INTRODUCTION
Nous nous proposons d’étudier la philosophie morale de Wang Yang-ming.
Tout d’abord, qu’entendons-nous par « philosophie morale » ?
Nous n’allons pas énumérer ici les différents devoirs particuliers, classer les vertus et les vices, ni en discuter dans l’abstrait. Laissant de côté ces éléments matériels de l’activité morale, nous nous occuperons du problème moral fondamental que pose le devoir unique et universel, libre mais inéluctable, de faire le bien et de fuir le mal : problème que suscite la finalité suprême de l’homme, la réalisation de la valeur véritablement humaine, valeur toute personnelle, toute spirituelle, absolument indépendante des circonstances extérieures, des conditions corporelles de notre existence.
L’étude d’un pareil problème mérite éminemment, à notre avis, le nom de « philosophie ». Si l’on prend ce mot dans le sens d’une recherche du Bien, et non pas d’un système d’idées ou d’une analyse du fonctionnement de notre entendement dans l’élaboration de ses concepts et dans la dialectique de ses raisonnements.
En effet, pour les penseurs chinois, la plus haute activité de l’homme, c’est l’activité morale qui réalise la finalité spirituelle de l’homme. Aussi, leur première et dernière préoccupation intellectuelle, est-ce la recherche de notre perfection morale.
N’est-il pas ainsi d’ailleurs des grands philosophes de tous les temps, d’un Platon, d’un Pascal, d’un Spinoza, d’un Kant pour ne pas parler d’un Augustin ou d’un Thomas d’Aquin. Tous se préoccupent du problème de la finalité de notre esprit. Ces génies profondément sincères ne peuvent oublier, encore moins renier, sinon en paroles, la primauté de ce fait tout intime et tout universel qu’est le fait moral. Même lorsque, par malheur, une scission théorique a été opérée entre leur métaphysique et leur morale, ils ne peuvent s’empêcher d’essayer, de leur mieux, d’unifier leur pensée et leur conduite, et de mettre au-dessus des idées l’activité morale fondamentale.
Nous sommes heureux de constater qu’en France, ces dernières années, des intelligences pénétrantes se tournent de plus en plus vers une telle philosophie de l’esprit. Le temps où l’on croyait à un déterminisme scientiste en méprisant toute activité morale, où l’on exaltait le rationalisme conceptualiste comme la seule véritable philosophie, estimant la morale indigne des métaphysiciens, ce temps-là est bien passé. Il n’est plus permis d’étudier les lois des êtres sans étudier ce qu’il y a de plus central dans notre propre être ; il n’est plus permis d’enrichir nos activités secondaires tout en négligeant de les achever par l’activité proprement humaine. Aussi, la véritable philosophie, quoiqu’elle déborde le problème moral fondamental, doit-elle s’occuper avant tout de celui-ci et y prendre son point de départ.
La véritable philosophie est toujours une activité morale réfléchie ; et la parfaite conduite morale est une véritable philosophie en action.
Le moment semble donc opportun de faire connaître et apprécier un maître chinois de la philosophie morale d’une façon exacte et approfondie.
Parmi les philosophes chinois, notre choix s’est arrêté sans hésiter sur Wang Yang-ming. Les raisons en sont multiples. Wang Yang-ming a donné une philosophie de « l’intuition morale », du liang-tche et a construit un système très un, solidement charpenté. Sa riche et forte personnalité de penseur et d’écrivain, de gouverneur civil et de chef d’armées personnalité unique parmi les philosophes nous attire. De plus, sa pensée a exercé aux XVIe et XVIIe siècles, en Chine, une influence profonde, étendue, prépondérante. Enfin, ce qui nous a surtout décidé à faire ce travail, c’est de savoir Wang Yang-ming encore si méconnu, et même presque inconnu en Europe.
D’ailleurs, il faut reconnaître que l’entreprise est ardue. Ceux qui étudient Confucius ou Mencius n’ont pas besoin de connaître Wang Yang-ming ; mais ceux qui se proposent d’étudier les philosophes des époques postérieures sont bien obligés de tenir compte des penseurs qui les ont précédés, étant donné la continuité de la pensée traditionnelle chinoise. De plus, malgré sa simplicité, la pensée de Wang Yang-ming n’est pas facile à saisir au juste. On la défigure en la prenant pour un intuitionisme sentimental, pour un pragmatisme qui se refuse à raisonner, ou pour un idéalisme à la manière de l’idéalisme allemand.
Comment étudierons-nous cette pensée ?
D’abord négativement. De même que nous ne cherchons point de comparaison, de ressemblance, entre la pensée de Wang Yang-ming et celles des philosophes européens, comparaisons qui n’engendrent souvent qu’inexactitudes et confusions, de même nous voudrions que nos lecteurs n’essaient point d’introduire de force une pensée chinoise dans les cadres de la philosophie européenne ; qu’ils ne s’empressent point de voir dans notre exposé approbations ou négations de leurs propres systèmes ; surtout, qu’ils n’interprètent pas les termes que nous employons, selon des définitions qui n’ont rien de fondé dans la pensée de Wang Yang-ming. Par exemple, dans un manuel européen de morale, la question de la liberté de la volonté humaine ne peut manquer de figurer ; or, cette question n’est jamais traitée par un penseur chinois, quoique toujours implicitement reconnue dans le fait du devoir moral. Autre exemple : qu’on ne prenne pas les philosophes chinois pour des matérialistes, sous prétexte qu’ils n’ont point parlé de l’immortalité de l’âme ni fait d’elle une substance distincte du corps. Qu’on ne fasse pas non plus de Wang Yang-ming un bergsonien, parce que nous nous servons du mot « intuition » ; ou un kantiste, parce que nous parlons de l’« en-soi » du liang-tche. Nous voudrions que nos lecteurs déposent toute idée préconçue pour saisir telle quelle la doctrine d’un philosophe chinois.
De plus, quand on étudie Wang Yang-ming, non seulement il importe de ne pas confondre les expressions encore flottantes des années antérieures avec l’enseignement définitif des derniers temps de sa vie, de ne pas traiter cette doctrine foncièrement une, comme une mosaïque de thèmes juxtaposés et de ne pas interpréter cette doctrine éminemment transcendante par des vues naïvement simplistes ; mais il faut encore ne pas confondre ce qui fait la véritable originalité de Wang Yang-ming et ce qui n’est chez lui que la répétition, le développement du fond commun de la philosophie chinoise. Encore moins doit-on prendre pour sa pensée authentique, pour la partie intéressante de sa philosophie, ce qui n’est en réalité que le résidu laissé dans sa doctrine par les idées courantes de l’époque ou de la tradition.
Nous nous efforcerons d’être fidèle à la pensée de Wang Yang-ming, et en même temps intelligible pour des lecteurs européens. Il n’est pas facile de satisfaire cette double ambition. Entre tous les philosophes, Wang Yang-ming est exceptionnellement logique, simple et clair. Mais il n’a pas composé de traités ex-professo. Son enseignement est oral par principe : nous ne possédons de lui en matière de philosophie que des écrits d’occasion. Il nous a donc fallu grouper ses idées éparses, les classer, les relier entre elles, pour saisir objectivement sa pensée. Et pour l’exposer, nous nous appuierons toujours sur ses propres paroles et nous ne craindrons pas de le citer quelquefois un peu longuement. Cependant, désireux avant tout d’être fidèle à son esprit, au sens véritable du texte, nous négligerons quelquefois certaines tournures qui alourdissent la traduction, certaines figures sans importance qui auraient besoin d’être expliquées. Nous éviterons de suivre Wang Yang-ming dans ses discussions sur d’anciens textes peu importants pour notre exposé, de multiplier les noms d’individus et de pays qui encombreraient la mémoire sans intérêt. Souvent, dans la traduction littérale d’un texte, nous mettrons entre parenthèses un mot synonyme, une proposition explicative ou une interprétation personnelle, espérant ainsi, tout en respectant le texte original, rendre intelligible une traduction nécessairement déficiente.
Parmi nos lecteurs, il ne manquera pas nous le souhaitons bien, de sinologues éminents. Pour qu’ils puissent juger notre travail, pour qu’ils puissent contrôler, compléter au besoin, notre traduction, nous croyons devoir reproduire les principaux textes chinois qui sont réunis dans un appendice à la fin du livre. A ceux qui connaissent le chinois, ces textes serviront d’occasion d’étudier la philosophie du liang-tche dans la source même, et peut-être aussi de s’initier à l’étude des autres philosophes de l’École de la Norme.
Pour couper court à toute équivoque, à tout malentendu sur les termes que nous employons, il nous a paru nécessaire de forger quelques expressions pour notre usage et surtout de déterminer le sens précis des termes techniques de la philosophie de Wang Yang-ming. Aussi, malgré la difficulté de la tâche et la nouveauté de l’essai, avons-nous ajouté à cette étude un petit Lexique des Termes Techniques. Que nos lecteurs s’y réfèrent toujours.
Le plan de notre exposé est conçu selon le développement logique de la doctrine de Wang Yang-ming.
La partie préliminaire porte naturellement sur le milieu où vécut Wang Yang-ming, sur sa personne et ses activités multiples.
Une doctrine philosophique se produit souvent en réaction contre une erreur courante occasionnée par une autre doctrine tombée dans l’excès. Tel est bien le cas de la philosophie du liang-tche. C’est pourquoi nous commencerons par établir l’immanence de la norme morale que Wang Yang-ming affirme contre ceux qui préconisent la recherche des vérités morales en dehors de nous. Nous aborderons alors l’idée originale et centrale de Wang Yang-ming : la RÉALISATION DU LIANG-TCHE. Il y aura à expliquer ce qu’est le liang-tche, cette idée tellement riche chez son auteur qu’elle nous paraît presque intraduisible par le terme « intuition morale » ou autres. Il y aura surtout à expliquer ce qu’est la réalisation du liang-tche, puisque la doctrine de Wang Yang-ming est essentiellement pratique et que se contenter de spéculer sur la notion abstraite du liang-tche serait trahir la pensée de son auteur. Ce but pratique du Philosophe du liang-tche l’oblige à descendre dans les difficultés concrètes qu’on rencontre dans le travail de la perfection morale. Par suite, il nous faudra traiter aussi des directives générales qu’indique Wang Yang-ming à ses disciples pour les aider à mettre en pratique la réalisation du liang-tche.
Le propre de l’esprit humain est de réfléchir sur son activité et de remonter de l’acte au principe. Nous devons réaliser notre liang-tche, nous devons agir suivant notre intuition morale. Or, ne pourrait-on pas envisager le principe même de l’acte d’intuition morale ? Les prédécesseurs et les contemporains de Wang Yang-ming ont d’ailleurs beaucoup discuté sur le cœur, principe de nos activités conscientes. Alors, à la nouvelle doctrine, trois problèmes se posent surtout : quelle relation entre l’en-soi et l’activité du liang-tche ? Devrait-on cultiver directement l’en-soi du liang-tche et comment ? Pourrait-on laisser agir simplement cet en-soi parfaitement bon, transcendant ainsi le bien et le mal des actes particuliers ? La pensée synthétique et pénétrante de Wang Yang-ming nous a donné sur ce sujet des réponses remarquables. Cependant, il n’attache jamais d’importance à ces subtilités. Ce qu’il nous demande, c’est avant tout un effort sincère, sérieux pour réaliser le liang-tche, pour agir selon notre intuition morale, dans chacun de nos actes particuliers, les plus humbles comme les plus éclatants.
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