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Collection « Les auteur(e)s classiques »

NOUVEAUX MÉLANGES ASIATIQUES, tome II (1829).
Extrait


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Jean- Pierre ABEL-RÉMUSAT (1788 - 1832), NOUVEAUX MÉLANGES ASIATIQUES, tome II. Elibron Classics, Facsimile de l’édition originale: Éditions Schubart et Heideloff, Paris, 1829, 430 pages. La présente édition reprend des Mélanges les articles concernant la Chine, soit les pages 1 à 221 et 226 à 304 de l’édition originale. Une édition réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

Extrait

SSEMA-KOUANG

Ministre et historien chinois

Ssema-kouang, homme d’État, et l’un des historiens les plus célèbres de la Chine, naquit dans l’arrondissement de Hia, du district de Chan, dans la province de Chen-si, vers l’an 1018 de J.-C. Il était le second fils d’un ministre de l’empereur Tchin-tsoung, de la dynastie des Soung, nommé Ssema-tchhi, et issu, selon toute apparence, de la famille de ce Ssema-thsian, qui est regardé comme le père de l’histoire chinoise.

Il n’y a pas toujours beaucoup de fond à faire sur les signes précoces d’esprit et de pénétration que donnent les enfans dans leur premier âge ; et l’on a vu souvent de petits prodiges de finesse et de raison devenir des hommes très ordinaires ; mais il est permis de compter davantage sur les actions qui indiquent un sens droit, un jugement sain et un caractère réfléchi. On cite un trait de ce genre de la première enfance de Ssema-kouan. Il était avec quelques camarades au bord d’un de ces grands vases de porcelaine où les Chinois se plaisent à nourrir des poissons rouges. L’un de ces enfans tomba dans le vase, et il était sur le point de s’y noyer. Les autres effrayés prirent la fuite. Le jeune Kouang seul chercha aux environs un gros caillou, et s’en servit pour briser le vase et faire écouler l’eau. Par cet expédient, qui ne se fût peut-être pas présenté d’abord à une personne d’un âge mûr, il sauva la vie à son compagnon. Les poètes ont souvent fait allusion à cette anecdote, et on la voit fréquemment représentée sur les peintures de la Chine.

Le père de Kouang, persuadé qu’un esprit si judicieux méritait tous ses soins, s’attacha à cultiver de si heureuses dispositions, et ayant fait apprendre à son fils un assez grand nombre de caractères, il lui mit entre les mains, dès l’âge de sept ans, le Tchhun-thsieou, ou l’Histoire du royaume de Lou, écrite par Confucius. Cette lecture se trouva si bien en rapport avec le génie prématuré du jeune Kouang, qu’il courut en réciter les premières leçons dans l’appartement des femmes, avec une justesse et une précision, indices certains d’un talent décidé pour la littérature historique.

Depuis lors, Kouang ne cessa de se livrer à l’étude, avec un zèle et une assiduité qui tenaient de la passion. Il avait renoncé à tout amusement. On ne le voyait jamais sans un livre à la main ; et la nuit, pour se réveiller plus sûrement, il appuyait sa tête sur un rouleau de bois. En grandissant, il évita constamment ces liaisons dont le moindre inconvénient, disent les Chinois, est de causer une grande perte de temps ; il ne se plaisait que dans la compagnie des savans, et revenait toujours avec plaisir à ses livres. Il sut de bonne heure les King par coeur, et fut en état d’en expliquer tous les endroits difficiles. Il avait dans la mémoire la date de tous les évènemens, et les circonstances des moindres faits.

En 1037, il obtint le grade le plus élevé des lettrés ; et sa modestie, dans cette occasion, ne brilla pas moins que ses talens. Il fut ensuite promu à divers emplois sans les avoir sollicités, et pour ainsi dire malgré lui. C’est une opinion assez générale à la Chine, qu’un homme de lettres est propre à tout, et que celui qui entend bien les écrits des anciens doit, par une conséquence nécessaire, être un magistrat intègre, un habile administrateur, et un excellent militaire. Imbu de cette idée, comme la plupart de ses compatriotes, un général nommé Phang-tsi, commandant des troupes qui gardaient les frontières occidentales de l’empire contre les Tangutains, ne crut pouvoir mieux faire que de s’assurer le secours d’un jeune littérateur dont la réputation commençait à se répandre, et il s’adressa à l’empereur pour que Ssema-kouang fût nommé gouverneur de Phing-tcheou, place très importante dans la province qui était le théâtre de ses opérations. En prenant possession de ce nouveau poste, Kouang se voua aux soins que lui imposait l’état du pays dont l’administration lui était confiée ; et pour le délivrer d’un des fléaux qui pesaient le plus sur les habitans, les invasions des Tangutains, il proposa au général un plan qui fut adopté. Ce plan consistait à construire trois villes nouvelles sur les bords du fleuve Jaune, et à y fixer la population surabondante des contrées voisines, pour l’intéresser à les défendre.

Ces mesures tournèrent mal, parce que les Tangutains, attirés par les précautions mêmes qu’on avait prises contre eux, trouvèrent dans les villes nouvelles du butin et des esclaves à enlever. Au récit de cette invasion, l’empereur destitua le général qui avait pris sur lui la responsabilité de ce plan, et ordonna qu’il serait mis en jugement ; mais Ssema-kouang était incapable de souffrir qu’un autre fût victime des suites de son inexpérience. Il écrivit à l’empereur pour lui faire connaître sa faute.

« C’est moi, lui dit-il, qui suis la cause de tous ces malheurs ; c’est moi qui suis coupable ; c’est moi que vous devez punir ; mais faites grace à l’innocent.

L’empereur n’eut pas de peine à suivre les conseils de la clémence, et il en étendit les effets aux deux amis. Ssema-kouang, promu au gouvernement de la capitale du Ho-nan, devint ensuite censeur public et secrétaire historiographe du palais.

Dans toutes ces fonctions, il donna des preuves d’une haute sagesse, de lumières étendues et d’un désintéressement à toute épreuve. Des peuples du midi avaient envoyé à l’empereur un animal d’une espèce inconnue ; et les flatteurs prétendaient que cet animal n’était autre que le khi-lin, sorte de licorne merveilleuse qui n’apparaît, selon les Chinois, qu’aux époques de prospérité où l’empire est florissant sous le gouvernement d’un prince accompli. Ssema-kouang, consulté par ordre de l’empereur, répondit :

« Je n’ai jamais vu de khi-lin ; ainsi je ne puis dire si l’animal dont on parle en est un. Ce que je sais, c’est que le véritable khi-lin n’est point apporté par des étrangers : il paraît de lui-même quand l’État est bien gouverné.

Il y avait quelque hardiesse dans cette réponse, qui choquait les préjugés mis en jeu par l’adulation. Il en fut de même à l’occasion d’une éclipse de soleil, qui eut lieu en 1061. Cette éclipse, selon l’annonce des astronomes, devait être de six dixièmes du disque du soleil : elle ne fut que de quatre dixièmes. Les courtisans vinrent en cérémonie en féliciter l’empereur, comme d’une dérogation formelle que le ciel avait permise aux lois de ses mouvemens, et qui faisait le plus grand honneur à la sagesse du gouvernement ; mais Ssema-kouang, qui était présent, les interrompit :

— Le premier devoir d’un censeur est de dire la vérité, s’écria-t-il, ce que vous venez d’entendre n’est qu’une basse flatterie ou l’effet d’une ignorance profonde. L’éclipse a été moindre qu’on ne l’avait annoncée : il n’y a là ni bon ni mauvais pronostic à faire, ni de quoi féliciter votre majesté. Les astronomes se sont trompés ; si c’est par négligence, il faut les punir. Un très mauvais présage, c’est qu’il y ait auprès de votre personne des gens qui osent parler comme je viens de l’entendre, et que votre majesté daigne les écouter.

Un discours si hardi déconcerta les adulateurs, et glaça d’effroi les amis de Ssema-kouang : mais l’empereur s’en montra satisfait ; et pendant tout son règne, il ne cessa d’honorer Ssema-kouang de sa faveur. Le sage ministre n’en usa que pour éclairer le prince et lui faire entendre la vérité sur les affaires les plus importantes de l’État.

Il continua d’exercer ses nobles et périlleuses fonctions sous l’impératrice douairière, régente pendant la minorité du successeur de Jin-tsoung, et sous ce successeur même, connu dans l’histoire sous le nom de Ying-tsoung. Celui-ci n’était pas fils, mais neveu de son prédécesseur. A son avènement, le nouvel empereur crut devoir marquer son respect pour son propre père en lui déférant solennellement le titre et les honneurs suprêmes. Ssema-kouang n’approuva pas cette mesure ; il crut y voir une infraction aux principes sur l’adoption, d’après lesquels Ying-tsoung devait considérer son prédécesseur comme son véritable père ; et ne pouvait accorder à celui dont il tenait la vie, que le titre de Hoang pe (oncle auguste). Ses représentations à ce sujet n’ayant pas été écoutées, il en hasarda de nouvelles, et avec tant de vivacité, qu’il n’y eut que six des censeurs placés sous sa direction, qui osèrent les signer. L’empereur fut choqué de cette hardiesse.

— Voilà, dit-il, des censeurs bien téméraires de ne pas s’être rangés du côté du plus grand nombre ; ils ont manqué à leur devoir ; je les casse. Qu’on en choisisse d’autres.

Ssema-kouang, rendu pour quelque temps à la vie privée, revint avec plaisir à ses occupations littéraires, et ce fut à cette époque qu’il traça le plan de son grand ouvrage historique. Le premier résultat de son travail fut un Essai en huit livres, sur le plan de la célèbre chronique de Tsokhieou-ming, laquelle repose elle-même sur les sommaires qui forment le Tchhun-thsieou de Confucius. Quand l’empereur Ying-tsoung eut reçu cet essai, il en fut si content, qu’il donna ordre à l’auteur de continuer ce beau travail et d’en augmenter l’étendue, de manière à y comprendre les actions des princes et des sujets, et tout ce qui pouvait intéresser la science du gouvernement.

Ssema-kouang se remit à l’ouvrage, d’après ces nouveaux ordres. Il compulsa tout ce qu’il put trouver de livres dans les bibliothèques, rassembla les monumens les plus anciens, et consulta les mémoires les plus récens. Il soumit à la discussion les opinions contradictoires admises par les auteurs, rectifia les erreurs, dissipa l’obscurité qui couvrait certains évènemens, et ramena toutes les traditions à une seule série, où les faits, disposés chronologiquement, forment, suivant l’expression chinoise, comme un vaste tissu dont la chaîne suit l’ordre des temps, et dont la trame s’étend à tout l’empire. Prenant pour point de départ ce que les Chinois appellent les temps des guerres civiles, il commença ses récits au règne de Wei-lieï-wang de la dynastie des Tcheou, et les conduisit jusqu’aux cinq dynasties qui avaient précédé l’établissement de celle sous laquelle il vivait, de sorte qu’ils embrassaient un espace de treize cent soixante-deux ans. Le titre de ce bel ouvrage fut : Tseu tchi thoung kian, ce qu’on peut rendre par Miroir universel à l’usage de ceux qui gouvernent. C’est, à proprement parler, une chronique où tous les faits sont ramenés à un ordre unique, au lieu d’être classés comme chez Ssema-thsian, en différentes parties consacrées à la biographie, à l’histoire des arts et des institutions, à l’histoire étrangère, à la géographie.

Le Thoung-kian a été continué par divers auteurs, et complété, pour ce qui concerne les temps anciens, par Lieou-iu, ami et collaborateur de Ssema-kouang. On en a fait des extraits, des abrégés ; et ce qu’il y a de plus à la louange de ce livre, c’est d’avoir été pris par le célèbre Tchu-hi pour base de cette Histoire, composée de résumés et de développemens, qu’on nomme en chinois Thoung kian kang mou. Les Kang-mou ou résumés sont de Tchu-hi, et le fond de l’ouvrage ou le Thoung kian, appartient à Ssema-kouang.

Dans sa forme originale, le Tseu tchi thoung kian contenait deux cent quatre-vingt-quatorze livres de texte, trente livres de tables, et trente autres livres de dissertations et de discussions. L’auteur, quoique assisté des plus habiles lettrés de son temps, ne put l’achever qu’en 1084, sous le règne de Chin-tsoung. successeur du prince qui avait pris tant d’intérêt à son premier travail.

Il y avait longtemps, à cette époque, que Ssema-kouang était rentré dans les affaires. Chin-tsoung, en montant sur le trône, après la mort de Ying-tsoung, avait voulu s’entourer de tout ce que l’empire possédait d’hommes éclairés : dans ce nombre, il n’était pas possible d’oublier Ssema-kouang. Cette nouvelle phase de sa vie politique ne fut pas moins orageuse que la première. Placé en opposition avec un de ces esprits audacieux qui ne reculent, dans leurs plans d’amélioration, devant aucun obstacle, qui ne sont retenus par aucun respect pour les institutions anciennes, Ssema-kouang se montra ce qu’il avait toujours été, religieux observateur des coutumes de l’antiquité, et prêt à tout braver pour les maintenir.

Wang-’an-chi était ce réformateur que le hasard avait opposé à Ssema-kouang, comme pour appeler à un combat à armes égales le génie conservateur qui éternise la durée des empires, et cet esprit d’innovation qui les ébranle. Mus par des principes contraires, les deux adversaires avaient des talens égaux ; l’un employait les ressources de son imagination, l’activité de son esprit et la fermeté de son caractère, à tout changer, à tout régénérer : l’autre, pour résister au torrent, appelait à son secours les souvenirs du passé, les exemples des anciens, et ces leçons de l’histoire, dont il avait toute sa vie fait une étude particulière.

Les préjugés mêmes de la nation, auxquels Wang-’an-chi affectait de se montrer supérieur, trouvèrent un défenseur dans le partisan des idées anciennes. L’année 1069 avait été marquée par une réunion de fléaux qui désolèrent plusieurs provinces : des maladies épidémiques, des tremblemens de terre, une sécheresse qui détruisit presque partout les moissons. Suivant l’usage, les censeurs saisirent cette occasion pour inviter l’empereur à examiner s’il n’y avait pas dans sa conduite quelque chose de répréhensible, et dans le gouvernement quelques abus à réformer ; et l’empereur se fit un devoir de témoigner sa douleur en s’interdisant certains plaisirs, la promenade, la musique, les fêtes dans l’intérieur de son palais. Le ministre novateur n’approuva pas cet hommage rendu aux opinions reçues.

— Ces calamités qui nous poursuivent, dit-il à l’empereur, ont des causes fixes et invariables ; les tremblemens de terre, les sécheresses, les inondations n’ont aucune liaison avec les actions des hommes. Espérez-vous changer le cours ordinaire des choses, ou voulez-vous que la nature s’impose pour vous d’autres lois ? 

Ssema-kouang, qui était présent, ne laissa pas tomber ce discours :

— Les souverains sont bien à plaindre, s’écria-t-il, quand ils ont près de leur personne des hommes qui osent leur proposer de pareilles maximes ; elles leur ôtent la crainte du ciel ; et quel autre frein sera capable de les arrêter dans leurs désordres ? Maîtres de tout, et pouvant tout faire impunément, ils se livreront sans remords à tous les excès ; et ceux de leurs sujets qui leur sont véritablement attachés n’auront plus aucun moyen de les faire rentrer en eux-mêmes.

Il est difficile de décider lequel de ces deux discours contenait le plus de véritable philosophie ; mais on peut aisément deviner celui des deux qui devait être plus agréable au prince. Toutefois on doit dire à la louange de Chin-tsoung, qu’il ne témoigna aucun ressentiment pour la sincérité de Ssema-kouang. Il continua d’écouter ses avis, tout en se conformant à ceux de Wang-’an-chi. Les hommes les plus habiles, les sujets les plus dévoués, s’éloignèrent successivement des affaires, dont la direction devenait de plus en plus contraire à leurs vues. Ssema-kouang ne se décida que plus tard à prendre ce parti, parce qu’il espérait toujours que l’empereur finirait par écouter la vérité.

En attendant, il continuait ses travaux historiques, et il terminait son grand ouvrage, dont l’empereur lui-même daigna composer la préface. Ce fut à cette époque que Chin-tsoung nomma Ssema-kouang président de la grande académie impériale des Han-lin, corps littéraire et politique tout à la fois, dont les attributions ont quelque analogie avec celles qu’on avait imaginé de donner à l’Institut de France, au moment de son premier établissement.

Le sage lettré, persévérant dans son orthodoxie, voulait refuser cette charge honorable, ne pouvant, disait-il, être à la tête d’une compagnie qui allait bientôt se trouver composée de ces nouveaux docteurs, dont les principes, conformes à ceux de Wang-’an-chi, étaient diamétralement opposés à ceux qu’il avait lui-même puisés chez les anciens.

— Vous les redresserez, dit l’empereur ; vous serez leur chef : ou vous les amenerez à penser comme vous, ou ils vous convaincront qu’il faut penser comme eux.

Ssema-kouang chercha une autre excuse :

— Je ne sais pas composer des vers, dit-il ; il faut que le président de l’académie sache en faire et en fasse de bons, pour être en droit de juger de ceux qui lui sont présentés.

— Cette raison ne vaut pas mieux que l’autre, repartit l’empereur. Vous vous en tiendrez à la prose, et vous laisserez la poésie à ceux qui s’y entendent. Ne répliquez plus.

Ssema-kouang ne pouvait persister dans son refus. Il accepta donc ; mais il profita de son droit de président pour choisir celles des explications qui étaient plus de son goût, et il se réserva les matières historiques. Chin-tsoung lui-même vint l’entendre ; et Ssema-kouang ne craignit pas de débiter devant ce prince une leçon sur les règnes de Wou-ti et de Youan-ti, deux empereurs de la famille des Han, qui par la confiance qu’ils accordèrent à leurs ministres, amateurs de la nouveauté, et par leur disposition à s’écarter des exemples des anciens, avaient compromis le salut de l’État, excité des troubles et préparé la ruine de leur dynastie. L’empereur comprenait parfaitement le sens de ce discours ; loin de s’en formaliser, il permit aux lettrés de sa suite de s’engager avec Ssema-kouang dans une discussion où cet habile historien eut tout l’avantage. L’empereur avait pris son parti, et c’est peut-être pour cette raison qu’il souffrait si patiemment la contradiction.

Peu de temps après, convaincu que les remontrances de Ssema-kouang n’avaient d’autre motif que le bien public, il lui fournit des occasions d’en faire, en le mettant à la tête des censeurs publics. Le recueil intitulé Kou-wen youan kian contient plusieurs écrits de ce genre, composés par Ssema-kouang, en diverses occasions, et il serait à désirer qu’on eût conservé tous ceux qui sont tombés de son pinceau, parce que ce sont, en général, d’excellens morceaux d’histoire et de politique chinoise, aussi remarquables par la noblesse des pensées que par l’élégance soutenue des expressions. Les personnes qui ne savent pas le chinois peuvent prendre une idée des compositions de ce genre dans l’ouvrage de Duhalde, qui a donné plusieurs suppliques de Ssema-kouang, traduites par le P. Hervieu.

En rentrant dans la carrière de la censure publique, Ssema-kouang avait bien pensé qu’il allait recommencer à donner des avis qui ne seraient nullement écoutés ; mais il n’est point de vertu qui se résigne à être constamment importune sans être jamais utile. Après beaucoup de tentatives infructueuses, Ssema-kouang sollicita sa retraite ; et quelque répugnance qu’on eût à se priver des lumières d’un conseiller aussi zélé, il finit par l’obtenir, et il alla s’établir à Lo-yang (maintenant Khaï-foung, dans le Ho-nan), bien résolu de partager désormais son temps entre l’étude et les soins qu’avaient toujours droit de réclamer de lui les pauvres et les opprimés : car l’empereur, en permettant à Ssema-kouang de s’éloigner de la cour, avait exigé de lui qu’il conservât un titre qui l’obligeait à faire entendre sa voix dans l’intérêt du pays qu’il allait habiter.

Ce repos honorable et laborieux ne fut pas de longue durée : l’empereur Chin-tsoung étant venu à mourir, Ssema-kouang se fit un devoir de se rendre dans la capitale pour y honorer la mémoire de son maître. Son voyage fut comme un long triomphe. Peu de personnes avaient lu ses grands ouvrages historiques, et un plus petit nombre était en état de les apprécier ; mais tous avaient connaissance de ses hautes vertus politiques, de sa courageuse résistance aux entreprises d’un pouvoir impopulaire, de ses remontrances pleines de vigueur et de sincérité, dont la gazette impériale avait constamment été remplie depuis vingt années, de ces réclamations qu’il était toujours prêt à former en faveur des malheureux. Ce concert de voix, qu’en d’autres lieux et pour des époques plus rapprochées de nous on nommerait l’opinion publique, se fit entendre avec tant de force, qu’un homme, dont le dévouement eût été moins connu, aurait pu en ressentir quelques inconvéniens ; Ssema-kouang en redoutait également les bons et les mauvais effets. Il voulut se dérober aux uns et aux autres en partant secrètement pour sa retraite de Lo-yang. Mais l’impératrice régente, qui avait senti ce que valait un pareil homme, lui fit expédier l’ordre de revenir, et le nomma successivement gouverneur du jeune empereur et principal ministre.

Son premier soin, dans ce poste éminent, fut d’ouvrir un libre accès à tous ceux qui avaient des plaintes à former ou des remontrances à adresser à la régente ; et son soin le plus important fut d’effacer jusqu’aux dernières traces du gouvernement de Wang-’an-chi. Non content d’avoir rétabli l’ordre dans les affaires intérieures, il tourna ses regards du côté des Tartares ; et pour terminer les différens qui s’étaient élevés entre l’empire et les princes du Tangut, il se fit nommer plénipotentiaire, et entreprit lui-même le voyage de ce pays. Sa renommée l’y avait précédé, et elle disposa les Tangutains à adopter de confiance tous les arrangemens qu’il voulut proposer.

La paix, qui fut bientôt conclue, fut le dernier service que Ssema-kouang rendit à sa patrie. Le voyage avait achevé d’épuiser ses forces, et à son retour il tomba malade et ne fit plus que languir. La régente, qui avait peine à se priver de ses conseils, lui accorda, pour venir auprès d’elle, plus de facilité que l’étiquette n’en permettait habituellement, et le dispensa de tout ce que le cérémonial a de plus assujétissant ; mais ces honneurs mêmes usèrent ses forces, et à la neuvième lune de la première année du règne de Tchi-tsoung, l’an de J.-C. 1086, il mourut à l’âge de soixante-huit ans.

Les funérailles que l’impératrice lui fit faire furent dignes d’une si belle vie, et l’éloge officiel qui lui fut décerné conformément à l’usage, exprime la réunion des qualités qui distinguent un sage, un excellent citoyen et un ministre accompli. Mais son plus bel éloge fut la douleur universelle que causa la nouvelle de sa mort. Les boutiques furent fermées ; le peuple, prit le deuil spontanément, et les femmes et les enfans qui ne purent s’agenouiller devant son. cercueil s’acquittèrent de ce devoir dans l’intérieur des maisons en se prosternant devant son portrait. Les mêmes témoignages de regret accompagnèrent sur toute la route le cercueil de Ssema-kouang, lorsqu’il fut transféré dans son pays natal.

Il eût été difficile, en voyant les honneurs rendus à la mémoire de ce grand homme, de prévoir les revers qu’elle devait subir onze années après. Les partisans de Wang-’an-chi ayant su rentrer dans les emplois dont Ssema-kouang les avait éloignés, trompèrent le jeune empereur devenu majeur et seul maître des affaires. Ssema-kouang, par une mesure qui fit beaucoup d’impression sur l’esprit des Chinois, fut déchu de tous ses titres posthumes, déclaré ennemi de son pays et de son souverain. On renversa son tombeau, on abattit le marbre qui contenait son éloge, et on en éleva un autre qui portait l’énumération de ses prétendus crimes. Ses écrits furent livrés aux flammes, et il ne tint pas à ces persécuteurs d’une ombre, que l’un des plus beaux monumens littéraires de la Chine ne fût anéanti.

Trois ans s’étaient à peine écoulés, quand la mémoire de Ssema-kouang fut rétablie dans tous ses titres et prérogatives. En 1129, l’empereur régnant, pour venger ce célébre lettré de l’injure qui lui avait été faite, plaça sa tablette dans la salle de ses ancêtres, à côté de celle de l’empereur Tchi-tsoung, qui avait entrepris de le déshonorer. En 1267, on inscrivit son nom dans le temple de Confucius, avec le titre de Wen-koung, qui signifie à peu près Prince des lettres, et en 1530, il reçut une nouvelle dénomination qu’il a conservée jusqu’à présent ; c’est celle de Sian jou Ssema-tseu [1], qu’on ne peut rendre autrement qu’en disant que celui auquel elle s’applique s’est montré invariablement attaché. aux principes littéraires et politiques de l’école de Confucius.


[1] Mémoires concernant les Chinois, t. X.


Retour au livre de l'auteur: Laurence Binyon (1869-1943) Dernière mise à jour de cette page le mercredi 10 janvier 2007 19:42
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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