Hume, ainsi que le plus critique et le moins théologique des déistes proprement dits, Collins.  Toland et Tindal jouèrent un rôle déjà bien moindre (Texte, p. 1-90).  Quoi qu’il en soit, ce sont exclusivement les pensées déistes qui sont à la base du développement français, bien que le plus souvent de manière indirecte.

[470] D’abord se répandirent en France de nombreuses traductions des écrits déistes (Schlosser, Geschichte des XVIII. Jahrhunderts, I, p. 521 sqq. ; Schlosser, Archiv für Geschichte und Literatur, II, p. 1-52 ; Texte) ; puis, quelques francs-tireurs firent valoir les lieux communs du déisme sous les formes littéraires d’usage, contes, récits de voyages et mémoires (Noack, II, p. 75-85 ; Voltaire, Lettres sur Rabelais et sur d’autres auteurs qui ont mal parlé de la religion chrétienne, 1767, lettre VII ; Rosenkranz, Diderot, II, p. 59-84 ; H. Henke, VI, p. 147-166), après que la querelle des Jésuites et des jansénistes eût suscité de toutes parts la critique religieuse.  Dès lors, Voltaire, secondé en cela par Montesquieu et Maupertuis, mit son inépuisable talent littéraire, son humour et son style qui éclipsait celui de tous les déistes anglais, au service de la [551] lutte contre les superstitions des prêtres et en faveur de la religion et de la morale naturelles (Picavet, p. 1-19).

2. Familier des arguments déistes par ses relations avec Bolingbroke, par son séjour en Angleterre (de 1726 à 1729) et par certaines études littéraires, Voltaire les développa en une ample conception de la religion, de son essence et de son histoire, conception aux multiples accents éthiques et métaphysiques.  Il parvint à cela par de vastes recherches sur l’histoire de la civilisation et de la religion, dont témoigne son principal ouvrage, l’Essai sur les moeurs et l’esprit des nations (1754-1758).  Il établissait une doctrine de la religion normative naturelle qui lui servit à critiquer l’intolérance de l’État et de l’Église ainsi que la scolastique et un cartésianisme mâtiné de théologie ; son deuxième grand ouvrage, un abrégé et un recueil intitulé Dictionnaire philosophique (1764), va dans cette direction.  Dans ses jeunes années, il avait répandu son déisme de manière plus occasionnelle, sous le masque de la poésie et dans des traités de philosophie naturelle.  Dans sa vieillesse, cependant, ayant rompu définitivement avec la France officielle et désormais dispensé des réserves prudentes et des accommodements, bien installé dans sa position de patriarche sur les bords du lac de Genève (1755-1778), il consacra au déisme toute une série d’écrits systématiques et fondamentaux, des drames et des romans à thèse pathétiques et humoristiques, et une foule de pamphlets parus le plus souvent sous des pseudonymes (Hettner, II, p. 162 sqq., 175 ; Marenholtz, II, p. 183-194).  Ces textes exposent une conception générale [471] qui reformule la philosophie anglaise d’une manière fortement rhétorique et poétique ; ils sont de plus en plus empreints de scepticisme et renoncent à toute cohésion systématique scolaire ; en même temps que la liberté anglaise, Voltaire y loue infatigablement les sources des Lumières.  Il tient de Newton et de Clarke sa philosophie naturelle mécaniste et téléologique ; de Locke, il tient les principes de la tolérance et de la théorie de la connaissance, qu’il ne cesse d’opposer aux imaginations scolastiques et au supranaturalisme ; il doit les concepts fondamentaux de sa morale à Shaftesbury et à son refus du nominalisme et de l’utilitarisme lockéens ; le déisme lui procure les arguments historico-critiques et l’idée de base de sa religion naturelle normative.  Toutefois, abstraction faite d’accommodements extérieurs occasionnels à la version théologique du déisme (par exemple dans l’article « Théisme » du Dictionnaire philosophique), il impose à l’idée déiste une transformation profonde qui lui donne pour la première fois son caractère proprement moderne.  Conformément à sa philosophie, il est convaincu de l’idée d’un cours purement naturel et immanent de l’histoire, où tout s’explique à partir de l’essence naturelle de l’être humain et de son interaction avec la nature environnante, et où Dieu ne dirige toutes choses qu’à travers les lois naturelles.  C’est pourquoi il sépare explicitement la religion morale purement naturelle de toute [affirmation d’une] condition originelle naturelle et parfaite, et il remplace plutôt celle-ci par des commencements à demi bestiaux ; il présente aussi cette religion morale indépendamment de sa condensation et de sa répétition plus ou moins surnaturelles dans les révélations juive et chrétienne.  Il tient donc la religion morale naturelle non pas pour une idée innée toute faite, mais pour une disposition simple, partout identique mais partout aussi requérant d’être développée ; c’est seulement une fois passées les erreurs du début dues à l’ignorance et à la peur qu’apparaît la vérité normative, comme « fruit de la raison cultivée » [22].  En Asie, les Chinois ont depuis longtemps atteint ce degré de vérité, ou tout au moins s’en sont approchés ; en Europe, cette vérité sera le résultat des Lumières actuellement en cours.  Dans une certaine mesure, les philosophes de tous les pays l’ont atteinte ; c’est elle qui constitue la teneur de vérité partout identique dans les religions, mais toujours la science et la civilisation sont nécessaires à sa pureté.  C’est pourquoi le déisme est pour Voltaire « moins une religion qu’un système de philosophie » et est affaire davantage des chefs spirituels que de la [472] masse toujours encline à la superstition ; il constitue un programme en faveur d’une politique de tolérance religieuse qui permettra un avenir meilleur, plus pacifique (cf. Lettres philosophiques sur les Anglais, 1733 ; Essai, introduction ; Dictionnaire philosophique, articles « Athée », « Dieu, Dieux », « Religion », « Théiste », « Philosophie », « Tolérance »).  Le déisme se trouve par là séparé non seulement de toute religion positive, mais aussi de la religiosité en général, et il se réduit à la morale et à une métaphysique conforme à l’entendement.  Dans ce contexte, Voltaire se réfère lui aussi très souvent au concept de lex naturae (cf. le poème « Sur la loi naturelle », 1752 ; article « Loi naturelle »), et il considère les déistes anglais comme « ces intrépides défenseurs de la loi naturelle » (Texte, p. 74) ; mais ce concept ici est complètement détaché de son sens théologique scolastique.  Il équivaut simplement à la vérité normative présente dans l’instinct rationnel et clarifiée par le travail scientifique ; cette vérité sert de critère de jugement pour départager les positivités historiques, dont Voltaire ne cesse de souligner par des exemples la multiplicité.  Il considère le concept de loi naturelle comme le concept central de la philosophie de l’histoire et de la religion : « Il résulte de ce tableau [552] que tout ce qui tient intimement à la nature humaine, se ressemble d’un bout de l’univers à l’autre ; que tout ce qui peut dépendre de la coutume, est différent, et que c’est un hasard s’il se ressemble.  L’empire de la coutume est bien plus vaste que celui de la nature ; il s’étend sur les mœurs, sur tous les usages, il répand la variété sur la scène de l’univers : la nature y répand l’unité, elle établit partout un petit nombre de principes invariables : ainsi le fonds est partout le même et la culture produit des fruits divers. » (Essai, col. 197).  On a là la formulation classique de ce que, encore sous la dépendance de la théologie, les déistes anglais avaient cherché.  C’est aussi de Voltaire que vient l’expression « philosophie de l’histoire », un terme [23] qui a constitué à lui seul une force progressiste et a acquis une importance toute particulière pour l’histoire et la philosophie de la religion.  Il faut voir, en effet, que l’esprit humain en vient à se particulariser sous l’effet de certaines causes, principalement « le climat, le gouvernement et la religion » ; cela étant, il importe de reconnaître au sein de tout donné positif la teneur unique de vérité et de vie et la dégager de sa gangue et [473] de ses corruptions.  « Le dogme apporte le fanatisme et la guerre, la morale inspire partout la concorde » (Essai, col. 197).  Ces énoncés positifs sur la « religion naturelle » se complètent par l’explication critique de la naissance et de l’histoire des « religions artificielles ».  Tout cela fait du même coup de l’Essai (auquel s’ajoutent les articles du Dictionnaire sur la Bible et sur l’histoire de la religion et de l’Église, ainsi qu’une série d’écrits théologiques et surtout l’Examen important de milord Bolingbroke de 1767) une philosophie de l’histoire de la religion, dans laquelle le point de vue déiste sur l’histoire de la religion parvient à son terme conséquent, sous l’influence de Bolingbroke et de Hume, mais aussi de Tindal, Collins, Woolston et Warburton.  Ici encore, tout recours résiduel au schème théologique de l’histoire se trouve éliminé, mais la pensée du déisme est conservée plus pure que chez Hume.  En outre, Voltaire a examiné un nombre considérable de travaux d’ethnologie et d’histoire des religions, bien plus que ne l’ont fait les déistes anglais (cf. Richard Mayr, Voltairestudien. Abhandlungen der Wiener Akademie, Philosophisch-historische Klasse, 1879 ; Lettres sur Rabelais etc., livre IV ; voir à la même époque une entreprise analogue de Boulanger, L’antiquité dévoilée par ses usages ou Examen critique des principales opinions, cérémonies et institutions religieuses et politiques des différents peuples de la terre, Amsterdam, 1766 ; H. Henke, VI, p. 311, et De Brosses, Sur les dieux fétiches, 1760).  Sous des tournures d’un humour grinçant, souvent hargneuses et malpropres, réapparaissent ici les arguments bien connus : l’insistance sur la relativité des diverses religions et sur les analogies entre elles ; l’explication pragmatique naturelle de la tradition judéo-chrétienne selon des méthodes que les chrétiens ont appliquées au seul paganisme ; le ravalement de l’histoire sainte, jusque-là rigoureusement isolée de tout ce qui est profane, à quelque chose qui soit le plus trivial possible ; l’exposé du christianisme du point de vue de peuples exotiques ; le fait que toute l’Antiquité croyait aux miracles et que dans des époques contrôlables par la science historique, les miracles cessent ; le fait que la judéité et la chrétienté se rapportent d’une manière erronée à l’humanité infinie, et le caractère récent de la religion judéo-chrétienne si on le compare à l’âge de l’humanité ; la haine du dualisme et de l’ascétisme chrétiens, des querelles religieuses, de la domination par les prêtres et de la contrainte des dogmes ; la raillerie de la [474] preuve par les prophéties et les miracles, de l’eschatologie et de l’exaltation du christianisme primitif.  Mais le point principal est que Voltaire associe ainsi à l’histoire de la religion une théorie psychologique déjà toute prête.  Il faut étudier la naissance des religions positives au moyen de l’observation psychologique des enfants et des Sauvages.  La peur et l’ignorance de la nature expliquent l’apparition de la croyance, qui a rapport en outre à la naissance des formes sociales primitives et au besoin d’autorité de leurs chefs.  Ainsi, chacun des groupes avait son dieu et, en fusionnant entre eux, ces groupes ont commencé à produire une pluralité de dieux qui ensuite s’est arbitrairement accrue.  C’est seulement en Chine que la religion naturelle a pu réprimer cette folie originelle.  L’Inde est devenue le berceau des spéculations théologiques et fut l’occasion de spéculations semblables chez les Perses, les Chaldéens, les Phéniciens et les Égyptiens.  Les Grecs et les Romains constituèrent un polythéisme fabulateur, mais aussi, dans les classes élevées, la religion de la raison.  Malgré la petitesse et le caractère récent et fruste du peuple juif, la religion juive a acquis une importance extrême et a engendré les deux religions principales, le christianisme et l’islam.  Elle-même s’était constituée en empruntant aux doctrines des religions voisines, mais leur demeurait inférieure puisqu’elle ignorait même la croyance en l’immortalité.  Moïse était un [553] stratège politique, et les prophètes, des exaltés, au même titre que les derviches et les convulsionnaires des Cévennes.  Le destin de l’État juif fut la conséquence naturelle de l’intolérance religieuse et nationale.  Du judaïsme a surgi au grand jour de l’histoire l’islam, dont le fondateur Mahomet est le type du stratège fondateur de religion, d’inspiration déiste.  Obscures, en revanche, sont les origines du christianisme : leur histoire pullule de falsifications et la manie du miracle les a rendues aussi méconnaissables que celles de la plupart des autres religions.  Jésus était un exalté comme Fox, le fondateur de la secte des quakers, seule secte à être restée tant soit peu fidèle au christianisme originel.  Jésus était dans le meilleur des cas un maître de secte à demi mythologisant, comme Numa, Pythagore, Zaleucus, un « Socrate rustique ».  Sa religion n’acquit du pouvoir qu’en fusionnant avec le platonisme, et à cause des avantages sociaux procurés par l’institution ecclésiale.  C’est ainsi que l’Église a détruit l’empire des Antonins [475] et a contraint Constantin, le personnage le plus important de son histoire, à la reconnaître.  Par la suite, ses luttes dogmatiques et son organisation sacerdotale ont donné lieu à la barbarie du Moyen Âge, pour enfin laisser place aujourd’hui, après que des torrents de sang aient coulé, à la religion rationnelle de la morale et, donc, de la paix et de la concorde.  Cette théorie de l’histoire des religions est devenue, non moins que la religion voltairienne de la raison, le bien comun de vastes cercles de la littérature et de la pensée européennes.  Outre d’innombrables travaux sans importance, Voltaire a inspiré jusqu’à ce jour Gibbon et Robertson, plus tard aussi Buckle et Lecky.  Un rejeton moderne du voltairianisme est Havet, L’origine du christianisme (1873-1884) (Hettner ; Strauss, Voltaire, 1870 ; Desnoiresterres, Voltaire et la société au xviiie siècle ; Bersot, La philosophie de Voltaire, 1848 ; Nourisson, Voltaire et le Voltairianisme, 1896 ; Marenholtz, Voltaires Leben und Werke, 1885 ; Bengesco, Bibliographie de Voltaire).

3. Voltaire, le poète-philosophe, était du parti du juste milieu et du bon sens [24] ; ce parti voyait dans la philosophie anglaise et dans le déisme la vérité normative enfin atteinte, à laquelle il fallait s’en tenir.  Parallèlement à lui cependant se constitua le parti des philosophes, qui élaborait avec plus de rigueur les conséquences logiques du sensualisme et du mécanisme et qui s’opposait plus radicalement aux pouvoirs en place.  Ce parti développa la nouvelle philosophie en un matérialisme ; éliminant la religion morale naturelle du déisme, il ne conserva plus de ce dernier que sa critique historique de la religion.  Le chef de ce parti fut Denis Diderot (1713-1784), l’égal de Voltaire par la versatilité et la puissance de travail, supérieur à lui par la force, la profondeur et le caractère.  Lui aussi, certes, commença par introduire Shaftesbury auprès du public français (Essai sur le mérite et la vertu, 1745) et adhérait à un déisme dans le genre de celui de Voltaire, séparé de toute révélation et opposant la relativité des religions à leur prétention à pareille révélation (Pensées philosophiques, 1746 ; De la suffisance de la religion naturelle, texte qui évoque lui aussi la loi naturelle [25] et qui fait du judaïsme, du christianisme et du paganisme des sectes de la religion naturelle).  Pour finir, cependant, il adopta un complet scepticisme, en conservant toutefois une estime poétique et enthousiaste pour la vertu, [476] à l’instar de Shaftesbury, par quoi il restait en lien avec les idées déistes ; mais pour ce qui est de la conception générale, un matérialisme hylozoïste lui semblait être la théorie présentant le moins de difficultés.  C’est de ce point de vue qu’il rédigea le grand ouvrage de sa maturité, l’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, mise en ordre et publiée par Diderot et quant à la partie mathématique par M. d’Alembert (1751-1772).  Cette œuvre monumentale, point de convergence de toute l’intelligentsia française, expression de la philosophie anglo-française aussi bien que des progrès les plus récents de la culture technique, industrielle et commerciale, constitue le sommet des nombreux ouvrages du genre issus des Lumières, et elle a donné lieu ultérieurement à de nombreuses réélaborations, imitations et publications d’extraits.  Sa position de base n’est cependant qu’empiriste et sensualiste au sens de la philosophie lockéenne-newtonienne, donc nullement matérialiste ; le matérialisme de l’auteur principal ne s’exprime que dans quelques articles ayant trait à la science de la nature, à la physiologie en particulier.  L’importance de l’Encyclopédie pour les Lumières vient simplement de ce qu’elle oppose l’empirisme nouveau à la scolastique, au cartésianisme et au supranaturalisme, ce dernier étant ignoré dans tous les articles non théologiques ; son importance vient aussi de ce qu’elle met à contribution toute la culture technique, industrielle et commerciale de l’époque.  C’est dans les articles directement théologiques qu’elle est la moins radicale.  Les tracasseries incessantes de la censure, qui amenèrent d’Alembert dès 1757 à se retirer et qui mirent l’œuvre plusieurs fois en péril, obligèrent les rédacteurs [554] à accueillir dans leurs rangs divers auteurs conservateurs, à réfréner leur propre scepticisme quant à la possibilité de la révélation et à recourir eux aussi aux compromis avec la révélation déjà tentés par Locke, Clarke et les auteurs anti-déistes ultérieurs.  Le très admiré « Discours préliminaire » de d’Alembert, qui modernise le système baconien et prépare la hiérarchie des sciences de Comte (le dernier tiers de ce texte reprend le prospectus de Diderot de 1750), adopte déjà cette attitude conciliante.  Les collaborateurs théologiens – dont le mot de Mallet († 1755), « Ne nous brouillons pas avec les philosophes » (préface au tome VI), caractérise l’orientation – se sont contentés [477] de reprendre l’apologétique anti-déiste en l’assortissant d’ajouts catholiques scolastiques ; c’est d’eux aussi que vient la constante insistance sur le profit que l’on peut tirer de la religion pour l’ici-bas et l’au-delà (cf. notamment les articles « Théologie », « Bible », « Testament », « Prophétie », « Inspiration », « Dogme », « Trinité », « Ange », « Diable »).  Dans de nombreux cas particulièrement difficiles, Diderot est lui-même intervenu (Rosenkranz, I, p. 233 sqq.) avec des articles de théologie et d’histoire des religions qui se contentent, pour l’essentiel, d’un exposé purement historique et présentent les doctrines chrétiennes comme une curiosité historique, en accentuant le plus possible leurs paradoxes ; mais pour le reste, ces articles se réclament du déisme de Locke et de sa croyance en la révélation, non sans ironie souvent. Dans ces articles, toutefois, Diderot met toujours en évidence, à la manière de Bayle, les objections difficiles à réfuter des adversaires et il établit partout des parallèles fort nombreux et variés avec l’histoire des religions.  Il s’assure aussi, par des renvois aux autres articles, que ces textes trouveront un correctif dans la conception générale sous-jacente à l’ouvrage (sur cette méthode pour déjouer la censure, cf. son article « Encyclopédie »).  Ainsi, les importants articles « Théologie », « Christianisme », « Providence », « Liberté », « Morale », « Tolérance », « Théisme », « Philosophe », « Système du philosophe chrétien » et « Philosophie » présentent un déisme qui reconnaît dans la révélation chrétienne la répétition et le complément de la lex naturae, rendus nécessaires par le péché et la faiblesse humaine ; si la vérité révélée s’impose, disent-ils, c’est par la démonstration rationnelle et la force intérieure plutôt que par la contrainte extérieure ; enfin, ils attribuent aux philosophes en tant que tels la religoin naturelle.  Les articles « Raison », « Foi » et « Révélation », qui abordent la théorie de la connaissance, recommandent de démontrer la vérité du christianisme face aux diverses prétentions à la révélation en montrant les avantages de sa morale et la rationalité de ses critères ou de ses évidences quant à la révélation, tout à fait à la manière de Locke.  Les articles portant sur l’histoire des religions (« Religion », « Religion naturelle », « Religion des idolâtres, des Arabes, des Grecs et des Romains », « Manichéisme », « Mahométisme », « Philosophie des Chinois », « Superstition », « Théisme », etc.), en dépit de la distinction qu’ils font entre religion révélée, religion naturelle et idolâtrie, trahissent le scepticisme partout sous-jacent.  Naigeon rapporte d’ailleurs (Rosenkranz, II, p. 288) que Diderot évitait systématiquement tout débat sur l’existence de Dieu et renvoyait à [478] l’histoire des religions.  « C’est ainsi, est-il écrit dans l’article "Religion des idolâtres", que par degrés insensibles, comme par des nuances qui vont imperceptiblement du blanc au noir, on serait réduit à ne point pouvoir dire précisément où commence le faux dieu. »  Les conclusions déistes sont elles aussi le plus souvent utilisées en ce sens ; certains articles sont d’ailleurs des traductions de Collins (Schlosser, Archiv, II, p. 23).  L’Encyclopédie est donc un avant-poste de l’attitude sceptique en histoire des religions, nullement cependant du matérialisme ou même simplement du déisme plus radical. Même plus tard, bien que confirmé dans un strict matérialisme sous l’influence du cercle de d’Holbach, Diderot a présenté sa doctrine matérialiste sous une forme purement ésotérique.  Elle n’est apparue sous son véritable jour que dans ses écrits posthumes.

4. Si Diderot se présentait au public comme un sceptique, si d’autres comme d’Alembert, Buffon, Duclos, Raynal, Grimm, Marmontel et Thomas évitaient les questions théologiques et si d’autres encore comme Condillac, Robinet, Bonnet et Turgot pouvaient concilier leur sensualisme avec le théisme, c’est au cercle de d’Holbach qu’il revint de tirer les conséquences du  matérialisme en ce qui concerne la conception de la religion.  Ces conséquences, il les tira d’une manière d’autant plus fondamentale qu’Helvétius avait déjà professé dans son ouvrage De l’esprit (1758) une psychologie et une éthique matérialistes, et que la résurgence chez Rousseau de la religion naturelle avait suscité dans le parti des philosophes des refus véhéments.  Comme l’éthique de ces matérialistes se rattachait à Hobbes et à Hume (Jodl, II, p. 433), tous les éléments qui auraient pu l’unir au déisme devinrent caducs ; on n’y considéra plus le déisme que comme la salle d’armes où étaient fourbis les arguments historico-critiques devant servir à extirper toute religion, avec l’intolérance et la fausseté morale qui en découlent.  Comme les écrits empruntant cette voie avaient coutume, à cause de la censure, de paraître sous des noms d’emprunt et avec de fausses mentions du lieu et de la date d’édition, il est [555] souvent difficile d’en indiquer avec précision l’origine.  D’Holbach (1723-1789), qui, outre cela, traduisit autant d’écrits anglais anti-chrétiens qu’il le put (de Collins en particulier : cf. Texte, p. 316 ; Schlosser, Archiv, II, p. 24), est certainement l’auteur du Système de la nature, paru en 1770 sous le pseudonyme de Mirabaud et dont la deuxième partie présente une explication naturelle de la [479] religion.  Celle-ci n’est pas sans rappeler la Natural history of religion de Hume (1754), lequel avait fréquenté de 1763 à 1766 les cercles des philosophes parisiens.  On trouvera d’autres titres chez Brière dans l’édition des œuvres de Diderot, t. XII, p. 115-117, et chez Rosenkranz, II, p. 78.  Ces seuls titres suffisent à montrer combien les arguments d’histoire des religions et de critique biblique développés par les déistes ont été popularisés ici pour lutter contre toutes les religions, y compris la religion naturelle.  Particulièrement mal famé, l’ouvrage intitulé La contagion sacrée ou histoire naturelle de la superstition a été attribué par Damiron à Naigeon, disciple athée de Diderot (Hettner, p. 364 ; Noack, II, p. 272-280 en expose le contenu).  Selon le Système de la nature, la religion est apparue dans la condition originelle dénuée de toute civilisation ; elle est née de la crainte et de l’espoir, de l’ignorance quant aux forces et aux lois de la nature.  Des imposteurs, des ambitieux et des exaltés l’érigèrent en force sociale et politique, suite à quoi elle se stabilisa en des religions positives particulières ; par d’amères railleries rappelant Voltaire, l’ouvrage ne cesse d’insister sur la grande quantité de ces religions, sur leur diversité et leurs analogies.  Au sein de ces religions positives, le produit originel, résultant à la fois d’une explication naturelle personnifiée de façon animiste et d’une crainte égoïste, se sublima sous forme de métaphysique et de théologie, sous la forme d’une doctrine à propos de puissances agissant derrière et au-dessus de la nature telle que nous l’éprouvons normalement ; et cette doctrine est devenue de plus en plus intolérante et, en même temps, de plus en plus contradictoire.  Le christianisme en particulier, comme l’ont montré Voltaire et Bolingbroke, est la transformation de certaines doctrines galiléennes en une métaphysique platonicienne ; sa théologie oscille encore aujourd’hui entre l’anthropomorphisme le plus concret et la spéculation la plus abstraite.  La religion naturelle des déistes ou théistes est caractérisée avec lucidité : née de l’opposition aux religions positives, à leurs confusions et à leurs querelles, elle se distingue de ces produits de la peur et de l’ignorance par le fait qu’elle part d’une vision optimiste du monde, qu’elle affirme sans condition la bonté de Dieu et de l’être humain et qu’elle veut démontrer par la science de la nature la rationalité du monde.  Mais ce faisant, sa critique reste en plan : elle s’efforce bien de couper la racine funeste de l’antique folie et de se réconcilier avec la science nouvelle basée sur les faits naturels positifs, mais elle n’en demeure pas moins folie, coupable d’un anthropocentrisme naïf, comme si tout était calculé en fonction du bonheur humain, et [480] elle pense encore la force de la nature par analogie avec l’être humain.  Cette religion naturelle doit donc elle aussi échouer face à la factualité des lois naturelles, indifférentes au sort de l’être humain, et face à la matière toute-puissante qui ne procède que par causalité, jamais par téléologie.  Ainsi donc, la conformité de la nature à des lois purement mécaniques, que les Anglais n’avaient affirmée qu’à l’occasion mais que les Français placèrent au centre, engloutit la métaphysique religieuse du déisme, alors même que celle-ci avait été le plus ferme soutien de la preuve téléologique.  Mais le point d’appui psychologique de la philosophie déiste de la religion, à savoir l’identification de la religion à la morale, se trouve lui aussi anéanti par la critique de d’Holbach : en fondant la morale sur la seule loi naturelle de la conservation de soi et de l’espèce, il montra l’indépendance de cette morale à l’égard de toute religion ; il montra en outre, à partir de l’histoire et de la morale régnante, que la religion corrompt l’éthique (il avait été précédé en cela par certaines thèses très discutées avancées par Bayle à seul titre d’hypothèses mais que l’ensemble du déisme avait rejetées). Seule la politique des premiers fondateurs d’États, avec le système d’éducation qui en émanait, avait amené l’amalgame de la morale et de la religion.  Mais dès lors qu’on explique aussi la morale de manière purement empiriste, à partir des sensations et des effets que celles-ci déclenchent, dès lors encore que la morale est détachée de tout dispositif supra-empirique comme de toute structure spirituelle fondamentale du cosmos, le dernier lien aux idéaux religieux que laissait subsister la critique historique de la religion devient caduc.  Ainsi, le déisme originel se voit peu à peu dépouillé de tout : d’abord du rapport à la révélation, ensuite de la métaphysique de Newton et de Clarke, et finalement de la morale aussi ; ne subsistent plus que son explication naturelle de la religion et sa critique des fondements historiques du christianisme, dont d’Holbach fait un copieux usage, avec de multiples renvois [aux auteurs déistes].  Cette critique de d’Holbach, que ses autres écrits reconduisent simplement mais en s’en prenant plus explicitement au christianisme, a eu une énorme influence : à chaque pas on sent qu’elle prépare Comte (cf. Picavet, passim).  Du cercle de d’Holbach, ainsi que de celui [481] très apparenté des Encyclopédistes, naquit par la suite l’école dite des idéologues [556] qui, tout en faisant de multiples incursions dans le déisme de Voltaire ou de Rouseau, a prolongé l’orientation sensualiste générale.  Les idéologues assignaient pour tâche centrale à la philosophie l’analyse critique des représentations suscitées par les sensations du monde matériel ; à la question du rapport entre la nature matérielle et ses prolongements psychiques, ils apportaient une réponse sceptique ou matérialiste, mais de toute façon ce n’était là pour eux qu’un problème secondaire (Condorcet, Sieyès, Naigeon, Garat, Volney, Dupuis, Saint-Lambert, Laplace, Cabanis, de Tracy, Daunou, J.-B. Say, Benjamin Constant, Bichat, Lamarck, Saint-Simon, Thurot, Stendhal, etc.).  À leur apogée sous la révolution et sous l’Empire, dont ils représentent la philosophie, ils furent liés à toutes les phases de son évolution et dirigèrent la réforme de l’enseignement.  De même qu’ils prolongeaient et approfondissaient simplement la conception de la nature et de la morale formulée par d’Holbach et les Encyclopédistes, ils ne font aussi que prolonger leur explication de la religion : ils se contentent de l’enrichir des recherches récentes en philosophie de l’histoire et par leur formulation du concept d’évolution (Condorcet, Esquisse sur le progrès humain, 1794 ; Saint-Lambert, Principes des mœurs chez tous les peuples, 1797, 1800 ; voir aussi Turgot, Cabanis, Lamarck, Saint-Simon).  Dupuis produisit une histoire de la religion toute dans l’esprit de d’Holbach (Origine de tous les cultes ou la religion universelle, 1794) ; Volney en écrivit une lui aussi où l’on trouve des réminiscences de Voltaire (Ruines ou méditations sur les révolutions des empires, 1791) ; celle de Benjamin Constant comporte des réminiscences de la philosophie de la religion de l’idéalisme allemand (La religion considérée dans sa source, ses formes et son développement, 1824) ; une Vie du législateur des Chrétiens sans lacune et sans miracles datant de 1803 (Picavet, p. 100) anticipe déjà Renan.  La religion connue jusque-là devait être remplacée par une morale autonome, issue de cette loi naturelle qu’est l’aspiration au bonheur (Volney, Catéchisme du citoyen français, paru aussi sous le titre La loi naturelle ou principes physiques de la morale ; plus original est Cabanis, Lettres sur les causes premières, 1806, publié en 1824, où l’auteur recourt à nouveau explicitement à la lex naturae des stoïciens). [482] De cette école des idéologues surgit finalement le positivisme de Comte, qui s’allia à l’empirisme anglais de l’école de Hume, après que les idéologues eussent pour leur part exercé une influence profonde sur l’Angleterre, par l’intermédiaire de Browne et de Mill.  De cette union naquit, fécondée en outre par le darwinisme, une philosophie de la religion extrêmement influente, celle du positivisme moderne ; tout compte fait, elle n’est cependant qu’un rejeton de la critique déiste de la religion et de son union avec une psychologie sensualiste et une métaphysique mécaniste (Picavet, Idéologues).

5. Le déisme reçoit une tout autre orientation chez J.-J. Rousseau.  Son origine genevoise qui, dès le départ, le marquait d’un esprit non français et lui conférait certaines affinités électives avec les Anglais et les Allemands, son éducation calviniste et petite-bourgeoise, sa vie aventurière, sa formation non systématique d’autodidacte, sa compassion pour les petites gens simples, son penchant pour la solitude, pour le paradoxe et l’individualisme, sa disposition profondément musicale et son sentiment exalté pour la nature, tout cela donna à sa personnalité des traits bien particuliers, et son appropriation critique des idées anglaises produisit quelque chose de profondément original.  C’était avant tout une nature véritablement religieuse ; à travers le malheur, les errances et les contradictions de sa vie, les sentiments religieux lui apportaient un soutien ; les thèmes religieux prirent donc chez lui de plus en plus d’importance, à côté de ses intérêts politiques et sociaux.  De tous les déistes, Rousseau est celui qui a la personnalité la plus religieuse.  Les pensées qu’il partage avec toute son époque prirent donc chez lui une tournure originale, y compris en philosophie de la religion.  De façon générale, il approuve lui aussi les principes sensualistes de Locke et la conception de la nature de Newton et Clarke, mais il affirme en même temps l’existence innée et a priori de sentiments vertueux, comme Shaftesbury et comme celui qui fut longtemps son ami, Diderot.  Il considère ces sentiments [26] comme distincts des idées acquises.  Il reste sur ce point dans la ligne du déisme puisque pour lui ce sentiment moral se lie indissolublement à la foi en Dieu et qu’il proteste violemment contre ceux qui veulent séparer l’un de l’autre – c’est cette séparation qui avait conduit Diderot à son scepticisme religieux.  Il se distingue aussi de Voltaire en ce que pour lui, la foi en Dieu associée au sentiment moral, et ce sentiment moral lui-même, [483] ne sont pas les produits d’une activité réfléchie, toujours instable et sans cesse mise en péril par le savoir : bien plutôt, il s’agit ici encore d’un « sentiment intérieur », d’un « sentiment des rapports de Dieu avec moi », d’un « principe qui nous élevait à l’étude des vérités éternelles, à l’amour de la justice et du beau moral, aux régions du monde intellectuel ».  L’influence de la littérature anglaise s’exerce sur Rousseau non seulement [557] par ses conséquences critiques, mais aussi par sa sentimentalité et sa religiosité ; il fut marqué par Locke, certes, mais aussi par ce Richardson dont se moquait Voltaire.  Rousseau considère cependant ces sentiments simplement comme la base d’une métaphysique qu’il s’agit d’ériger en tenant compte de toutes les connaissances tirées de l’expérience – sur ce point, il se situe dans le prolongement du déisme en ce qu’il avait jusque-là de doctrinaire et de philosophique.  Mais le système ainsi constitué se voit constamment interrompu par le retour au cœur, au sentiment et à l’exaltation, sources véritables de la religion ; la vérité religieuse est non pas dogmatique, mais d’ordre moral, pratique, affectif, et tout ce qui ne compte pas d’un point de vue pratique peut y rester indécis.  C’est pourquoi Rousseau recherche la religion normative non pas simplement, comme Voltaire, dans la raison cultivée, mais bien au contraire dans une condition dénuée de prétention, simple, modeste et proche du cœur, celle d’une absence de civilisation, où importent le sentiment plutôt que l’entendement, le contentement simple plutôt que la rivalité du monde cultivé, la limitation à ce qui est naturel plutôt que l’énervement et l’artificialité oublieux de la nature.  La civilisation et son privilège accordé à l’entendement, l’Église et son supranaturalisme, l’État, voilà autant de résultats de la chute, du choix que notre volonté concupiscente a fait de la civilisation plutôt que de la pureté et du bonheur.  Ces thèses évoquent en vérité davantage un idéal de la condition humaine qu’une théorie proprement dite à propos de la condition originelle ; l’idéal religieux des Lumières (qui inclut aussi l’idéal politique et social) reçoit simplement ici une nouvelle variante de forme paradoxale.  Enfin, tout ce qui précède explique que les idéaux des Lumières tels qu’exprimés par Rousseau ne pouvaient demeurer de simples programmes pour la classe dirigeante, une simple possession aristocratique propre aux cercles littéraires, comme c’était le cas chez Bolingbroke, Shaftesbury, Voltaire et les Encyclopédistes.  Rousseau tient ces idéeaux pour des énoncés de foi absolument vrais et universels, qu’il tourne consciemment et avec amertume contre le parti des philosophes ; ces idéaux, il faut les prêcher aux cœurs simples et [484] opprimés, tous doivent s’y convertir, et Rousseau les proclame avec un enthousiasme radical, tel un prophète entêté à poursuivre sa mission.  Toutefois, dans les pensées de détail qui spécifient cette conception globale originale et profondément émouvante, Rousseau ne se démarque nulle part de la tradition déiste, sinon par le fait que sa conscience protestante, ouvertement affichée malgré une brève conversion [au catholicisme] (Lettres de la montagne, II), lui permet à lui aussi un plus grand rapprochement entre la religion naturelle et la doctrine chrétienne – ce rapprochement, les Anglais protestants l’avaient opéré dès le départ, mais les Français catholiques l’avaient mis de côté.  Lui aussi commence en insistant fortement sur la multiplicité des systèmes religieux et culturels, partout observable dans l’histoire : « la foi des enfants et de beaucoup d’hommes est une affaire de géographie ».  Lui aussi réclame, face à cette multiplicité, que l’on retourne à ce qui est universel, partout valide, ou naturel : « j’ai retranché comme artificiel ce qui était d’un peuple et non pas d’un autre, d’un état et non pas d’un autre ; et n’ai regardé comme appartenant incontestablement à l’homme que ce qui était commun à tous. »  Lui aussi, pour trouver cet universel, en revient à des recherches de psychologie et de théorie de la connaissance, lui aussi remonte des dogmes officiels à la vie intérieure, qui leur donne naissance et de laquelle seule on peut tirer la norme qui doit les régir : « il faut donc tourner d’abord mes regards sur moi pour connaître l’instrument dont je veux me servir, et jusqu’à quel point je puis me fier à son usage. »  Lui aussi trouve, au terme de ses recherches, la vérité normative de toute l’humanité, à savoir « le théisme ou la religion naturelle, que les chrétiens affectent de confondre avec l’athéisme ou l’irréligion qui est la doctrine directement opposée », et lui aussi voit la meilleure élaboration métaphysique des données psychologiques de base dans le système de Clarke, « ce nouveau système si grand, si consolant, si sublime, si propre à élever l’âme, à donner une base à la vertu et en même temps si frappant, si lumineux, si simple et, ce me semble, offrant moins de choses incompréhensibles à l’esprit humain, qu’il n’en trouve d’absurdes en tout autre système. »  Mais le contenu de cette religion naturelle prend, dans la bouche de Rousseau, un sens nouveau, plus profond. [485] Le mot « nature » acquiert une significaiton nouvelle : il ne désigne plus simplement la validité universelle ou la rationalité au fondement de l’ordre cosmique, par opposition aux positivités particulières supranaturelles ; il équivaut désormais à l’intériorité, au non-discipliné, à la sentimentalité, par opposition à l’artifice et à la réflexion.  Il remplace donc l’ancienne opposition, qui dominait jusque-là tout le déisme et que celui-ci reprenait de la dogmatique, par une opposition nouvelle, pour laquelle l’ancienne commence à devenir indifférente.  Finalement, à cela s’ajoute, pour Rousseau aussi, le revers de cette doctrine : la tâche d’expliquer la naissance des « doctrines positives » et leur rapport [558] à la vérité universellement valide, la tâche, donc, d’une philosophie de l’histoire de la religion.  On la trouve dans la deuxième partie de la « Profession de foi d’un vicaire savoyard » (Émile, 1762, ch. 4 ; cf. aussi à ce sujet la « Lettre à Beaumont » de 1763 et les Lettres de la montagne de 1764).  Ici encore, les diverses prétentions à la révélation qui s’annulent et se condamnent réciproquement, et le malheur consécutif des guerres de religion, constituent la preuve que les religions positives ne peuvent être vraies, à quoi s’ajoutent les absurdités morales, métaphysiques et historiques affirmées par chaque religion.  Contre le supranaturalisme rationnel de l’apologétique anti-déiste et des premiers déistes, il fait valoir une série d’arguments qui réfutent la croyance aux miracles : avec Hume, il procède à une critique de la tradition ; avec Toland, il évoque la nécessité d’une religion libre de mystères, dont on puisse reconnaître rationnellement la vérité ; avec Tindal, il postule que pareille religion a un caractère tout à fait originaire et doit être connue de tous ; il dénonce l’injustice et l’absurdité de la doctrine du péché originel, qui est au fondement du supranaturalisme ; il en appelle à la connaissance épurée de la nature.  Il ajoute, de manière caractéristique, que la théologie a fait de la religion un art extrêmement compliqué et jamais achevé de la preuve, au lieu qu’elle soit affaire de simple conviction et de cœur. « Que d’hommes entre Dieu et lui! »  Les religions positives, pour autant, ne sont pas le pur résultat de l’ignorance et de la crainte : en elles se trouve une vérité, mais défigurée.  Le sentiment religieux aurait pu produire la religion vraie, universelle, pure et immuable, mais les êtres humains, dans leur amour-propre, ont essayé [486] d’obtenir des révélations particulères, d’établir là-dessus des prérogatives et, grâce à une telle croyance dogmatique, de se soustraire à la difficile obligation morale ; une fois déchaînée, la folie religieuse s’est créé en tous lieux des dieux, sur la base d’une imagination puérile et d’environnements naturels et de situations historiques variables.  « Dès que les peuples se sont avisés de faire parler Dieu, chacun l’a fait parler à sa mode et lui a fait dire ce qu’il a voulu.  Si l’on n’eût écouté que ce que Dieu dit au cœur de l’homme, il n’y aurait jamais eu qu’une religion sur la terre. »  La chute que constitue la civilisation a corrompu aussi la religion, la livrant à la dissension, à l’amour-propre, à la haine et à l’artifice.  Mais en chaque religion, il est resté quelque chose de la vraie religion, et qui vient  de la complexion de l’être humain.  Les dogmes de la religion naturelle sont « les éléments de toute religion », ils se maintiennent en chacune de quelque manière et font la teneur de sa vérité, ils habitent l’âme des grands fondateurs de religions et empêchent qu’on ne voie en eux que des imposteurs et des fanatiques (« Lettre à Beaumont », dans Mélanges choisis, Genève, 1781, p. 113).  Cette vérité fondamentale s’exprime dans les diverses religions en une mesure variable.  Il faut donc les respecter selon cette mesure.  Il faut favoriser en toutes le culte moral du cœur, combattre en toutes l’intolérance égoïste portant sur les énoncés spéculatifs. Avec Hobbes, Rousseau reconnaît que dans les conditions sociales présentes, la validité officielle d’une religion dépend de la volonté du souverain ; lorsque dans un pays règne une religion, il faut se conformer à ses pratiques extérieures, suivant les lois du pays.  Cela est possible surtout avec le christianisme et, parmi ses sectes, surtout avec le protestantisme, une fois de plus : « elle est très-simple et très-sainte ; je la crois de toutes les religions qui sont sur la terre, celle dont la morale est la plus pure et dont la raison se contente le mieux ».  On retrouve ici la preuve de Locke en faveur du christianisme, supranaturalisme en moins.  Et peut-être est-il permis d’affirmer encore davantage la valeur du christianisme en tant que révélation de la religion rationnelle, quoique ici l’on ne dispose pas d’arguments contraignants : « Je vous avoue aussi que la majesté des écritures m’étonne, la sainteté de l’évangile parle à mon cœur.  Voyez les livres des philosophes avec toute leur pompe ; qu’ils sont petits près de celui-là!  Se peut-il [487] qu’un livre, à la fois si sublime et si simple, soit l’ouvrage des hommes? »  « Nous reconnaissons l’autorité de Jésus-Christ, parce que notre intelligence acquiesce à ses préceptes et nous en découvre la sublimité.  Elle nous dit qu’il convient aux hommes de suivre ses préceptes, mais qu’il était audessous d’eux de les trouver.  Nous admettons la révélation comme émanée de l’esprit de Dieu sans en savoir la manière et sans nous tourmenter à la découvrir. »  Ce qui dans l’Évangile contredit la raison est imputable aux méprises des disciples, de Paul en particulier, qui n’a pas connu Jésus (Lettres de la montagne, III).  On a là une tentative [559] pour reconnaître la vérité relative de toutes les religions à partir d’une théorie sentimentale de la religion, et de voir dans le christianisme protestant libre la religion où cet élément de vérité atteint la perfection.  Cette tentative est cependant demeurée prisonnière des formules du déisme et n’a pu produire davantage que des élans très contradictoires.  La religion rationnelle générale, qui avait été la réponse du déisme au problème de la multiplicité et de la ressemblance des religions, perd ici sa rigidité et dépouille son caractère dogmatique, mais elle n’est pas dépassée, pas davantage que n’est vraiment clarifié son rapport au christianisme, dans lequel le sentiment rousseauiste se voyait contraint de reconnaître la suprême vérité.  On comprend qu’entre un homme qui entretenait de telles vues et le parti des philosophes ou encore Voltaire ou Hume, il devait y avoir des ruptures passionnées, quand bien même des différends personnels ne se seraient pas ajoutés.  En réalité, d’ailleurs, les conceptions de Rousseau en philosophie de la religion n’ont exercé qu’une très faible influence en France.  Seules ses idées politiques et sociales y ont joué un rôle immédiat.  D’autant plus grande, cependant, fut l’impression qu’il laissa dans l’univers intellectuel allemand, alors en ascension.  La philosophie de la religion idéaliste des Allemands s’est toute imprégnée des pensées de Rousseau et a tiré de vastes conséquences de ses nouveaux concepts de la nature, du naturel et du sentiment.  C’est ainsi par le biais de la littérature de l’émigration et de la philosophie allemande que Rousseau a pu exercer à nouveau une influence en France et y être tenu pour l’un des pères du romantisme.  (Brockerhoff, Rousseau, Leipzig, 1863-1874 ; Texte ; Charles Borgeaud, Rousseaus Religionsphilosophie (diss.), Iéna, Genève et Leipzig, 1883 ; Erich Schmidt, [488] Richardson, Rousseau und Goethe, Iéna, 1875 ; Fester, Rousseau und die deutsche Geschichtsphilosophie, Stuttgart, 1890 ; H.F. Amiel, Rousseau jugé par les Genevois d’aujourd’hui ; Girardin, Revue des deux mondes, 1854.)



[1] [Complément GS IV :] [845] [La signification du déisme en tant que source de la philosophie moderne de la religion – (titre de l’éditeur Hans Baron – ndt).] – L’événement le plus important fut la naissance d’une philosophie déiste de la religion, d’une philosophie de la religion au sens moderne du terme, c’est-à-dire au sens d’un examen phénoménologique de la religion du point de vue de l’histoire universelle.  Cet examen part des religions particulières et remonte au concept général de la religion, à partir duquel seulement il peut ensuite porter un jugement sur les diverses religions ; parmi celles-ci, une attention spéciale est accordée, bien évidemment, au christianisme.  C’est ainsi qu’une science toute neuve est apparue, qui a procuré un tout nouveau fondement pour la résolution du problème religieux.

L’Antiquité s’était constamment efforcée de remplacer la religion existante par une religion philosophique qui, toutefois, demeurait toujours en lien étroit avec la religion nationale puisqu’elle épargnait le culte et interprétait la mythologie dans le sens de la métaphysique philosophique, de niveau supérieur – chose rendue possible par la souplesse de la mythologie et par le traitement poético-éthique qu’en réalisaient les poètes.  C’est seulement dans des cas exceptionnels  que la philosophie de la religion élaborée par le polythéisme antique et par sa religion naturelle a renoncé à la sublimation métaphysique ou à des figures de remplacement de degré supérieur.  L’explication de la religion existante à laquelle on s’adonnait habituellement consistait à identifier les divinités des différents peuples ; on supposait, ce faisant, l’égalité de principe de toutes les religions et l’immanence [d’une même vérité] chez les différents dieux.  On pouvait donc par suite réduire ces divinités aux concepts métaphysiques fondamentaux.  Une véritable philosophie de la religion n’a été entreprise que par l’athéisme antique, qui tenait les phénomènes religieux pour des illusions, ainsi que par le stoïcisme syncrétique, le néo-platonisme et la gnose, mais ces derniers courants visaient davantage un syncrétisme pratique que l’explication et l’évaluation des religions existantes.  Quant à la théologie de l’Église chrétienne, qui s’élaborait sur cette base, elle n’avait de philosophie de la religion que dans mesure où elle abordait les religions non chrétiennes sous l’angle de la mythologie, à la manière des mythographes antiques, et où elle ramenait cette mythologie à des démons et à l’imaginaire humain et considérait les éléments de vérité relative de ces religions – la connaissance de l’existence de Dieu et la lex naturae en tant qu’expression de l’autorité de Dieu – comme les vestiges d’une révélation qui aurait été parfaite dans la condition originelle.  En revanche, la révélation véhiculée par l’Église chrétienne coïncidait avec la vérité parfaite de la religion naturelle, vérité que les philosophes antiques auraient pressentie et présentée comme substitut ou sublimation de la religion nationale.  Par ces moyens, la théologie de l’Église antique surmontait la difficulté posée par la diversité des religions et par la preuve à administrer à ces religions que seul le christianisme détenait la vérité.

Par la suite, l’horizon de l’Église en matière d’histoire des religions s’est de plus en plus rétréci.  Elle connaissait seulement les Juifs, qui étaient déchus de la révélation plénière, l’islam, tenu lui aussi pour une grande hérésie, puis, parallèlement à cela, la mythologie antique, qu’elle continuait à condamner à la manière des apologistes antiques, et la métaphysique idéaliste de l’Antiquité, à laquelle elle accordait habituellement, à la manière des grands Pères de l’Église, le rang de vestige de cette connaissance qui nous fut impartie dans la condition originelle, et de préparation au christianisme.  Certes, sous le règne du [846] catholicisme, il y eut plus d’un penseur radical qui, à partir de cette connaissance rudimentaire des diverses religions, établit des comparaisons relativisantes et mit en balance les diverses prétentions à la révélation.  Mais la conception globale du monde maintenait sa cohérence, et l’Église, qu’aucune critique ne venait ébranler, maintenait ses prétentions surnaturelles.  C’est seulement avec la division de l’Église chrétienne, avec la lutte cruelle des trois confessions, à quoi s’ajouta la mise en évidence par le protestantisme des différences très anciennes chez les chrétiens d’Orient, que surgirent de nouveaux courants radicaux et plus puissants.  La critique protestante de la légende dont s’était entourée l’Église catholique ébranla la confiance qu’avait cette Église en son propre caractère surnaturel, et ébranla aussi les restes de légende qui nimbaient également l’Église protestante.  À cela s’ajouta, à partir de la Renaissance, la critique métaphysique et historique.  D’où, en Italie en en France, certaines dispositions sceptiques, qui cependant demeurèrent encore cachées, furent formulées avec mille précautions ou restèrent sans effet.  Seul l’élargissement d’horizon provoqué par les luttes religieuses anglaises permit pour la première fois d’aborder véritablement le thème, avec le déisme. …

Le déisme présente habituellement une conception très unilatérale : son programme est simplement celui d’une religion naturelle, ou religion de la raison, ce qui l’amène à remplacer les religions historiques par un concept de Dieu rationnel et autonome, formulé, en outre, dans les termes d’un simple théisme anthropomorphique.  Mais ce n’est là qu’un aspect de la chose, et pas le plus important.  En vérité, le déisme est la première tentative de construire un concept universel de la religion à partir duquel on puisse porter un jugement sur les religions historiques et en rendre compte, première tentative aussi de déterminer un idéal de la religion face à ces religions historiques.  Le concept rationnel de Dieu qu’il propose n’est qu’une tentative pour mettre en évidence la quintessence générale et le moment de vérité des religions historiques ; le concept de Dieu n’intervient que comme un des facteurs de la religion.  Cela explique ses conceptions changeantes et la faiblesse relative de son intérêt véritablement philosophique et spéculatif.  Son concept de Dieu ne lui sert qu’à résoudre le problème des religions historiques et le conduit ainsi à la psychologie religieuse, à l’histoire de la religion et à la hiérarchisation des religions ; quant au christianisme, ou bien il l’identifie à la religion de la raison, ou bien il le met à l’écart au profit de cette dernière.  Mais tout cela le conduit à une méthode théologique nouvelle qui lui assure son plus grand impact : cette méthode consiste à partir non plus de l’inspiration de la Bible, mais du concept général de la religion et, de là, à établir la vérité, la non-vérité ou la vérité partielle du christianisme.  Tout cela a donné lieu à de nouvelles théories quant à la révélation : la révélation en tant que révélation de la religion « naturelle » ; l’histoire de la religion comme science critique, consistant à éliminer tout ce qu’il y a d’accessoire dans les religions historiques, pour enfin dégager un noyau normatif ; finalement, l’histoire de la religion conçue comme relativisme, ou encore entendue en un sens évolutif. …

Il faut reconnaître qu’au départ, le concept déiste de religion était extrêmement pauvre, tributaire de formules dogmatiques.  Cela s’explique notamment par l’esprit terre à terre des Anglais, par l’abandon de la mystique aux partis extrémistes, par l’épuisement du [847] sens religieux consécutif aux grandes luttes, et par le penchant moraliste bourgeois du calvinisme officiel.  L’idée chrétienne de religion [s’est vue] par là [complètement transformée].  La foi chrétienne en la rédemption dépend à ce point du supranaturalisme d’une Église seule vraie et seule dispensatrice de salut, qu’en s’opposant au supranaturalisme, la foi au salut devait elle aussi tomber.  L’idée de rédemption devint complètement édulcorée, et, [au terme d’une] apologétique impuissante, l’augustinisme fut lui aussi rejeté, avec sa doctrine du péché, de la rédemption et de la prédestination.  Seuls furent conservés le concept théiste anthropomorphique de la religion, un optimisme téléologique alors partout en vogue et associé à la nouvelle science de la nature, la loi morale naturelle, l’immortalité, la récompense dans l’au-delà, et le problème de la méchanceté et du mal, lequel, dans ces circonstances, s’affadit nécessairement.  La rédemption et la révélation furent cherchées tout au plus dans des mystères surnaturels accessoires et dans des soutiens moraux surnaturels.  Parce que l’éclairage autonome auquel on soumettait la religion ne donnait aucun résultat probant, le concept de religion se maintint simplement sous sa forme orthodoxe et fut donc rejeté en même temps que le supranaturalisme de la vie et de l’Église.  Le déisme allemand, depuis Leibniz, a abordé avec beaucoup plus de profondeur le problème du mal et de la méchanceté ; bien que le sens véritable de l’idée de rédemption soit ici demeuré latent, ses présupposés du moins sont devenus conscients.

[2] [Complément GS IV :] [847] C’est ainsi que Herbert déclare prendre le mot natura en un nouveau sens, au sens non pas de dépravation, mais bien de providence divine générale, donc en un sens stoïcien (Güttler, Herbert von Cherbury, p. 11).  Ce retour au sens stoïcien antique du mot s’accompagne bien sûr d’un renoncement à la modification que lui avait imposée le christianisme ; s’y exprime, en tout cas, une opposition à l’autorité et à la révélation surnaturelle.

[3] [Ajout ultérieur de l’auteur en marge :] – par quoi, d’ailleurs, on doit admettre aussi des liens à la moralité de la Réforme – …

[4] [Ajout ultérieur en note :] Descartes parle lui aussi, dans une lettre à Mersenne, de l’intérêt qu’il partage avec ce dernier pour la lumière naturelle [en français dans le texte – ndt]. – Cf. C. Güttler, Herbert von Cherbury. Beiträge zur Geschichte des Psychologismus und der Religionsphilosophie, Munich, 1897, p. 132.

[5] [Complément GS IV :] [847] Souvent aussi avec un scepticisme teinté d’ironie!  Herbert, en effet, invoque déjà contre la foi en la révélation les arguments d’improbabilité de Hume : il y a tout au plus des révélations privées, individuelles, subjectives, consistant en l’illumination de certaines personnes, et dont on ne peut jamais établir avec certitude si elles étaient vraiment des révélations.  Elles ne sont contraignantes que pour qui en a fait l’expérience ; les autres ne peuvent y croire.  On voit ici la proximité avec les mystiques, avec Paracelse et autres du genre. …

Chez Herbert, l’atmosphère de scepticisme à l’égard des Églises et de la révélation, que les guerres de religion avaient concrètement suscitée, s’allie à un retour aux éléments moraux communs à toutes les religions.  Pareille alliance s’appuie sur des moyens scientifiques capables de démontrer que [ces éléments moraux] sont les vérités fondamentales.  Herbert reprend ici les idées du stoïcisme romain, avec lesquelles il était entré en contact dans certains cercles de Hollande et de France, et s’en sert comme justification épistémologique (cf. Dilthey, « Natürliches System der Geisteswissenschaften », in Schriften, II, p. 107 ; « Autonomie des Denkens im 17. Jahrhundert », in Schriften, p. 248 sqq.).  C’est cela qui explique que Herbert soit plus important que Bodin, c’est cela aussi [848] qui lui donne sa position particulière, si on le compare à Bacon et à Descartes, davantage intéressés à établir des fondements philosophiques. … Son opposition à l’empirisme de Bacon et sa défense des idées innées équivalent à un refus de réduire, comme c’est le cas chez Bacon, le lumen naturale à une pure connaissance morale, sans par ailleurs que tout cela affecte la révélation (cf. Dilthey, « Die Autonomie des Denkens im 17. Jahrhundert », in Schriften, II, p. 262). … [De là aussi] la parenté de Herbert avec Grotius et avec le rationalisme pré-déiste, qu’il dépasse certes de beaucoup pour ce qui est de la méthode. … [Sur le plan philosophique, cependant, Herbert paraît] procéder de manière beaucoup moins fondamentale et originale que Descartes et Gassendi.  Il formule, pour l’essentiel, une dialectique (au sens où ce terme est entendu à l’époque) schématique, fondée sur des éléments scolastiques, stoïco-éclectiques, mystico-paracelsiens, ainsi que sur des aperçus personnels.  S’il est original, c’est parce qu’il tire les conséquences de tout cela pour les religions, les autorités et les révélations.

[6] [Ajout ultérieur en marge :] et, ce faisant, entreprit principalement une critique historique incisive des documents bibliques.

[7] [Complément GS IV :] [848] Ces lettres demandaient la tolérance non plus seulement envers un parti, mais envers toutes les religions, y compris le judaïsme, le paganisme et l’islam, supposant de manière optimiste que la rationalité d’un christianisme simple, modeste, pratique, s’imposerait d’elle-même.

[8] [Ajout ultérieur en marge :] ce qui, certes, maintient la doctrine scolastique des veritates non contra sed supra rationem.

[9] [Complément GS IV :] [848] Cette fondation historico-critique de la théorie lockéenne du christianisme, ainsi que son exégèse des lettres pauliniennes, ont servi, chez Toland et Tindal, de point de départ à la critique historique.  C’est celle-ci qui constitue le trait fondamental du déisme authentique, par quoi il se distingue nettement de Herbert, Hobbes, etc.

[10] [Complément GS IV :] [848] Il existe sur ce point – à l’encontre du dualisme luthérien et réformé – une ressemblance entre la conception de Locke concernant la foi et la raison, et la doctrine scolastico-thomiste ; cette ressemblance porte aussi bien sur la formulation que sur le rapport réel [entre foi et raison].  La différence est cependant que chez Locke, la révélation chrétienne et la philosophie ne sont pas deux grandeurs établies dans leur forme et dans leur sens, et qu’il suffirait de rapporter l’une à l’autre, sans tenir compte des autres religions et systèmes philosophiques ; bien plutôt, Locke s’intéresse au critère qui fait la vérité de la révélation chrétienne face aux autres prétentions à la révélation.  1o Il s’agit non pas d’établir un compromis entre ces deux grandeurs fermes et bien distinctes que seraient la philosophie et la révélation chrétienne, mais plutôt de découvrir [la vérité répartie] entre les diverses prétentions à la révélation.  2o La révélation chrétienne n’est pas fondée sur une fonction d’enseignement qui viendrait discipliner la raison – comme dans le catholicisme –, ni non plus sur l’interprétation inspirée de l’Écriture : elle se fonde sur une Écriture qu’il faut traiter de manière critique et interpréter rationnellement.

[11] [Complément GS IV :] [848] L’apparition [de ce premier groupe de déistes] caractérisé par sa tendance pratique à réfréner l’Église d’État s’explique donc en partie par des interventions directes [849] de la philosophie – c’est le cas de Toland, Tindal, Collins, tous directement issus de Locke, Clarke, etc. –, et en partie par les luttes confessionnelles, les disputes théologiques et les mouvements sectaires – c’est le cas de Chubb, Morgan, Woolston.

Le groupe suivant, avec Dodwell et Middleton, présente un intérêt scientifique et littéraire, il est issu de savants et c’est à eux qu’il s’adresse, en mettant en valeur cependant l’aspect ecclésial – c’est pourquoi ces auteurs comptent parmi les écrivains théologiens.

Le dernier groupe, celui de Hume et Gibbon, n’a pas d’orientation pratique révolutionnaire ou théologique : son orientation est purement philosophique et il appartient donc à la littérature générale, [à l’instar] des pamphlets du voltairianisme mis au service de la révolution socio-politique.

[12] [Ajout ultérieur en marge :] – dépassant de beaucoup, sur ce point, les recherches bibliques de Locke et des arminiens –, …

[13] [Complément GS IV :] [849] On voit se déployer ici les conséquences radicales de l’herméneutique protestante qui, à l’encontre du catholicisme, rejeta l’exégèse allégorique, c’est-à-dire dogmatique ; éveillant le sens et le soupçon historiques, elle devait conduire à la conception historique et critique.  La preuve par les prophéties, sur laquelle Locke insistait encore, et l’identité dogmatique de l’Ancien et du Nouveau Testament, avaient constitué les principaux appuis du système ; ils furent ébranlés désormais par le principe du littéralisme.

[14] [Ajout ultérieur en marge :] comme c’est le cas aussi de tout le reste de la recherche sur l’histoire de l’Église protestante : le protestantisme était certes dans son présent et dans son histoire ecclésiale une religion sans miracle, mais pendant tout le xviie siècle il avait épargné le miracle qu’est la Bible elle-même et l’avait auréolé …

[15] [Ajout ultérieur en marge :] suite à la problématique formulée par Middleton.  Celle-ci joua un rôle décisif dans la critique allemande, chez Lessing et Reimarus.

[16] [Ajout ultérieur en marge :] disciple et élève de Locke …

[17] L’original porte « théologie » ; je corrige avec GS IV (ndt).

[18] [Complément GS IV :] [849] C’est pourquoi on trouve partout chez Hume des répliques radicales à la philosophie déiste de la religion, sur lesquelles il insiste intentionnellement : la religion commence de manière non pas parfaite, mais toute humble (cf. Hobbes) ; il l’explique à partir non pas de la fonction noble de l’entendement logique, mais de l’imaginaire et des affects pratiques inférieurs ; il tient en estime le polythéisme superstitieux plutôt que le monothéisme, lequel n’est nullement issu de motifs réfléchis, mais plutôt de la flatterie et d’expériences pratiques ; il sépare la moralité et la religion, celle-ci ayant sur celle-là un effet bien plus corrupteur qu’édifiant ; enfin, plutôt que d’affirmer l’union de la révélation et de la raison, il insiste avec Bacon, Hobbes et Dodwell sur la nécessité de les tenir rigoureusement séparées puisque la croyance ne peut se rapporter qu’aux miracles et aux mystères.  On a là la première tentative vraiment importante de concevoir la religion du point de vue d’une psychologie historique évolutive ; cette tentative a marqué d’Holbach et le positivisme, mais aussi Kant.  (Cf. sur ce point Meinardus, David Hume als Religionsphilosoph, 1897.)

[19] En français dans le texte (ndt).

[20] En français dans le texte (ndt).

[21] En françcais dans le texte (ndt).

[22] Tous les mots français en italiques dans ce paragraphe sont aussi en français dans le texte original (ndt).

[23] L’original porte « terminisme » ; je corrige avec GS IV (ndt).

[24] En français dans le texte (ndt).

[25] Ici et jusqu’à la fin du paragraphe, tous les mots français en italiques sont aussi en français dans le texte original (ndt).

[26] Ici et jusqu’à la fin du texte, tous les mots français en italiques sont aussi en français dans le texte original (ndt).


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 30 septembre 2017 5:48
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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