NOUS AUTRES.
Préface
par Jorge Semprun
_______
Le 10 mars 1937, au petit matin, dans une maison meublée située au numéro 14 de la rue Raffet, mourait à Paris, d’une crise d’angine de poitrine, l’écrivain russe Eugène Zamiatine.
Aujourd’hui encore, une femme se souvient de ce jour lointain, de cette mort oubliée. Elle vivait à l’époque avec son fils Roman, dans cette maison meublée, dont les locataires étaient surtout des émigrés russes blancs, qui considéraient avec méfiance ou mépris ce Zamiatine, exilé comme eux, mais demeuré citoyen soviétique. Elizabeth K. Poretski se souvient encore de ce jour et de cette mort. Elle vivait avec son fils, rue Raffet, sous quelque nom d’emprunt, dans le paisible anonymat d’une existence apparemment sans histoire. En fait, son mari, plus connu sous le prénom de Ludvik ou sous le pseudonyme d’Ignace Reiss que sous son vrai nom polonais de Poretski, était un communiste plongé depuis vingt ans dans les tourbillons de la vie militante et clandestine, et qui, après avoir travaillé dans l’appareil international du Komintern, avait fini par devenir l’un des chefs du renseignement soviétique en Europe occidentale.
Eugène Zamiatine est donc mort le 10 mars 1937. Il a été enterré le 12 au cimetière de Thiais. Un mois et demi plus tard, des amis se réunissaient pour évoquer l’écrivain disparu, au cours d’une soirée commémorative. Le critique Marx Slonim (auteur, avec George Reavey, d’une intéressante Anthologie de la littérature soviétique, 1918-1934, Gallimard, 1935) y parla de l’œuvre de Zamiatine. Vladimir Nabokov et Ivan Bounine y lurent deux nouvelles de l’écrivain. Finalement, Jean Renoir rappela l’activité cinématographique de Zamiatine à Paris, où il était arrivé en 1932, et en particulier des Bas-Fonds de Gorki, que Renoir avait précisément tournée l’année précédente, en 1936.
Quelques mois plus tard, le 17 juillet 1937, le communiste Poretski (ou Ludvik, ou Ignace Reiss) était assassiné près de Lausanne par des agents du Guépéou. Il venait de rompre publiquement avec Staline, après le premier des grands procès de Moscou. Il avait essayé de brouiller sa piste, en Suisse, pendant quelques semaines, avant de reprendre son combat révolutionnaire, en liaison avec les cercles de l’émigration trotskiste, mais les hommes de main du Guépéou l’avaient retrouvé, lui avaient tendu un piège et l’avaient assassiné. L’histoire de Poretski-Ignace Reiss est maintenant connue. Elle fait l’objet d’un des livres les plus déchirants les plus sereins aussi de ces dernières années : Les Nôtres, d’Elizabeth K. Poretski (Denoël, collection « Lettres Nouvelles »).
Mais pourquoi mettre en parallèle ces deux destinées ? Quel rapport, même obscur et détourné, pourrait-t-il y avoir entre le révolutionnaire professionnel qu’était Poretski et Zamiatine, écrivain raffiné, que Trotski a qualifié une fois, dans une page de Littérature et Révolution, avec la brutalité habituelle de ses raccourcis polémiques, de « snob flegmatique » ? (Un peu plus loin, mettant dans le même sac Blok et Zamiatine, Pilniak, Essénine et Ivanov, Trotski parle de « la même attitude romantique, passive, contemplative et philistine envers la révolution » qui caractériserait, selon lui, tous ces écrivains.)
Si nous tentons ce rapprochement, ce n’est certainement pas par goût romanesque des lieux insolites cette maison meublée de la rue Raffet, dans les années 30 ou des rencontres imprévues qu’auraient pu se dire, au café des Deux Magots, qu’ils fréquentaient l’un et l’autre, Zamiatine et Poretski ? ni même par l’obsessionnelle nostalgie d’une histoire, celle des nôtres, celle de la révolution qui a mal tourné, et qu’on a constamment envie de récrire, dans ses non-dits, dans ses échecs sanglants, pour la rendre plus transparente et supportable.
Si nous mettons en parallèle les destinées de Poretski et de Zamiatine, c’est surtout parce qu’ils incarnent, de façon exemplaire, bien que totalement contradictoire, des personnages clefs de l’histoire commencée en octobre 1917 ; parce que l’épaisseur à la fois minime et significative de leur destin individuel, si différent, marque bien les raisons de l’échec de l’entreprise démesurée, et par là même nécessaire, de la révolution russe et du type de pouvoir qui en est issu.
En ce qui concerne Poretski, l’affirmation qui précède semble évidente, elle ne nous paraît pas exiger les développements d’une longue démonstration : la figure du révolutionnaire assassiné pour sa fidélité aux principes et aux objectifs originels de la révolution est en effet banale, tragiquement, à l’époque du stalinisme.
En ce qui concerne Zamiatine, il est probable qu’un certain nombre de bons esprits vont se récrier. La révolution, on le sait, n’est pas un dîner de gala ; elle n’a que faire des exquis trésors de la conscience malheureuse, humaniste et romantique des écrivains « petits-bourgeois ».
Essayons pourtant de secouer ces bons esprits, de les réveiller de leur sommeil idéologique.
Selon Marx, « l’écrivain ne considère pas ses travaux comme un moyen. Ils sont des buts en soi, ils sont si peu un moyen pour lui-même et pour les autres qu’il sacrifie au besoin son existence à leur existence ». Cette définition de Marx s’applique parfaitement à l’écrivain Eugène Zamiatine. Il nous semble même retrouver comme un écho de ces paroles de Marx dans la lettre que Zamiatine, un siècle plus tard à peu près, écrivait à Staline.
En 1931, en effet, victime depuis des années des tracasseries administratives, des interdits de la censure, des campagnes de presse orchestrées par la bureaucratie dominant les organisations d’écrivains (se trouvant en quelque sorte, dans la même situation que connaît Soljenitsyne aujourd’hui), Zamiatine, sur le conseil et avec l’appui de Gorki, se décidait à écrire à Staline, pour lui demander l’autorisation d’émigrer provisoirement.
C’est un texte très simple, très ferme, dépourvu de toute équivoque, de toute imploration larmoyante, que Zamiatine envoya en juin 1931 au Secrétaire général du P.C.U.S., devenu omnipotent après l’écrasement de toutes les oppositions. « L’auteur de cette lettre, un homme condamné à la peine capitale, s’adresse à vous avec la requête de commuer cette peine. Vous connaissez probablement mon nom. Pour moi, en tant qu’écrivain, être privé de la possibilité d’écrire équivaut à une condamnation à mort. Les choses ont atteint un point il m’est devenu impossible d’exercer ma profession, car l’activité de création est impensable si l’on est obligé de travailler dans une atmosphère de persécution systématique qui s’aggrave chaque année. »
Telles sont les premières lignes de la lettre de Zamiatine à Staline, en juin 1931. En quelques mots, le problème est posé : non seulement celui des rapports entre le pouvoir politique et les écrivains, mais aussi celui de la fonction même de l’écriture créatrice. Et il est posé ans les termes établis par Marx. L’œuvre n’est jamais un moyen, mais un but en soi. Elle ne peut donc pas être instrumentalisée ; elle ne peut donc pas être jugée en fonction de son adéquation ou non-adéquation à la ligne dominante du développement politique et social.
Mais Zamiatine ne s’en tient pas à ces considérations générales. Comme tous les écrivains soviétiques des années 20 période dont l’histoire reste encore à faire et qui serait très instructive quant aux problèmes de la « révolution culturelle » Zamiatine est aussi un théoricien. De ses préfaces, de ses essais, de ses notes de cours sur « la technique de la prose », se dégage un ensemble cohérent d’indications théoriques sur la fonction essentiellement critique, et utopique, de la littérature.
Dans un essai de 1922 sur Julius Robert von Mayer, l’un des fondateurs de la Thermodynamique moderne (Zamiatine était ingénieur naval, il possédait une formation scientifique et philosophique très solide), Eugène Zamiatine affirmait : « Le monde se développe uniquement en fonction des hérésies, en fonction de ceux qui rejettent le présent, apparemment inébranlable et infaillible. Seuls les hérétiques découvrent des horizons nouveaux dans la science, dans l’art, dans la vie sociale ; seuls les hérétiques, rejetant au nom de l’avenir, sont l’éternel ferment de la vie et assurent l’infini mouvement en avant de la vie. » En affirmant ainsi son point de vue, Zamiatine mettait à nu les racines de la contradiction entre la littérature (ou l’art, ou la science) et le pouvoir politique. Celui-ci, en effet, se propose, et ne peut pas ne pas se proposer, de dominer le présent, de définir la situation actuelle et les tâches qui en découlent, d’organiser les forces pour l’exécution de ces tâches. Et le pouvoir révolutionnaire, plus que tout autre, parce qu’il se dresse contre le cours « naturel » et routinier de l’histoire ; parce qu’il est toujours submergé dans une société où prédominent les formes et les forces sociales de l’époque antérieure, encore prédominantes à l’échelle mondiale, doit saisir fortement ce maillon du présent, qui conditionne sa stratégie. Il s’agit donc entre le pouvoir politique révolutionnaire et la littérature (ou l’art, ou la science, tout au moins dans les domaines qui n’intéressent pas directement la productivité sociale du travail), d’une contradiction objective, inévitable. Il ne faut donc ni s’en scandaliser, en revoyant dos à dos écrivains et pouvoir politique révolutionnaire, les premiers dans l’enfer petit-bourgeois de l’utopisme humaniste, le second dans celui de la Realpolitik, ni la nier non plus, en se voulant la face. Car cette contradiction, dans la mesure où elle est reconnue, où elle trouve l’espace social et culturel de son déploiement, et par là de son dépassement organique, peut être extrêmement féconde, et pour les écrivains et pour le pouvoir politique.
Mais voilà bien le problème : cette contradiction objective n’a jamais été reconnue, sinon par accident ou tactique provisoire et pragmatique aux moments de repli, par aucun pouvoir révolutionnaire du xxe siècle. Niée, tenue pour une simple survivance du passé, cette contradiction a jusqu’à présent toujours été « résolue » par l’emploi de méthode administratives ou idéologiques : par la censure ou le déchaînement du pathos de la culture prolétarienne. Et le plus souvent par une combinaison des deux méthodes.
En présentant cette réédition de Nous autres, l’œuvre la plus accomplie d’Eugène Zamiatine, c’est cette vérité qu’on voudrait rappeler aux doctrinaires de gauche. Si l’on retrouve dans ce livre de 1920, et malgré toute la différence des situations historiques, des styles, et de la matière littéraire elle-même, certains des thèmes essentiels de Soljenitsyne aujourd’hui pour ne prendre qu’un des exemples les plus éclatants cette persistance prête à réfléchir. Non pas seulement parce que le roman de Zamiatine, tout comme ceux de Soljenitsyne aujourd’hui, n’a jamais été publié en Union soviétique, c’est-à-dire, parce que le pouvoir politique continue d’être, comme il y a cinquante ans, incapable d’admettre d’absorber la fonction critique de la littérature. Aussi, et principalement, parce que la persistance des thèmes de l’humanisme, de l’individualisme, de l’exigence libertaire, dans la littérature soviétique, de Zamiatine à Soljenitsyne, ne dénonce pas seulement comme le prétendent à trop bon compte les doctrinaires en question la survivance de valeurs archaïques, qu’on qualifie de « petites-bourgeoises ». Elle dénonce bien davantage, cette persistance, l’absence de nouvelles valeurs sociales, l’opacité et l’atomisation de la société russe, l’écrasement d’une alternative réellement de la couche dirigeante de la deuxième puissance militaire du monde.
En réalité, on comprend fort bien pourquoi les censeurs ont interdit la publication de ce livre, déjà en 1923, à une époque où le foisonnement de la vie culturelle soviétique n’était pas encore totalement entravé. C’est qu’il s’agit d’une œuvre inquiétante. Dans Nous autres, Zamiatine refuse les règles du jeu établi, nie le présent, ses exigences et ses tâches immédiates ; le dissout même, en projetant sur lui, ironiquement, la lumière d’un avenir lointain et redoutable. Grand connaisseur de Wells, Zamiatine transforme le roman d’anticipation scientifique en une arme de l’esprit critique. Par là il devient le véritable précurseur de toute une littérature anti-utopique anglo-saxonne, et l’on sait quelle influence son livre a exercée, autant sur le Meilleur des mondes, d’Aldous Huxley, que sur 1884, de George Orwell.
En publiant, en janvier 1946, l’hebdomadaire Tribune, un article sur le roman de Zamiatine (qu’il avait lu dans sa traduction française de 1929, aujourd’hui rééditée), Orwell signalait cette ressemblance entre Nous autres et le livre de Huxley. Implicitement aussi, il reconnaissait sa dette envers Zamiatine : 1884 allait paraître trois ans plus tard, en 1949. En tout cas, Orwell ne s’est pas trompé sur le sens profond du roman de Zamiatine. Dans sa critique de Tribune, il souligne l’importance d’une conversation entre le narrateur et I-330, le principal personnage féminin du livre. » Alors, pourquoi parles-tu de la dernière révolution ? Il n’y a pas de dernière révolution, le nombre des révolutions est infini. La dernière, c’est pour les enfants : l’infini les effraie et il faut qu’ils dorment tranquillement la nuit… »
Les enfants, qui sait ? Mais les bureaucrates, c’est certain. L’infini de la révolution les effraie. Ils veulent dormir tranquillement la nuit. De temps en temps, un Zamiatine surgit et les réveille. En sursaut.
Jorge Semprun
|