[256]
Sociologie politique.
Tome 1.
“Caractéristiques
de la bureaucratie.”
La bureaucratie moderne fonctionne de la façon spécifique suivante :
I. D’abord, le principe des compétences de l’autorité, ordonné généralement par des règles fixes, c’est-à-dire par des lois et des règlements administratifs.
a) Les activités régulières nécessaires aux fins d’une structure bureaucratiquement dirigée sont réparties sous forme de fonctions officielles.
b) L’autorité nécessaire pour donner les ordres qu’exige l’exécution de ces obligations est répartie de manière stable et strictement régie par des règles concernant les moyens de coercition physiques, religieux ou autres qui peuvent être mis à la disposition des fonctionnaires.
c) Une préfiguration méthodique est instituée pour permettre l’exécution régulière et continue de ces obligations et l’exécution des droits correspondants ; sont seules utilisées les personnes disposant des qualités généralement requises.
Dans tout gouvernement légal, ces trois éléments constituent l’autorité bureaucratique et, dans le cadre de l’activité économique privée, forment la direction bureaucratique.
La bureaucratie ainsi comprise ne s’est pleinement développée [257] que dans les communautés politiques et religieuses de l’État moderne et, pour ce qui est de l’économie privée, seulement dans les institutions les plus élaborées du capitalisme. L’autorité permanente et institutionalisée, dotée d’une compétence précise, n’est pas la règle mais plutôt l’exception dans les grandes structures politiques telles que celles de l’ancien Orient, des Empires conquis par les Germains et les Mongols et de nombreuses structures étatiques féodales. Dans tous ces cas, le souverain fait exécuter les mesures les plus importantes par l’intermédiaire de ses hommes de confiance, de ses compagnons de table et des fidèles de sa cour. Leurs missions et leur autorité ne sont pas délimitées de façon précise et sont créées temporairement pour chaque cas particulier.
II. Les principes de la hiérarchie des fonctions et des différents niveaux d’autorité impliquent un système bien ordonné de domination et de subordination dans lequel s’exerce un contrôle des grades inférieurs par les supérieurs. Un tel système permet aux sujets d’en appeler éventuellement contre une décision d’une autorité inférieure auprès de son autorité hiérarchique selon une procédure définitivement établie. Le plein développement de cette hiérarchie des fonctions détermine une organisation monocratique. Le principe de l’autorité hiérarchisée se retrouve dans toutes les structures bureaucratiques : dans les structures étatiques et ecclésiastiques comme dans les grands partis politiques et les entreprises privées. Le caractère bureaucratique ne dépend en rien du fait que son autorité soit appelée privée ou publique.
Quand le principe de compétence juridictionnelle est pleinement rempli, la subordination hiérarchique du moins dans l’administration publique ne signifie pas que l’autorité supérieure est simplement autorisée à assumer le travail des échelons inférieurs. En fait, c’est le contraire qui est la règle. Une fois établie, et son objectif atteint, une organisation [258] tend à persévérer dans son être avec d’autres motivations.
III. La gestion de l’organisation moderne repose sur des documents écrits (dossiers ou archives) qui sont conservés en leur forme originale ; d’où la flopée de fonctionnaires subalternes et de gratte-papiers de toute sorte. Le corps des fonctionnaires d’active de l’administration publique joint à l’appareil du matériel et des dossiers forment un bureau. Dans l’entreprise privée, le bureau est souvent appelé la Direction.
L’organisation moderne des services publics sépare par principe le bureau du domicile particulier : la bureaucratisation sépare radicalement l’activité officielle du domaine de la vie privée. Les fonds et l’équipement public sont nettement distincts du patrimoine particulier du fonctionnaire. Cette condition est partout le fruit d’un long développement. De nos jours, cette séparation se retrouve aussi bien dans les entreprises publiques que privées : dans ces dernières, le principe est étendu jusqu’au chef d’entreprise : la vie professionnelle est coupée de la vie domestique, la correspondance administrative de la correspondance privée, les intérêts d’affaire de la fortune personnelle. Le type moderne de gestion qui, très logiquement, a été le plus souvent adopté est celui qui utilise ce cloisonnement dont les origines remontent jusqu’au Moyen Âge.
C’est la particularité de l’entrepreneur moderne que de se considérer comme le premier employé de son entreprise, de même le dirigeant de l’État moderne spécifiquement bureaucratique se présente comme le premier serviteur de cet État. La notion d’une séparation entre vie professionnelle et vie personnelle au sein des administrations publiques comme de l’économie privée est européenne et totalement étrangère, par contre, aux Américains.
IV. La fonction administrative, ou du moins toute fonction administrative spécialisée ce qui est spécifiquement moderne , présuppose normalement une formation professionnelle [259] poussée. Ceci est valable aussi bien pour les dirigeants et les employés des entreprises privées que pour la fonction publique.
V. Quand l’administration est pleinement développée, cette activité exige des fonctionnaires le plein emploi de leur force de travail, en dépit du fait que les heures de présence au bureau peuvent être étroitement délimitées. Ceci est le produit d’un long développement dans le secteur public comme dans le secteur privé. Jadis, en tout cas, c’est l’inverse qui était la règle : le travail administratif était accompli comme une activité secondaire.
VI. Le fonctionnement d’une administration obéit à des règles générales qui sont plus ou moins stables, plus ou moins complètes, et qui peuvent être apprises. La connaissance de ces règles représente un apprentissage technique spécialisé (comportant l’étude de la jurisprudence de la gestion administrative ou privée).
La codification de la fonction administrative moderne est profondément impliquée par sa nature propre. La théorie de l’administration publique moderne, par exemple, tient pour établi que l’autorité déléguée pour réglementer certaines matières par décret, après en avoir reçu légalement permission des autorités publiques ne donne pas titre aux bureaux pour réglementer la matière par directives dans chaque cas mais seulement pour la réglementer abstraitement. Ceci contraste fortement avec la réglementation des rapports interpersonnels par l’intermédiaire de privilèges individuels et d’octroi de faveurs, réglementation qui domine entièrement dans le système patrimonial du moins aussi longtemps que de tels rapports ne sont pas régis par une tradition sacrée.
[260]
Avantages techniques
de l’organisation bureaucratique
La raison décisive du développement de l’organisation bureaucratique était depuis toujours sa supériorité purement technique sur toute autre forme d’organisation. Un mécanisme bureaucratique pleinement développé est exactement dans le même rapport avec les autres types d’organisation qu'une machine avec des moyens non mécaniques de production. La précision, la rapidité, la non-ambiguïté, le maniement des documents, la continuité, la discrétion, l’unité, la subordination stricte, la réduction des conflits, les frais en personnel et en matériel, tout cela est nettement amélioré dans l’administration bureaucratique par des fonctionnaires individuellement instruits ceci par opposition à des formes collégiales fondées sur des charges honorifiques extérieures à l’Administration. Tant qu’il s’agit de tâches compliquées, le travail bureaucratique rémunéré est non seulement plus précis mais finalement moins coûteux que le travail effectué par ceux qui en ont charge honorifique et non rémunérée formellement.
L’activité relative à une charge honorifique se trouve extérieure à la profession et donc progresse généralement plus lentement, étant moins liée aux schémas et moins formelle ; de ce fait, elle est moins précise et moins uniforme car elle est moins dépendante et plus discontinuelle, et le plus souvent plus coûteuse à cause de sa qualité presque nécessairement non rentable ainsi que de l’exploitation d’un appareil de subalternes et de chancelleries. Ceci est valable si l’on ne pense pas seulement aux dépenses du Trésor public qui s’accroissent lorsqu’une administration bureaucratique succède à une administration par les notables mais aussi aux pertes économiques fréquentes des administrés en temps et manque de précision. L’administration par les notables n’a sa raison d’être que dans le cas où les affaires peuvent [261] être suffisamment bien traitées en dehors des bureaux. Cette administration atteint ses limites même en Angleterre avec l’accroissement qualitatif des tâches auquel l’administration a à faire face. D’autre part, un travail collégial non organisé implique des frictions, des retards, des compromis d’intérêt et de points de vue contradictoires et se déroule nécessairement avec moins de précision et de dépendance, c’est-à-dire moins uniformément et plus lentement. Tous les progrès de l’organisation administrative prussienne ont été atteints et le seront au moyen des progrès des principes bureaucratiques et plus spécialement monocratiques. Une exécution des affaires si possible accélérée et néanmoins précise, claire et continue, est aujourd’hui exigée de l’administration par l’économie capitaliste de marché. L’entreprise capitaliste extrêmement vaste est elle-même le modèle de l’organisation bureaucratique rigide. Sa manière de conduire les affaires repose généralement sur une précision accrue, sur une continuité et surtout sur la rapidité des opérations. Ceci encore est conditionné par les caractéristiques des moyens de communication modernes, parmi lesquels l’information par la presse.
L’accélération extraordinaire de la transmission des informations officielles, des faits économiques ou purement politiques, exerce en elle-même une forte pression continue tendant à accélérer la vitesse de réaction de l’administration dans les situations données et le maximum ne peut être atteint qu’au moyen d’une organisation bureaucratique rigide. (Nous ne discuterons pas ici du fait que l’appareil bureaucratique peut aussi créer, et il le fait, certains obstacles à une exécution adaptée à un cas individuel.)
Avant tout, la bureaucratisation offre le maximum de possibilités par la division du travail dans l’administration en fonction de points de vue purement objectifs, en répartissant les différentes tâches entre des fonctionnaires spécialement formés, qui s’y adaptent de plus en plus par un exercice continu. Dans ce cas, l’exécution objective signifie exécution [262] selon des « règles calculables » (berenchenbare Regeln) sans rapport avec les individus.
« Sans égard pour l’homme » est également le mot d’ordre du marché et en général de toute poursuite d’intérêts économiques explicites. Une exécution logique de la fonction bureaucratique implique le nivellement du statut « Honneur ». De là, si le principe du libre marché n’est pas corrélativement restreint, la domination universelle de la situation de classe. Si cette conséquence du règne bureaucratique n’est pas absolument généralisée comme un corollaire de la bureaucratisation, ceci est dû, au fond, à la pluralité des principes possibles par lesquels les partis politiques peuvent faire coïncider leurs exigences.
Le second élément mentionné, c’est-à-dire les « règles calculables », est d’une importance capitale pour la bureaucratie moderne. La spécificité de la culture moderne, et plus spécialement de ses fondements technico-économiques, exige cette extrême « calculabilité » des résultats. Dans son plein développement, la bureaucratie est régie en quelque sorte par le principe : sine ira ac studio. Sa nature spécifique, qui est bien accueillie par le capitaliste, se développe d’autant plus parfaitement que la bureaucratie est déshumanisée, qu’elle réussit complètement à éliminer de l’activité officielle l’amour, la haine et tout ce qui, étant purement personnel, irrationnel et émotionnel, échappe au calcul.
Telle est la vertu spécifique de la bureaucratie. La complexité et la spécialisation croissante de la culture moderne exigent pour son appareil extérieur un fonctionnaire personnellement désintéressé et rigoureusement objectif, en place du seigneur des structures sociales d’autrefois mû par la sympathie, la faveur, la grâce et la gratitude personnelle. Or tout ceci est offert par la structure bureaucratique en une constellation harmonieuse.
En règle générale, seule la bureaucratie a établi le fondement pour l’administration d’une loi systématiquement conceptualisée et rationnelle sur la base de ces règles qui ont [263] été portées au plus haut degré de perfection technique dès les premiers jours de l’Empire romain. Au Moyen Âge, cette règle fut acceptée tout au long du processus de bureaucratisation des fonctions juridiques, c’est-à-dire du transfert de l’antique procédure de preuves liée à la tradition et aux présuppositions irrationnelles à un spécialiste rationnellement formé.
- Traduit de Grundriss der Sozialökonomik,
- Tübingen, J. C. B. Mohr, 3e d., 1922, pp. 650-652, 660-662.
- Une traduction intégrale en français de cet ouvrage est par ailleurs en cours aux éditions Plon sous le titre : “Caractéristiques de la bureaucratie.”
|