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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Sténio VINCENT, Discours prononcé par son Excellence le Président de la République M. Sténio Vincent au Cap-Haïtien le 27 novembre 1934. 25 pages. Une édition numérique réalisée avec le concours de Lunie Jules, sociologue, bénévole, Port-au-Prince, Haïti.

[1]

DISCOURS
prononcé par
Son Excellence le Président

STÉNIO VINCENT

AU CAP-HAITIEN
Le 27 Novembre 1934

Mes chers amis,

Notre rencontre d’aujourd'hui est presqu’accidentelle. Sans doute, j’avais toujours promis d’apporter moi-même l’hommage du Gouvernement aux mânes de Charlemagne Péralte ainsi que mon salut respectueusement ému à la mère stoïque et douloureuse qu’entoure, depuis longtemps, l’affection de tout un peuple. Mais il s’en est fallu de bien peu pour que, mes forces trahissant ma volonté, ce voyage fût différé. La besogne de ces derniers jours a été si particulièrement écrasante !... Et l’année elle-même, qui finit, si dure, si fourmillante de faits, si pleine d’Histoire !... Remontez-en donc le cours par la pensée et considérez un instant la somme d’événements qu’elle contient, — la somme d’efforts quotidiens et tenaces qu’il a fallu dépenser pour aboutir aux magnifiques résultats que vous connaissez...

Ces résultats demeurent le plus clair et le plus positif des témoignages. Peut-être y a-t-il des gens pour ne pas apprécier, à sa juste valeur, un tel témoignage. Que voulez-vous ? Dans notre monde politicien, où il y a de petites catégories à la fois féroces et ridicules, le dénigrement est délibérément systématique. C’est l’étoffe dont leur vie est faite. Non seulement, on ne proportionne pas l’effort accompli à l’importance du succès, mais on a [2] adopté une tactique plus simple. Elle consiste d’abord à minimiser l’effort, à l’infini, pour ne pas avoir à le reconnaître ou à le découvrir, — et ensuite — procédé beaucoup plus commode, — à le nier complètement.

Il y a mieux. Vous vous rappelez certainement comment, pendant mon séjour aux États-Unis où je m’étais rendu, au mois d’Avril de cette année, pour des entretiens nécessaires avec le Président Roosevelt et touchant les intérêts les plus vitaux de ce pays — entretiens, d’ailleurs, préalablement et diplomatiquement arrangés — on était allé jusqu’à souhaiter que le Chef de l’État subît les pires humiliations et qu’il ne rapportât de son voyage aucune réalisation d’ordre national. Les vœux ardents des patriotes — que dis-je, des patriotes ? — des super-patriotes, c’est-à-dire de ceux qui se croient aujourd’hui plus patriotes que tout le monde et qui, hier, étaient, pour la plupart, des annexionnistes ou des occupationnistes notoires, ces vœux incroyables qu’ils exprimaient publiquement un peu partout par le colportage des nouvelles les plus abracadabrantes, inventées de toutes pièces, et qui eurent même un écho inattendu jusqu’à la tribune de l’une des deux branches de notre Parlement, ces vœux ne furent heureusement pas exaucés. Et ce fut naturellement une grosse déception pour ces super-patriotes. Ils avalèrent une nouvelle fois leur bile et il en résulta, comme de justes, d’incurables jaunisses dans leurs rangs clairsemés...

Vous vous rappelez aussi comment le peuple de Port-au-Prince, debout comme un seul homme, à mon retour dans le Pays, fit une justice éclatante de ces attitudes regrettables, pour ne pas dire honteuses, par l’accueil incomparable qu’il réserva à l’Ambassadeur de la Nation haïtienne qui revenait de sa haute mission les mains assez pleines, et dont la seule présence à l’Etranger avait constitué pour notre cher petit Pays, constamment bafoué et presque perdu de réputation, une publicité extrêmement large et de bon aloi qu’il n’avait jamais connue.

Ainsi donc, pour quelques-uns, le Gouvernement n’avait eu qu’à se croiser les bras pour que toutes les alouettes de cette année, y compris celle de la Libération du territoire, lui tombassent, rôties et dorées à point, de notre beau ciel bleu. Il n’a eu qu’à [3] les croquer... Et même, à en croire ces beaux Messieurs, il a eu l’air de leur faire beaucoup d’honneur en les croquant... Et comme, pourtant, les faits sont indéniables — et qu’il a fallu quand même les enregistrer — on les mit seulement sur le compte des circonstances... et de la chance. Le Gouvernement n’avait pas soulevé une paille pour amener ces résultats, mais la chance lui avait encore une fois souri. C’est la chance qui avait agi pour lui.

Et des gens s’en allaient répétant :

— Quel homme veinard ! quel homme veinard !

L’homme veinard, c’était moi !

Je dois dire, cependant, qu’il m’est venu quelque réconfort, et du meilleur, au milieu de ces dépits et de ces injustices. J’ai trouvé quand même l’unanimité de mes amis de la Chambre des Députés pour proclamer « le tact et l’énergie que j’avais déployés pour faire triompher les desiderata de la Nation ». Je saisis cette occasion de les en remercier publiquement et de leur en exprimer ma plus sincère reconnaissance. C’est à la séance du 31 Août de cette année que, voulant consacrer, disaient-ils, par un Acte officiel et solennel, le vœu populaire, ils votèrent la Résolution qui déclare que le citoyen Président de la République a bien mérité de son pays. Au moins, ce jour-là, et grâce à mes amis de la Chambre des Députés, ma ration quotidienne de crapauds vivants fut considérablement diminuée...

Voilà donc comment se cuisine l’histoire politicienne. Eh ! bien, il y a d’autres petites histoires de la même famille qui se cuisinent à peu près de la même façon, avec, peut-être des sauces un peu plus longues... et plus épicées, — de véritables sauces malice, comme on dit dans notre savoureux créole...

En dehors du principal objet de mon voyage, si j’ai tenu cette fois, à venir au Cap, malgré mes fatigues, et les pluies fréquentes qui ont tant abîmé nos pauvres routes imparfaites, c’est aussi pour le plaisir, toujours nouveau, de vous voir... Car je pense beaucoup plus à vous que vous ne le croyez. Et l’un de mes rêves les plus chers, c’est de voir votre grande Cité historique reprendre son ancienne splendeur par le développement normal des belles ressources agricoles et autres de votre région. C’est pour [4] cela que j’ai sauvé de la ruine définitive qui les menaçait vos magnifiques monuments — pour que votre incomparable Citadelle et l’imposante grandeur de votre Palais de Sans Souci demeurent des attractions d’art et d’histoire, assurant ainsi, de votre côté, l’avenir de notre tourisme et les profits variés que nous pourrons en tirer.

C’est pour cela que j’ai fait entreprendre les travaux qui se poursuivent en ce moment même, pour l’achèvement de votre superbe Cathédrale dont les gloires du passé suintent encore à travers les vieux murs.

C’est pour cela que, sous mon impulsion personnelle, la Direction Générale des Travaux Publics a travaillé à améliorer sans cesse vos routes existantes, à en ouvrir de nouvelles de temps à autre, à effectuer, par ci par là, des travaux de drainage, à exécuter un programme de constructions de maisons d’écoles en commençant par celles de la Grande Rivière, du Trou, du Limbé, de Pilate, sans parler des agrandissements importants apportés à votre Ecole des Frères et des grosses réparations qui se font actuellement au marché Cluny.

Et c’est dans ce but aussi que, dès la semaine prochaine, réaffirmant ainsi notre sollicitude pour votre région, on ouvrira de nouveaux chantiers pour l’achèvement du drainage de Duplaa, pour augmenter l’alimentation d’eau potable de votre ville, établir les routes de Morne Rouge à la Plaine du Nord, de Carrefour Ménard à Dondon, du Limbé au Borgne, du Limbé au Bas de Limbé et du Quartier-Morin à Madeline...

Les ressources de l’État sont limitées. Leur extrême modicité ne nous permet pas d’aller bien loin dans l’ordre des réalisations matérielles. Nous faisons ce que nous pouvons. Nous sommes pleins de bonne volonté. Nous serions très heureux de faire davantage et mieux... Mais notre rendement ne saurait dépasser nos moyens. On semble l’oublier quelquefois. C’est ainsi qu’à la dernière session législative, il s’est trouvé un honorable parlementaire pour s’écrier très sérieusement, au cours d’une séance :

— ... Pourquoi donc le Gouvernement ne fait-il pas asphalter les routes de la République ?

[5]

Écrasé par cette demande, à la fois légitime et extravagante ; M. le Secrétaire d’État des Travaux Publics ne put s’en tirer que par un sourire, mais un sourire qui était toute une dialectique... Sa réponse fut reconnue satisfaisante, et l’on passa à l’ordre du jour.

En tout cas, je peux dire que depuis qu’il y a des chefs d’État haïtiens, et en mettant naturellement à part votre grand roi Christophe...

Excusez-moi, mes chers amis, j’allais commettre une petite vantardise devant vous. Vous savez bien que çà n’est pas dans mes habitudes...

Les affaires de l’État n’ont aucun rapport avec la thaumaturgie. Elles s’accomplissent dans l’ordre des possibilités humaines. Et les Gouvernements ne se meuvent que dans les faits et les réalités. Sans doute, les grands desseins et les projets splendides ne leur sont pas interdits. Mais ils sont obligés de les plier à la loi des circonstances, — des circonstances du moment. Et plus leurs vues sont larges et sincères, mieux ils voient les horizons qui limitent leurs perspectives et bornent leurs activités. C’est pourquoi il m’a toujours profondément répugné de berner mon peuple avec des mots ou des promesses irréalisables. J’ai constamment tenu à mériter sa confiance par la vérité, même quand cette vérité pouvait être exploitée contre moi par les adversaires à l’affût. La vérité, en somme, est la suprême habileté, en politique comme en tout le reste. J’en ai fait ma méthode et mon système. Et, croyez-moi, messieurs, je n’ai pas lieu de m’en plaindre, car c’est cette méthode sûre et ce système honnête qui ont maintenu, jusqu’à ce jour, la confiance du peuple dans mon Gouvernement, et qui lui assureront, jusqu’au bout, ce prestige et cette popularité qui découragent quelques-uns et exaspèrent certains autres... Les Gouvernements de demain ne pourront pas se passer d’une telle méthode et d’un tel système. C’est en les appliquant qu’ils bâtiront la nouvelle Histoire de ce pays que nous voulons, je le crois, si différente de l’autre... Pendant plus d’un siècle, en effet, ce sont les phrases grandiloquentes de nos élites responsables qui recouvraient de leurs atours le choc sanglant des ambitions, — c’est le romantisme fumeux des plus [6] creuses théories qui se substituait à notre impuissance ou à notre volonté d’organiser l’État d’une manière adéquate aux réalités et aux nécessités nationales, — ce sont des dynasties d’éloquences ou d’écritures calamiteuses qui régnaient, presque sans partage, sur ce malheureux pays, et l’ont abruti de misère et d’ignorance. Pendant plus d’un siècle, cette petite République antiléenne n’a résonné que du bruit de nos pathos et de nos ithos. Vous connaissez trop le résultat désastreux de ce torrent de paroles qui avait presque totalement submergé la nation. Tout ce verbe trompeur, prétentieux, passionné, vide, intéressé, s’était fait, dès le lendemain de notre première indépendance, massacre, incendie, pillage, guerre civile, misère, anarchie, et finalement, intervention étrangère.

En conscience, ne faut-il pas que cela change ? Aussi bien, lorsqu’on a regardé la situation de ce pays bien en face, la seule conclusion, la conclusion fatale, qui s’impose à nos réflexions, c’est que l’heure de la justice sociale a sonné, et que cette justice sociale ne peut se réaliser que par l’ordre et le travail, qui constituent fort heureusement, à l’heure actuelle, les plus réelles et les plus logiques aspirations de notre peuple.

Donc, travailler, c’est-à-dire produire. Tout est là, pour le moment. Les bases de notre production actuelle sont décidément trop étroites pour porter la charge de plus en plus pesante des besoins de l’État et de la société. Il importe de les élargir et de leur donner des fondations plus solides.

Notre petit budget, presque rigide, de six millions de dollars, plie déjà sous le fardeau des services publics, impuissants à donner le plein rendement qu’on pourrait attendre de leur organisation, faute précisément de moyens disponibles. Il ne suffit pas d’avoir des ingénieurs, des médecins hygiénistes, des agronomes, des directeurs d’instruction publique, etc. Il faudrait aussi que les ingénieurs pussent construire des routes, de véritables routes, et non pas seulement ouvrir des chemins vaille que vaille pour donner quelque apparente satisfaction aux populations qui les réclament d’ailleurs à grands cris, ces chemins, et s’en contentent, faute de mieux ; — il faudrait qu’ils pussent entreprendre des travaux de drainage et d’irrigation indispensables au [7] développement de notre agriculture, construire des wharfs et des quais, établir la voirie et l’hydraulique des villes.

Il faudrait que notre Service d’Hygiène pût augmenter le nombre de ses dispensaires, les pourvoir de médicaments, compléter l’aménagement de nos hôpitaux, en établir d’autres, effectuer les travaux divers d’assainissement qu’exige partout le maintien de la santé publique.

Il faudrait que le Service de la Production Agricole pût avoir une équipe plus imposante d’agents agricoles, multiplier ses centres d’expérimentation, établir des plantations modèles de manière à promouvoir les cultures reconnues propres à chaque région et à diversifier ainsi notre production.

Il faudrait que l’administration de l’instruction publique pût entreprendre la construction de maisons d’écoles rurales et urbaines, les équiper comme il convient et délivrer les instituteurs de leurs salaires de famine.

Voilà des besoins indispensables. Il faudrait y satisfaire. Mais avec quoi ?...

Je souris quelquefois lorsque j’entends mener grand bruit, dans la presse ou à la tribune, à propos de l’équilibre du budget, comme s’il s’agissait d’une de ces graves questions extrêmement complexes qui préoccupent actuellement les grands pays dont l’organisation économique et financière a été si profondément troublée par la crise mondiale. Evidemment, le budget de l’État doit être équilibré. C’est une nécessité classique. J’ajoute que nous y sommes tenus, et jusqu’à nouvel ordre, par une obligation internationale. Aussi, le Gouvernement est-il obligé de veiller à ce qu’aucune inscription de dépenses, même utiles, ne vienne détruire l’équilibre budgétaire, et de le rétablir aussitôt, lorsque, d’une manière ou d’une autre, il se trouve rompu.

Mais la question ne me parait nécessiter ni cette débauche d’encre, ni ce flux de paroles, l’équilibre de notre budget étant, par la force même des choses, presque automatique.

En effet, de quoi se compose-t-il, notre misérable petit budget de dépenses ? Jetez-y un simple coup d’œil et vous verrez, comme moi, qu’il est composé d’éléments extrêmement simples et auxquels on ne peut guère toucher. Des six millions et quatre cent [8] mille dollars qui en forment environ le total, il y a déjà deux millions ou à peu près pour la Dette publique. Et de ce qui reste, il faut compter plus de quatre millions de dollars répartis en indemnités, appointements, pensions, subventions et autres menues dépenses obligatoires... De telle sorte que nous ne disposons annuellement que de quatre ou cinq cent mille dollars à peine pour pourvoir à tous les besoins dont nous venons de parler. Ce n’est certainement pas la dixième partie de ce qu’il faudrait.

— Je trouve merveilleux, me disait fort judicieusement, un étranger de marque, ce qu’on arrive à faire dans ce pays avec si peu d’argent...

LA QUESTION
DE LA FIGUE-BANANE


Il nous faut donc faire de l’argent, le plus d’argent possible, pour rencontrer au moins nos besoins les plus urgents. Tout se ramène à cela, tout, y compris même le développement de notre instruction publique, cheval de bataille séculaire de ces démagogues impénitents, à court de vues pratiques, et qui ne grimpent périodiquement sur cette vieille haridelle fourbue que pour la traîner, de temps en temps, à l’assaut de vagues électeurs non avertis... Ce n’est pas, en effet, avec des mots qu’on construira nos maisons d’écoles, qu’on relèvera le salaire des instituteurs, qu’on fera venir dans ce pays les techniciens de l’enseignement dont le concours nous est encore nécessaire, et qu’on mettra notre population scolaire à même de profiter de l’éducation primaire que l’État est tenu de lui assurer. Ces choses-là ne se font qu’avec de l’argent. Et tout progrès, en général, est fatalement lié à des questions d’argent, à la valeur des ressources d’un pays. C’est comme cela, mes chers amis, et nous n’y pouvons rien.

Et comme, malgré une formule inexacte à laquelle on a fait naguère un sort dans notre milieu, il ne saurait y avoir d’État riche dans un pays pauvre, il s’ensuit que c’est plutôt la fortune des citoyens qui fait celle de l’État. Or, la fortune privée est en fonction de la production organisée, diversifiée, et intensifiée, de l’échange normal des produits, et des principaux facteurs qui conditionnent, en général, la production et l’échange, c’est-à-dire la paix, l’ordre et la stabilité gouvernementale.

[9]

C’est un peu aussi, c’est même beaucoup, pour me permettre de vous rappeler ces vérités primordiales que je suis venu au Cap. Et, à ce sujet, j’avais peut-être plus le désir de vous parler que vous n’aviez certainement celui de m’entendre. Un incident récent, que quelques intéressés ont voulu grossir démesurément, me paraissait justifier l’utilité de ma démarche. On m’avait pourtant dit — que ne dit-on pas ? — on m’avait même écrit d’ici : « ...Ne venez pas. On vous prépare, non pas seulement un accueil glacial, mais une bonne provision de pommes cuites... ou plutôt de figues-bananes pourries... On tenait, paraît-il, à me signifier, sous cette forme alimentaire et en me cassant tout ce sucre sur la tête, que j’avais perdu la confiance d’un certain nombre de mes bons amis du Cap, et que tout le mal venait précisément de cette figue-banane dont quelques-uns tiraient leur petite patate...

Il y a eu, certainement, un malentendu, puisque c’est, au contraire, pour assurer la patate de tout le monde, et surtout la patate même du pays, que mon Gouvernement a pris en mains, depuis plus de deux ans, l’affaire de la figue-banane pour en organiser, comme il convient, et la production et le commerce. C’est ce malentendu que je vais essayer de dissiper devant vous.

C’est peut-être l’occasion de souligner, en passant, un travers de chez nous qui ne saurait se perpétuer sans constituer, dans l’avenir, un réel danger social et politique.

Trop de nos concitoyens, qui veulent passer pour des informateurs éclairés et des critiques avertis, ne se donnent même pas la peine de comprendre les affaires parfois les plus importantes avant de porter leur jugement tranchant et sans appel. Au moins, s’ils cherchaient à se renseigner à bonne source, ils seraient en mesure de connaître la vérité et de s’y conformer. Certains préfèrent les racontars qu’ils recueillent de droite et de gauche. D’autres ont, sans doute, intérêt à fonder sur les ragots leur documentation supposée. D’autres encore colportent eux-mêmes les fausses nouvelles qu’ils ont fabriquées et les renseignements inexacts qui sont de leur crû, sans oublier, bien entendu, les petites infamies dont ils agrémentent le tout...

[10]

Quelle a été — et quelle est encore la position du Gouvernement dans cette affaire de figues-bananes, considérée du seul point de vue de l’avantage économique qui peut en résulter pour nous ?

Ce qui préoccupe le Gouvernement, c’est l’avenir de la production de la figue-banane, et, dans notre situation économique actuelle, l’urgence qu’il y a à l’organiser et à la développer de manière qu’elle constitue désormais une nouvelle source de richesse et de prospérité pour ce pays. Pour y arriver, nous avons été, et nous sommes toujours disposés à passer avec les Compagnies intéressées des contrats où, en retour d’avantages spéciaux qui leur seraient accordés, elles s’engageraient, dans les régions où devraient s’exercer leurs activités, d’abord à acheter et à exporter toutes les figues bananes standard des dites régions, et ensuite à apporter, sous certaines conditions, une aide qui assure aux planteurs, aux petits planteurs paysans surtout, une production régulière et profitable.

Etant donné que tout est spécial et délicat dans cette industrie, —production, coupe, manipulation, transport et commerce — et que les conditions des marchés de consommation exigent un soin spécial dans la présentation du produit, le contrôle et la réglementation du Gouvernement s’imposent ipso facto pour l’application de méthodes de cultures et le bon fonctionnement de rouages commerciaux adéquats qui, seuls, peuvent garantir des récoltes exportables et utilisables.

Il suffit de se rappeler que la figue banane est une denrée éminemment périssable, et qu’elle doit être vendue dès qu’elle est à point, sous peine d’exposer le planteur à une perte totale, pour se convaincre de la nécessité de ne pas en livrer le commerce aux seules convenances d’acheteurs qui seraient libres d’acheter ou de ne pas acheter, qui seraient libres même de s’entendre pour acheter ou ne pas acheter, ou qui, agissant au seul gré de leurs intérêts, se livreraient entre eux à une lutte effrénée lorsque les marchés sont favorables, ce qui n’aurait d’autre effet — et un effet désastreux — que de favoriser l’exportation des bananes de qualité inférieure, de jeter ainsi le plus fâcheux discrédit sur le produit du pays, et de rendre, par conséquent, la vente de ce produit malaisée ou impossible lorsque les marchés seraient moins [11] avantageux. De là, la haute utilité d’organisations spécialisées et responsables, qui n’exposent pas nos planteurs et notre produit aux risques graves que je viens d’indiquer, et qui permettent à la banane nationale de lutter honorablement avec celle des autres pays sur les marchés du monde où, déjà, la surproduction est redoutée.

Et c’est bien ce que le Sénat de la République a compris lorsque, en me transmettant ses suggestions votées à l’unanimité, « pour en tirer tel parti que je jugerais convenable », il a autorisé le Gouvernement à s’entendre avec la Compagnie maritime et fruitière qui, offrant les meilleurs avantages aux planteurs, se chargerait d’acheter et d’exporter toutes les figues-bananes dans une ou plusieurs régions du pays, et à accepter, contre la garantie d’un fret mort, l’obligation de cette Compagnie d’acheter et d’exporter la quantité de régimes standard de figues-bananes qui se trouverait à quai dans les conditions loyales et marchandes.

Et lorsque l’un de vos Sénateurs, mon ami, le Dr Price Mars, intervient dare-dare pour interpréter tout seul l’autorisation sénatoriale et en révéler l’esprit à ses électeurs, il me semble que son habitude de se pencher sur des textes ésotériques lui a fait confondre le style clair et précis des considérants et des articles libellés par ses honorables collègues avec quelque tablette aristotélique. Préoccupé, sans doute, d’effectuer, à cette occasion, quelques utiles rafraîchissements de lisières, le distingué Sénateur oublia d’éclairer sa lanterne en indiquant 1° en vertu de quel mandat il a cru devoir parler au nom du Sénat, et 2° les clauses du contrat signé par le Gouvernement avec la Haytian Fruit and Steamship Company qui lui paraissent en contradiction avec la décision formulée le 3 Septembre de cette année par le Grand Corps, et bientôt suivie d’une Résolution, plus large encore, de la Chambre des Députés.

Heureusement que l’oncle ne parla pas toujours ainsi et qu’il a accoutumé, depuis longtemps, ses nombreux auditeurs à des démarches plus sereines de son esprit...

Une autre raison pour laquelle la production et le commerce de la figue-banane ne peuvent pas échapper au contrôle protecteur du Gouvernement, c’est la situation même de ce produit et [12] les conditions particulières auxquelles sa production et son commerce se trouvent assujettis.

Trois grandes Compagnies exploitent actuellement 90% de la production mondiale de la banane : La United fruit, la Standard fruit et la Jamaica Producers Association. Les deux premières ont partie liée, et la troisième est indépendante. Notre banane n’intéresse pas en ce moment ces Compagnies, je parle surtout des deux premières que comme appoint, pour combler le vide laissé par deux ou trois pays de l’Amérique centrale qui leur fournissent de la banane en grande quantité, mais dont la production se trouve maintenant arrêtée par suite de cyclones, de grèves ou de panama disease. C’est dire qu’elles sont indifférentes à toute production organisée et permanente chez nous, et que la Standard, notamment, n’avait fait irruption sur notre marché, hier encore dédaigné par elle, que pour prendre, à tout prix, la figue-banane disponible et nous laisser en plan à la première occasion, et sans autre forme de procès. Elle a d’ailleurs, en Haïti une petite histoire qui n’est pas banale et que je vais vous dire. Car je tiens à vous renseigner le plus complètement possible, et à vous montrer que, dans cette affaire comme dans toutes les autres, nous n’avons agi et nous n’agissons que dans l’intérêt de notre pays.

Les simples individus sont assurément excusables de ne considérer que leurs intérêts particuliers, leurs intérêts du moment, et d’y conformer tous leurs mouvements ou toutes leurs activités. Mais un Gouvernement a d’autres devoirs. Il est placé pour avoir de l’avenir dans l’esprit, prévoir toutes les calamités dont son peuple est susceptible d’être la victime tôt ou tard et le protéger contre lui-même, contre ses emballements inconsidérés ou ses incompréhensions même agressives.

Il y a un peu plus de deux ans, un vice-président de la Standard arrive à Port-au-Prince et nous soumet, après quelques échanges de vues avec le Gouvernement, un projet de contrat pour l’exploitation de la figue-banane. Il repart quelques jours après, en promettant de revenir le plus tôt possible pour la discussion du projet. Mais il ne revient pas et ne donne plus signe de vie. Je ne me décourage pas. Je continue cette sorte d’apostolat que [13] j’avais commencé quelques mois auparavant en faveur de la culture de la figue-banane. Tout le pays s’enthousiasme pour l’affaire. M. Brignac se présente dans l’intervalle et nous demande de considérer un nouveau projet. Nous l’étudions, nous le discutons et nous le signons. Le projet est voté à la Chambre presqu’à l’unanimité. Il passe au Sénat où il est rejeté à une stricte majorité d’une voix, malgré le vœu nettement exprimé de tout le peuple qui travaille. La politique avait joué, là encore, son jeu macabre. On avait sacrifié, sans sourciller, un intérêt général réel, parce qu’il y avait alors un Ministre dont la tête ne plaisait pas à un honorable Sénateur. Sans cet incident malencontreux qui témoigne d’ailleurs hautement de la beauté du régime, nous aurions aujourd’hui des récoltes de plus d’un million de régimes. Mais passons. Pendant ce temps-là, on avait quelque peu planté, surtout dans le Nord-Ouest, et déjà on commençait à exporter de temps en temps, et comme on le pouvait, quelques centaines de régimes. Les expéditeurs éprouvent plutôt des mécomptes dès le début de l’affaire. Ces mécomptes se répètent et menacent de décourager planteurs et acheteurs. Non seulement les procédés de culture, de coupe, de transport local, de manutention, laissent beaucoup à désirer, mais les bateaux affrétés ne sont pas aménagés pour le transport des fruits, et notre banane arrive à New-York... en bouillie... Le Gouvernement reçoit du Nord-Ouest les doléances les plus pressantes. Les planteurs s’impatientent. Les acheteurs veulent jeter le manche après la cognée. On demande des bateaux fruitiers. Les récoltes sont plus abondantes. Le fret est donc assuré. Pourquoi une Compagnie maritime ne s’intéresserait-elle pas à notre figue-banane ? Pourquoi ? Car les livraisons seront bientôt importantes. On promet cinq mille, dix mille, jusqu’à quinze mille régimes même par semaine. C’est quelque chose.... Et pourtant personne ne vient. Faut-il renoncer à cette culture qui semble avoir tant d’avenir, qui a fait l’objet d’une propagande si opiniâtre, si intense, de la part du Président de la République lui-même ?....

À cette époque, les expéditions, dans le Nord, étaient encore assez irrégulières et plutôt insignifiantes. Avouez, mes chers [14] amis, que votre banane actuelle est une banane de hasard, qui a poussé dans les mornes à votre insu, qu’il n’y a presque pas encore de plantations de bananes dans vos plaines, et que les plus surpris de cette avalanche de régimes qui vous tombait là, comme une manne, il y a quelques jours, c’était encore vous....

Entre temps, je voyage aux États-Unis. Les démarches émouvantes des planteurs du Nord-Ouest ne quittent pas ma pensée. Je demande une entrevue au Président de la Standard. Il vient me voir à l’Hôtel. Je le prie d’envoyer quelques bateaux pour prendre cette figue-banane haïtienne qui attend, ou plutôt qui ne peut pas attendre... Pourquoi sa Compagnie ne va-t-elle pas en Haïti où elle pourrait promouvoir la nouvelle culture et y trouver des avantages certains ?

— La banane d’Haïti ne nous intéresse pas, me répondit Mr. Dantoni, Président de la Standard Fruit....

Un de nos fonctionnaires américains assiste à cette conversation. Il a entendu la réponse de M. Dantoni. Que faire ? On ne peut plus compter sur la Standard. Quant à la United, on se rappelle comment elle avait fait dire froidement par un de ses experts, délégué à cette fin, que le terroir haïtien ne convenait pas à la culture de la figue-banane.

Il avait fallu faire vérifier cette déclaration extraordinaire qui nous avait tous abasourdis. Le Gouvernement américain, avec la meilleure grâce du monde, met un de ses experts officiels à notre disposition. Mr. Ziteck, — c’est le nom de ce technicien — voyage dans nos campagnes, étudie notre sol et renverse d’un coup l’expertise, si on peut l’appeler ainsi, de la United.

Jamais, déclara-t-il, un terroir n’a mieux convenu à la figue-banane que le terroir haïtien.

Je reviens des États-Unis. Je suis déjà guéri du choc Dantoni. Je continue à chercher avec confiance. Bientôt, je suis en communication avec la West India Fruit, de Norfolk. J’échange de longs télégrammes avec le Président de cette compagnie. Je lui demande de se dépêcher de venir parce qu’il y a une bonne place à prendre. La West India Fruit est bientôt chez nous, avec un de ses bateaux. C’est une Compagnie modeste, mais honnête et [15] sérieuse. Les renseignements sur son compte sont bons. Après quelques échanges de vues sur la situation, la Haytian Fruit, Société anonyme haïtienne, est constituée. Le Gouvernement signe avec cette Société le contrat que vous connaissez et où tout est prévu, sous le haut contrôle du Gouvernement, pour intensifier notre production et protéger le planteur haïtien.

Mais cette Compagnie qui avait répondu à l’appel pressant du Gouvernement à un moment critique, avait à peine pris son premier chargement que la Standard surgit comme une trombe. Un de ses agents arrive en toute hâte de Cuba, se précipite dans le marché, hausse artificiellement les prix, refuse de s’intéresser à notre production, ajourne indéfiniment l’entente que l’Administration lui propose pour l’exploitation d’une autre zone du territoire, accroche à lui quelques intermédiaires haïtiens fanatisés à souhait, et, malgré tous les avis qui lui sont donnés, se met finalement en rébellion ouverte contre un acte officiel de l’Administration haïtienne. Vous savez le reste.

Eh ! bien, Messieurs, il faut que je vous dise toute ma pensée, toute la pensée de mon Gouvernement. Tant que j’aurai la haute autorité que je détiens de la confiance des populations, aucune de ces grandes compagnies fruitières ne pourra s’introduire en Haïti sans que, au préalable, ses activités soient réglées et nettement déterminées. J’ai conscience d’épargner ainsi à mon Pays une occupation pire que l’autre, celle dont nous avons eu déjà tant de peine à nous débarrasser, parce que, — résultat précisément de cette concurrence malsaine que prônent encore quelques personnes attardées, et qui est souvent la voie la plus sûre pour aboutir au plus affreux des monopoles — elle nous condamnerait, pour longtemps, à une sorte d’esclavage économique bientôt suivi, très probablement, d’un esclavage politique, contre lesquels mon devoir le plus sacré est de prémunir le peuple haïtien.

LE CONTRAT DE BANQUE

Il y aurait peut-être encore beaucoup à dire à propos de figues-bananes. Mais j’ai hâte de vous parler de quelques autres questions qui ont fait l’objet de l’activité gouvernementale dans le [16] courant de cette année et sur lesquelles il me paraît nécessaire de vous donner aussi quelques informations utiles.

Nous avons trop pris la mauvaise habitude de romancer comme à plaisir nos affaires en cours pour que le Gouvernement ne s’emploie pas, quand il en a l’occasion, à faire pénétrer dans vos esprits un peu de lumière et de vérité en ce qui les concerne. Et à ce point de vue, ce qu’on appelle le contrat de Banque ne diffère pas beaucoup, ma foi, de la figue-banane. On y a fait prédominer le même esprit de confusion et d’erreur, et les intéressés — qui ne sont peut-être pas toujours ceux qu’on pense — ont apporté ici une telle maîtrise et une telle subtilité dans l’art d’embrouiller les choses que le grand public parait encore n’y rien comprendre.

L’un des heureux résultats de mon voyage aux États-Unis, en avril dernier, c’est, vous le savez, d’avoir trouvé avec le Président Roosevelt, à la faveur de circonstances spéciales et dans des conditions particulières dont il convenait de profiter avec un patriotique empressement, une solution satisfaisante du problème que le contrôle financier exercé dans notre pays par le Gouvernement des États-Unis posait, avec ses irréductibles données, devant l’opinion mondiale et devant la conscience des deux Chefs d’État, animés du sincère désir d’y mettre fin, d’un commun accord, et d’abroger le Traité de 1915.

En principe, cette solution comportait la renonciation du Gouvernement des États-Unis à son contrôle financier de caractère politique, moyennant qu’un contrôle technique, jugé suffisant pour la garantie contractuelle des porteurs de l’emprunt de 1922, fût organisé dans l’intérêt commun des parties en cause, jusqu’au remboursement ou au rachat anticipé de cet emprunt.

En fait, cette solution pratique consistait pour le Gouvernement haïtien, d’accord avec le Gouvernement des États-Unis et la National City Bank of New-York, à acheter de la National City Bank of New-York la Banque Nationale de la République d’Haïti et à l’organiser de manière à assurer son fonctionnement régulier comme banque commerciale et trésorière de l’État haïtien, sous le contrôle du Gouvernement avec la participation des représentants autorisés des créanciers.

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Un point d’extrême importance : la participation des créanciers étrangers au contrôle de la Banque devenue propriété exclusive de l’État haïtien, pouvait durer de 8 à 10 ans au maximum ou cesser à tout moment dans l’intervalle, si les conditions du marché des capitaux à l’étranger permettaient à l’État haïtien de rembourser par anticipation le solde de l’emprunt de 1922, soit au moyen d’un emprunt de conversion, soit par suite de toute autre opération financière tendant à ces fins si hautement désirables.

L’achat et l’organisation de la B.N.R.H. sur cette base utile, c’est la suppression des fonctions du Représentant fiscal et la fin du contrôle financier exercé par le Gouvernement des États-Unis. Et avec l’évacuation du territoire par les troupes américaines et l’abrogation du traité de 1915, c’est la liquidation définitive et complète de tout le régime antérieur et le rétablissement de la souveraineté intégrale de la République d’Haïti.

Le contrôle technique envisagé dans le contrat de vente de la Banque paraît être d’autant plus acceptable qu’il n’a plus aucun caractère politique et est librement consenti entre les parties intéressées pour une durée limitée et dans leur intérêt commun.

Que des personnes qui n’ont pas pris la peine de comprendre le caractère, les clauses et conditions du contrat, allèguent qu’un tel contrat viole la souveraineté financière de la République d’Haïti, blesse la dignité Nationale, l’on conçoit aisément que ces personnes se livrent ainsi, par erreur ou insuffisance d’information, à des critiques sans fondement qui, à la moindre réflexion, tombent d’elles-mêmes et, en tout cas, ne résistent pas à une analyse même superficielle du contrat.

L’on conçoit également que des critiques, s’inspirant d’impressions inexactes, se trompent de bonne foi et induisent en erreur ceux qu’ils devraient plutôt éclairer. Quoi qu’il en soit, une erreur reconnue peut toujours être avouée sans fausse honte, et réparée de bonne foi.

Ce qui est moins excusable, c’est la méprise volontaire, et ce qui est condamnable, ce sont les conséquences calculées d’une erreur volontaire, conséquences qui peuvent être bien graves, [18] lorsque, par suite d’une pareille erreur, une mesure d’intérêt national proposée par le Gouvernement est dénaturée ou repoussée.

Depuis le mois de mai dernier, mon Gouvernement a présenté à la sanction des Chambres un contrat de vente de la B.N.R.H. destiné à mettre un terme au contrôle financier du Gouvernement des États-Unis en Haïti. Ce contrat, dont les clauses et conditions s’expliquent d’elles-mêmes et ont été abondamment expliquées au surplus dans les échanges de vues qui ont eu lieu au Palais National, dans les journaux, dans les discussions qui se sont déroulées tant devant la commission qu’à la Tribune de la Chambre des Députés, ce contrat a été d’abord assez malencontreusement modifié, malgré tous les éclaircissements officiellement donnés par le vendeur sur tous les points qui avaient pu paraître obscurs. Puis, il a fait l’objet, tout juste à la clôture de la dernière session législative, d’un rapport.... préliminaire de la commission du Sénat. Et ce rapport — sur lequel le Sénat, il est vrai, n’a pas statué — traite de haut le contrat, de si haut qu’on croirait que son adoption n’aurait qu’un effet, celui de substituer, à la dictature financière exercée par le Gouvernement des États-Unis, la dictature financière encore plus humiliante et plus attentatoire à la dignité nationale d’un conseil d’administration composé en majorité d’étrangers. Ce rapport préliminaire dit cela entre beaucoup d’autres choses.

Mais voici qu’il est arrivé de New-York et de Washington, la nouvelle, plutôt inattendue, qu’il a été proposé comme une modification de nature à rendre le contrat acceptable, que l’État haïtien n’achète la B.N.R.H. qu’à la condition de laisser, en permanence, l’administration de cette Banque, devenue propriété de l’État, à qui, pensez-vous ?... à la National City Bank of New-York.

La différence essentielle entre le contrat ainsi modifié et le contrat originaire, c’est que la Banque haïtienne, administrée par la City Bank, serait entièrement et pour toujours administrée par des étrangers, tandis que, administrée par le conseil d’administration institué par le contrat originaire, elle ne serait que [19] temporairement administrée par un conseil temporairement mixte et temporairement composé d’une majorité d’étrangers.

Si cette différence essentielle a une signification quelconque, elle veut dire que le contrat signé et déposé par le Gouvernement, est préférable, et infiniment plus supportable que la tutelle ou la dictature permanente de cette National City Bank of  New-York qui passe pour avoir été, pendant près de vingt ans, un des plus importants facteurs de la politique impérialiste américaine....

On dit, st non peut-être sans quelque raison plutôt humiliante, mais raison quand même, on dit que si la Banque Nationale de la République d’Haïti est remise aux mains des Haïtiens, ils ne tarderont pas à y faire entrer la politique, — notre politique — exposant ainsi l’établissement à tous les déboires. Je dois dire que je ne suis pas très loin d’en convenir, puisque je sais, comme tout le monde, que la politique, en Haïti, est comme la muscade classique et qu’on en met partout. On en a bien mis dans la figue-banane, pourquoi n’en mettrait-on pas dans le contrat de Banque ?

Aussi bien, dans la pensée du Gouvernement — et puisqu’il est établi que la Banque est une bonne affaire, puisque les statistiques montrent que, bon an mal an, elle rapporte un profit net de trois cent mille dollars environ, sans compter son privilège d’émission, — les haïtiens ne devraient à aucun moment, endosser tout seuls la responsabilité de son administration. Le Gouvernement devait s’en servir immédiatement comme d’un appât très sûr pour amener quelque groupe de banquiers à nous consentir, un jour ou l’autre, une opération d’envergure qui nous permettrait de rembourser l’Emprunt de 1922 et d’exécuter un important programme d’équipement économique pour assurer définitivement le développement des ressources du pays.

Et en attendant ce résultat heureux, nous avions pris toutes les précautions pour obvier précisément à l’inconvénient que je rappelais tout à l’heure, en arrangeant le Conseil d’Administration pour qu’il y eût toujours, dans cet organisme spécial et jusqu’au remboursement de l’emprunt à son rythme contractuel, quatre étrangers contre deux haïtiens, — ce qui constitue bien, il me semble, le barrage réclamé contre les influences de la politique....

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Et ce qui causa les principales difficultés rencontrées par le contrat, c’est qu’il y a eu et qu’il y a encore des gens intéressés à empêcher la vente convenue entre la National City Bank et le Gouvernement haïtien, vente dont le Gouvernement américain reconnaît les modalités comme suffisantes pour retirer son contrôle financier. En effet, tandis qu’on déclarait officiellement, au nom des vendeurs et selon leurs instructions, que la Banque était une excellente affaire, tandis qu’on déballait les statistiques les plus précises pour le prouver et qu’on avait l’air d’engager fortement le peuple haïtien à réaliser l’opération, on disait, en même temps, sous le manteau de la cheminée, ou bien l’on faisait répandre, avec une habileté incroyable, que cette opération était une mauvaise affaire et que les haïtiens n’avaient aucun intérêt à la conclure. Et ce poison, distillé goutte à goutte dans l’esprit public, y jeta une confusion telle qu’on est allé dans une bonne partie de l’opinion, jusqu’à douter de la sincérité du vendeur.

Il en résulte qu’il n’y a rien de changé dans cette affaire, que les récents voyages aux États-Unis n’ont pas modifié la situation d’un iota, que la proposition de faire administrer notre Banque par la National City Bank ne peut pas être acceptée par le Gouvernement haïtien, et que le seul fait nouveau qui puisse être de quelqu’intérêt, à ce sujet, c’est la confirmation faite à Washington, devant un éminent leader de l’opposition, mon vieil ami le Sénateur Pradel, de la déclaration contenue dans le Message que le Président Roosevelt me fit l’honneur de m’adresser le 13 août dernier, à savoir que le plan actuellement sous considération est la dernière limite que le Gouvernement américain peut atteindre pour mettre fin à son contrôle financier en Haïti, sans heurter ses obligations envers les porteurs de l’Emprunt de 1922.

Telle est la situation.

Donc, pour le moment, de deux choses l’une : ou bien nous acceptons, dans ses lignes essentielles, le plan actuel qui substitue au contrôle financier du Gouvernement américain un contrôle technique donnant satisfaction aux porteurs de l’Emprunt, — ou bien c’est le statu quo, — c’est-à-dire la continuation du contrôle financier exercé par les agents du Gouvernement de Washington.

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La question, à ce dernier état, me paraît assez grave pour laisser encore aux Assemblées responsables appelées à décider en parfaite connaissance de cause, le temps de nouvelles et plus mûres réflexions.

TOURISME

Initiatives du Gouvernement
en vue de le promouvoir.

Tout le monde s’est rendu compte de l’intérêt évident et croissant que, depuis deux ou trois ans, l’on porte à notre Patrie tant en Europe que dans les deux Amériques.

Sans doute, certaines bonnes gens affectent-elles de croire que ce n’est que le fait d’un bienfaisant hasard dont nous bénéficions, comme de la beauté de nos paysages ou de la clarté bleue de notre ciel. Eh ! bien, non. L’attention de plus en plus intense, et surtout, de plus en plus sympathique que l’on porte à notre contrée, est l’un des résultats patents de la politique de progrès de mon Gouvernement.

J’ai toujours compris que si nous étions tellement méconnus, ce n’est que parce que nous n’étions pas suffisamment connus, et que, emmitouflés dans notre vaniteuse dignité, nous ne faisions rien pour l’être. Et c’est cela qui permettait aux commerçants de la plume de se tailler de faciles petits succès de scandale, au détriment d’un pays qu’il ne suffisait que de couvrir de calomnies et de ridicule pour paraître avoir du talent. Tout cela est bien fini, et je considère ce résultat, — banal en apparence, — comme une des plus heureuses réalisations de mon Gouvernement.

Dès mon arrivée au Pouvoir, j’ai tout mis en œuvre pour attirer parmi nous des touristes de bonne foi. J’ai même payé de ma personne, malgré mon titre de Chef d’État, me disant que c’est encore servir son Pays que de faire, à son profit, abnégation de sa personnalité. Et, lorsque, croyant peut-être me faire injure, on a voulu que je fusse, lors de mon dernier séjour aux États-Unis, un commis-voyageur, on ne s’était pas mépris de beaucoup. Je suis fier d’avoir été ce commis-voyageur qui a décuplé, que dis-je, centuplé, le nombre de visiteurs sympathiquement intéressés par notre climat merveilleux et nos coutumes originales, par nos produits ou même notre littérature.

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Aucune manifestation susceptible de faire penser à nous ne m'a trouvé indifférent. C’est ainsi que j’ai fait le meilleur des accueils à de nombreux journalistes, à des éditeurs de Revues et de Magazines qui, déjà, ont consacré des études aussi fouillées que bienveillantes sur notre Pays, de même que j’ai accepté la proposition de faire participer les produits de notre sol et de nos petites industries, pour une période de trois ans, à l’Exposition célèbre de Tampa (Floride), exposition qui reçoit, chaque année, la visite de près de deux millions de touristes.

M. Georges Lion fera bientôt, à la radio de la Tour Eiffel, une série de conférences sur Haïti. Je viens de déléguer un de nos professeurs, Me. Clovis Kernizan, Docteur en Droit de la Faculté de Paris, pour assister à la soutenance de la thèse de M. Renaud, qui a choisi à cet effet, un sujet de droit Haïtien. J’ai d’ailleurs préfacé son beau travail. Je crois que cette acceptation de l’invitation officielle de l’Université de Paris à l’Université d’Haïti ne peut qu’attirer davantage sur nous l’attention des intellectuels français.

Les moyens dont je dispose sont modiques. Mais je les emploie à bon escient. Et si, pour rendre la réciproque à certains Pays de l’Amérique Latine, je ne puis encore accréditer auprès de leurs Gouvernements respectifs des missions permanentes, du moins, ai-je décidé, — et cela se fera tout de suite, — de confier une mission de « bonne volonté » à un ou deux diplomates Haïtiens qui se rendront dans quelques-unes des belles capitales de l’Amérique Latine, ce qui accroîtra, et à notre plus grand bénéfice, l’intérêt vraiment extraordinaire que, grâce à notre politique, inspire actuellement notre beau Pays.

TRAITÉ DE COMMERCE
AUX ÉTATS UNIS


Au moment où je vous parle, les pourparlers que nous avons engagés, il y a quelques mois, avec le Gouvernement des États-Unis, en vue d’un traité de commerce entre les deux pays, — continuent dans un esprit de compréhension mutuelle qui permet d’espérer que nos négociations aboutiront bientôt à un traité réciproquement avantageux.

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Ce sera un de ces accords bilatéraux préconisés par le Gouvernement des États-Unis, en conformité de sa nouvelle politique tendant à abaisser par ce moyen les barrières qui entravent le commerce international.

Depuis longtemps, les États-Unis nous vendent beaucoup plus qu’ils n’achètent de nous. Cette situation s’explique par le fait que nos principaux produits d’exportation ont jusqu’ici trouvé un marché plus favorable ailleurs qu’aux États-Unis.

Il ne s’agit pourtant pas de réduire nos achats sur le marché américain, mais plutôt d’y multiplier nos ventes autant que possible, ce qui augmentera notre pouvoir d’achat aux États-Unis, et par une conséquence naturelle, pourra augmenter le volume de leurs exportations chez nous.

De là notre intérêt bien évident de faire tous nos efforts pour accroître et varier notre production générale, dans le but d’accroître profitablement nos propres exportations aux États-Unis.

QUESTION DES FRONTIÈRES

Si je ne craignais d’abuser de votre amicale et encourageante indulgence, je vous expliquerais, dans ses moindres détails, la situation exacte et actuelle de la sempiternelle question des frontières. Et vous verriez alors combien nos espoirs sont fondés, et comme nous sommes en droit de nous attendre à une solution heureuse de cette irritante question posée comme un énorme point d’interrogation devant les deux Gouvernements depuis près de trois quarts de siècle.

Des gens, — ce sont toujours les mêmes et on les trouve toujours aux mêmes carrefours de la politique, — continuant leurs stupides manœuvres antinationales, ont eu l’air de se patriotiquement indigner, parce que M. Arturo Logrono, Secrétaire d’État des Relations Extérieures de la République Dominicaine, aurait parlé au cours d’un rapport qu’il eut à faire à ses collègues, de l’irrétractable critère dominicain de la non-révision du Traité du 21 Janvier 1929. J’ai eu à dire déjà ici, à l’Hôtel de la Préfecture, qu’il ne s’est jamais agi de la révision du Traité Haïtiano-Dominicain de 1929, qui est complet pour la simple et [24] bonne raison que, signé par les deux Gouvernements, il a régulièrement été ratifié par les deux Assemblées Nationales des deux Pays.

Au cours de l’exécution de ce Traité, des erreurs matérielles se sont révélées, des erreurs dues à la méconnaissance ou à l’ignorance des lieux. Nous avons alors, à la suite de l’inoubliable et fraternelle entrevue de Ouanaminthe du 18 Octobre 1933, nous .avons, le Président Trujillo et moi, convenu de les faire rectifier, en toute bonne foi, et en toute équité. A cet effet, comme tout le monde le sait, une commission a été désignée par chacun des deux Gouvernements aux fins d’arriver à trouver une base d’entente.

La ligne frontière des deux petites Républiques qui part du thalweg de l’embouchure du Massacre pour finir au thalweg de l'embouchure de la rivière des Pédernales, est d’une étendue de 276 kilomètres. La démarcation a été déjà réalisée, en vertu du Traité de 1929, sur une longueur de 184 kilomètres, et sans aucun incident. Les difficultés qui intervinrent au moment de l’exécution du Traité embrassent seulement une étendue de 92 kilomètres éparpillés en six points distincts.

Sur cinq de ces six points litigieux, une entente, de principe est déjà intervenue, et il ne reste plus qu’à résoudre le différend qui partage encore les deux Gouvernements au sujet de la question de Gros Mare.

Ainsi qu’il a été dit dans le communiqué du Département des Relations Extérieures, communiqué rédigé d’un commun accord entre les Hautes Parties, le Président Trujillo étudie personnellement la proposition que je lui ai faite à ce sujet, proposition qui, tout en protégeant l’intérêt des deux Pays, sauvegarde intégralement l’honneur des deux Gouvernements et des deux Nations. Je renouvelle publiquement ma certitude, — et on sait que je ne me suis jamais fait facilement des illusions, — que cette dernière difficulté, l’une des moins importantes parmi les six, sera bientôt vidée, et qu’au cours de ma visite prochaine à Santo Domingo, la vieille question des frontières Dominicano-Haïtiennes, sera définitivement close, de façon à assurer enfin l’accomplissement pacifique et harmonieux des destinées des deux peuples qui se partagent la souveraineté politique de l’Ile.

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*
*    *

Mes chers amis,

Dans l’air vivifiant de la nouvelle Indépendance, après avoir rendu aux restes de Charlemagne Péralte les honneurs qui leur sont dûs, je salue le 131ème anniversaire de l’évacuation du Cap-Haïtien, en souhaitant que prochainement je puisse voir la fin de ce qui reste du Traité de 1915, c’est-à-dire la fin du contrôle exercé sur nos finances par les agents du Gouvernement des États-Unis. Je sais avec quelle ardeur les populations du Nord, comme celles des autres parties du pays, soupirent après le jour qui verra cet événement, et j’emploie tous mes efforts à le hâter.

Je me trouve particulièrement heureux d’être au milieu de vous, au chef-lieu de ce vaillant Département du Nord, à la veille de cette date du 29 Novembre qui ramène l’anniversaire du jour où, cédant à la pression des armes de nos pères, les troupes expéditionnaires françaises évacuèrent cette ville du Cap.

Par des moyens plus pacifiques, nous avons pu obtenir le retrait des Forces américaines, reconquérir l’indépendance Nationale. Et voici que le Hasard — est-ce bien le Hasard ? — a voulu aussi que cette dernière évacuation s’accomplît d’abord en cette ville du Cap dont l’Histoire, si riche déjà, s’est enrichie d’une nouvelle page de gloire.

L’heure est venue, maintenant, mes chers amis, — après tant de lauriers magnifiques — d’orienter désormais vos activités et vos énergies bien connues vers les patientes et vitales réalisations de la paix.

Je vous y engage de toutes mes forces, dans votre intérêt propre, dans l’intérêt de votre région et dans l’intérêt du pays tout entier.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 24 avril 2021 13:22
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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