Ernst TROELTSCH
“L’IDÉALISME ALLEMAND.”
Note du traducteur :
Ce texte d’Ernst Troeltsch, qui a pour titre allemand « Idealismus, deutsche », a paru initialement au tome 8 de la Realencyclopädie für protestantische Theologie und Kirche [Encyclopédie de la théologie et de l’Église protestantes], 3e édition, Leipzig, Hinrich, 1900, p. 612-637. Il fut à nouveau publié au volume quatre des Gesammelte Schriften [Œuvres complètes] d’Ernst Troeltsch, édité par Hans Baron sous le titre particulier Aufsätze zur Geistesgeschichte und Religionssoziologie [Écrits sur l’histoire intellectuelle et la sociologie de la religion] (Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1925, p. 532-587). Traduit de l’allemand par Lucien Pelletier (Université de Sudbury, Ontario, Canada). Traduction achevée le 26 mai 2017.
Dans cette dernière édition (à laquelle nous renvoyons par l’abréviation « GS IV »), Hans Baron a intégré quelques modifications et ajouts que l’auteur avait lui-même apportés dans les marges de son exemplaire de l’édition originale; Baron adjoint en outre cinq compléments tirés des papiers posthumes de Troeltsch (p. 849-851). Notre traduction tient compte des deux versions, en signalant en note les modifications et compléments apportés par la seconde. La pagination de la première édition est insérée dans le texte en caractères gras; celle de la deuxième édition est elle aussi insérée dans le texte, en caractères italiques.
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GS IV = [532]
L’IDÉALISME ALLEMAND
Ouvrages généraux : Dilthey, Schleiermachers Leben, I ; J. Merz, European thought in the 19th century, Édimbourg, 1896 ; Th. Ziegler, Die geistigen und sozialen Strömungen, Berlin, 1899 ; Renouvier, Introduction à la philosophie analytique de l’histoire2, Paris, 1896 ; Renouvier, Philosophie analytique de l’histoire, t. III et IV, Paris, 1897 ; Th. Carlyle, « Characteristics », traduit en allemand par Hensel in Sozialpolitische Schriften von Thomas Carlyle, II, 1896 ; H. Taine, Histoire de la littérature anglaise, t. III et IV, Paris, 1863-1864 ; Eucken, Lebensanschauungen der grossen Denker2, 1899 ; Eucken, Grundbegriffe der Gegenwart2, 1893 ; Vierkandt, Naturvölker und Kulturvölker, 1896 ; Goldstein, Kulturproblem der Gegenwart, 1899 ; A. Drews, Deutsche Spekulation seit Kant mit besonderem Rücksicht auf das Wesen des Absoluten und die Persönlichkeit Gottes, 1893. Histoire de la philosophie : Kuno Fischer, Windelband, J.E. Erdmann, Zeller, Falckenberg. Bibliographie chez Ueberweg-Heinze, III8. Histoires de la littérature : Julian Schmidt, Gervinus, Koberstein, Cholevius, Hettner-Harnack, Scherer, Hillebrand, Gelzer, Brandes traduit en allemand par Strodtmann. Bibliographie chez Goedeke, Grundriss2, II et III. Histoires de l’État et de l’Église : Treitschke ; Baur, Kirchengeschichte der neueren Zeit, 1863 ; Baur, Kirchengeschichte des 19. Jahrhunderts, 1862 ; G. Cavaignac, La formation de la Prusse contemporaine, Paris, 1891 ; K. Biedermann, Deutschland im 18. Jahrhundert, 1854-1881 ; Seeley et Stein, Deutschland und Preussen im Zeitalter Napoleons, traduit en allemand par Lehmann, 1883-1887 ; L. von Ranke, Die deutschen Mächte 1780-90, 1871, 1872 ; L. von Stein, Verwaltungslehre, 1865-1868. Exposés faits par des contemporains : Goethe, Aus meinem Leben. Dichtung und Wahrheit ; Madame de Staël, De l’Allemagne, Londres, 1813 ; J.G. Fichte, Grundzüge des gegenwärtigen Zeitalters, in Werke, 1896, t. VII ; H. Steffens, Was [613] ich erlebte, Breslau, 1840-1849. Influence sur les pays non allemands : Taine ; Brandes ; Hensel, Carlyle, Stuttgart, 1900 ; Brandl, Coleridge und die englische Romantik, 1886 ; H. Berr, L’avenir de la philosophie, Paris, 1899 ; Picavet, Les idéologues, Paris, 1891.
L’idéalisme allemand est cette forme de la science moderne et cette conception de la vie qui, née du mouvement des Lumières et de la civilisation anglo-française qui s’y est érigée, a cependant, dans les circonstances particulières à l’Allemagne, engendré un type de pensée et de sensibilité différent et, à bien des égards, opposé à celui des Lumières. Tandis que les Lumières anglo-françaises se caractérisent par leur dogmatisme, leur empirisme, leur common sense et leur scepticisme, [533] leur éthique utilitariste fondée sur un individualisme atomiste, leur conception de l’histoire subjective et critique, leur conception de la nature atomiste et mécaniste, et par l’influence dominante de ce concept de nature sur toutes les autres sphères de la pensée, l’idéalisme allemand, lui, se caractérise par un idéalisme fondé, aussi bien en sa forme qu’en son contenu, sur une critique de la connaissance et sur des convictions affectives ; il se caractérise encore par son éthique tendue vers des biens rationnels universels et valides pour tous, par sa conception génétique et objective de l’histoire, et par un concept de nature organique et dynamique, qui situe la nature parmi les fins spirituelles à l’œuvre dans l’univers. Cette tendance générale donne lieu, bien entendu, à d’innombrables variantes et exceptions. Essentiellement, cette tendance se consacre à élaborer une conception approfondie de l’esprit et de ses contenus, et à interpréter le monde à partir de tels contenus, mais pour le reste, elle prolonge les conquêtes des Lumières, en ce qui concerne aussi bien la vie pratique dans l’État et la société que la connaissance et la transformation de la nature. À cet égard, l’idéalisme allemand n’est qu’un principe plus restreint et spécialisé des Lumières et, donc, dans son cours ultérieur, il dut ou devra s’expliquer avec les tendances générales de ces Lumières, parce qu’elles se maintiennent et, en particulier, parce qu’elles continuent d’agir à travers les sciences de la nature et les sciences sociales. L’ensemble de ces idées n’a nulle part connu de véritable synthèse, sauf dans le système évolutif unilatéral de Hegel et dans l’éthique malheureusement fragmentaire de Schleiermacher. Or l’orientation générale de ces idées est beaucoup plus riche que ce qu’en présentent ces deux auteurs : elle forme un tout auquel ont contribué à la fois les conditions socio-politiques, la poésie et l’art, la philosophie et la science de la nature, la science historique et l’éthique. On peut considérer en particulier cette orientation comme l’œuvre du protestantisme allemand : fécondé par l’Aufklärung, consolidé dans son existence grâce à l’érection de l’État prussien qui le confirma dans le sentiment qu’il avait de soi, le protestantisme allemand, en effet, chercha par cet idéalisme à ouvrir de nouvelles voies pour la vie de l’esprit, pendant que les peuples latins et catholiques se plaçaient à la tête du mouvement général des Lumières et que cette participation marquait visiblement leur esprit, en France et chez les sceptiques anglais instruits par la culture française. De l’extérieur, seules deux figures ont eu un impact direct favorable, les deux grands transgresseurs de l’esprit des Lumières, dont pourtant l’effet provocateur [534] ne s’est manifesté qu’en sol allemand : Hume et Rousseau. Le scepticisme de Hume qui, dans sa patrie, a simplement servi à conforter un utilitarisme dédaigneux de la métaphysique et de la logique métaphysicienne, a permis à Kant et à Jacobi d’en finir avec l’empirisme dogmatique et a ouvert la voie à l’analyse des forces créatrices de l’esprit. Le radicalisme de Rousseau qui, en France, a eu pour seule conséquence révolutionnaire une reconstruction rationnelle de la société, a amené les Allemands à poser le problème de la culture : on remit en question les valeurs de la culture réflexive des Lumières, on s’engagea passionnément dans l’élaboration d’une culture plus profonde et originelle fondée sur les pouvoirs créateurs immédiats du sentiment et du génie, et l’on réforma le concept stoïco-éclectique d’une nature perçue jusque-là comme incarnation des principes universels de l’entendement, pour faire d’elle plutôt une instance originelle, créatrice et non réflexive. [1] Outre ces deux grandes personnalités, d’autres courants plus larges et plus généraux arrivèrent certes aussi de France et d’Angleterre : l’intérêt renouvelé des Anglais pour la poésie populaire et Shakespeare, le roman sentimental, l’art de l’analyse psychologique, le tournant vers la science historique, consécutif à l’épuisement des débats métaphysiques, et le programme littéraire de Diderot, qu’il faut bien distinguer de sa philosophie. En revanche, l’influence souvent invoquée de Spinoza fut fort diluée, réfractée par le concept leibnizien d’individualité et par un concept poétique de développement ; sa seule influence véritable consiste à avoir libéré de l’anthropomorphisme déiste. Au total, donc, l’idéalisme allemand est un phénomène tout à fait autonome et unitaire. On méconnaît souvent cette unité, dans les exposés de ce mouvement faits par des auteurs allemands, soit qu’ils présentent l’époque du seul point de vue de l’histoire littéraire ou de l’histoire de la philosophie, soit qu’ils mettent la personnalité de Goethe ou la doctrine de Kant à l’avant-plan, ou qu’en établissant un vague parallèle entre cette époque et celle de l’humanisme et de la Renaissance [614] ils en viennent à parler de néo-humanisme (vocable qui ne convient à proprement parler qu’à l’école du même nom), soit encore qu’ils évaluent l’époque selon des critères purement politiques et patriotiques, n’y voyant dès lors que dissolution et confusion. Ayant davantage de recul, les Anglais et les Français ont reconu plus clairement l’unité spirituelle de ce mouvement [535] et, prenant pour repère évident son idéalisme criticiste ou éthico-moral, ils l’ont appelé « idéalisme allemand ». En réalité, avec celui des Lumières, dont les méthodes règnent jusqu’aujourd’hui en France et en Angleterre, le mouvement de l’idéalisme allemand constitue le deuxième grand type de la pensée moderne, celui qui a surmonté plusieurs faiblesses et étroitesses des Lumières, en laissant cependant ouvertes de nombreuses questions nouvelles et en provoquant de nouvelles étroitesses. Il n’a pu vraiment se conclure, déployer sereinement ses problèmes et éliminer ses étroitesses idéologiques, parce que son développement a été interrompu. Sa fin prématurée et provisoire s’explique par plusieurs facteurs : les catastrophes politiques de l’époque de la Restauration, la réaction violente des Églises confessionnelles, le renouveau du libéralisme français et la littérature du judaïsme qui s’y est associée, mais surtout le renouveau des sciences empiriques de la nature et des sciences pratiques politico-économiques. La codification très unilatérale de l’idéalisme allemand dans le système hégélien a facilité la précipitation de tout cela en un culte athée de la raison humaine et en un radicalisme du progrès, qui ébranla le plus possible toutes les valeurs antérieures et dont les conquêtes eurent un effet dévastateur prolongé. Cependant la science allemande, s’examinant à nouveau elle-même, est revenue de plus en plus aux positions de l’idéalisme allemand, à Goethe, à Kant, aux intentions des métaphysiciens, afin de les conjuguer avec les résultats atteints entre-temps par les sciences pratiques. En Angleterre et en France, la réaction, qui s’est là aussi manifestée vers la fin du xviiie siècle, a repris à son compte le courant idéaliste (Carlyle, Coleridge, Staël, Cousin, Jourdain), qui enregistre aujourd’hui encore des progrès croissants en dépit des courants opposés, de sorte qu’il lui sera donné de connaître un nouveau développement fructueux.
1. Antécédents, préparation et circonstances générales ayant déterminé l’orientation. Pour qu’advienne l’idéalisme allemand, il fallait d’abord que s’impose l’univers intellectuel des Lumières anglo-françaises, tant sur le plan théorique que pratique. Il fallait donc que soit affirmée, sur le plan théorique, l’unité d’une connaissance qui, obéissant à la seule logique, reconnaît une seule et même loi unissant l’ensemble du devenir naturel, et reconnaît également les similitudes du devenir historique, d’un devenir qu’il s’agit partout de construire en le dégageant au préalable de la tradition par le moyen de la critique, [536] réprimant entièrement, ce faisant, la manière de penser marquée jusque-là par le supranaturalisme et l’Église. Sur le plan pratique, l’idéalisme allemand présupposait la liberté de pensée, la limitation de la censure, le dépassement des anciennes contraintes de rang et de métier, une langue nationale bien élaborée et un public cultivé, une ouverture cosmopolite aux lettres et aux sciences, un individualisme conscient, une éducation séculière et une morale s’affranchissant de l’Église et de la police et recherchant son autonomie. Dans leur jeunesse, les fondateurs de l’idéalisme allemand, Kant, Lessing, Herder, Jacobi, Goethe, Schiller, Jean Paul, se sont tous intéressés de près aux Lumières à l’Ouest et, en Allemagne, à l’Aufklärung ; leurs idées sont toutes nées d’une explication sérieuse avec la littérature anglaise et française (cf. le Journal de Herder et ses Idées). C’est parce qu’elle a pu monter sur les épaules de ces prédécesseurs que la génération suivante a complété la rupture avec la littérature des pays de l’Ouest et avec l’Aufklärung, inaugurant ainsi une période d’un demi-siècle dans laquelle l’esprit allemand a vécu de manière autonome, dans une indépendance et un isolement complets. Cet aboutissement surprenant de l’Aufklärung vient de ce que dès le départ, celle-ci partait de certains éléments particuliers et de dispositions générales qui devaient forcément aboutir à un résultat différent.
Parmi ces causes, il y a en premier lieu une personnalité qui domine de son esprit toute l’Aufklärung : Leibniz. Dans son œuvre, où se manifeste une orientation religieuse foncièrement protestante, Leibniz s’efforça toute sa vie de répondre au besoin de récollection morale et religieuse qu’éprouvait l’Allemagne, au lendemain de guerres de religion qui l’avaient terriblement déchirée. Dans tous les domaines, il fut un réformateur infatigable, esprit expérimentateur et inventif qui voulait imposer en Allemagne la civilisation de l’Ouest et qui, sur le plan scientifique en particulier, y transplanta la science mathématique et mécanique de la nature, ainsi que la critique historique. Avec ceci de particulier, toutefois, que sa personnalité foncièrement religieuse l’amena à assortir le mécanisme moniste d’éléments téléologiques idéalistes qui conféraient au tout un sens nouveau. Il transforma les atomes en monades, la force mécanique en une force vivante reposant à son tour sur [615] le degré d’intensité de l’activité spirituelle des monades ; enfin, il fit de la [537] loi régissant la nature une harmonie préétablie, raccordant ainsi cette loi à une intelligence divine instauratrice de finalité, et établissant une correspondance entre le processus physique et celui de l’esprit. Par là, Leibniz dépassa de beaucoup la pointe religieuse qu’avaient timidement poussée Descartes et Locke dans la science nouvelle : c’est toute la science de la nature qu’il subordonnait à nouveau aux idées d’un spiritualisme religieux. Il dépassa aussi l’interprétation religieuse plus résolue du mécanisme moderne chez Spinoza, en affirmant la pérennité des valeurs individuelles et leur récollection en un règne des fins divines. Mais surtout, cette conception générale lui permettait d’accorder à l’histoire une place centrale au sein de son système : il fit voir l’histoire humaine comme une partie du mouvement continu et omniprésent des monades, comme une étape dans la montée téléologique de l’univers. Par tout cela, il empêcha définitivement que la pensée prenne en Allemagne une tournure matérialiste ou sceptique, comme cela avait été le cas chez Hume, Voltaire, Diderot et Condillac ; d’autre part, il fit en sorte que l’histoire vienne féconder la conception générale, que la représentation du monde soit historicisée, tandis que dans les pays à l’Ouest, les présupposés des Lumières étaient tels qu’il fallut attendre la conception sociale à la fois statique et dynamique de Comte et l’exploitation philosophique du darwinisme pour que pareille historicisation se produise. S’il transposa donc en Allemagne l’esprit général des Lumières, il le transforma cependant jusqu’en sa racine, il en ruina les tendances matérialistes et ouvrit la voie à une conception historique et téléologique de l’univers, d’un univers déployant sa plénitude de vie conformément à des lois. Leibniz lui-même était encore marqué de multiples manières dans sa pensée par l’Église et le Moyen Âge, mais les intérêts qu’il mit en branle poursuivirent leur course, perdirent leurs formes anachroniques, prémodernes, et, à l’époque de Frédéric le Grand, exercèrent une action nouvelle extrêmement féconde, qui fit d’elles l’ossature même de l’idéalisme allemand. (Fischer, Leibniz ; E. Pfleiderer, Leibniz, Leipzig, 1870 ; Pichler, Die Theologie Leibnizens, Munich, 1869, 1870 ; Eucken ; Ersch et Gruber, article « Leibniz » in Windelband.)
[538] Le deuxième facteur consiste dans le fait que l’introduction en Allemagne de la culture des pays de l’Ouest s’est accompagnée d’un mouvement religieux vaste et dynamique, le piétisme, un mouvement apparenté à l’Aufklärung sur plusieurs points : par son opposition au régime de l’Église d’État et aux divisions sociales rigides jusque-là en vigueur, par sa mise en œuvre d’un individualisme de principe, et par l’accent mis sur la dimension pratique, claire et simple. Considéré en lui-même, ce mouvement n’est qu’un élément, avec la mystique, le jansénisme et le méthodisme, de la réaction religieuse générale contre le cléricalisme, contre la contrainte étatique en matière de religion et contre la braderie dogmatique ; mais dans les circonstances propres à l’Allemagne, ce mouvement a exercé un pouvoir très particulier sur les classes cultivées, qui lui a permis d’apporter un contrepoids efficace aux préoccupations purement séculières de l’Aufklärung et d’insuffler à cette dernière une religiosité subjective affective, ou encore une haute rigueur en matière de pratique morale. Il y a là une grande différence par rapport aux développements anglais et français. En Angleterre, l’époque des grandes luttes religieuses fut suivie d’un affaiblissement surprenant de l’intérêt religieux. D’une part, on consacrait toutes ses énergies aux intérêts politiques et économiques d’une civilisation pleinement moderne et, d’autre part, on s’en tint, après une brève période de frictions, à l’orthodoxie latitudinaire ; ces deux [orientations] purent désormais s’affirmer parallèlement sans que cela provoque de grands remous, et le mouvement religieux du méthodisme n’a ultérieurement rien changé à ce parallélisme. En France, la religion d’État réprima le mouvement janséniste et d’autres mouvements mystiques ; son intransigeance, ainsi que son alliance avec le pouvoir en place, conduisirent les Lumières à adopter une position foncièrement hostile à la religion et à reculer d’effroi dès que se présentaient des problèmes éthiques ou métaphysiques plus profonds, comme si ces problèmes devaient tous ramener au catholicisme. En Allemagne, par contre, l’Aufklärung commençante s’allia au mouvement religieux pour lutter contre l’ennemi commun, le régime des Églises d’État ; et même si, une fois l’ennemi repoussé, les alliés se séparèrent rapidement et âprement, le piétisme individualiste et sentimental continua d’agir sur la sphère affective et sur l’atmosphère générale ; conjuguée avec celle du roman sentimental anglais, l’action du piétisme [539] conféra à toute l’Aufklärung un esprit moraliste, enclin à une religiosité édifiante et à l’introspection. Cela se manifesta dans le développement aussi bien de la philosophie allemande que de la poésie et de la littérature. Cet esprit a constamment ravivé les tendances téléologiques et idéalistes leibniziennes, lorsque [616] surgissaient des courants secondaires matérialistes. Il conféra un caractère théologisant et édifiant à la poésie naissante de l’Aufklärung, telle qu’elle s’est exprimée dans la floraison littéraire de Leipzig et de la Suisse, avec Gellert, Gottsched et Haller, dont l’influence se répandait sur de vastes cercles ; quant aux anacréontiques, s’ils défendaient les droits d’une sensibilité inoffensive contre la dureté par trop augustinienne du piétisme et de l’orthodoxie, ils laissaient cependant intacts les principes théologiques ; Lange, [le poète] de Laublingen, était après tout le fils de Lange le militant piétiste acharné. Même la floraison littéraire qui suivit, celle de Berlin avec la philosophie populaire et toute la poésie qu’elle a inspirée , associa à ses intérêts esthétiques, psychologiques, littéraires et eudémonistes une religiosité affective et des problèmes moraux. Et au moment où partout s’élevait la poésie exaltant le génie, la subjectivité religieuse piétiste se fit complice de son désir d’une vie nouvelle et plus vraie ; il avait suffi que soit écartée la haine augustinienne de la nature et de la raison pour que la subjectivité piétiste se fasse principe d’élévation souveraine au-dessus du monde et qu’elle soulève avec passion les forces idéalistes. Klopstock, Hamann et Herder, Jacobi, Goethe, Jean Paul, tous ces auteurs ont subi l’influence du piétisme. Même le froid Lessing a pu se rendre compte, auprès des Frères moraves tout au moins, de ce qu’est le sentiment religieux, essentiellement non dogmatique. Par ailleurs, même dans le radicalisme de Kant, le piétisme de sa jeunesse a continué d’agir, avec les thèmes de la rigueur morale et du mal radical. Pour en revenir à la littérature, quelle que soit la distance qu’elle ait prise par rapport à tout piétisme, son intérêt pour les grands problèmes éthiques et religieux ne demeure pas moins un écho des préoccupations religieuses qui ont profondément travaillé notre peuple dans la première moitié du xviiie siècle. (Ritschl, Geschichte des Pietismus ; R. Kayser, Thomasius und der Pietismus, Programm des Wilhelm-Gymnasiums, Hambourg, 1900 ; Freytag, Bilder, IV ; von Waldberg, Goethe und die Empfindsamkeit, 1899 ; Biedermann ; Gelzer ; E. Schmidt, Rousseau, Richardson und Goethe, 1875.)
[540] Tout cela signifie que dès le départ, l’Aufklärung s’orienta principalement vers l’intérieur. Mais il importe plus encore de comprendre la situation politique et sociale générale de l’Allemagne qui a déterminé cette accentuation de l’intériorité. C’est même de ce point de vue seulement qu’on peut comprendre l’importance que pouvaient avoir les grands problèmes philosophiques de Leibniz et les intérêts religieux du piétisme. Considérées en elles-mêmes, les Lumières sont avant tout un mouvement réformateur pratique, qui voulait restructurer la vie en fonction de nouvelles fins rationnelles et dans lequel le travail philosophique proprement dit demeurait isolé et n’avait qu’une importance limitée. Au début, cela fut vrai aussi de l’Aufklärung allemande. Leibniz, Thomasius, Wolff et leurs disciples étaient des réformateurs pratiques qui, comme les Lumières à l’Ouest, formaient surtout des plans de réforme sociale, économique, politique et pédagogique. Or, on observe pour finir que le résultat de l’Aufklärung dans le domaine de l’esprit, à savoir l’idéalisme allemand, ne conserve presque rien de tout cela, qu’il considère les idéaux pratiques eux-mêmes sous une forme théorique abstraite ou simplement comme les transports d’individus particuliers, et qu’en revanche il met au centre des questions d’ordre philosophique, éthique, religieux et poétique. Cette situation s’explique par les circonstances générales de l’Allemagne : celles-ci n’ont pas permis à l’Aufklärung de mener sa réforme générale de la nation et, au contraire, l’ont confinée à la sphère de la vie intérieure, où elle découvrit des profondeurs insoupçonnées et de nouveaux problèmes. Il manquait à l’Allemagne déchirée et confuse un idéal rassembleur ou un centre spirituel et politique, et c’est pourquoi Leibniz déjà, parti de grands projets de réforme, dut se rabattre sur des questions de politique territoriale et même, pour finir, sur de simples projets pour une académie. Toutes les réformes s’épuisèrent dans des questions de détail et dans des problèmes privés. De plus, la noblesse allemande, pour accompagner sa transformation en une noblesse militaire ou terrienne ou de magistrature, manquait d’une société centrale influente et clairvoyante comme l’avaient été Londres ou Paris, où étaient apparues des classes dirigeantes capables de régir la vie spirituelle et de l’orienter vers des fins englobantes. L’Aufklärung, elle, demeure au départ petite-bourgeoise et dispersée dans des cercles d’employés, d’érudits, de clercs et d’enseignants bien intentionnés mais sans influence. Le royaume allemand préservait soigneusement en son sein le Moyen Âge [541] et ainsi, toute idée nouvelle, dès lors qu’elle visait la totalité, paraissait menaçante ; bien des choses qui furent propices à la France et à l’Angleterre devenaient facilement dangereuses dans le Saint Empire romain, avec son système compliqué de libertés, de privilèges et de traités. L’Aufklärung était donc dépourvue d’un grand pathos rassembleur, elle n’était pas encore animée de la force de l’enthousiasme. De plus, bien que l’Aufklärung eût finalement remporté la victoire au sein des gouvernements territoriaux et que l’État de Frédéric le Grand eût propagé ses idées concernant la manière de gouverner, réalisant par là une grande part des réformes [souhaitées par l’Aufklärung], un fossé profond séparait néanmoins le gouvernement et ses sujets et, en l’absence d’une société capable d’opérer ici une médiation structurée, [617] toute l’action et toutes les responsabilités incombaient aux princes et aux fonctionnaires. Les Lumières ne se sont réalisées en Allemagne que très partiellement et, même alors, elles ont pris un tour paternaliste et absolutiste. On comprend que ceux qui cherchaient à dépasser l’horizon de l’Aufklärung eussent perdu tout intérêt pour celle-ci : ils ont salué et tiré profit de ses conséquences bienfaisantes, mais à l’exception de certains publicistes comme Moser, Schlözer, Häberlin et Möser, qui s’intéressaient surtout à l’aspect politique pratique ils ne se sont nullement souciés d’elle ; ils éprouvaient même du dédain pour les représentants de la première Aufklärung préoccupée de bien-être, ces Nicolai et consorts qui, il faut bien le dire, ont fait s’étioler et se rétrécir les Lumières en Allemagne. Tout cela confère à ces penseurs certaines caractéristiques propres : un cosmopolitisme de principe, une indifférence totale envers la politique et l’économie étatique, une culture axée sur la vie privée, toute bourgeoise, individualiste, favorisant une aristocratie de l’esprit, soucieuse de la pensée et de la vie intérieure. Les chefs de file en philosophie et en littérature ont donc complètement métamorphosé l’Aufklärung. Elle perdit chez eux tout intérêt pratique et social, se fit simple approfondissement de l’esprit et de l’affectivité, idéal d’une formation de l’esprit plus riche et plus libre et qui serait à elle-même sa propre fin ; on commença, dans ces cercles, à croire que la mission spécifique du peuple allemand était la réalisation et la propagation de cet idéal. Tous les intérêts antérieurs devenaient désormais purement scientifiques, de purs intérêts de culture. La position à l’égard de la pièce maîtresse des Lumières, les sciences de la nature, s’en trouva changée. Celles-ci n’étaient plus orientées vers la technique et le bien-être, mais [542] devenaient un pur objet de philosophie des sciences et d’esthétique. Le concept de nature se transforma : on considérait encore la nature dans un cadre moniste, comme un ensemble de lois, mais on ne s’intéressait plus qu’à son aspect esthétique, poétique et philosophique. Pendant plusieurs décennies, la formation scientifique, orientée vers la pratique et la vie, cessa en Allemagne, au profit de la formation humaniste. L’approche scientifique de la nature céda la place aux approches philosophique et poétique. Cette transformation vaut tout autant pour les sciences historiques. L’Aufklärung pratiquait une histoire axée sur la politique et le droit public, en lien avec certaines théories économiques, cherchant par là à réformer l’État existant. [2] Son éthique était axée sur le bien-être, elle visait une amélioration des conditions de vie. Or les poètes et les penseurs allemands, eux, n’élaborèrent leurs théories de l’État que parce que tout au plus elles venaient compléter leurs systèmes ou parce qu’elles découlaient de conceptions métaphysiques et éthiques qui, pour leur part, pouvaient se passer d’elles. À l’exception des historiens de Göttingen, sous influence anglaise, ils ne considéraient l’histoire qu’en un sens général, en tant qu’histoire de l’humanité et, de même que toute leur réalité était axée sur la formation de l’esprit, de même ils placèrent au centre de l’histoire la vertu d’humanité, la poésie, la littérature, la philosophie, vues comme des moyens d’unir les communautés. Ils concevaient l’histoire comme ils concevaient leur propre vie, de manière idéologique, en donnant préséance à l’individu : il suffisait, pour cela, de constater que la communauté humaine produit des individus matures et à la fois les présuppose. On leur doit certes un progrès extraordinaire en histoire, celui de la méthode génétique et objective, axée sur l’histoire universelle ; mais ils ont limité leurs propres intérêts à l’histoire de l’esprit et des âmes, à la naissance et au développement de l’art, de la poésie, du langage et de la religion ; quant aux points de vue réalistes, politiques, sociaux et économiques, ils disparaissaient presque complètement et ne furent que lentement réintroduits, avec la constitution des sciences spécialisées. Tout ce développement s’explique par les circonstances d’origine. Pendant qu’en Angleterre les Lumières créaient l’État industriel et commercial et qu’en France la révolution engendrait un État de droit radicalement nouveau, uniforme, dans lequel les citoyens sont tous égaux devant la loi, l’Aufklärung, elle, donnait naissance à l’absolutisme patriarcal et à l’idéalisme allemand. [543] Ce dernier, toutefois, constitue un véritable progrès en tant que mode de pensée et de connaissance : un progrès certes unilatéral, à cause des circonstances particulières, axées sur les seuls intérêts de l’esprit, dans lesquelles il est apparu, mais tout de même, par cela précisément, un progrès très profond par rapport à des Lumières mélangeant sans ordre les dimensions pratique et théorique, naturaliste et idéaliste. Tel fut le jugement que portèrent sur l’idéalisme allemand les intellectuels de France et d’Angleterre, comme en témoigne en particulier le livre de Madame de Staël. (Goethe ; Carlyle ; Taine ; Madame de Staël ; Biedermann, I et II,1, II,2, p. 660-864 et 1070-1223 ; Kramarsch, Geschichte der Technologie, in MGW ; K.W. Nitzsch, Geschichte der römischen Republik, introduction, 1884.)
2. L’idéalisme épistémologique et éthique de Kant. La structuration et l’ossature conceptuelle de l’idéalisme allemand lui vint de la philosophie universitaire. La situation spirituelle générale de l’Allemagne, la persistance des intérêts théologiques malgré leur séparation en divers camps, et le refus ainsi encouragé d’un [618] matérialisme qui, bien que situé à l’Ouest, portait divers coups jusqu’en sol allemand, tout cela avait donné à la philosophie universitaire allemande une autorité inédite. Mais précisément, la lutte contre ce matérialisme était de moins en moins efficace. D’une part, en effet, depuis que Wolff avait cessé de régner sur la philosophie spécialisée et ses chaires, la synthèse leibnizo-wolffienne qui unissait un idéalisme rationnel et le naturalisme empiriste se défaisait de plus en plus. Le problème central du rapport de l’esprit et de la nature passait à l’avant-plan, associé au problème de la méthode cognitive : en partant de l’essence spirituelle, il semblait qu’il fallût procéder par construction rationnelle, tandis qu’en partant de l’objet, la méthode empirique et analytique semblait se recommander ; tout cela éclipsait les velléités réformatrices pratiques que les philosophes de la première moitié du siècle avaient associées à leurs systèmes. D’autre part, la philosophie populaire, qui se détournait de ces problèmes difficiles et inquiétants, fut conduite finalement à des questions concernant la vie intérieure, à la psychologie, l’esthétique et la morale ; ce faisant, elle se prémunit contre les rudes conséquences qui pouvaient découler des problématiques radicales en recourant à l’école écossaise : [544] partant de toutes sortes d’analyses psychologiques, elle s’efforçait de consolider le statut de Dieu et de l’immortalité en affirmant leur inhérence à l’essence de l’âme. Ces deux orientations, cependant, se heurtaient à d’importants obstacles. À cause de son concept dogmatique de nature, l’orientation métaphysique ne pouvait se rendre maîtresse du naturalisme ; quant à la philosophie populaire, le morcellement psychologique auquel elle procédait, dans lequel elle maintenait des considérations psychogénétiques provenant des écoles de Locke et de Leibniz, la rendait prisonnière de l’opposition entre sensualisme et nativisme, par quoi elle non plus ne pouvait se rendre maîtresse du naturalisme. C’est seulement avec Kant que ces problèmes reçurent une formulation et un traitement nouveaux : d’un seul coup, Kant accordait la priorité à l’esprit sur la nature sans pour autant révoquer le moindrement les principes de la recherche moderne sur la nature ; il surmontait aussi les difficultés d’ordre psychogénétique grâce à une théorie de la connaissance qui veut non pas analyser psychologiquement les faits de la vie de l’âme, mais plutôt montrer que l’esprit produit ses propres lois et rend ainsi possible l’expérience. Kant sentait que cela avait une importance historique universelle, et le cours du développement allemand lui a effectivement reconnu cette importance, lui qui, tout en maintenant les idéaux éthiques et religieux de l’esprit, réclamait que l’on explique comment ils se rapportent aux résultats et aux méthodes fournis par la nouvelle science de la nature et par sa nouvelle image du monde. La pensée de Kant fut pour quelque temps la dernière confrontation avec les philosophies anglaise et française : elle conquit un terrain tout à fait affranchi de leurs problèmes et de leurs tendances, et qui logeait un développement extrêmement neuf et indépendant. Mais si Kant dépasse les réponses chancelantes qu’on avait apportées jusque-là, c’est non seulement parce qu’il a mis sur pied une nouvelle méthode et offert ainsi à l’idéalisme un sol ferme, c’est aussi parce que l’esprit même de sa philosophie surmonte l’esprit des Lumières. Kant affirme le primat de la raison pratique sur la raison théorique, celle-ci construisant pour l’esprit le monde matériel conforme à des lois, celle-là lui montrant quelles sont les valeurs et les fins nécessaires de l’esprit autonome ; or, poser ce primat équivaut à libérer la vision du monde de toutes les déductions produites par un quelconque déterminisme intellectuel, et à la ramener à une certitude intérieure plus originelle, [545] celle qui se rattache aux buts pratiques rationnellement nécessaires de la personnalité. Par là se trouve brisé l’envoûtement intellectualiste qui, en définitive, reconduit toujours au naturalisme. Ce qui en dernier lieu détermine la vision du monde, c’est l’acte personnel libre, c’est le caractère. Mais les valeurs pratiques rationnellement nécessaires de l’esprit s’opposent fermement aux anciennes valeurs aussi. La valeur d’une vie personnelle réside non pas dans la culture matérielle ou intellectuelle ou dans le bonheur, mais dans l’acte moral, dans un acte ayant une validité absolument universelle et qui structure la personnalité en la faisant émerger du monde. La culture est simplement un matériau issu de la sensibilité et de la quête sensible du plaisir ; or la volonté morale toute simple doit s’affirmer à l’encontre de cette culture, consacrer à cela des forces toujours plus grandes et plus pures, et s’allier à d’autres en un règne des volontés libres et autonomes. Kant se rapproche ici de Rousseau, mais il remplace son pathos sentimental et régressif par une réflexion éclairée et orientée vers l’avant : des combats auxquels donnent lieu une culture égoïste et une réflexion divisante, il ne veut retenir que certains moyens pédagogiques susceptibles de nous amener psychologiquement à former notre faculté de raison, supérieure et vraie, et à instaurer une communauté où seraient unies la pureté morale et la maîtrise de la nature. En une espèce de « ruse de la raison », la nature elle-même cultive les conditions qui permettent à la volonté d’agir moralement, et le terme de cette divine éducation du genre humain sera le dépassement de la lutte pour l’existence sensible grâce à l’instauration d’un État rationnel, fait de liberté et de paix éternelle une espèce de « chiliasme philosophique ». Kant fonde ainsi, [619] avec Lessing, Schiller et Humboldt, une nouvelle philosophie de l’histoire qui s’efforce de mettre en relation le commencement et la fin, la causalité et la téléologie, les lois de la psychologie et la hiérarchie des valeurs, et qui confère à l’individu, dans la mesure toujours variable du degré d’élaboration atteint par sa personnalité, une valeur qui ne dépend pas de l’atteinte du but final de l’espèce. Pour finir, Kant associe étroitement à cela une interprétation religieuse du monde et de l’histoire qui, bien que dépendante encore du schème inventé par la philosophie déiste de la religion, dépasse cependant l’esprit des Lumières. Il reconduit la rupture de la nature et de la grâce et écarte toute démonstration rationnelle de Dieu ; [546] mais il fonde pourtant le concept de Dieu, non plus sur une révélation surnaturelle mais sur la présence divine partout à l’œuvre dans la conscience morale ; et il conçoit la rupture non pas en termes de forces naturelles et surnaturelles, mais dans les termes de ce dualisme universel qui partage la vie humaine entre les forces de la sensibilité et celles de la raison morale autonome. Tout bien considéré, et en dépit de certains recours à des schèmes leibniziens, wolffiens et théologiques, voilà donc un monde nouveau, qui du reste s’imposa bientôt sous la forme d’une vaste école philosophique qui invitait même ceux qui étaient éloignés d’elle à prendre demeure sur son sol, dans la mesure où ils souhaitaient dépasser leur époque.
Ce système concentra ainsi en lui l’immensité de la vie de l’esprit et en réorienta les intérêts. En voici les idées fondamentales. Les principes d’une construction rigoureusement causale, mécanique et déterministe, telle que la met en oeuvre la science moderne de la nature, valent inconditionnellement pour toute expérience cognitive. Or cette image scientifique du monde surgit de l’activité a priori de la conscience ; partant de ses lois propres et de son commerce avec un monde de choses qui, en dehors de cette activité, nous demeure inconnaissable, la conscience engendre cette image du monde et progressivement l’ordonne de manière scientifique. Le monde de l’expérience est donc en ce sens un produit de la conscience, et cela fonde la possibilité de concevoir les choses selon les principes de la nécessité. Mais c’est la phénoménalité des choses qu’incarne ce monde ; pour une conscience organisée autrement, en particulier pour une conscience divine qui saisirait toutes les relations et engendrerait toute chose absolument, les choses se présenteraient d’une manière considérablement différente, que les hommes cependant ne peuvent se représenter. Toutefois, l’esprit humain possède lui aussi une connaissance de l’essence et du cœur des choses, c’est-à-dire du monde intelligible, pour autant qu’il met en œuvre une loi a priori lui permettant de juger l’expérience conformément aux idées régulatrices d’une unité cosmologique et téléologique du monde. Entre les deux, entre la connaissance mécanique de l’expérience et la raison morale autonome, on trouve finalement la constitution esthétique du jugement, d’un jugement qui s’émerveille et jouit de la présence, au sein du procesus naturel ainsi que dans l’œuvre d’art, d’une [547] orientation non intentionnelle et immanente vers une fin, où se mêlent à la fois la liberté et la nécessité.
L’enthousiasme suscité par ce système chez la génération montante des intellectuels allemands vint non pas des motifs auxquels Kant lui-même s’intéressait le plus : l’établissement de la science de la nature en tant que science de lois, et l’établissement de concepts éthiques et religieux précis ; ce qui fit une forte impression sur les successeurs, ce sont bien plutôt certains motifs qui rendent compte de l’image de la nature mise en œuvre par Kant et du contenu qu’il attribue à l’esprit : la force productive de la conscience, l’affranchissement à l’égard du matérialisme et du psychogénétisme, les aperçus sur la profondeur créatrice abyssale de l’esprit humain. Par là, le système kantien rejoignait le concept de génie élaboré par la poésie. Kant, qui était familier avec la poésie de l’Aufklärung et eut encore le temps de prendre connaissance de Winckelmann, élabora précisément dans son esthétique le concept du génie esthétique et artistique. Or, par-delà cet usage spécifique, la doctrine kantienne du génie s’avérait utile à résoudre des problèmes de grande envergure ; toute sa doctrine de la conscience comme force spirituelle créatrice présentait la conscience prise en sa totalité sous la forme d’un génie qui, en toutes ses dimensions, crée son contenu de manière inconsciente et nécessaire ; ce génie faisait face à un cosmos qu’il pouvait considérer, quelque rigoureuse que soit par ailleurs l’explication causale, comme l’œuvre d’art d’une nature orientée non intentionnellement vers une fin. C’est à ce point précisément que le développement ultérieur prit le relais. (K. Fischer, Kant ; Paulsen, Immanuel Kant, Stuttgart, 1898 ; Windelband ; A. Riehl, Der philosophische Kriticismus, Leipzig, 1876 ; A. Lange, Geschichte des Materialismus3, Leipzig, 1877 ; B. Erdmann, Martin Knutzen, Leipzig, 1870 ; Laas, art. « Lambert », in Allgemeine deutsche Biographie ; Bartholomèss, Histoire philosophique de l’Académie de Prusse, 1850, 1851 ; J.E. Erdmann, Geschichte der Philosophie, II2, III, Leipzig, 1842 ; O. Schlapp, Die Anfänge von Kants Kritik des Geschmacks und Genies (dissertation de Strasbourg), Göttingen, 1899 ; Dietrich, Kant und Rousseau, 1878.)
[620] 3. L’idéalisme esthético-éthique de la poésie allemande. Le concept de génie, qui a ainsi saisi de son contenu le système kantien, provient de la littérature poétique allemande, telle qu’elle s’est développée à la suite de la poésie de l’Aufklärung ; cette poésie venait elle-même à la suite de la littérature des pays de l’Ouest [548] et était tout imprégnée de réflexions religieuses et morales. La littérature poétique allemande fut donc bien préparée, un peu comme la philosophie kantienne, par tout le développement antérieur et par ses liens à l’ensemble de la littérature européenne ; mais comme la philosophie kantienne, elle se dresse d’un seul coup, gigantesque, au-dessus de la médiocrité antérieure, manifestant bien que la force allemande affleurait à nouveau, fruit de la concentration sur l’intériorité. Débordant de son incroyable richesse, l’imagination révélait les trésors enchevêtrés de la vie psychique et les considérait avec une parfaite liberté intérieure. C’est à la poésie que la culture allemande doit la liberté intérieure qui l’a affranchie d’un seul coup des contraintes théologiques, d’une morale fondée sur les pures conventions extérieures, d’une rationalité toute scolaire, de l’utilitarisme édifiant et des horizons étroits. Cette liberté était consciente de ne dépendre que des principes les plus généraux de la conception idéaliste de la vie ; aussi, embrassant du regard les grands contenus spirituels surgis dans l’histoire, osait-elle les combiner d’une manière nouvelle. En particulier, elle donnait une vie poétique aux trois grandes puissances que réunit la vie moderne l’Antiquité, le christianisme et la science de la nature , les associant sous des formes nouvelles extrêmement variées. Son riche contenu intellectuel obligeait cette poésie à réfléchir l’essence et les lois de sa propre activité productive et à encadrer sa débordante richesse d’une critique littéraire structurante. C’est par là que l’on découvrit le concept de génie, cette force productive qui, irrésistiblement, pétrit et donne forme au contenu divin de l’âme humaine. À cause de son caractère fondamental, ce concept allait cependant bien au-delà de la poésie. Il permettait de comprendre l’ensemble de la production consciente, production libre et à la fois inconsciente et nécessaire, dont, au même titre que la poésie, naissent la morale et la religion, le langage et la société. Dès lors, ce concept donnait aussi à voir les commencements et les origines de l’histoire, les forces qui animent son développement, ainsi qu’un nouvel idéal culturel libérant le présent du poids de la réflexion et de la convention. C’est ainsi que [3] prit forme une poésie qui, en son essence intime, [549] était véritablement poésie, avec toutes les contradictions et la multiplicité qui s’attachent à une production d’idées purement poétique, mais qui, par sa teneur et par sa réflexion sur l’essence des forces spirituelles productives, eut une influence sur le plan du contenu, telle une nouvelle philosophie. [4] Elle n’a certes ni supprimé, ni résolu les problèmes antérieurs et, en particulier, son esthétisme unilatéral a souvent masqué de façon trompeuse les éléments de dualisme sur lesquels Kant avait tant insisté ; mais pourtant, par sa rencontre précisément avec l’idéalisme criticiste, elle a joué un rôle irremplaçable dans les recherches sur l’esprit humain et sur l’activité de pensée par laquelle l’esprit conçoit aussi bien la nature que l’histoire et cet apport, les grands systèmes issus de cette même rencontre [avec l’idéalisme criticiste] sont loin de l’avoir encore épuisé. (K. Hildebrand, art. « Genie » dans le dictionnaire Grimm ; E. Schmidt, Richardson, Rousseau und Goethe ; F. Vischer, Ästhetik ; H. von Stein, Entstehung der neueren Ästhetik, 1886 ; O. Harnack, Die klassische Ästhetik der Deutschen, 1892 ; Dilthey, Schleiermacher ; voir les histoires de la littérature déjà mentionnées.)
Le tournant ne se produisit qu’à moitié, et atténué, chez Klopstock et son école séraphique, puis chez Wieland et son école épicurienne. Les deux considéraient l’épanchement du sentiment poétique et l’imagination vive comme ce qu’une vie peut réaliser de plus grand ; mais chez le premier, le sentiment se tournait vers un idéal conçu en rapport avec l’univers intellectuel germano-anglais et biblique, tandis que chez le second, il se tournait vers une sensibilité conçue d’après des modèles français et antiques. Chez l’un et l’autre, le tournant demeure incomplet. Klopstock est partagé entre des influences religieuses piétistes et une vision purement poétique de la vie ; Wieland est partagé entre la légèreté de ton de la cour française et une philosophie des Grâces réjouie d’elle-même. Si l’on fait abstraction d’eux, on peut dire que c’est avec Lessing qu’apparaît l’idéal autonome d’une culture humaine libre, ne reposant que sur elle-même. [550] Par là, il inaugure la nouvelle poésie allemande, qui associe à un sentiment neuf de la vie, capable de satisfaire les aspirations allemandes enfin éveillées, une poésie présentant de façon prégnante ce sentiment, et une réflexion scientifique qui le fonde et en prend la défense. Appuyé par l’école littéraire berlinoise, ce connaisseur de Leibniz et aussi de Spinoza entretenait des liens variés bien que très inégaux avec les philosophes populaires. Pourtant, il a transformé le cœur même de l’Aufklärung, éliminant aussi bien ses restes de théologie que sa rationalité eudémoniste, utilitaire ou abstraite, et reconnaissant que ce qui fait la teneur de la vie, c’est son mouvement même, manifesté dans sa cohésion, sa nécessité, son unité et son caractère naturel et libre. [621] Disant cela, c’est sa propre nature intime que Lessing exprimait, et il dissociait en même temps les idées leibniziennes de leur hors-d’œuvre théologique. Partant donc de ce nouveau sentiment de la vie, il aboutit à une esthétique et à une poésie dramatique nouvelles, mais aussi à une morale, une philosophie et une théologie nouvelles. S’en tenant, sur le plan formel, à l’esthétique de l’Aufklärung, qui commentait Aristote, il a pourtant libéré l’essence de l’art et de la poésie de toutes leurs fins extrinsèques ; l’essence de la littérature poétique, pour lui, consiste à déployer sous une forme très élaborée et condensée une action dont le cours s’enchaîne de manière nécessaire ; cette action contraint l’auditeur à la sympathie et à une empathie qui l’oblige à déployer ses propres forces intérieures. Sa morale, Lessing l’a moins développée en concepts que réalisée dans sa vie et sa personne et figurée dans ses personnages littéraires : elle consiste dans la mise en œuvre du bien, une mise en œuvre parfaitement libre et à la fois nécessaire, et qui est à elle-même sa propre fin. Cette esthétique et cette éthique ont beaucoup d’affinités et s’enracinent profondément dans le caractère idéal lessingien ; mais leur auteur, fidèle en cela à ce qu’avait compris l’Aufklärung, ne les a jamais assimilées l’une à l’autre, même si par ailleurs il ne les a jamais non plus explicitement distinguées. Mais leur fondement commun apparaît ainsi d’autant plus clairement, qui consiste en une conception globale de Dieu, de l’univers et de l’être humain. Ces idées sur lesquelles reposait toute sa vision de la vie, Lessing les a défendues en d’âpres combats contre la théologie jusqu’alors toute-puissante ; mais ce faisant, il n’a pas lui-même abandonné tout à fait le cadre de la [551] conceptualité théologique. Son idéal humain s’appuyait sur une conception compatible de Dieu, qui lui servait de fondement macrocosmique : Lessing conçoit la déité come active, déployant son incommensurable vitalité en une unité et une nécessité rigoureuses ; les êtres individuels y sont contenus, à la manière dont sont contenues les pensées particulières dans la raison ; et ils sont destinés par la déité à se réaliser conformément à leur essence idéale. Faisant sans cesse retour à travers la métempsycose, les âmes mûrissent et s’acheminent vers ce but, aidées par la providence et la pédagogie divine, qui leur permet d’anticiper la loi morale parfaite grâce aux révélations de l’Ancien et surtout du Nouveau Testament, toutefois dans le seul but de rendre ces moyens superflus et de rattacher finalement chaque âme directement à Dieu, au moyen de sa propre connaissance intérieure nécessaire. (Danzel, Lessing ; Hebler, Lessing-Studien ; E. Schmidt, Lessing ; Dilthey, « Lessing », in Preussische Jahrbücher, 19, 1867.)
Le dépassement de l’Aufklärung fut encore plus résolu chez Hamann, Herder et Winckelmann. Tout à fait dans l’esprit de l’Aufklärung et à la suite de Leibniz, Lessing avait identifié l’activité fondamentale de l’esprit à l’activité de pensée, à une pensée consciente et claire, qui n’accepte pour seules preuves de vérité que la cohérence et la nécessité. Ce travail de la pensée, il l’avait ensuite associé au concept de génie : il lui avait suffi pour cela d’en pousser le sens, de voir dans la pensée une énergie qui déploie complètement ce qui se trouve dans l’être et qui ainsi parfait cet être sur les plans éthique esthétique. Les contenus présents dans les débuts de la vie de l’esprit passaient ainsi à l’avant-plan et les forces productrices élémentaires et à demi conscientes se trouvaient opposées à l’entendement simplement raisonnant, qui sépare et unit. Ici apparaît un nouveau concept de génie, entendu comme une force productrice libre qui obéit à une nécessité inconsciente, et comme sentiment qui ressent et affirme de manière souveraine la valeur de ces contenus. Encore dans l’esprit de l’Aufklärung, Lessing avait recherché une vérité normative, qu’il voyait certes émerger à travers un développement, mais, au sein de cette succession, la vérité demeurait quelque chose d’essentiellement unitaire ; or à présent, l’horizon s’étend, il comprend des milliers de créations du génie des peuples ; tous ces contenus vivants, un amour empathique y voit [552] des valeurs autonomes qu’on ne peut que difficilement réunir en un but suprême. En particulier, le christianisme et l’Antiquité se trouvaient ainsi dissociés, tandis que Lessing, bien qu’il sentît à l’occasion leur opposition, les avait indifférenciés et subordonnés à sa vérité rationnelle éternelle, relayant en cela d’ailleurs toute la culture antérieure qui avait traité comme complémentaires le classique et le chrétien. À présent, le chrétien, le nordique et le moderne d’une part, le classique, le païen et l’antique de l’autre se séparaient de plus en plus clairement et commençaient à rivaliser dans l’interprétation du concept de génie. On voit ici les deux éléments fondamentaux de la civilisation européenne se séparer, ce qui place l’idée d’un développement de l’esprit humain devant des problèmes extrêmement difficiles, des problèmes dont les Lumières tout entières n’avaient aucune idée bien qu’elles eussent souligné la diversité historique des civilisations. Lessing, sur ce point, avait bien perçu la relativité de tout ce qui est historique et la difficulté d’établir des preuves à partir de l’histoire ; il en était donc arrivé finalement à ne plus faire dépendre de preuves historiques la construction d’une vision du monde, et à voir la vérité normative certes se développer à travers l’histoire, mais sans être démontrée par l’histoire. Or à présent, c’est toute la plénitude du monde historique qui se présente devant l’âme, avec ses contenus grandioses, et ceux-ci exigent que le sentiment et l’enthousiasme prêtent foi à l’un d’entre eux, ou aux plus grands parmi eux. [622] L’histoire redevient le terreau où s’élaborent la croyance, l’idéal et la vision du monde, non plus certes au sens où en elle des événements surnaturels ou le consensus gentium viendraient prouver des maximes, mais au sens tout nouveau selon lequel il existe des peuples de génie, ou des génies individuels, qui sont des forces créatrices et qui conquièrent les vérités pour ceux qui ne sont pas créateurs et ne ressentent ces vérités qu’après coup ; et la preuve de ces vérités réside dans la magie qui émane immédiatement du génie. Par là, la conception du monde se trouve historicisée de part en part et la méthode historique se transforme, s’appuyant non plus simplement sur l’explication naturelle, mais sur l’empathie et la recréation des événements dans la compréhension psychologique, et s’appuyant non plus simplement sur une critique de la tradition qui se demande quels en sont les contenus possibles et probables, mais sur une explication psychologique du devenir et du développement de la tradition elle-même. Au lieu du raisonnement général des « histoires philosophiques » [5], tiré d’une norme rationnelle, [553] au lieu encore de la critique cas par cas, toujours tendancieuse, on a désormais une conception globale de l’histoire, nourrie des aperçus les plus riches et les plus vivants possibles ; cette conception nouvelle recherche les forces objectives qui meuvent l’histoire, elle sent poétiquement comment ces forces s’articulent entre elles et, saisissant chaque figure historique dans son essence propre, elle souhaite également ne la mesurer qu’à sa propre aune. La critique et la comparaison historique ne consistent plus à déraciner les jugements d’ordre théologique et supranaturaliste sur l’histoire, elles deviennent une activité que l’on peut poursuivre uniquement pour elle-même, parce qu’elle épie les créations et l’œuvre de l’humanité et qu’ainsi le présent peut, par empathie, s’enrichir du génie passé. Et le nouveau concept de génie suscite une dernière transformation importante : il restaure l’inégalité entre les êtres humains, cette inégalité que les Lumières, nivelant tout de manière abstraite et abattant les cimes supranaturalistes, avaient supprimée. Il répartit les êtres humains entre créateurs et imitateurs, entre génies et hommes moyens ; il radicalise l’individualisme des Lumières et le concentre dans la figure du génie ; quant aux autres hommes, il s’y intéresse dans la mesure où ils ont été formés et éclairés par les génies ; autour de chaque nature créatrice se constitue ainsi tel cercle qui lui correspond, tel génie du peuple, tel esprit communautaire. [6] Cela éveille un problème que les Lumières avaient simplement réprimé ou contourné : celui du rapport entre la communauté et l’individu, entre l’esprit objectif et l’esprit subjectif, entre l’autorité et le dévouement ; ce problème se pose d’une manière nouvelle, mais qui renonce non moins que ne l’avaient fait les Lumières au supranaturalisme. Désormais se livrent la lutte l’individualisme et le socialisme, [554] l’élévation de soi la plus extrême et l’analyse la plus raffinée de l’esprit historique des groupes.
Cette transformation, on la doit pour l’essentiel à Herder, l’esprit le plus riche et le plus raffiné de son temps. Du Kant précritique, Herder apprit la pensée sans préjugés ; l’obscur et si riche Hamann (cet auteur encore trop négligé par la recherche en histoire littéraire) lui communiqua sa haine viscérale de l’esprit des Lumières, esprit de morcellement, de raisonnement et de démonstration ; de Rousseau qui avait influencé Kant de son pathos moral et qui maintenant l’influençait lui-même de son pathos poétique, Herder apprit à s’enthousiasmer pour la force originelle productive de l’âme ; Lessing et Winckelmann lui firent comprendre l’art créateur libre. Par tout cela, Herder se fit le réformateur de presque toutes les sciences de l’esprit : il sut reconnaître la haute valeur de la nature en tant que base de la vie de l’esprit et composante de l’univers et de ses lois, mais il se détourna de la science de la nature proprement dite et, plus précisément, des mathématiques. Pour mener cette réforme, il part lui aussi d’une analyse de l’activité poétique et artistique de l’âme ; l’empathie avec celle-ci devient la clé de compréhension du monde de l’esprit et, avant tout, de son apparition organique nécessaire à partir des forces originelles non réfléchies de l’esprit. Puis, sur cette base, il passe à l’analyse du sentiment éthique et religieux. Il rassemble ensuite toutes les connaissances ainsi acquises en une vaste histoire spirituelle et psychique de l’humanité, dont il s’attache à montrer l’intégrale cohésion, le devenir sans rupture et l’infinie richesse. Toute cette activité pour laquelle la vie de l’âme tisse et crée, Herder la retrouve au sein de la nature : c’est de la nature que partout surgit cette activité et elle lui demeure liée ; c’est pourquoi aussi l’activité de l’âme fusionne avec la nature en un grand tout uni et réglé par des lois. Ce tout, l’âme pieuse le nomme Dieu et en ressent la présence en elle-même, comme force pancréatrice. Herder renvoie ici à Leibniz, à Spinoza et Shaftesbury ; quant à l’historien en lui, il se réclame des Montesquieu, Voltaire, Gibbon et Buffon, qu’il voudrait prolonger en passant à un niveau supérieur. Mais il ne fut pas donné à Herder d’élaborer scientifiquement ces intuitions. En particulier, il ne parvint pas à assigner un but à son processus historique et en resta toujours au [623] concept général de l’humanité entendue au sens d’une [555] culture humaine originairement riche et productive, dans laquelle toutes les particularités retournent sans cesse se fondre. Ainsi, on lui doit certes une analyse brillante de la différence entre l’Antiquité et le christianisme, entre la culture naïve et la culture consciente ; et cette opposition, il l’a certes tranchée, sur le plan pratique, en prenant résolument parti pour le christianisme, à partir de la crise de Bückeburg. Mais il n’a jamais pu procurer un fondement scientifique et une élaboration téléologique à ce développement puisque, de son avis, le christianisme ne cessait en définitive de se fondre avec tout ce qu’il y a d’authentiquement humain, où que cela se trouve, de même que pour les déistes toute religion était identique à la religion naturelle [7]. (Haym, Herder, 1880, 1885 ; Kühnemann, Herder, 1895.)
Que, dans l’ample horizon ainsi ouvert, l’Antiquité et le christianisme aient été encore plus clairement dissociés, c’est là l’œuvre de la philologie néo-humaniste et, principalement, de Winckelmann. Profondément hostile aussi bien à l’esprit théologique qu’à celui des Lumières, il revint au génie, à sa force productive inconsciente et nécessaire, mais il appliqua ce concept uniquement et très exclusivement à l’Antiquité et, en particulier, à l’art le plus proche qui soit de la sensibilité, la sculpture antique. Lui aussi avait eu affaire au piétisme, à la théologie, au déisme et à la philosophie des Lumières, lui aussi avait été sensible à la littérature du xviiie siècle, à son exigence de liberté, à sa volonté de renouveler toute la culture ; mais à l’exception des doctrines de l’harmonie de Leibniz et de Shaftesbury, et du culte voué à la sensibilité et à la nature bien peu de tout cela s’est conservé chez lui sous une forme spécifique, depuis le jour où s’ouvrit à lui un monde supérieur à toute cette ratiocination, un monde de forces productives immédiates et vivantes : le monde de la littérature et de l’art grecs, jusque-là totalement méconnu, voire même inconnu en sa plus grande part. Il y sentait l’œuvre de la nature elle-même, jaillissant, de manière nécessaire et organique et dans une simplicité et une grandeur tranquilles, du haut esprit de l’Antiquité, de cette Antiquité saine et satisfaite du monde terrestre ; il y sentait une pure harmonie jaillie de l’intérieur, surmontant l’inquiétude et la désorientation de l’affectivité et de l’entendement. Winckelmann redécouvrait donc lui aussi, à sa manière et de son propre chef, [556] le concept du génie et de la force naturelle productive, qu’il opposait en toute conscience à l’idéal mathématique et mécanique des Lumières. Cela explique que le chrétien Hamann ait vu en lui celui qui lui était le plus proche par l’esprit, que Diderot l’ait placé au même rang que Rousseau et que Herder ait fondé sa propre analyse de la création poétique sur l’analyse winckelmannienne de la sculpture. Chez Winckelmann aussi, cette conception du génie, de la nature et de l’art s’accompagnait d’une morale et d’une vision du monde ; la nouvelle esthétique allait de pair avec une éthique et une religiosité nouvelles, avec l’idée esthético-religieuse d’une unification harmonieuse de la vie confuse en une vie conçue comme œuvre d’art, une vie sereine, maîtresse et satisfaite d’elle-même ; en même temps, tout être et toute vie trouvaient leur fondement en Dieu lui-même, source de toute tranquillité et de toute harmonie. Chez lui aussi s’associait à tout cela une vision plus profonde de l’histoire : concevant désormais les considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence [8] dans les termes d’un processus organique, il les appliquait à la création de l’esprit dans l’art grec, par quoi son histoire de l’art grec a servi de modèle aux histoires ultérieures de l’esprit et de la littérature, celles de Herder, des Schlegel et de Hegel. La grécité, que Gessner, Ernesti et Heyne avaient commencé eux aussi à concevoir pour elle-même et à constituer en moyen de culture, fut donc transfigurée poétiquement par Winckelmann en une révélation parfaite et normative de la nature humaine et divine. Avec l’extension à la poésie homérique de la conception de la sculpture antique, celle-ci et celle-là devinrent les clés ouvrant l’accès non seulement à l’Antiquité, mais aussi aux biens suprêmes de l’esprit, de la culture et de la vision du monde. Quae philologia videbatur, philosophia fiebat. Partant de ce principe, F.A. Wolf, l’ami des classiques, réforma toutes les études philologiques et fit de la philologie un des principaux facteurs de la nouvelle culture. Par une plongée dans les profondeurs des productions spirituelles originelles et des mouvements historiques, étudier avec une fraîcheur nouvelle et un enthousiasme sans préjugés les fondements historiques de notre civilisation : telle était la nouvelle manière de voir, qui s’accordait bien avec la désaffection ambiante des mathématiques et de la mécanique, des sciences naturelles et des réflexions utilitaires. L’intention géniale de Winckelmann et des [557] esprits apparentés à lui était d’aller puiser dans l’Antiquité un bien la sculpture, Homère et une religion esthétique platonisante tout à fait en concordance avec l’époque, avec ce temps qui aspirait à réconcilier une sensibilité naturelle sans préjugés avec l’élan supérieur de l’idéal. Mais cet univers de pensées se voyait de la sorte dogmatiquement absolutisé et, au fond, il rééditait la conception dogmatique de l’Antiquité qu’avait promue la civilisation de la chrétienté, en en soustrayant simplement le complément chrétien. [9] L’opposition rigide ainsi produite [624] à l’encontre du christianisme a donné lieu à des tensions et des conflits intérieurs difficiles, que seule une véritable recherche historique, portant aussi bien sur le christianisme que sur l’Antiquité, a pu atténuer, mais beaucoup plus tard seulement. (Goethe, Winckelmann und sein Jahrhundert ; C. Justi, Winckelmann2, 1898 ; Paulsen, Geschichte des gelehrten Unterrichts ; Arnoldt, F.A. Wolf, 1861.)
Toutes ces impulsions produisirent la révolution littéraire allemande que, usant du maître mot de l’époque, l’on qualifie de littérature du génie. C’est d’elle que sont issus les grands maîtres de la deuxième et de la troisième génération de notre littérature. Ces auteurs avaient tous une pensée extrêmement riche et nous avons trop pris l’habitude de les considérer à la lumière des Xénies et de la période médiane de Goethe. En vérité, ils donnèrent une vivante expression à l’ensemble des éléments de la culture moderne et, plus globalement, ils constituent un moment important de l’idéalisme allemand.
On trouve en premier lieu ici le groupe du Sturm und Drang proprement dit, ainsi que certains représentants des tendances antérieures influencés par la littérature du génie. Les premiers, Lenz, Wagner, Klinger, le groupe de Göttingen, etc., ne manifestent que de manière très générale l’effort pour obtenir le plus possible d’intensité et d’immédiateté, pour manifester toute la puissance naturelle de la sensation, et la révolte contre la culture réflexive et la convention. Parmi eux, seul Klinger a atteint une mûre sagesse, dans les écrits de sa vieillesse. Viennent en deuxième lieu : Heinse, qui transposa l’épicurisme de Wieland sous les tropiques du génie, qui prit à témoin l’Antiquité et la Renaissance et fit de la vie dissolue du génie le principe de l’éthique ; Lichtenberg, qui réunit en un mélange hétérogène la critique la plus acide qu’aient faite les Lumières, un sentiment de l’origine bien caractéristique du génie, [558] une vérité naturelle rousseauiste, un christianisme éthique et sensible, un spinozisme poétisé, un humour caustique et une sentimentalité pleine de pressentiments ; von Hippel, le familier de Kant et de Hamann, qui formula un christianisme pratique autonome et sensible, assorti avec humour d’idées empruntées à Rousseau et aux Lumières ; enfin J.H.Voss, qui combine à une passion pour les Lumières rationnelles son enthousiasme winckelmannien pour l’Antiquité. (J. Schmidt ; Gelzer, II ; Rieger, Klinger, 1880, 1896 ; Neumann, « Lichtenberg als Philosoph », Kant-Studien, 1899.)
Entretenant de multiples liens avec le groupe précédent et avec le groupe ultérieur, on trouve la littérature axée spécifiquement sur le génie, teintée de religion, associée à une morale du sentiment de coloration chrétienne. Au faîte se trouve le brillant philosophe-poète F.H. Jacobi, lui qui, du début à la fin, accompagna tout le mouvement de ses très pénétrantes polémiques et discerna avec acuité les contradictions fondamentales de la pensée moderne. Les romans épistolaires psychologiques de sa jeunesse sont des monuments rappelant ce que fut la morale du génie, une morale qui ne veut se confier qu’à la pulsion intérieure de la force et du divin et qui s’oppose à tout système et à toute déduction. Les confrontations ultérieures avec Hume, Spinoza, Kant, Fichte et Schelling s’efforcent d’élever cette conviction du génie au niveau de la théorie. Sa jeunesse passée à Düsseldorf et ses années d’apprentissage à Genève l’avaient familiarisé avec le piétisme et le matérialisme ; l’opposition de ces courants s’approfondit en lui, après qu’il eût été saisi par la littérature du génie, en une opposition entre la connaissance unitaire et abstraite du monde, acquise par un entendement formé par la vision mécaniste de la nature, connaissance dont Spinoza lui semblait offrir le type, et, d’autre part, la connaissance par le sentiment et la foi, qui érige de manière souveraine et paradoxale la contradiction en preuve de la vérité. Cette connaissance par la foi lui permettait d’appréhender le Dieu personnel et lui donnait l’assurance de la liberté humaine et de la valeur infinie de l’âme humaine, bien supérieure à la nature, pour autant qu’elle se rend accessible à ces sentiments. À ses côtés, moins soucieux de philosophie mais s’investissant d’autant plus sur le plan personnel, Lavater s’adonnait à une observation véritablement géniale de l’être humain et, par sa fertile imagination, redonnait vie à l’Évangile ; son but était de saisir l’essence du christianisme, [559] comme l’avait fait Winckelmann pour l’Antiquité, avec une force intuitive semblable et en opérant, à sa manière, une absolutisation tout aussi peu historique ; il procédait, ce faisant, de manière plus facile et vivante que l’obscur Hamann plongé dans les arcanes de la dogmatique. L’essence du christianisme réside pour lui dans la foi en une destinée personnelle qui soustrait tout être humain à la nature et l’élève au-dessus d’elle, qui rend l’homme davantage vivant et existant par son lien vivant à Dieu, et qui s’efforce par l’amour d’attirer tous les hommes dans cette existence supérieure. L’essence du christianisme est, par excellence, implantation et création du génie dans les coeurs, par quoi se donnent libre cours dans le sentiment toutes les forces, le génie de l’amour et celui de la félicité. Mais Lavater associait de plus en plus cette conception à ses doctrines piétistes favorites et s’efforçait de l’illustrer par des expériences magiques et hypnotiques. Cela lui fit perdre la puissante influence qu’il avait exercée au départ sur la littérature et le ramena dans les [625] cercles plus étroits du piétisme. Il en alla de même pour Matthias Claudius et Jung-Stilling, auteurs plus modestes mais néanmoins d’un talent riche et avenant. Après les guerres de libération, on vit leurs doctrines exercer de nouveau une influence sur les mouvements religieux, mais en se colorant désormais de romantisme. (Zirngiebl, Jacobi, 1867 ; Th. Perthes, Friedrich Perthes6, 1872 ; Gelzer, II ; Schneiderreit, Matthias Claudius, 1898.)
Le troisième groupe, celui que l’on qualifie de classique, est dominé par l’extraordinaire personnalité de Goethe. Si Goethe est dit classique, c’est parce que, dans son désir de purifier et de concentrer une poésie et une sensibilité qui jusque-là lui paraissaient verser soit dans la sauvagerie, soit dans un confort douillet, il eut recours à l’Antiquité classique ; mais Goethe est fort loin de s’y réduire : bien plutôt, sa vie durant, il accueillit en lui toutes les forces culturelles du temps et, parvenu au grand âge, il en fit une riche synthèse qui respecte prudemment les limites du connaissable et tient compte des contradictions de l’être humain. C’est avant tout de ce point de vue qu’il faut le voir, comme un poète créateur, méfiant des systèmes et des théories, aux dispositions changeantes et partiales. Il était davantage réceptif aux mouvements d’idées que leur instigateur. Jusqu’à la fin prédomina en lui une sensibilité poétique fascinée par la nature et qui abordait volontiers le monde corporel et la vie des âmes d’un même point de vue ; [560] il s’irritait de la doctrine selon laquelle l’esprit et la volonté doivent s’extraire de la nature et s’y opposer pour créer les vraies valeurs. C’est de cela, et aussi du portrait qu’en a imaginé Schiller et que reprirent l’esthétique et la philosophie classiques, qu’est née l’image d’un Goethe antiquaire, tout occupé d’éthique et de vision du monde ; or cette image [10] méconnaît la richesse véritable de ses idées et de ses apports historiques, elle méconnaît ce qui confère à l’œuvre de toute sa vie sa durabilité, seule comparable en importance à celle de Kant. En vérité, il fut proche de toutes les forces spirituelles de son temps, des Lumières, de la doctrine du génie, du christianisme affectif, de l’Antiquité, de la science de la nature, de la philosophie kantienne, de la spéculation métaphysique et des sciences spécialisées renouvelées ; et finalement, il prit la mesure la plus englobante possible de toutes ces richesses, non pas certes à la manière d’un philosophe préoccupé d’établir les principes d’un système, mais plutôt avec le calme du sage contemplatif soucieux de ses propres besoins. Sa jeunesse avait baigné tout entière dans une ambiance à la fois teutonique, chrétienne, rousseauiste, shakespearienne et herderienne, où il lâchait la bride sans jamais vraiment la perdre des mains à la toute-puissance du sentiment, libre d’aller dans les directions les plus diverses ; émergeant de cela, il trouva le salut dans une fuite vers l’Antiquité winckelmannienne, vers la Rome païenne, et dans une science de la nature pénétrée de ces idées sur la sculpture et sur l’art. Il revint de là prophète du saint esprit des cinq sens, annonciateur d’un panthéisme qui embrassait du regard la nature et l’esprit se compénétrant en un devenir homogène, et proclamateur d’une morale qui se borne à harmoniser la nature psychique, à la limiter et à la styliser esthétiquement en une riche individualité. Mais son être originel ne pouvait se contenter de cela, sa constante collaboration aux efforts de son temps visait davantage. Entraîné par l’élan de l’idéalisme schillérien, occupé aux graves problèmes du kantisme, ramené par le romantisme au vaste horizon de sa jeunesse, placé devant les tâches pratiques nouvelles d’une [561] Allemagne transformée, il réaffirma l’individu et son aspiration morale et religieuse aux valeurs spirituelles les plus hautes, à l’encontre d’une image purement esthétique de la nature et d’une morale antiquaire ; se rapprochant de la morale kantienne et de la monadologie leibnizienne, il s’efforça, à l’époque de sa plus grande maturité, de réaliser la synthèse souhaitée par tout ce temps, la synthèse des humanismes antique et chrétien, synthèse entre un culte panthéiste de la nature et une foi morale théiste, entre la tradition historique et la certitude autosuffisante. Voyant comment le tout de la nature et ses lois intriquent l'individu dans mille relations qui, par le fait même, le limitent, il apprit à renoncer aux aspirations de l’individu à une vie sans limites, et à se résigner à une activité pratique limitée mais solide. Or cette activité même lui faisait retrouver les valeurs et les fins éternelles de la raison divine ; il éleva ainsi l’individu à la sphère des valeurs idéelles, à ces valeurs que la culture morale et le dévouement à Dieu inhérents au christianisme lui semblaient présenter de la manière la plus pure, mais qui lui paraissaient requérir en même temps et pouvoir supporter le complément et l’extension du grand travail civilisateur accompli par le genre humain. Ainsi, cette sagesse du « renonçant », cette maturité du grand âge et ce regard porté sur presque tous les domaines de la vie, même ceux qui lui étaient étrangers ou peu sympathiques ou trop modernes, produisit une synthèse exceptionnellement riche, qui récapitulait toute la teneur culturelle de l’époque. Cette synthèse préserve les contradictions, elle manifeste une sensibilité profonde et pure pour tous les contenus de vie, elle associe le sérieux et l’humour, la profondeur et la précision, la clarté et la prudence, [626] la douceur et la déterminité ; elle refuse toute systématisation violente, bien qu’elle reconnaisse en même temps l’importance de l’aspiration radicale et toujours unitaire à la vérité ; elle insiste sur la dimension pratique personnelle, en tenant toujours compte cependant des faits et des nécessités ; elle s’ouvre à l’universalité la plus grande tout en respectant les limites inévitables de la personne humaine. Elle offre ainsi un trésor inépuisable de connaissances, de pensées, d’images et de sentiments, auquel a puisé, sinon exclusivement, du moins avec prédilection, l’univers intellectuel de l’idéalisme allemand. (Voir les biographies de Grimm, Bernays, Schöll, Hehn, R.M. Meyer ; O. Harnack, Goethe in der Epoche seiner Vollendung, 1887 ; Windelband, Aus Goethes [562] Philosophie. Strassburger Goethevorträge, 1899 ; Glogau, « Über Goethe. Studien zur Entwickelung des deutschen Geistes », in Zeitschrift für Philosophie und Kritik, 1890 ; Danzel, Goethes Spinozismus, 1842 ; Vorländer, « Goethes Verhältnis zu Kant », in Kantstudien, 1897, 1898, 1899 ; sur son rapport au christianisme, voir Filtsch, 1894 ; Sell, 1899.) Vint ensuite Schiller, l’égal de Goethe. Fils des Lumières, il resta toujours fidèle à leur optimisme rationnel et à leur individualisme, même si, à l’instar de Goethe, il se plongea à l’occasion dans l’Antiquité et étendit ses connaissances sur le monde par des travaux historiques, afin de dompter la fougue tendancieuse de ses œuvres de jeunesse. Il trouva là clarté mais non pas satisfaction, et sa volonté, fortement désireuse de ce qui est valide universellement, se tourna alors directement vers la philosophie. L’école de Kant le libéra définitivement des accès de matérialisme et des exaltations métaphysiques ; il éprouva la force salvifique de cette pensée qui fonde toute réalité humaine dans l’activité productive de l’esprit ; il y apprit à limiter la recherche scientifique à une analyse de la conscience et à s’en remettre aux lois de l’esprit. Rassemblées par cette analyse, ses forces se tendirent alors vers la création d’un idéalisme esthético-éthique grandiose qui, à la différence du sentiment panthéiste de la nature de Goethe et en constante friction avec lui, savait reconnaître le caractère seulement phénoménal de la nature ; d’autant plus profondes, dès lors, étaient la signification et l’essence de l’idéal strictement moral, et de l’art qui vient compléter celui-ci et qui, non sans l’idéal moral et bien plutôt de concert avec lui, procure à l’être humain son accomplissement. Toutefois, puisque seul l’art médiatise la conscience catégorique de liberté avec la sensibilité, les types artistiques équivalent aux grands types propres aux valeurs spirituelles humaines ; cela amena Schiller à assortir son analyse esthético-éthique de la conscience d’une enquête historique sur les types artistiques, dans laquelle il réunit la grandiose perspective herderienne et la téléologie kantienne. Cette enquête présente en fait une véritable philosophie de l’histoire qui articule les grands types spirituels humains ; en outre, elle contraste les deux grands opposés qui occupaient toute l’époque la nature, le naïf et l’antique d’une part, la culture, le conscient et le sentimental d’autre part, le pagano-grec d’une part et le christiano-germanique d’autre part, une conception de la vie dont l’unité est tout à fait indifférenciée d’une part, et une autre conception fondée sur le dualisme moral d’autre part , pour finalement en arriver à évoquer la perspective finale d’une synthèse de ces opposés, d’un devenir-naïf [563] du sentimental. Cette mise au clair de ses propres principes servit de base aux grandes œuvres poétiques des dernières années, dont les riches contenus moraux et philosophiques rompent assez souvent les limites de ces théories. Cependant, l’idéal spirituel et culturel créé par Schiller était manifestement beaucoup trop dépendant de l’œuvre et de la vision du monde élaborée par Goethe en sa période médiane : à l’encontre de sa propre nature, en effet, Schiller faisait du gréco-naïf le but normatif véritable, auquel il ne restait encore qu’à parcourir le medium de la subjectivité moderne et à s’y approfondir davantage. C’est seulement avec beaucoup d’hésitations que Schiller a tenté une analyse historique véritable du sentimental et de son rapport au christianisme et au monde nordique. Le sentimental n’avait pour lui qu’une importance transitoire et il l’a fait disparaître aussi vite que possible dans une combinaison de Kant et de Goethe, préférant associer le christianisme, cette éthique de l’amour et de la libre nécessité intérieure opposée à la loi, à la synthèse esthético-éthique qu’il entrevoyait comme but. Intérieurement étranger à l’Antiquité, apparenté au christianisme uniquement par son exigence idéale, tout attentif à la conscience subjective et à ses lois et sceptique quant à la connaissance du fondement objectif des choses, et pourtant, ressentant derechef, d’une manière quasi religieuse, l’harmonie entre l’univers et le type humain accompli, Schiller, quelle que soit la grandeur de sa pensée, ne rassembla les éléments de l’époque qu’en une combinaison instable, qui ne pouvait durer. Il compte, avec Kant et Fichte, parmi les éveilleurs et les éducateurs moraux de l’Allemagne. Mais seule sa philosophie de l’histoire, au fond, a exercé une influence profonde sur le développement intellectuel ultérieur, car le vaste tableau qu’il y brossait énergiquement parvenait à surmonter le scepticisme que Goethe a toujours manifesté envers la science historique et auquel il n’a renoncé que dans des aphorismes occasionnels. Mais [627] là encore, les catégories schilleriennes apparaissent bientôt vagues et abstraites. C’est par un approfondissement de sa théorie du sentimental que ses successeurs et critiques ont trouvé à le relayer. (Voir les biographies de Hoffmeister, Weltrich, Minor, O. Harnack ; Tomaschek, Schiller in seinem Verhältnis zur Wissenschaft, 1862 ; Überweg, Schiller als [564] Historiker und Philosoph, 1884 ; Kühnemann, Kants und Schillers Ästhetik, 1895 ; Vorländer, « Ethischer Rigorismus und sittliche Schönheit », in Philosophisches Monatsheft, 1894.) Le seul successeur à avoir repris et prolongé de manière rigoureuse la théorie de l’art et de l’histoire élaborée par Schiller ainsi que sa combinaison de Kant et de Goethe est W. von Humboldt, qui se conquit ainsi une place de choix dans l’histoire spirituelle allemande. Révélé comme poète par ses sonnets posthumes, réputé auprès de ses contemporains pour la grande finesse de ses critiques littéraires, philosophe et linguiste de renom, il consacra la brève période où il fut ministre à une brillante réforme du système d’éducation allemand, fondée sur la nouvelle culture esthético-éthique. Il interpréta l’esprit schillérien de manière telle que le naïf s’y trouvait approfondi en un sens encore plus purement sentimental ; par là, cet inconditionnel des Grecs établissait le concept et la théorie d’un néo-humanisme quasi épicurien qui transposait dans la sphère de la réflexion consciente la plénitude que les Grecs avaient reconnue à la nature ; il voyait dans la jouissance du beau le beau étant cet esprit qui transfigure génialement la nature le véritable instrument de la nature ; et l’union ainsi produite des cœurs était l’idéal de la communauté humaine. Dans son travail scientifique ultérieur, il transposa les principes de l’esthétique kantienne et schillerienne à la linguistique comparée, et les comparaisons qu’il réalisa sur le plan de la philosophie de l’histoire l’amenèrent à une plus grande justice envers les divers types culturels. Ce travail scientifique, et son activité pratique d’homme d’État, rapprochèrent toutefois toujours plus Humboldt de la sagesse du vieux Goethe et d’un christianisme mystique platonisant. (Haym, Wilhelm von Humboldt, 1856.)
Cette purification et cette concentration classiques, quelle qu’en soit la grandeur, rétrécissait cependant la vie moderne et lui imposait de force son hellénisation. Aussi fallait-il, afin que la pétillante et si contradictoire richesse de l’époque soit à nouveau révélée, qu’apparût, parallèlement aux classiques et bientôt rejeté par eux, Jean Paul F. Richter. Lié à Jacobi et Herder, cet auteur relayait en même temps Lichtenberg et Hamann et cultivait avec Hippel le roman humoristique d’inspiration anglaise. Quoi qu’il en soit de son absence de forme, ce fut un grand écrivain et un riche penseur, en tout cas le plus lu de tous. S’il surmonte les grandes oppositions de la vie moderne celle [565] entre la culture réflexive et les forces originelles du cœur, celle entre le scepticisme de l’entendement et l’élévation du sentiment, celle entre la nécessité mécanique naturelle et la liberté créatrice , il le fait non pas en convoquant l’Antiquité winckelmannienne, mais par le moyen de l’humour, qui devient chez lui un principe artistique proprement moderne et qu’il met en rapport avec la philosophie fichtéenne. Il considère que l’Antiquité, par tout son être, n’a atteint un sommet indépassable que dans l’art sensible de la sculpture, tandis que la poésie moderne, qui exprime l’intériorité, parcourt des voies tout à fait nouvelles et, à son avis comme à celui des romantiques, est étroitement liée au christianisme. Elle s’enrichit ainsi de l’humour, [11] qui s’entend, avec compréhension et empathie, à sourire du monde tel qu’il s’offre au premier regard, avec son agitation médiocre et imparfaite, ses limites même en ce qu’il a de plus grand, et la valeur relative même de ce qu’il y a en lui de plus petit ; toutefois, l’humour, tout en se moquant, affirme un idéal et une vision supérieure des choses, qui fait apparaître celles-ci comme de simples destins terrestres ; cette vision supérieure, c’est le sourire moqueur qui, à travers ses larmes, nous y élève. Jean Paul l’enracine dans un idéalisme religieux qui reprend la religion de l’immortalité de l’Aufklärung et la croyance géniale au sentiment qui les réunit en un christianisme libéré de toute dogmatique et de tous les miracles historiques. Le rôle joué jusque-là par les Églises doit donc être dévolu à la science et à la poésie, et l’esprit allemand a pour mission de soutenir de ces deux bras les biens suprêmes de l’humanité. (Nerrlich, Jean Paul und seine Zeitgenossen, 1876 ; Joseph Müller, Jean Paul, 1894.)
4. L’idéalisme subjectif et le système de l’identité. Cette poésie était à ce point riche de pensées que, d’elle-même, elle devait en venir à rechercher un soutien conceptuel dans des principes philosophiques et, par suite, à tout récapituler dans un système clair et ordonné. Aussi entretint-elle d’emblée des relations étroites avec la philosophie, bien que de manière éclectique et dilettante. [566] On s’appuya au début sur Leibniz et Shafestbury, puis sur un spinozisme réinterprété en un sens hylozoïste et dynamique. Mais alors se fit jour un penchant toujours plus fort et significatif pour Kant. C’est avec le dualisme de Kant que Jacobi mesura le sien propre, et il en conclut que celui de Kant devait être complété par un sentiment métaphysique du réel, seul capable de lui conférer une religiosité véritablement vivante. C’est à Kant que le [628] jeune Herder doit ses fondements philosophiques, son mélange de scepticisme métaphysique, d’observation empirique et d’idéalisme pratique. Et c’est contre la conceptualité kantienne, qui s’en tenait à une analyse prudente de la conscience, que le vieux Herder affirma la totalité et la réalité de la nature humaine, à la fois spirituelle et sensible. C’est par Kant que Goethe en vint à insister davantage sur le sujet, sur la volonté morale et sur l’idée de Dieu qui lui correspond ; quant à Schiller, lié à Goethe précisément dans cette évaluation de Kant, il opéra à partir de l’esthétique de ce dernier une réconciliation de l’esprit et de la matière, vécue par le sujet dans une expérience du beau qui vient compléter l’austère raison morale. Humboldt prolongea encore davantage ces conceptions esthétiques en un platonisme renouvelé, et il érigea sur ces principes une philosophie du langage et de l’histoire qui déployait, encore plus objectivement que ne l’avait fait Schiller, toute la richesse des principes spirituels grâce auxquels l’être humain donne forme à la nature. Pour tous ces auteurs, Kant permettait de consolider l’idéalisme, la priorité de l’esprit, le génie créateur ; mais tous s’efforçaient aussi de réconcilier avec son idéalisme de principe la réalité du monde sensible, de ce monde sur lequel la poésie versait ses mille feux et qu’elle pénétrait du sentiment naturel le plus vif ; tous voulaient réunir la rigueur de la raison morale kantienne et son jugement sur les fins vitales présentes dans la sphère naturelle. Si Kant affermissait l’idéalisme et les présupposés du génie, Goethe, lui, semblait préparer la mise en relation du génie avec une réalité dont celui-ci ressent l’essence et qu’il transfigure poétiquement. Cette opposition, Kant l’a signalée dans de rares énoncés contre les classiques, et les poètes, eux, l’ont réaffirmée dans leurs nombreux énoncés sur Kant. Résoudre l’opposition, ou du moins la clarifier, ne pouvait incomber à la poésie elle-même, il fallait pour cela un entraînement technique rigoureux à la philosophie. Ce fut l’œuvre de la [567] génération de philosophes postérieurs à Kant et à la grande poésie. Marquées à la fois par Kant et par la poésie, leurs solutions exercèrent en retour une influence déterminante sur cette poésie encore productive à ce jour.
Pour tenter pareille solution, il fallait d’abord cesser de partir, avec Kant, de la conscience normative humaine : il fallait s’établir non plus dans celle-ci, mais dans une conscience absolue, de laquelle on pourrait ensuite faire dériver la réalité, à la manière dont Kant avait tiré la réalité de la conscience humaine essentielle, c’est-à-dire d’une conscience se donnant à elle-même ses propres lois ; mais chez Kant, la limite de la conscience, la choséité, était un fait simplement donné, tandis qu’il s’agissait désormais de faire dériver même cela d’une autolimitation de la conscience absolue. Selon que prédominait ici l’un ou l’autre des deux points de départ, on pouvait toujours considérer cette autolimitation sous l’angle dualiste, selon lequel l’esprit se limite en une nature qui lui sert ensuite de matériau pour l’agir moral autonome, ou davantage sous l’angle moniste, selon lequel dans cette autolimitation les deux côtés sont d’égale valeur et s’équilibrent l’un l’autre, l’esprit n’étant que la nature se posant elle-même, et la nature, l’esprit s’objectivant lui-même. La première approche fut adoptée par Fichte, la seconde, par Schelling. La première est l’idéalisme absolu, la seconde, le système de l’identité.
Fichte partit d’abord des problèmes légués par Kant à son école : il s’agissait de ramener les diverses facultés kantiennes à un principe de conscience unitaire qui se différencierait simplement en ces facultés, puis d’intégrer complètement à la doctrine de la conscience le concept de chose en soi, ce plus difficile des concepts du criticisme. Fichte s’enracine donc tout à fait dans les oppositions du criticisme, celle de l’objet et du sujet et celle de la raison théorique et de la raison pratique, et il requiert du génie philosophique qu’en une espèce d’illumination philosophico-morale il saisisse l’essence une de la conscience ou du moi, dont dérivent comme conséquences nécessaires tout le contenu de la conscience et ses oppositions. Il était lui-même un tel génie, alliant à la fois une véritable nature de prophète sur les plans moral et religieux, et une véritable nature de penseur rigidement doctrinaire. Il entreprit donc [568] résolument l’unification, concevant le moi en tant que raison morale qui, en un acte originel inconscient, se limite elle-même en un matériau qu’elle engendre et qu’il s’agit pour elle d’ordonner selon des lois ; mais en travaillant sur ce matériau, la raison vise seulement à s’autodifférencier et à prendre conscience de la destination morale, pour ensuite réintégrer moralement en elle-même ce matériau, en un effort infini dans lequel la réflexion fait de chaque degré atteint le matériau d’une nouvelle aspiration. Dispersé par des instances artificielles d’ordre moral et philosophico-juridique, le moi absolu se défait en une pluralité de moi relatifs qui, poursuivant ensemble leur effort au sein de l’histoire, réalisent la destination du moi absolu en une série de thèses, d’antithèses et de synthèses se succédant à l’infini. [629] La conscience humaine est le noyau de la réalité, mais elle se trouve prise dans un développement qui progresse à l’infini, et le penseur, qui interprète cette conscience et la promeut, doit lui-même prendre position dans la déduction de ce développement à partir de l’essence du moi, éclairant le passé par la philosophie de l’histoire afin d’orienter l’avenir. De la sorte, la nature obéissant à des lois causales stsrictes, la priorité de l’esprit, la réalité considérée du point de vue d’une philosophie de l’histoire toutes ces idées de l’époque se trouvent pour la première fois insérées dans un cadre évolutif ; Fichte y intègre ensuite tous les autres contenus culturels, déduits au moyen d’une philosophie du droit, d’une philosophie de l’État, de la morale, de la religion et de l’art, elles-mêmes ordonnées à une philosophie de l’histoire. Sur le plan du contenu, donc, Fichte s’en tient ici à Kant et à Schiller. (Fischer, Fichte.)
Schelling part d’abord de la doctrine fichtéenne, dont il prolonge l’élaboration en une identité du sujet et de l’objet. Mais ce faisant, il lui apparut bientôt qu’il ne pouvait retenir de Kant et de Fichte que la méthode conceptuelle, non pas l’esprit et le contenu, qu’il emprunta plutôt aux considérations goethéennes sur la nature. Il étendit donc la dispersion du moi absolu une notion qu’il construisit d’une manière encore plus factice que chez Fichte bien au-delà du royaume fichtéen du moi humain empirique : il l’étendit à la nature tout entière, se donnant par là tout un royaume de forces spirituelles qui rappellent les monades leibniziennes, des forces qui créent dans la nature les êtres organiques, d’abord inconsciemment, puis consciemment. [569] Par là s’estompe la distinction entre l’inorganique et l’organique, et le monde entier apparaît comme un processus évolutif faisant retour en lui-même : de l’absolu surgit en une production inconsciente la nature créatrice, qui se hausse elle-même, en des synthèses successives ; lorsque le processus atteint un point d’équilibre entre le naturel et le spirituel, l’humanité apparaît et, par elle, ce processus en vient à connaître que toutes choses ont leur origine dans un esprit dont l’essence consiste à agir et à vouloir ; par l’humanité encore, le processus jouit esthétiquement de l’identité qui est au fondement de toutes choses, l’identité de l’esprit et de la nature, de la liberté et de la sensibilité. La différenciation originelle de l’objet et du sujet est donc fondée et surmontée non plus par l’éthique, comme chez Fichte, mais par l’esthétique, et, de Kant, c’est non pas tant la doctrine de la liberté que l’esthétique qui reçoit ici une élaboration métaphysique. Par suite, l’intérêt fondamental qu’éprouvait Fichte pour une philosophie de l’histoire réglée par des normes éthiques disparaît du processus schellingien ; la philosophie de l’histoire de Schelling oscille entre, d’une part, un esthétisme qui ne jouit que de l’harmonie du tout et relativise complètement les êtres singuliers et, d’autre part, une téléologie normative toujours sous-jacente aux progrès de l’énergie processuelle mais ses buts oscillent, à leur tour, entre l’art, le droit et une connaissance religieuse panthéiste. Chez Schelling, on trouve donc d’abord à l’avant-plan la philosophie de la nature, qui est un spinozisme poétisé, spiritualisé et transformé en un processus évolutif ; puis, une insistance sur l’art en tant qu’organe principal de la connaissance ; enfin, une éthique esthétisante, dont il décrit les degrés à la manière de Schiller et des romantiques. (Fischer, Schelling ; E. von Hartmann, Schellings philosophisches System, 1897.)
Bien que les deux hommes n’aient par là que posé les bases de leur pensée sans la mener à terme, ils ont néanmoins autorisé pour la suite une reformulation métaphysique de l’idéalisme kantien et ont offert un cadre pour la systématisation des idées élaborées par la littérature. Cette métaphysique renferme donc d’emblée les grands enjeux et les grandes oppositions de la vie spirituelle allemande : la reconnaissance de la nature conçue comme unitaire et comme obéissant à des lois, mais que [570] l’on subordonne et intègre à un idéalisme principiel ; la reconnaissance de l’idée de développement, mais d’un développement qui naît des pulsions spirituelles fondamentales et est animé par elles, donc qui passe des profondeurs de l’inconscient aux régions du conscient ; la reconnaissance de la littérature et de la poésie comme expressions de l’histoire de l’esprit, mais alors cette histoire devient ambiguë puisqu’on la considère aussi du point de vue politico-juridique. Les deux auteurs manifestent également la diversité des intérêts principaux et des points de départ, l’opposition entre un idéalisme éthique subjectiviste et un réalisme hylozoïste poétique, à quoi s’ajoute l’opposition entre une éthique de coloration davantage chrétienne et une autre plus proche de l’Antiquité même si par ailleurs les éléments du christianisme sont encore présents et répartis entre eux deux : d’un côté une morale autonome ayant une validité universelle, de l’autre une mystique pleine de pressentiments, qui spiritualise la nature. L’idéalisme allemand est une ellipse, mais ne cesse pas pour autant d’aspirer à la clôture du cercle.
5. Le romantisme. Ce passage de la philosophie au royaume de la métaphysique eut pour premier effet de raviver la production poétique en lui donnant une coloration nouvelle : dans les circonstances propres à l’Allemagne, la poésie et la conception de la vie, ainsi que l’éthique et la science, étaient entrées en relation étroite, et cette proximité fut érigée désormais en principe. Ainsi apparut [630] le romantisme, qui, partant des théories précédentes, engagea la poésie et la philosophie nouvelles dans un combat acharné et vainqueur contre l’esprit des Lumières. Le romantisme est issu de l’école de Goethe et de Schiller mais, délaissant l’étroitesse classiciste, il revint à l’horizon plus vaste du Sturm und Drang et de Herder. Là, en effet, s’était fait sentir un besoin naturel d’élargissement et de progression [et s’étaient annoncés] une libération souveraine du moi, qu’allait réaliser la doctrine de Fichte, et un universalisme qui allait conduire Schelling à reconnaître dans les mythologies et les légendes de tous les temps des symboles correspondant à des situations spirituelles déterminées. Toutefois, grâce aux catégories qui entre-temps s’étaient élaborées, le romantisme quoi qu’il en soit de ses contradictions, qui furent nombreuses jouissait d’un avantage sur la période antérieure : [571] celui de pouvoir fonder toutes ces idées sur une esthétique philosophique, et de les ordonner en une philosophie de l’histoire. On en vint donc à une analyse de l’art qui, comme celle de Schiller, voulait dégager l’évolution des grands types spirituels ; mais elle s’orientait moins vers la poésie classiciste naïve que vers la poésie sentimentale, concept que Schiller avait élaboré en un sens très précis ; déplaçant très loin en arrière le terme final auquel était parvenue la synthèse Goethe-Schiller, le romantisme se donnait pour tâche première l’analyse conceptuelle et historique de la poésie sentimentale, en même temps que l’extension de sa pratique. C’est ainsi que le romantisme découvrit une connexion entre, d’une part, la poésie et le type spirituel sentimentaux, et d’autre part le christianisme ; il découvrit la poésie médiévale et les autres ingrédients de la poésie moderne présents dans l’essence nordique et germanique, à quoi s’ajoutèrent pour finir des aperçus sur la poésie et la civilisation indiennes et sur les sources éternelles de la poésie dans la littérature populaire. Et de même que Schiller avait tiré profit de la doctrine kantienne de la conscience pour la connaissance du beau et pour la compréhension du rapport de l’art à la morale, de même on appliqua ces principes à la religion qui, dans ces conditions, acquérait de plus en plus d’importance, et au rapport entre l’art et la religion. De l’idéalisme kantien émanait donc à présent une nouvelle analyse de la religion, qui surmontait le moralisme rigide de Kant ; cette analyse fut menée d’abord en lien étroit avec celle de l’art, mais bientôt elle gagna en autonomie et jeta une lumière nouvelle sur le problème de la culture. Tous ces développements donnèrent aux analyses de l’histoire spirituelle et aux constructions de la philosophie de l’histoire une ampleur et une profondeur nouvelles. Malgré un individualisme extrême, on insistait sur l’importance du facteur historique chez l’esprit humain, à l’encontre des croyances abstraites en la raison. L’œuvre la plus importante ici est celle des deux Schlegel, mais aussi celles de Fichte, Schleiermacher, Hegel, Solger, Schelling, Adam Müller et Novalis. Ces auteurs transformèrent la poésie sentimentale en poésie romantique ; mais parce qu’ils montraient son lien avec le christianisme, ils la transformèrent aussi en une poésie d’atmosphère de type chrétien-nordique-moderne ; certes, le christianisme recevait, ce faisant, une interprétation allégorique imaginaire, mais tout de même, on le tenait pour un pur phénomène de l’histoire humaine.
[572] L’apport littéraire du romantisme consiste donc en grande partie en une poésie d’idées consciemment orientée par la théorie et mise au service d’intuitions générales qu’elle développe jusqu’aux limites de l’allégorie, à quoi elle ajoute une bonne dose d’états d’âme lyriques et de caprice subjectiviste. Les instigateurs sont L. Tieck et von Hardenberg, deux natures fortement subjectives que de multiples affinités lient à toutes ces théories et qui, au contact des Schlegel et des philosophes, donnèrent une base fichtéenne à leur subjectivisme et l’étendirent de manière schellingienne à la nature et à l’histoire. Ils s’adonnèrent dès lors à un jeu envoûtant de l’imaginaire, prenant pour thème vague mais constant la réalité créée par le moi absolu ; ils se montrèrent capables de la sensibilité la plus ardente, des observations les plus fines et d’une imagination débridée et, par tout cela, ils prétendaient fonder le sens secret du monde. Aspirant à cette source absolue de toute réalité qu’est l’imagination divine, recherchant le fondement dont surgit ce rêve esthétique qui idéalise le monde des choses en un sens romantique et sentimental, l’imaginaire romantique prit une coloration résolument mystique et chrétienne dès le moment où les Effusions de Wackenroder, découvrant dans la poésie et la légende chrétiennes les symboles de cette métaphysique et de cette éthique, enseignèrent à les préférer aux symboles trop concrets de l’Antiquité. Dès lors, au lieu de Wilhelm Meister et de son idéal culturel, on eut les Sternbald et les Henri d’Ofterdingen, et au lieu du drame grécisant, Werner et F. Schlegel proposèrent leurs imitations de Calderon. On vit dans le Faust de Goethe une conversion à l’évangile romantique. On ouvrait ainsi la voie vers le Moyen Âge et vers la poésie germanique, voie empruntée par Brentano, von Arnim, Fouqué, pendant qu’au même moment l’Orient indien, arabe et perse stimulait les poètes, qu’une vaste entreprise de traductions s’efforçait de réaliser les idées de Goethe [631] sur la littérature universelle, et que les nouvellistes se tournaient vers les problèmes éthiques et psychologiques du présent. Ici encore, Goethe a contribué au romantisme par son Divan et ses Affinités électives. En tout cela, le romantisme clôt la grande époque de la littérature, avec lui s’épuise le pouvoir créateur poétique, et la pensée théorique s’y dégage de sa gangue poétique. Marqué en outre par la grande crise politique et sociale qui mit fin à la vie allemande telle qu’on l’avait connue jusque-là [573] et donc aussi aux conditions dont dépendaient la poésie et la pensée de l’époque, le romantisme fut par conséquent le point de départ des orientations les plus diverses : un lyrisme purement poétique de l’état d’âme, qui préfère les thèmes allemands aux thèmes classiques et qui trouve sa voix chez Eichendorff et chez les Souabes ; une poésie grécisante mais qui désormais considère l’Antiquité par le biais des états d’âme romantiques (Hölderlin, Platen, Grillparzer) ; une littérature catholicisante, qui part du simple plaisir poétique procuré par la légende et en arrive à la croyance en l’Église, et dont les chefs de file sont Görres, Brentano, Werner et F. Schlegel ; une orientation parallèle du côté piétiste protestant, avec Steffens, Schubert et le cercle de Perthes ; une orientation patriotique, éprise du peuple et de la liberté, et que représentent les chantres des guerres de libération. Seuls Immermann et surtout Rückert parvinrent encore, bien que poétiquement dégagés de toute orientation et de toute tendance, à récapituler le contenu intellectuel si riche de toute cette époque, pendant que le talent dramatique grandiose de H. von Kleist faisait naufrage, sous l’effet des grandes contradictions de ce temps ainsi que sous les coups du sort personnel.
La signification du romantisme pour la culture en général est extrêmement profonde et variée. Mais le progrès qu’il a introduit dans le cours des idées est facile à caractériser. C’est le romantisme qui a parachevé l’historicisation de la pensée, élargissant par le fait même l’horizon de notre vie spirituelle aux dimensions du monde et montrant l’importance qu’y prend le christianisme. Les recherches romantiques manquaient certes d’exactitude et de modestie empirique, mais elles ont abordé tous les phénomènes, même les plus étrangers, avec une sensibilité de virtuose et un grand sens de la justice historique, mesurant les époques et les êtres humains à l’aune des présupposés qui sont les leurs ; on leur doit aussi le sens de l’inconscient et du demi-conscient, de ces grands pouvoirs à l’œuvre dans les zones obscures de l’histoire. Mais surtout, le romantisme a pu grâce à tout cela révoquer définitivement les vieux concepts de lex naturae et de common sense, les normes innées et la vérité rationnelle constructible abstraitement, de même qu’avant lui les Lumières avaient révoqué l’idée, concomitante à ces concepts, d’une autorité normative supranaturelle ou ecclésiale. La nature signifiait désormais simplement le caractère originel du sentiment, qui cependant peut avoir un contenu très varié ; la raison [574] ne signifiait plus que l’esprit en général, celui-ci étant cependant un principe élastique aux prolongements extrêmement bariolés [12]. Cela précisément explique plusieurs des positions prises par le romantisme : son mépris hautain pour les Lumières, bien qu’il doive d’avoir atteint ce point à leur conception d’un monde uni et régi par des lois ; son opposition aux Lumières à cause de leur idéal cosmopolite abstrait, lequel cependant équivalait simplement à l’idée d’une humanité se réalisant à travers une multitude de formations individuelles concrètes ; enfin, son relativisme historique effréné, qui conduisit certains romantiques à un subjectivisme sceptique frivole, d’autres à une réaffirmation de l’autorité de l’Église, d’autres encore à de simples recherches spécialisées et à des études de folklore, les plus importants, enfin, à l’éthique et à la philosophie de l’histoire. Par conséquent, ce qu’a légué de plus important le romantisme, outre les sciences historiques spécialisées qu’il a fécondées, consiste en la figure du philosophe de l’histoire et de l’éthicien, lui qui s’efforce de maîtriser tous ces problèmes et, en lien avec la métaphysique idéaliste, de retrouver des normes et des buts universels au sein de ce chaos historicisant et débordant. (Haym, Die romantische Schule, 1870 ; J. Schmidt, IV ; Fester, Rousseau und die deutsche Geschichtsphilosophie, 1890.)
6. Les grands systèmes. Le romantisme donna donc une impulsion nouvelle à la pensée systématisante, en même temps que les catastrophes et les formations nouvelles de la vie politique orientaient la pensée vers les tâches pratiques, vers une reconstruction radicale de l’État et de la société, et l’obligeaient à appliquer concrètement les normes établies par la spéculation et l’histoire. [13] On ne saurait non plus méconnaître que la gravité de l’époque a influé sur le caractère des penseurs et a éliminé leur excès de ludisme esthétique et leur égocentrisme luxuriant, avide de jouissances spirituelles.
Les premiers à avoir ressenti et manifesté l’importance des problèmes historiques réels sont les deux fondateurs de la métaphysique idéaliste eux-mêmes, qui en outre subissaient l’influence des idées chrétiennes renaissantes et, en particulier, de Schleiermacher. [575] Ils s’efforcèrent de fonder un idéal de vie à la fois religieux, moral et esthétique [632] capable de réunir les contenus concrets de la vie de l’esprit et de faire dériver leur validité et leur nécessité du fondement métaphysique des choses. Fichte en reste certes à l’idée d’un État de droit né de la liberté comme but de l’histoire, mais cet État chez lui n’était plus simplement le présupposé d’une liberté se mouvant dans sa sphère et progressant à l’infini : il s’agissait de l’État concret propre à une culture, empreint des valeurs de cette culture, qui garantit à l’ensemble de ses membres la participation aux biens de la religion, de la moralité et de l’art et qui, en tant qu’organisation accomplie de la raison elle-même, entretient un rapport très étroit avec la religion. Seule la foi religieuse, en effet, affermit l’énergie de la volonté morale, le caractère réalisable de l’idée morale et donc aussi la réalité du monde objectif, elle seule garantit à l’agir moral un but absolu, l’unification du moi empirique avec son fondement, Dieu. L’éthique de Fichte perd donc son caractère formel et sa progression infinie, elle reçoit un but substantiel et final grâce auquel la philosophie de l’histoire, désormais plus pleinement et plus richement développée, est dérivée des lois mêmes qui régissent le cours des choses. Partant de l’État fondé sur l’instinct rationnel, on passe à l’État d’une autorité hétéronome, puis de là à l’anarchie subjectiviste, puis à une reconstruction scientifique spéculative de l’État et enfin à une appropriation intérieure des principes moraux dans l’abandon à Dieu, une appropriation telle que cet État peut se présenter comme l’œuvre d’une nécessité intérieure spontanée. À ce niveau, l’État coïncide avec le christianisme johannique, qui confesse l’unité de l’humanité en Dieu, et avec l’art le plus haut, qui donne à voir de manière nécessaire la liberté sous forme phénoménale. Fichte assortit bien sûr tout cela d’une révision de sa métaphysique : il situe le fondement ultime de la conscience non plus dans un ordonnancement sans fin, mais dans un être divin au repos, dont il fait dériver le moi empirique et auquel il ramène ce moi à travers l’agir moral. Cet idéal, il le trouvait préparé dans la culture de l’idéalisme allemand ; aussi put-il adresser un discours consolant et remontant au peuple allemand. C’est en cela qu’il exerça son influence la plus notable, [576] tandis que sa doctrine était bientôt éclipsée par celle de Hegel. (K. Fischer ; Löwe, Die Philosophie Fichtes, 1862.)
Schelling entreprit un remaniement beaucoup plus radical de son système. Plusieurs choses l’y laissaient insatisfait : le système de l’identité n’avait pas une force de progression capable d’établir un but, il n’engendrait que des formes de l’identité ayant même valeur ; l’harmonie absolue qu’il présupposait entre la nature et l’esprit était, dans la réalité, supprimée par des éléments irrationnels, tragiques, hostiles aux valeurs de l’esprit ; le panthéisme professé jusque-là ne pouvait expliquer comment dérive de l’absolu le monde concret, multiple et en devenir ; l’art qui exprime symboliquement l’indifférence et l’identité et qui met à l’écart la volonté et ses valeurs suprêmes ne pouvait être le dernier mot. Aussi Schelling rechercha-t-il lui aussi la clé des origines et des fins de l’être humain dans la religion, puisqu’elle profère l’unité et aussi bien la séparation du fini et de l’infini. Il développa la forme théosophique de sa doctrine : sensible désormais à l’opposition formulée par Jacobi, il la déclarait présente d’emblée au sein de l’absolu indifférencié ; suite à une scission originelle, cet absolu se séparait en une nature spirituelle terrestre et en une vivante déité, et de là sortait tout le processus cosmique, consistant en une évolution de Dieu, en un passage de l’être obscur à l’être clair et conscient. Le monde idéal avait chuté à l’origine, s’était séparé de l’absolu, de la volonté divine s’appréhendant elle-même avec clarté, et c’est de cette séparation que surgissait le monde fini ; mais en vertu de son origine divine, ce monde se hausse de nouveau jusqu’à Dieu et, ce faisant, parcourt les idées religieuses de la mythologie, ou religion de la nature, jusqu’au point où le libre amour divin peut rétablir la pleine unité du monde avec Dieu grâce à une révélation entière de soi dans l’incarnation. Cette interprétation gnostique et évolutionniste de la dogmatique de l’Église fait donc du christianisme le but de l’histoire, et la science, l’État, la morale et l’art doivent s’ériger sur lui. Cette doctrine n’a fait des disciples qu’au sein de cercles restreints, ecclésiaux et piétistes principalement, et est demeurée presque sans effet sur la scène publique. (K. Fischer ; Frantz, Schellings positive Philosophie, 1879, 1880.)
[577] Partant de la nécessité ressentie et reconnue de disposer d’un contenu concret, que ce soit l’État ou la religiosité chrétienne [14], ces penseurs s’efforçaient de formuler le but de son existence et de déduire du concept de Dieu la nécessité de ce contenu. Hegel, lui, surmonte le problème par un système logique dans lequel il élabore un [633] concept de développement faisant office à la fois de principe substantiel et de principe téléologique. Ce concept, Leibniz et Kant, Herder, Goethe, Schiller et F. Schlegel y avaient déjà recouru, mais de manière imprécise, en y introduisant toutes sortes de présupposés et de représentations subreptices ; par la suite, s’appuyant sur la déduction transcendantale de Kant, Fichte et Schelling avaient élaboré ce concept d’une manière rigoureusement idéaliste, en tant qu’auto-opposition inconsciente de l’esprit, découlant nécessairement de son essence, et qui se surmonte elle-même, consciemment et par degrés. Hegel, lui, construisit ce concept de développement de manière à lui faire signifier la pulsion qui pousse l’esprit à se mouvoir par des degrés se potentialisant jusqu’à devenir un objet conscient ; dans cet automouvement, le contenu de l’esprit abandonne l’état de simple possibilité ou factualité et devient possession consciente, libre et nécessaire ; considéré sub specie aeternitatis, le tout est un processus atemporel, faisant retour en lui-même, et il n’apparaît comme progression sensible (spatio-temporelle) et infinie que dans les degrés préliminaires de la réflexion humaine. Tout cela détermine le contenu éthique, religieux et esthétique de cette manière de voir : l’esprit, ici, n’est pas simplement le fondement de la réalité, et la fin à laquelle il tend n’est pas simplement le principe directeur ; bien plutôt, on trouve d’emblée au sein de la conscience finie une séparation entre, d’une part, le naturel, le factuel et le sensible et, d’autre part, le spirituel, le libre et le nécessaire, et c’est précisément du surmontement de cette séparation que naît l’esprit en son unité originelle et essentielle ; cette unité contient en elle la félicité religieuse, la beauté parfaite et la liberté morale. L’esprit est volonté, et c’est pourquoi aussi il est développement et scission ; mais en tant que volonté éclairée par la logique, l’esprit aspire à l’unité et à la nécessité, autrement dit à la liberté. Rien, dans ce développement, ne se perd, rien n’est simplement passager : [578] chaque degré atteint se trouve sursumé et prolongé dans un degré supérieur, de sorte que chaque degré peut se considérer comme point culminant et que, dans la totalité du résultat ultime, rien n’est supprimé. Partant de là, Hegel a érigé un imposant système du savoir, comparable seulement à celui d’Aristote en complétude et en perfection méthodologique. Pour ce qui est de la philosophie de la nature, ce système suit les traces de Schelling ; pour ce qui est de la philosophie de l’histoire, cependant, son extraordinaire discernement et son originalité extrêmement puissante lui permettent de lier en un devenir téléologique d’une rigoureuse consécution toutes les valeurs spirituelles absolues, celles qui surgissent de la simple nature psychique et celles qui se connaissent comme nécessaires ; ce système rassemble emfin les valeurs culturelles suprêmes, celles de l’art, de la religion et de la philosophie, autour du concept d’État, en tant que s’y vit la totalité de la vie éthique, à la manière antique. La culture normative du présent est constituée à la fois par un concept antique d’État approfondi grâce à l’idée moderne de personnalité, par l’art entendu au sens goethéen et schillérien, par un christianisme considéré comme unité de Dieu et de la personnalité libre, et par la connaissance hégélienne du fait que toutes ces valeurs culturelles surgissent de l’absolu s’explicitant lui-même de manière nécessaire. Hegel considérait son époque comme le stade définitif, ce qui s’explique à la fois par les tendances conservatrices de ce temps-là, par le sentiment qu’une période littéraire infiniment riche était en train de prendre fin, et surtout par une perception du christianisme comme religion absolue. (K. Fischer, Hegel, 1900 ; Haym, Hegel, 1857.)
La tournure religieuse de ces systèmes s’explique directement ou indirectement par l’influence de Schleiermacher, la personnalité la plus religieuse, au sens strict du terme, parmi les grands philosophes. Dans son propre système, Schleiermacher recourait à la pensée de la religion d’une manière tout à fait particulière et significative, afin de résoudre le problème culturel posé par l’époque et, de manière philosophique, par le criticisme. Il devint ainsi, au sens éminent, l’éthicien de l’idéalisme allemand, grâce à sa connaissance des hommes et à sa pénétrante psychologie. Ce que Hegel avait déduit du mouvement régissant l’esprit absolu, il voulut y parvenir tout en maintenant la méthode criticiste, grâce à une analyse des fins effectivement présentes dans la raison humaine. Recourant à la stylisation fichtéenne des concepts kantiens, il analysa donc [579] la conscience humaine dans sa relation à l’être, une relation double, théorique et pratique. Dans la relation théorique, la conscience est réceptive et pensante, elle prend le donné sensible et le fait passer d’une singularisation individuelle maximale à une unification conceptuelle maximale ; dans la relation pratique, la conscience est active et structurante, elle réalise la fin rationnelle en partant du pôle de la sensibilité, dans lequel l’agir rationnel est encore latent, et en allant jusqu’au pôle de la liberté consciente, qui naturalise tout le spirituel et spiritualise tout le naturel. Dans les deux relations, cependant, l’être et la pensée demeurent toujours séparés pour la raison humaine. L’unité de la réalité, qui rend possible toute intellection et toute action, toute relation de la pensée et de l’être et toute relation du vouloir et de l’être, [634] se trouve présente toutefois dans le sentiment religieux ; mais Schleiermacher construit ce dernier d’une manière passablement artificielle, en recourant à Fichte : le sentiment relgieux est, sur le plan psychologique, l’indifférence reposant en elle-même de l’agir et du penser ; en tant que principe religieux et métaphysique, il est l’expérience vécue de l’inclusion absolue de tout être en Dieu. L’analyse de la religion dépend ici de l’analyse esthétique, ce qui en révèle clairement la source romantique. Sur cette base, Schleiermacher érige lui aussi une philosophie de la nature et une philosophie de l’histoire qui assujettissent la réalité à la catégorie du progrès, à un progrès allant de ce qui est surtout sensible à ce qui est surtout spirituel ; cette philosophie en reste cependant aux formules schellingiennes et renonce à la déduction hégélienne d’une loi de progrès découlant de l’absolu. En vérité, Schleiermacher ne s’intéresse ici qu’à l’analyse de la raison oeuvrant dans le monde historique : il en identifie les fins diverses et les rassemble en la totalité d’une fin rationnelle absolue. Avec une extrême précaution, il appréhende chacune de ces fins sous l’aspect social et sous l’aspect individuel et il en détermine le contenu spécifique, juridique, social, scientifique, religieux et esthétique ; il récapitule ensuite toutes ces fins dans le souverain bien, associe cette fin rationnelle suprême à la raison divine, puis montre que le sentiment religieux a la force de réaliser cette fin et que la communauté avec Dieu anticipe cette réalisation en surmontant tout temps et toute finitude, toute relativité et toute particularité. Or la forme religieuse qui confesse, en même temps que l’unité du monde et l’unité [580] de toute raison, le caractère total de Dieu et la force qu’a l’esprit de surmonter la sensibilité cette forme religieuse est pour Schleiermacher celle du christianisme et elle se présente à lui concentrée dans la personne de Jésus, éveillant la foi, archétypale et rédemptrice. Dès lors, finalement, Schleiermacher se tourne tout entier vers la théologie et l’Église, préoccupé de la piété du peuple. C’est pourquoi son influence s’est de plus en plus limitée à la théologie spécialisée. (Dilthey, Leben Schleiermachers ; id., art. « Schleiermacher » in Allgemeine deutsche Biographie ; Bender, Schleiermachers Theologie in ihren philosophischen Grundlagen, 1876 ; Sigwart, Kleine Schriften, I ; id. Jahrbuch für deutsche Theologie, 1857.)
Herbart demeure plus proche encore des points de départ établis par Kant : il prolonge l’analyse kantienne de la conscience en un sens psychologiste pour, de là, accéder autant que possible à la chose en soi du monde extérieur, de l’âme et de Dieu, grâce à un travail logique qui élimine graduellement les contradictions du monde phénoménal. Il repère ainsi l’essence des choses en soi dans des substances suprasensibles absolument simples qui, par les relations qu’elles entretiennent entre elles et avec l’âme humaine, produisent un monde quantitativement et qualitativement structuré ; ce monde, pris globalement, semble tendu vers une fin, d’où l’on peut conclure à l’existence d’une intelligence divine créatrice et ordonnatrice. Il s’agit là d’un retour à la monadologie de Leibniz et à sa doctrine de Dieu comme monade suprême ; Herbart insiste sur l’importance de cette doctrine pour une piété vivante et morale, et il la défend contre le néo-spinozisme poétique et contre son assujettissement de Dieu au concept de nature. La philosophie de la culture de Herbart, malgré toute sa finesse, la liberté et la souplesse qu’elle doit à la culture moderne, se rapproche encore une fois du rationalisme : elle atteste la présence dans l’âme de jugements qui lui sont propres et qui portent sur les relations entre les réalités, puis elle prend ces jugements pour base, en particulier les jugements d’approbation et de désapprobation morale, portant sur les rapports de la volonté humaine avec elle-même. Parce que cette philosophie de la culture s’appuie sur de tels jugements, il la nomme « esthétique » et y intègre l’éthique. Il aboutit ainsi à l’idéal d’une société animée dans son organisation par les cinq grandes idées éthiques naturelles, qu’elle s’effore de réaliser ; cette organisation sociale repose sur l’intelligence et l’activité des gens cultivés et sur l’éducation rationnelle de la jeunesse. Sur ces bases, Herbart s’est fait le réformateur de la [581] psychologie et, en particulier, de son prolongement pédagogique ; c’est à ces domaines que, pour l’essentiel, son influence s’est restreinte jusqu’à présent. (Thomas, Herbart-Spinoza-Kant, 1874.)
Enfin, le dernier grand prolongement de l’idéalisme, celui de Schopenhauer, part de la même base criticiste que les systèmes précédents, mais traite le problème culturel d’une manière toute opposée. Exacerbant lui aussi le criticisme, Schopenhauer, semblable à Fichte en cela, considérait la volonté comme le fondement des choses et comme le point de départ de la connaissance ; mais la volonté, chez lui, est tout à fait illogique, son mouvement n’est régi par aucune nécessité logique, il ne tend vers aucune nécessité de cet ordre, comme ce serait forcément le cas avec l’instauration d’une fin éthique positive à laquelle on subordonnerait les moyens ; la volonté est donc sans fin déterminée, elle n’est animée par aucune tendance éthique originelle, elle est une simple pulsion sans but, qui désire aveuglément la réalité et l’existence. En suivant cette pulsion, la volonté s’objective [635] en un monde matériel concret ; de ce monde naît l’intelligence, en tant que produit secondaire de l’organisation matérielle dans le cerveau. Dans ces conditions, l’histoire et la philosophie de l’histoire perdent tout sens : en effet, il ne peut y avoir dans l’histoire de fins positives et universellement valides, il ne peut y avoir qu’une poursuite infinie des pulsions toujours insatisfaites de la volonté. Cet apaisement se produit grâce à la pitié, sensible à la souffrance universelle et, pour cette raison, résignée, et grâce à l’art désintéressé et à une connaissance scientifique de l’absence de fin du processus. Pour toutes ces conceptions, Schopenhauer trouva un appui dans le bouddhisme, dont l’Occident venait tout juste de prendre connaissance, ce qui a permis un élargissement significatif de l’horizon culturel historique, puisque jusque-là il se restreignait essentiellement à l’Antiquité et au christianisme. Par ailleurs, Schopenhauer éprouvait une haine viscérale pour le judaïsme, dont l’égoïsme et la sensualité étaient selon lui la racine du théisme trompeur sur lequel s’appuient toutes les philosophies de l’histoire et toutes les affirmations de valeurs culturelles positives ; pour sa part, il reconnaissait dans le christianisme du Christ une espèce [582] de quiétisme mystique. [15] Ces vues n’ont eu davantage d’impact qu’après la dissolution du tout-puissant système hégélien et dans les années de la réaction la plus trouble. (K. Fischer, Schopenhauer.)
7. Les sciences spécialisées. Les grands systèmes aspiraient à une conception du monde qui récapitulerait tout, qui reconstruirait les normes et serait ancrée dans le fondement métaphysique ; cette entreprise demeurait associée aux plus difficiles énigmes de la métaphysique. Mais par ailleurs, l’idéalisme allemand a aussi abouti à une formidable revitalisation et inspiration des sciences positives, dans laquelle les grands problèmes fondamentaux demeuraient présents mais passèrent à l’arrière-plan. Rien n’illustre mieux le caractère propre de la poésie allemande que le fait que, se trouvant à son apogée, elle passa directement à une production scientifique extrêmement forte, tout en tenant compte, au demeurant, des exigences concrètes de la situation générale et des désillusions provoquées par le réalisme moral. C’est ainsi qu’apparut la science spécifiquement allemande. En elle, tout d’abord, et conformément à l’esprit de tout le mouvement, les sciences de la nature retraitèrent ou du moins se réduisirent à la philosophie de la nature, à une discipline intéressée elle aussi aux grands problèmes incontournables, mais dénuée d’un véritable sens scientifique dans son approche de la nature ; on lui doit toutefois des réalisations considérables en anthropogéographie, science qui réunit l’histoire et la géographie (Karl Ritter) ; on lui doit aussi des résultats dignes de considération dans l’étude des anomalies psychologiques, ce qu’on appelait alors le côté nocturne de la nature, si antipathique au matérialisme de cette époque. En outre, parallèlement à cela, d’autres chercheurs, A. von Humboldt par exemple, maintenaient les anciennes méthodes empiriques tout en recevant certaines influences de la philosophie de la nature. Dans ce contexte, l’essor des sciences historiques est d’autant plus significatif : ces sciences reprirent et prolongèrent le travail critique qu’avaient entrepris les Lumières sur le matériau des faits, tout en l’insérant dans un esprit nouveau, que manifestent l’amour et la justice historiques, l’ouverture à l’inconscient, au demi-conscient, aux phénomènes de psychologie sociale, au génie créateur et à l’individualité, [583] et le vaste horizon d’universalité dans lequel tous les phénomènes sont reliés jusque dans leurs interactions les plus ténues. La notion de développement révéla son extraordinaire fécondité, sous sa forme spécifiquement allemande : passage de l’inconscient et de l’indiffférenciation au conscient et au différencié, présupposition d’une logique téléologique inhérente à l’inconscient et présente de manière concentrée chez les individus géniaux, reconnaissance au sein de la personne d’éléments indissolubles ultimes déterminant une causalité proprement historique. Étroitement liée, sur ces points, à la poésie et à la philosophie allemandes, cette méthode historique est devenue toutefois, par son commerce prolongé avec l’objet, une manière de voir scientifique et autonome, certes susceptible de s’étendre et de se compléter, mais qui, par les connaissances qu’elle a effectivement conquises, s’est révélée une des grandes puissances scientifiques autonomes [16]. Par l’arrière-plan idéaliste ou mystico-religieux de sa notion de développement, cette manière de voir se constitue en un type bien défini de science historique, opposé aux Lumières anglo-françaises, elles qui expliquent l’histoire de manière empirique et rationnelle, à partir de conditions naturelles visibles par tous, ou de réflexions faites par des intellectuels agissants, voire à partir de processus sociaux mécaniques, elles encore qui évaluent l’histoire à l’aune du bien-être général, et qui professent non pas un « développement » issu d’un auto-déploiement divin intérieurement nécessaire, mais un « progrès » à mettre en œuvre par une classe d’intellectuels progressistes. (E. Bernheim, Lehrbuch der historischen Methode, 1894 ; Sigwart, Logik, II ; Rickert, [636] Grenzen der naturwissenschaftlichen Begriffsbildung ; von Below, « Die neue historische Methode », in Historische Zeitschrift, 1898 ; Ottokar Lorenz, Die Geschichtsswissenschaft in ihren Hauptrichtungen und Aufgaben, 1886, 1891 ; Flint, Philosophy of History, 1874 ; Barth, Philosophie der Geschichte als Sociologie, 1897 ; Nietzsche, Vom Nutzen und Nachteil der Historie, 1874.)
Histoire des peuples, conjonction de ces histoires en une histoire universelle, histoire d’actions particulières [584] et philosophie historique de la culture, telles sont les thématiques qui ici apparaissent ; la dernière, toutefois, se présente le plus souvent d’une manière simplement occasionnelle et aphoristique, en tant que point de vue personnel sous-jacent à l’exposé, pour autant du moins qu’on ne considère pas cela comme déjà réglé par les grands systèmes. Il n’a pas manqué, ici, d’imagination arbitraire, de généralités vagues et surtout de tendances réactionnaires, mais cela vient pour une part des origines romantiques, pour une autre de la situation de l’époque, et n’affecte en rien l’essence de la méthode. Bien au contraire, c’est en s’appuyant sur elle que presque toutes les sciences sont parvenues à des réalisations classiques ou d’avant-garde. La science historique au sens strict du terme avec le groupe de Göttingen, Kant et Fichte concentrait son intérêt sur l’organisation politique populaire ; délaissant les critères abstraits, les explications géographiques et climatiques unilatérales et les motivations purement subjectives, elle apprit à appréhender son objet dans sa genèse ; elle tint compte à la fois des tendances évolutives générales et des influences individuelles, des tendances intrinsèques à une culture et des influences extrinsèques ; en même temps, elle appliqua le concept de développement aux témoignages et aux documents eux-mêmes, et une tâche toute nouvelle apparut ainsi, d’une immense portée, celle de retracer la naissance et le devenir de ces sources. C’est en ce sens que Niebuhr a fondé la nouvelle manière d’écrire l’histoire et que Ranke l’a menée à son achèvement ; ce dernier, en outre, réfléchit aux fondements réels de l’histoire, en s’appuyant quelque peu ici sur Schelling, et il aspirait à une histoire universelle capable de restituer l’esprit de la totalité. Jakob Burckhardt, pour sa part, délaissait les études d’histoire juridique et politique stricte et procurait le modèle d’une histoire culturelle dans laquelle la teneur spirituelle d’une époque déterminée se trouvait récapitulée ; cet exposé ne suit les précédents français que par le thème, non par la méthode. L’histoire linguistique, l’histoire littéraire et l’histoire de l’art sont des rejetons encore plus directs du classicisme, du romantisme et de la philosophie. Lessing, Winckelmann, Herder, Goethe, Schiller et les Schlegel furent ici des précurseurs directs. L’histoire linguistique s’efforçait, avec Humboldt et Bopp, d’expliquer le langage à partir des pulsions psychophysiques fondamentales de l’être humain et de retracer l’évolution des langues à l’aide de leur comparaison générale ; cette histoire était censée servir de clé aux ethnographes, aux préhistoriens, aux mythologues et aux historiens des religions. [585] L’histoire littéraire, renonçant aux raisonnements esthétiques, cherchait à établir la critique sur les formes et les lois fondamentales de la poésie, déduites simplement des conditions de base de l’être humain ; elle inscrivait le développement de ces formes littéraires dans l’ensemble de l’histoire spirituelle et culturelle, entreprenant en ce sens soit la tâche titanesque d’une histoire de la littérature mondiale, soit la tâche plus restreinte, quoique liée à la précédente, d’une histoire des littératures nationales (Wachler, Gervinus, O. Müller). L’histoire de l’art, qui reçut, outre les impulsions de Winckelmann, celles de Wackenroder et de Boisserée, recherchait pareillement les formes psychologico-historiques fondamentales de l’art et apprenait à considérer l’évolution de l’art en lien avec l’ensemble de la culture, sans perdre de vue toutefois que l’art a une racine vitale autonome (Schnaase, Vischer). La philologie des langues particulières entreprit, outre des études linguistiques et critiques, une philologie matérielle [Realphilologie], c’est-à-dire un exposé général de la civilisation des peuples dont la réalisation principale réside dans leur legs littéraire. La philologie classique, s’inspirant des procédés mis en œuvre par Wolf, a ainsi pris des traits nouveaux (Böckh, Lachmann, Welcker), pendant qu’à ses côtés apparaissait une philologie indienne, iranienne ou sémitique. L’enracinement dans l’idéalisme allemand est particulièrement clair dans le cas de la philologie germanique des deux Grimm, avec son art de capter les secrets des temps originels présents dans la langue. Combinant tous ces éléments, il y eut de multiples tentatives pour constituer une histoire des religions fondée sur l’analyse de la formation des idées et du langage religieux ; mais comme elles étaient ignorantes des réalités religieuses historiques, ces tentatives tendaient à faire porter leurs interprétations sur des notions trop abstraites ; toutefois, elles s’engagèrent sur la seule voie susceptible de mettre à jour les processus inconscients (Schelling, Hegel, Creuzer, Welcker, Schleiermacher). Le nouvel esprit se manifesta non moins dans les sciences juridiques et politiques : on y remplaça la méthode fondée sur le droit naturel par la méthode génétique et l’on mit en évidence les droits coutumiers et populaires, toute la production juridique instinctive issue de l’esprit du peuple (Savigny, Eichhorn). La doctrine de l’État, cultivée d’abord par les [637] philosophes, fut engagée grâce à eux sur la voie de l’histoire évolutive, une fois surmontées les tendances romantiques réactionnaires, particulièrement virulentes dans ce domaine [586] ainsi qu’en théologie (Dahlmann, von Mohl). La théologie, enfin, reprit les efforts du déisme pour étayer la valorisation du christianisme sur une théorie générale de la religion, mais elle réforma tout cela de fond en comble grâce à une analyse psychologique beaucoup plus pénétrante et une approche génétique de l’histoire des religions ; mais ce faisant, certes, il y eut des tentatives de plus en plus sérieuses pour soustraire le principe chrétien au flux du développement et lui reconnaître un noyau inaccessible à la science historique (Hegel, Schleiermacher, de Wette, Vatke, Baur). Mais même les systèmes supranaturalistes conservateurs entreprirent, en s’appuyant sur Hegel ou Schelling, d’insérer la révélation dans le cours de l’évolution humaine, et l’École d’Erlangen, dont les travaux portaient sur l’histoire du salut, fit de la Bible précisément le document des développements divins au sein d’un monde naturel pécheur, pendant que la théologie de la médiation enseignait qu’au sein même et à partir du développement naturel se déploie dans le temps historique une individualisation propre à chaque cas et qui oscille autour du noyau de la révélation surnaturelle (Münchener Geschichte der Wissenschaften ; J. Schmidt, IV et V. Cf. les diverses encyclopédies).
8. La réforme de l’enseignement. La mise en œuvre de ces sciences fut, pour l’essentiel, l’affaire des universités ; cela supposait leur réorganisation fondamentale sur la base de la nouvelle conception des sciences, de leur essence et de leur tâche ; en effet, à l’époque de l’Aufklärung, les universités, prisonnières de la tradition, avaient perdu pour un temps leur influence au profit des académies et des écrivains mondains. C’est de Iéna, ville où les idées de Goethe et de Kant avaient trouvé leur premier établissement, que partit le nouvel idéal universitaire ; il fut ensuite organisé au sein des universités nouvelles de Berlin, Heidelberg, Bonn, Breslau et Munich et, à partir de là, propagé. Cette réforme coïncidait avec le déclin de l’ancien État allemand et avec la création des institutions nouvelles de l’époque napoléonienne ; c’est pourquoi elle élimina toute une série de vieilles universités et en créa de nouvelles. La réforme portait sur le statut de la faculté de philosophie : il s’agissait de lui ôter son simple statut de facultas liberalium artium, d’école humaniste préparatoire aux facultés proprement dites ou aux facultés supérieures, et de l’élever plutôt au rang de faculté de la seule science pure et vraie, de cette science qui [587] établit les principes de toute connaissance et de toute culture, à l’œuvre dans les sciences de la nature et dans les sciences de la culture, ainsi que dans la philosophie, qui dégage les principes de ces sciences. Cette faculté s’opposait ainsi aux facultés professionnelles, qui représentent les sciences simplement positives, orientées non pas vers la seule science mais vers la pratique. Cela éliminait, en principe tout au moins, les derniers vestiges de l’idée melanchthonienne d’université et brisait la domination de la théologie et de l’intérêt d’État ; ces deux dominations furent livrées aux principes généraux d’une science pure et sans préjugés. La réforme des universités supposait également une réforme de leurs écoles préparatoires, les gymnases : l’éducation de la classe sociale dominante fut fondée sur le néo-humanisme de Winckelmann et de Goethe, qui servit à inculquer une éthique humaniste et une mentalité scientifique ; cette éducation était également mise sous le signe d’un christianisme plus ou moins affirmé selon les cas. Les sciences concrètes et les langues modernes, que l’Aufklärung avait favorisées comme moyen de s’approprier la culture de l’Ouest, perdirent du terrain et furent reléguées surtout aux écoles techniques préparant à des professions de caractère purement pratique et technique. On s’efforça, jusque dans les écoles primaires et dans les écoles normales, de faire passer la culture nouvelle dans la chair et le sang du peuple, même si, bien sûr, on devait forcément rester plus près, ici, des aspirations plus simples de l’Aufklärung (Paulsen, Geschichte des gelehrten Unterrichts ; K. Schmidt, Enzyklopädie des Erziehungswesens ; Harnack, Geschichte der Preussischen Akademie, 1900).
[1] [Complément GS IV :] [849] Sous la pression exercée par la pure science de la nature sur les idéaux traditionnels, la pensée des Lumières avait mis au centre de ses préoccupations le problème de la nature et du matérialisme ; en outre, à cause de l’influence exercée par la critique subjective des institutions traditionnelles et des préjugés présents dans la politique, l’État et la société, elle avait également placé au centre la reformulation de l’éthique, ou le problème culturel. L’idéalisme allemand, essentiellement, a profité de la solution kantienne pour engager le problème du matérialisme sur une nouvelle voie [850] et pour élargir et approfondir le problème culturel éthique grâce à une extension poético-historique de l’horizon. C’est ainsi en joignant la solution apportée par Kant au problème du matérialisme et la formulation poétique du problème culturel, que la génération proprement dite des philosophes de l’idéalisme allemand a tenté de créer un nouveau centre de la pensée moderne. Parmi ses idées fondamentales, les plus saillantes sont celles de la productivité exclusive de l’esprit, du développement entendu en un sens téléologique idéaliste, et d’un lien entre la religiosité chrétienne et les idéaux culturels politiques, esthétiques et sociaux. Seuls Schopenhauer et les jeunes hégéliens firent de cette dernière idée une simple exception, puisqu’ils se sont soustraits à l’influence de la pensée chrétienne.
[2] [Complément GS IV :] [850] Toutes les constructions et tous les jugements politiques des Hobbes, Grotius, Pufendorf, Voltaire, Gibbon, Montesquieu, tous les récits de voyages et toutes les histoires coloniales des Lumières avaient pour seul but de débiliter les institutions et les jugements officiels et d’élaborer des figures qui soient normatives sur le plan politique et économique ; il y avait là bien peu de réflexions sur l’histoire spirituelle intérieure, et aucune considération à propos de l’immensité du réel qui, ne serait-ce que par sa richesse, devrait pourtant réjouir l’imagination et favoriser l’empathie. De même, la question des origines historiques et du commencement des institutions humaines n’avait servi elle aussi qu’à l’élaboration de figures normatives : on plaçait au début soit une norme qui avait déjà été réalisée, soit comme le faisait Voltaire une absence de civilisation qu’au terme de nombreuses errances la raison remplaçait par la normativité. On était encore loin de chercher les origines dans des pulsions inconscientes et poétiquement travesties de la raison.
[3] [Ajout ultérieur de l’auteur en marge :], partant d’un nouveau sentiment de la vie opposé à l’orthodoxie, au piétisme et à l’utilitarisme rationnel, …
[4] [Ajout ultérieur en marge :] Elle s’associait en outre à certaines idées apparentées de la spéculation leibnizienne. Ainsi apparurent les poètes-philosophes, qui ont compté également pour la philosophie.. Certes, le point important chez Lessing demeure le naturel et, quant à Herder, l’essentiel de sa pensée est entièrement original ; mais l’un et l’autre ont eu besoin de Leibniz pour clarifier leurs pensées. Ce sont eux qui ont vraiment mené à terme la pensée leibnizienne et qui ont donné aux éléments esthétiques et poétiques présents en elle des proportions globalisantes et une pleine efficacité philosophique. La philosophie nouvelle ainsi apparue n’a certes …
[5] En français dans le texte (ndt).
[6] [Ajout ultérieur en marge :] On peut parler, dans le même sens mais d’un point de vue inverse, de l’inconscient à l’oeuvre dans les grandes créations de l’esprit du peuple, dans les créations de l’esprit commun, dans celles des mythes, de la culture langagière et de la poésie : ces créations laissent voir, à l’oeuvre au sein des masses, des processus élémentaires qui, parce qu’inconscients ou à demi conscients, dépassent les individus et présentent les mouvements des collectivités. Cette représentation d’un esprit des masses et de créations collectives inconscientes intervient de manière non moins féconde et transformante que le concept individuel de génie sur la science historique : celle-ci doit alors se résigner à mainte obscurité, mais en retour elle se défait de l’étroitesse et de la pauvreté d’esprit propres aux manières de voir pragmatiques et atomistes.
[7] [Ajout ultérieur en marge :] … sa liberté à l’égard des Lumières, de leur raison universelle, de leur morale et leur religion naturelles …
[8] En français dans le texte (ndt).
[9] [Complément GS IV :] [850] Dès ce moment, et pour longtemps, on insista sur les seules réalisations esthétiques de l’Antiquité, ainsi que sur les réalisations scientifiques adjacentes, en accordant à tout cela valeur de norme : l’ordre insufflé à toute réalité pour en faire une oeuvre, le refus du sérieux de la religion au profit d’un imaginaire mythologique ludique et d’une sensibilité esthétique panthéiste, la limitation harmonieuse à la seule réalité sensible, la transfiguration de celle-ci par la beauté et la mesure. Quant aux éléments strictement scientifiques de la mécanique et de la science naturelle antiques, ils furent éclipsés par cette idéalisation poétique. Il en alla de même de la mystique, de la religion de salut et de l’éthique dualiste des Grecs, qui prennent leur source dans les couches profondes de la vie psychique antique.
[10] [Ajout ultérieur en marge :] qui fut plus tard caricaturée ou encore transformée en une doctrine d’esthétique philosophique, en particulier par les jeunes hégéliens, les Heine, Vischer et Strauss, qui raillaient le vieux Goethe …
[11] [Ajout ultérieur en marge :] dont l’humaine douceur remplace la condamnation du péché originel, proclamée jusque-là par le christianisme, et qui donc s’entend …
[12] [Ajout ultérieur en marge :] tandis que chez Kant et, à bien des égards, chez Goethe aussi dominait encore la conception individualiste fondamentale d’une rationalité universelle, partout la même, légitimée en tant que but final.
[13] [Complément GS IV :] [850] L’idée d’une raison suscitant et dominant le développement mais ne s’explicitant qu’en lui acquiert une importance centrale. L’optimisme de la plupart de ces penseurs les a dispensés d’opérer une séparation entre ce principe et le fondement naturel qui, souvent, contredit ce dernier en vertu de ses lois propres. Seuls Herbart et, de manière très exagérée, Schopenhauer, ont renoncé à l’optimisme.
[14] [Ajout ultérieur en marge :] ou une combinaison des deux …
[15] [Complément GS IV :] [851] Par tout cela, Schopenhauer, quoi qu’il en pense, a apporté lui aussi une contribution originale à la philosophie de la culture : il en a éliminé l’optimisme logique, il l’a rapportée, sur la base de la doctrine de la volonté, à des problèmes de psychologie raciale, et il a insisté sur les génies individuels et les races géniales, hors de la moyenne, ces guides dans la recherche du salut esthétique, moral et religieux. C’étaient non seulement les présupposés généraux du processualisme logique de Hegel qui se trouvaient par là révoqués, mais aussi la philosophie de la culture ; et la psychologie raciale, en l’espèce, se voyait placée devant de nouveaux problèmes et de nouveaux fondements, qui faisaient peu à peu leur chemin à côté des conceptions hégéliennes. … On trouve ici, à l’encontre de Hegel, la connaissance du caractère irrationnel, particulier et individuel de tout ce qui est historique ; mais parce que Schopenhauer en restait, quant à la métaphysique, au concept d’un universel dénué d’individualité, il en vint finalement lui aussi, en dépit de toutes ces suggestions, à considérer l’histoire [Historie] comme un simple « phénomène » et donc à la supprimer totalement comme quelque chose d’inessentiel.
[16] [Ajout ultérieur en marge :] ; en elle se sont donc préservées les conceptions téléologiques historiques propres à l’idéalisme allemand, après que les systèmes mettant en oeuvre une telle téléologie historique aient été eux-mêmes refoulés par la résurgence du rationalisme et de la vision du monde caractéristique de la science de la nature.
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