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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir du livre de Max WEBER, “La domination légale à direction administrative bureaucratique”. Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Roger Tessier et Yvan Tellier, Théories de l'organisation. Personnes, groupes, systèmes et environnement, chapitre 2, pp. 23-32. Québec: Les Presses de l'Université du Québec, 1991, 347pp. Collection : Changement planifié et développement des organisa-tions. Tome 3. [Ce texte a d'abord paru dans Économie et Société, Paris, Plon, 1971. Publication originale, posthume, 1921.]

Max WEBER (1921) 

La domination légale
à direction administrative bureaucratique
”. 

Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Roger Tessier et Yvan Tellier, Théories de l'organisation. Personnes, groupes, systèmes et environnement, chapitre 2, pp. 23-32. Québec : Les Presses de l'Université du Québec, 1991, 347pp. Collection : Changement planifié et développement des organisations. Tome 3. [Ce texte a d'abord paru dans Économie et Société, Paris, Plon, 1971. Publication originale, posthume, 1921.]
 

Introduction
 
La domination légale
 
Le type pur de la domination légale : la direction administrative bureaucratique
 
L'administration bureaucratico-monocratique

Introduction

 

Il y a trois types de domination légitime. La validité de cette légitimité peut principalement revêtir :

 

1) Un caractère rationnel, reposant sur la croyance en la légalité des règlements arrêtés et du droit de donner des directives qu'ont ceux qui sont appelés à exercer la domination par ces moyens (domination légale) ;
 
2) Un caractère traditionnel, reposant sur la croyance quotidienne en la sainteté de traditions valables de tout temps et en la légitimité de ceux qui sont appelés à exercer l'autorité par ces moyens (domination traditionnelle) ;
 
3) Un caractère charismatique, [reposant] sur la soumission extraordinaire au caractère sacré, à la vertu héroïque ou à la valeur exemplaire d'une personne, ou encore [émanant] d'ordres révélés ou émis par celle-ci (domination charismatique).

 

Dans le cas de la domination statutaire [satzungsmäßig], on obéit à l'ordre impersonnel, objectif, légalement arrêté, et aux supérieurs qu'il désigne, en vertu de la légalité formelle de ses règlements et dans leur étendue. Dans le cas de la domination traditionnelle, on obéit à la personne du détenteur du pouvoir désigné par la tradition et assujetti (dans ses attributions) à celle-ci, en vertu du respect qui lui est dû dans l'étendue de la coutume. Dans le cas de la domination charismatique, on obéit au chef en tant que tel, chef qualifié charismatiquement en vertu de la confiance personnelle en sa révélation, son héroïsme ou sa valeur exemplaire, et dans l'étendue de la validité de la croyance en son charisme.

 

La domination légale

 

La domination légale repose sur la validité des conceptions connexes suivantes : 

1) N'importe quel droit peut être établi rationnellement par le pacte ou l'octroi, il peut être orienté vers la rationalité en finalité ou vers la rationalité en valeur (ou les deux), avec la prétention d'être suivi au moins par les membres du groupement, mais aussi en règle générale par des personnes qui, dans le ressort du groupement (dans les groupements territoriaux, du territoire), s'engagent dans certains rapports sociaux que l'ordre du groupement déclare importants ou qui agissent socialement. 

2) Tout droit est dans son essence un cosmos de règles abstraites, normalement décidées intentionnellement : justice, application de ces règles au cas particulier, administration, surveillance rationnelle des intérêts prévus par les règlements du groupement dans la limite des règles juridiques et selon des principes généralement déterminés, lesquels rencontrent l'approbation, ou du moins ne rencontrent aucune désapprobation, auprès des règlements du groupement. 

3) Par conséquent, le détenteur légal type du pouvoir, le « supérieur », lorsqu'il statue, et partant lorsqu'il ordonne, obéit pour sa part à l'ordre impersonnel par lequel il oriente ses dispositions. 

Ceci vaut aussi pour le détenteur légal du pouvoir qui n'est pas « fonctionnaire », par exemple pour le président élu d'un État. 

4) Ainsi qu'on le formule le plus souvent, celui qui obéit n'obéit que comme membre du groupe, et seulement « au droit », comme membre de l'union, membre de la communauté, membre de l'Église et, dans un État, comme citoyen. 

5) En conformité avec la conception no 3, les membres du groupement, en obéissant au détenteur du pouvoir, n'obéissent pas à sa personne mais à des règlements impersonnels ; par conséquent ils ne sont tenus de lui obéir que dans les limites de la compétence objective, rationnellement délimitée, que lesdits règlements fixent. 

Les catégories fondamentales de la domination rationnelle sont donc : 

1) une activité des fonctions publiques continue et liée à des règles, au sein d' 

2) une compétence (ressort), qui signifie : 

a) un domaine de devoirs d'exécution délimité objectivement en vertu du partage de cette exécution,

b) avec l'adjonction de pouvoirs de commandement requis à cette fin et

c) une délimitation précise des moyens de coercition et des hypothèses de leur application. 

Nous appellerons une activité ordonnée de cette manière une autorité constituée [Behörde]. 

Il y a « autorité constituée » en ce sens dans les grandes entreprises privées, les partis, l'armée, tout comme dans l'État et l'Église. Le président élu d'un État (ou le collège des ministres, ou les « mandataires du peuple » élus) est aussi une « autorité constituée », selon cette terminologie-, mais ces catégories ne nous intéressent pas encore. Les autorités constituées ne sont pas toutes dotées de « pouvoirs de commandement » de façon identique ; mais cette distinction ne nous intéresse pas ici. 

À cela il faut ajouter : 

3) Le principe de hiérarchie administrative, c'est-à-dire l'organisation d'autorités précises de contrôle et de surveillance pour toute autorité constituée, avec droit d'appel ou de requête des subordonnés aux supérieurs. Cependant la question de savoir si et quand l'instance de requête remplace elle-même la disposition à corriger par une autre qui soit « juste », ou si elle en charge le service qui lui est subordonné et devant lequel la requête est présentée, cette question est réglée de différentes manières. 

4) Les « règles » selon lesquelles il est procédé peuvent être : 

a) des règles techniques ;
b) des normes. 

Dans les deux cas, la formation professionnelle [Fachschulung] est nécessaire à l'application des « règles » afin d'obtenir une complète rationalité. Normalement, seul celui qui possède cette formation est donc qualifié pour participer à la direction administrative d'un groupement, et seul un tel individu peut être nommé fonctionnaire. Les fonctionnaires forment la direction administrative type des groupements rationnels, qu'ils soient politiques, hiérocratiques, économiques (en particulier capitalistes) ou autres. 

5) Le principe de séparation totale de la direction administrative des moyens d'administration et d'acquisition vaut dans le cas de la rationalité. Les fonctionnaires, les employés, les travailleurs de la direction administrative ne sont pas en possession des moyens pratiques d'administration et d'acquisition, mais ils les reçoivent en argent ou en nature, et sont tenus d'en rendre compte. Il existe un principe de séparation totale, d'une part, des ressources de la fonction (ou de l'exploitation) - éventuellement, du capital - et des ressources privées (budget domestique), ainsi que, d'autre part, du lieu d'activité de la fonction (bureau) et du lieu de l'habitation. 

6) Dans le cas de la rationalité complète il y a absence totale d'appropriation du poste par le titulaire. Là où est constitué un « droit » à la « fonction » (par exemple pour les juges et, récemment, pour des portions croissantes du fonctionnariat, voire de la classe ouvrière), celui-ci normalement ne sert pas aux fins d'appropriation par le fonctionnaire mais à la sécurité du travail purement objectif (« indépendant ») et il est lié seulement à des normes, dans sa fonction. 

7) Le principe de la conformité [Aktenmäßigkeit] de l'administration vaut là même où la discussion orale est une règle de fait ou une franche prescription : du moins les discussions préliminaires, les propositions et les décisions, les dispositions et les règlements de toute sorte sont fixés par écrit. Les actes et l'activité continue des fonctionnaires constituent le bureau, le centre de toute action moderne d'un groupement quelconque. 

8) La domination légale peut admettre des formes très différentes. Dans ce qui suit nous n'analyserons tout d'abord, à dessein, comme « idéal type » que la structure la plus purement dominatrice de la direction administrative : celle du « fonctionnariat », de la « bureaucratie ».

 

Le fait qu'on laisse de côté le modèle type du chef s'explique par des circonstances qui ne deviendront entièrement claires que par la suite. Des types très importants de domination rationnelle appartiennent, du point de vue formel, par leur chef à d'autres types (charismatique héréditaire : monarchie héréditaire ; charismatique : président plébiscitaire) ; d'autres sont, du point de vue matériel, en grande partie rationnels, mais se situent (gouvernement de cabinet) entre la bureaucratie et le charisme ; d'autres encore sont dirigés (ministères de parti) par les chefs (charismatiques ou bureaucratiques) d'autres groupements (partis). Le type de la direction administrative, rationnelle et légale est susceptible d'application universelle et il est le plus important dans la vie quotidienne. Car avant tout, dans la vie quotidienne, la domination est administration. 

 

Le type pur de la domination légale :
la direction administrative bureaucratique

 

Le type le plus pur de domination légale est la domination par le moyen de la direction administrative bureaucratique. Seul le chef du groupement occupe la position de détenteur du pouvoir soit en vertu d'une appropriation, soit en vertu d'une élection ou d'un successeur désigné. Mais ses attributions de détenteur du pouvoir elles-mêmes constituent des « compétences » légales. La totalité de la direction administrative se compose, dans le type le plus pur, de fonctionnaires individuels [Einzelbeamte] (monocratie, le contraire de la « collégialité », lesquels,

 

1) personnellement libres, n'obéissent qu'aux devoirs objectifs de leur fonction,

2) dans une hiérarchie de la fonction solidement établie,

3) avec des compétences de la fonction solidement établies,

4) en vertu d'un contrat, donc (en principe) sur le fondement d'une sélection ouverte [frei] selon

5) la qualification professionnelle : dans le cas le plus rationnel, ils sont nommés (non élus) selon une qualification professionnelle révélée par l'examen, attestée par le diplôme ;

6) sont payés par des appointements fixes en espèces, la plupart donnant droit à retraite, le cas échéant (en particulier dans les entreprises privées) résiliables de la part des patrons, mais toujours résiliables de la part des fonctionnaires ; ces appointements sont avant tout gradués suivant le rang hiérarchique en même temps que suivant les responsabilités assumées, au demeurant suivant le principe de la « conformité au rang » [Standesgemäßheit] ;

7) traitent leur fonction comme unique ou principale profession ;

8) voient s'ouvrir à eux une carrière, un « avancement »selon l'ancienneté, ou selon les prestations de service, ou encore selon les deux, avancement dépendant du jugement de leurs supérieurs ;

9) travaillent totalement « séparés des moyens d'administration » et sans appropriation de leurs emplois ;

10) sont soumis à une discipline stricte et homogène de leur fonction et à un contrôle.

 

En principe, cette organisation est également applicable - et aussi démontrable historiquement (en s'approchant plus ou moins du type pur) - aux entreprises économiques de profit, aux entreprises charitables ou à n'importe quelle autre entreprise poursuivant des buts privés idéaux ou matériels. 

1. Par exemple, la bureaucratie des cliniques privées est en principe la même que celle des hôpitaux constitués par des fondations ou des ordres religieux. Ce qu'on appelle la « vicairocratie » [« Kaplanocratie »] moderne, c'est-à-dire la dépossession des anciens bénéfices d'église, dans une large mesure appropriés, mais aussi l'épiscopat universel (comme « compétence » universelle formelle) et l'infaillibilité (comme « compétence » universelle matérielle ne s'exerçant qu'« ex cathedra », donc suivant la séparation typique de l'activité « de la fonction » et de l'activité « privée ») sont des phénomènes typiquement bureaucratiques. Il en va exactement de même de la grande entreprise capitaliste, et cela d'autant plus qu'elle est plus grande, et aussi de l'activité de parti ou de l'armée bureaucratique moderne, conduite par des fonctionnaires militaires d'un genre particulier appelés « officiers ». 

2. La domination bureaucratique se réalise de la manière la plus pure là où le principe de nomination des fonctionnaires domine de la manière la plus pure. La hiérarchie fonctionnariale élective n'a pas le même sens que la hiérarchie des fonctionnaires nommés : la discipline ne peut jamais atteindre d'elle-même, fût-ce de manière seulement approximative, à la même sévérité là où le subordonné peut se targuer, tout comme son supérieur, de son élection, là où les chances du subordonné ne dépendent pas du jugement du supérieur. 

3. La nomination par contrat, par conséquent la sélection ouverte, est essentielle à la bureaucratie moderne. Là où des fonctionnaires non libres (esclaves, ministériaux) exercent leurs fonctions dans une structure hiérarchisée avec des compétences objectives, c'est-à-dire dans une sorte de bureaucratie formelle, nous parlerons de « bureaucratie patrimoniale ». 

4. Dans la bureaucratie, l'étendue de la qualification professionnelle est en constante progression. Le fonctionnaire de parti ou de syndicat lui-même a besoin de connaissances spécialisées (acquises empiriquement). Le fait que « ministres » et « chefs d'État » modernes soient les seuls fonctionnaires pour lesquels aucune qualification professionnelle n'est exigée, prouve qu'ils ne sont fonctionnaires qu'au sens formel et non au sens matériel, tout comme le « directeur général » d'une grande entreprise privée par actions. L'entrepreneur capitaliste est tout autant approprié que le « monarque ». La domination bureaucratique a donc fatalement à sa tête un élément au moins qui n'est pas purement bureaucratique. Ce n'est là qu'une catégorie de la domination exercée par une direction administrative particulière. 

5. La rétribution fixe est normale. (Nous désignerons la perception appropriée de sportules du nom de « bénéfices ».) De même la rétribution en espèces. Du point de vue conceptuel, elle n'est pas absolument essentielle, mais correspond au type le plus pur. (Les rémunérations en nature ont le caractère de « bénéfices ». Normalement, le bénéfice est une catégorie d'appropriation des chances de profit et d'emploi.) Mais les nuances sont ici très subtiles, comme le montrent précisément de tels exemples. Les appropriations en vertu de l'affermage, de l'achat, de la mise en gage des offices appartiennent à une autre catégorie qu'à la bureaucratie pure. 

6. « Fonctions » remplies à titre de « profession accessoire » et « fonctions honorifiques » appartiennent à d'autres catégories. Pour le fonctionnaire « bureaucratique », la fonction est la profession principale. 

7. La séparation des moyens d'administration est réalisée exactement de la même façon tant dans la bureaucratie publique que dans la bureaucratie privée (par exemple dans les grandes entreprises capitalistes). 

8. Les « autorités constituées » à forme collégiale sont en rapide diminution en faveur d'une direction monocratique effective, voire, la plupart du temps, formelle (en Prusse, par exemple, les « gouvernements » collégiaux se sont effacés depuis longtemps devant le président monocratique du gouvernement). L'intérêt que présente une administration rapide, claire, libre de ce fait des compromis et des revirements d'opinion de la majorité, est décisif. 

9. Il va de soi que les officiers modernes forment une catégorie de fonctionnaires nommés, catégorie dotée de caractéristiques d'état [ständisch] particulières ; ou bien qu'ils sont, au contraire, d'une part des chefs élus, d'autre part des condottieri charismatiques ; ou, troisièmement, des entrepreneurs capitalistes (armée mercenaire) ; enfin, en quatrième lieu, des acquéreurs de charges. Les nuances peuvent être subtiles. « Serviteurs » patrimoniaux, séparés des moyens d'administration, et entrepreneurs capitalistes d'armée ont été, tout comme, souvent, les entrepreneurs privés capitalistes, des précurseurs de la bureaucratie moderne. 

 

L'administration
bureaucratico-monocratique

 

L'administration purement bureaucratique, donc fondée sur la conformité aux actes, l'administration bureaucratico-monocratique, par sa précision, sa permanence, sa discipline, son rigorisme et la confiance qu'elle inspire, par conséquent par son caractère de prévisibilité pour le détenteur du pouvoir comme pour les intéressés, par l'intensité et l'étendue [Intensität und Extensität] de sa prestation, par la possibilité formellement universelle qu'elle a de s'appliquer à toutes les tâches, perfectible qu'elle est du point de vue purement technique afin d'atteindre le maximum de rendement - cette administration est, de toute expérience, la forme de pratique de la domination la plus rationnelle du point de vue formel. Dans tous les domaines (État, Église, armée, parti, entreprise économique, groupement d'intérêts, association, fondation, etc.), le développement des formes « modernes » de groupement s'identifie tout simplement au développement et à la progression constante de l'administration bureaucratique : la naissance de celle-ci est, pour ainsi dire, la spore de l'État occidental moderne. Il n'est pas permis de se laisser abuser un instant par toutes les instances contraires apparentes, qu'il s'agisse de représentations collégiales d'intérêts, de commissions parlementaires, de « dictatures-conseils », de fonctionnaires honorifiques, de chevaliers séculiers ou de quoi que ce soit d'autre (ni d'ailleurs par les invectives contre la « Sainte Bureaucratie »), sur ce fait que tout travail continu [kontinuierlich] est effectué dans les bureaux par les fonctionnaires. Notre vie quotidienne tout entière est tendue dans ces cadres. Car si l'administration bureaucratique est sans restriction - ceteris paribus ! - la plus rationnelle du point de vue formel et du point de vue technique, elle est aujourd'hui tout bonnement inévitable de par les besoins de l'administration de masse (des personnes ou des biens). On n'a que le choix entre la « bureaucratisation » et la « dilettantisation » de l'administration, et le grand instrument de supériorité de l'administration bureaucratique est le savoir spécialisé dont le besoin absolu est déterminé par la technique moderne et l'économie de la production des biens, que celle-ci soit organisée par le capitalisme ou - ce qui, si une prestation technique égale devait être obtenue, signifierait un accroissement formidable de la bureaucratie spécialisée - par le socialisme. De même que les gouvernés ne peuvent normalement se défendre d'une domination bureaucratique donnée que par la création d'une organisation contraire propre également exposée à la bureaucratisation, de même l'appareil bureaucratique est lié à son propre fonctionnement ultérieur par des intérêts contraignants, matériels ou purement objectifs, ceux-ci par conséquent d'ordre idéal : sans lui, dans une société qui sépare le fonctionnaire, l'employé, l'ouvrier des moyens d'administration et où sont indispensables la discipline et une certaine formation, l'existence moderne deviendrait impossible, sauf pour ceux qui se trouvent encore en possession des moyens de subsistance (les paysans). Cet appareil continue à fonctionner pour les révolutionnaires qui parviennent au pouvoir et pour l'occupant ennemi comme il fonctionnait auparavant pour le gouvernement légal. Et toujours se pose la question de savoir qui domine l'appareil bureaucratique existant. Et toujours sa domination n'est possible que d'une manière limitée pour un non-spécialiste : le conseiller privé spécialisé finit le plus souvent par l'emporter sur le ministre non spécialiste dans l'exécution de sa volonté. Le besoin d'une administration permanente, rigide, intensive et prévisible [kalkulierbar] telle que le capitalisme -non seulement lui, mais indéniablement lui par-dessus tout - l'a historiquement créée (il ne peut exister sans elle) et que tout socialisme rationnel devrait prendre à son compte et intensifier, conditionne ce destin inéluctable de la bureaucratie en tant que noyau de toute administration de masse. Seule la petite entreprise (politique, hiérocratique, unioniste, économique) pourrait, dans une large mesure, s'en passer. De même que, à son stade de développement actuel, le capitalisme requiert la bureaucratie - bien que l'un et l'autre soient issus de racines historiques différentes, - de même celui-là représente le fondement économique le plus rationnel grâce auquel celle-ci peut exister sous sa forme la plus rationnelle parce qu'il lui permet, par la fiscalité, de disposer des moyens financiers nécessaires. 

À côté des présuppositions fiscales, il existe pour l'administration bureaucratique des conditions essentiellement liées à la technique des communications. Sa précision exige le chemin de fer, le télégramme, le téléphone, et elle est liée à ceux-ci de façon croissante. Un ordre socialiste n'y pourrait rien changer, la question restant de savoir s'il serait dans le cas de créer, comme l'ordre capitaliste, les conditions d'une administration rationnelle, c'est-à-dire précisément pour lui, et rigidement bureaucratique, cela selon des règles formelles encore plus précises. Sinon il s'agirait d'un exemple de cette grande irrationalité, l'antinomie de la rationalité formelle et de la rationalité matérielle, dont la sociologie a constaté tant de cas. 

L'administration bureaucratique signifie la domination en vertu du savoir : c'est son caractère fondamental spécifiquement rationnel. Par-delà l'énorme position de puissance que détermine le savoir spécialisé, la bureaucratie (ou le détenteur du pouvoir se servant de celle-ci) a tendance à accroître davantage encore sa puissance par le savoir du service : les connaissances de fait acquises ou « issues des dossiers » dans le cours du service. Le concept, concept spécifiquement bureaucratique, du « secret de la fonction » - plus ou moins comparable, dans ses rapports avec le savoir spécialisé, au secret de l'activité commerciale au regard du secret de l'activité technique - provient de cette aspiration à la puissance. 

Normalement, seul celui qui est intéressé aux bénéfices l'emporte, dans son champ d'intérêt, sur la bureaucratie quant au savoir : savoir spécialisé et connaissance des faits. C'est le cas de l'entrepreneur capitaliste. Il est la seule instance réellement immunisée (du moins relativement) contre le caractère inévitable de la domination bureaucratique rationnelle du savoir. Dans les groupements de masse, toutes les autres sont inévitablement en proie à la domination bureaucratique, tout comme est inévitable la domination de la machine de précision dans la production des biens de masse. 

En général, du point de vue social, la domination bureaucratique signifie :

 

1) La tendance au nivellement, dans l'intérêt du recrutement universel, de ceux qui sont les plus qualifiés dans leur spécialité ;
 
2) La tendance à la ploutocratisation, dans l'intérêt de la formation [Einschulung] spécialisée la plus longue possible (souvent jusqu'à l'âge de trente ans environ) ;
 
3) La domination de l'impersonnalité la plus formaliste : sine ira et studio, sans haine et sans passion, de là sans « amour » et sans « enthousiasme », sous la pression des simples concepts du devoir, le fonctionnaire remplit sa fonction « sans considération de personne » ; formellement, de manière égale pour « tout le monde », c'est-à-dire pour tous les intéressés se trouvant dans la même situation de fait.


Retour à l'auteur: Max Weber Dernière mise à jour de cette page le vendredi 30 mai 2008 11:30
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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