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Collection « Les auteur(e)s classiques »

La littérature chinoise.
Six conférences au Collège de France et au Musée Guimet (1926).
Extraits


Une édition électronique sera réalisée à partir du texte de Basile Alexéiev (1881-1951), La littérature chinoise. Six conférences au Collège de France et au Musée Guimet (1926). Annales du Musée Guimet, bibliothèque de vulgarisation, tome 52. Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1937, 232 pp. Une édition réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

Extraits

C23. — Basile ALEXÉIEV : La littérature chinoise.
Six conférences au Collège de France et au Musée Guimet.

Je voudrais montrer que la littérature chinoise, par son importance et son expansion, ne peut être qualifiée autrement que de littérature mondiale.

S’il est vrai que des littératures comme celles de la Grèce et de Rome, peuvent être appelées mondiales, parce qu’elles servent de base à toutes les autres littératures d’Europe ; s’il est vrai aussi, que ces autres littératures européennes, qui naquirent des littératures classiques, se sont, par la suite, développées en systèmes grandioses, et ont donné à d’autres des formes et des idées devenant à leur tour, des littératures mondiales ; si tout cela est évident, il l’est également que la littérature chinoise est une littérature mondiale, bien qu’on semble l’ignorer, surtout ceux qui ne veulent pas considérer l’Orient, comme faisant partie du monde intellectuel. « Chao kien to kouai », dit un proverbe chinois, qu’il faut traduire mot à mot : « peu voir = s’étonner beaucoup ». Je n’entreprends donc point la tâche ingrate de convaincre les européistes acharnés qui font de l’acceptation ou de la non-acceptation de l’Orient une affaire de goût. Je me propose de produire quelques arguments d’ordre historique, en laissant de côté l’ordre esthétique.

Il est vrai que la littérature chinoise n’a jamais exercé trop d’influence sur les littératures de l’Europe. Mais, réciproquement, elle n’a jamais subi celle des littératures grecque ou latine, et par exemple toute la poésie, de dimensions telles qu’aucune littérature du monde n’en a connues, s’y est développée isolément. Notons ici que la littérature d’aucun pays ne répond entièrement au concept que nous nous faisons maintenant de la littérature mondiale. Ce n’est donc pas le lieu de chercher à justifier ou à blâmer une littérature, et sa qualification de mondiale ne se justifie que par son pouvoir d’exercer son influence sur d’autres littératures, en leur donnant formes et sujets. Or, la littéra-ture chinoise répond parfaitement à cette for-mule, car elle a donné naissance à peu près complètement, aux littératures du Japon, de la Corée et de l’Annam…

Si nous nous adressons maintenant à l’histoire, et si nous considérons la Chine dans ses périodes d’invasion étrangère, nous voyons constamment son influence s’exercer sur ses envahisseurs, d’une manière unique dans l’histoire du monde. En laissant de côté les différents nomades qui s’emparèrent de la Chine à diverses époques, bornons-nous à caractériser l’activité de ses derniers maîtres étrangers, les Mandchous. Éblouis par la splendeur de la littérature chinoise, ils font toutes sortes de compilations, donnant parfois des exemples d’une technique typographique et d’une érudition vraiment merveilleuses, lesquelles ont d’ailleurs directement contribué à créer et à développer la sinologie mondiale On peut dire que les Mandchous ont soutenu la littérature chinoise de toutes leurs forces, et que c’est grâce à eux que nous avons encore de nombreuses œuvres qui, sans leur zèle, seraient à jamais perdues.

Les Mongols mêmes, qui ont si adroitement et opiniâtrement résisté à l’écrasante influence de la Chine et qui, seuls de tous les nomades, se sont permis de mépriser le chinois comme langue officielle, eux, les créateurs de l’agglomérat curieux dont M. Édouard Chavannes nous donna tant de précieux documents, les Mongols, d’après mes collègues mongolisants, n’ont développé leur langue littéraire courante qu’en traduisant et en adoptant une masse inouïe de romans vulgaires chinois.

Ainsi la littérature chinoise, sous sa forme hiéroglyphique spontanée, ou transformée en versions diverses, a conquis toute l’Asie Orientale, et l’on peut affirmer que cette littérature est non seulement celle de la Chine, mais la littérature de l’Extrême-Orient, masse humaine dépassant de beaucoup la population des pays qu’on entend désigner lorsque l’on parle de « monde »  et de « mondial ». Cela signifie que, si les littératures de l’Europe, produits de quelques grands peuples à partir des Grecs et des Romains, ont le droit d’être appelées mondiales du fait de leur influence sur les autres, signe de leur suprématie, la littérature chinoise possède un pareil droit à cette appellation et à ce titre. J’ajouterai une dernière considération. Sauf de rares exceptions, la littérature chinoise ne s’est nourrie, au cours de quatre mille ans, que du génie de sa race. N’important pour ainsi dire rien (excepté peut-être la littérature bouddhique de l’Inde qui a toujours été sentie comme très spéciale), elle exportait largement toutes ses richesses, sans aucune espèce de violence propagandiste ou missionnaire. On peut admettre que le principe confucéen, un des plus chers à son école, — que les barbares qui entourent la Chine viendront d’eux-mêmes frapper à ses portes quand il règnera un ordre de choses convenable (savoir, un bon souverain et, partant, un gouvernement vertueux), — ce principe triomphe décidément, en ce qui concerne l’expansion et l’influence littéraires, en laissant de côté, bien entendu, l’œuvre de la politique chinoise, laquelle est tout autre chose.

Quand on parle de la littérature chinoise, de son importance et de sa place relative parmi les autres littératures, en particulier celles de l’Europe, on commet généralement une erreur logique, d’ailleurs fort honorable pour la littérature chinoise. Cette erreur consiste à opposer et à comparer cette dernière à la combinaison complexe qu’est la littérature européenne. Mais l’agglomérat fictif de celle-ci s’est constitué dans des conditions exceptionnellement favorables, en ce sens que ses tendances et ses goûts littéraires ont toujours eu, de toutes parts, mille sources variées, et qu’ils étaient aussi différents que possible de type et de caractère. L’intolérance militante et officielle a pris en Chine, avec le Confucianisme, la forme d’une monotonie factice et obligatoire, plus douce, en somme, que l’Europe ne l’a connue avec le christianisme, d’autant plus que l’idée d’homme parfait, de gentilhomme (gentleman), pouvait se dégager de l’hypocrisie bien plus souvent en Chine qu’en Europe. Donc, une faible différence dans la plupart des cas, et cependant l’influence littéraire chinoise attire à la Chine plus de six cent millions d’âmes, qui en font leur culte, malgré le dialecte qui peut dissoudre tous les groupes et même ceux des langues.

Disons donc que la littérature chinoise, dont l’éclat au cours de quarante siècles illumina tant de peuples qui, sans les Chinois, n’auraient jamais connu les belles-lettres, disons qu’une telle littérature peut être appelée mondiale : elle est la grande littérature d’Asie et l’une des grandes littératures du monde.

Mais cette littérature immense, qui se prête à la comparaison avec toutes les autres littératures prises ensemble et dont l’influence envahit la moitié du monde, comment a-t-elle donc pu rester et reste-t-elle encore inaccessible aux arbitres d’Europe, grands faiseurs de littératures comparées, qui ignorent ce qui s’est passé et ce qui se passe à cet autre bout de l’univers, pareil probablement pour eux à un appendice géographique inutile ? Comment est-il advenu, qu’en même temps que la porcelaine chinoise, puis, l’art du peintre et du sculpteur chinois, ont frappé l’Europe de leur grande valeur artistique originale et insoupçonnée, l’art du poète chinois soit demeuré à jamais fermé et incompréhensible, pour ne point parler de sa valeur directement sentie ? Comment est-il possible qu’un labeur sinologique incessant, comme le montre le monument bibliographique du regretté Henri Cordier, et les efforts de tant de sinologues ne nous aient pas fait comprendre et apprécier l’œuvre littéraire chinoise ? On peut répondre assez facilement à ces questions.

C’est bien affaire de goût, n’est-il pas vrai ? d’admirer ce qui plaît. C’est bien affaire d’imitation d’admirer les mêmes choses en publiant ses impressions, souvent absentes, qui font la mode. Mais il en va autrement quand il s’agit d’un texte chinois. La première des conditions, la vue d’ensemble, rapide ou fixée, manque ici de manière vraiment très piteuse. On connaît la difficulté du chinois, mais on n’en aperçoit l’ampleur que lorsqu’on en fait une transplantation, je veux dire, lorsqu’on le traduit. Sût-on même le chinois, condition sine qua non, et qui est très rare, il n’est pas de connaissance grammaticale et lexicographique qui vaille. Il faut évaluer la conception artistique des mots, s’il s’agit, bien entendu, de poésie, et c’est d’autant plus rare que le goût personnel, absolument nécessaire, ne doit jamais entrer en conflit avec le texte. Or, l’esthétologie chinoise diffère fort, et, très souvent, est en complète contradiction avec la nôtre. C’est ainsi, par exemple, que les fameuses stances de Li Po à l’esprit antique (Kou fong), sur l’intuition poétique, qui sont un chef-d’œuvre pour le goût chinois, n’ont pu jusqu’ici se faire sentir dans une traduction européenne ; et mes propres tentatives n’ont été que désastreuses. N’avoir accès à la vue d’ensemble qu’en travaillant dans les minuties, tandis que ces minuties ruinent la vue d’ensemble : on voit com-bien ce cercle est déplorablement vicieux. Aussi bien, n’en a-t-on pu sortir jusqu’ici. Que dire maintenant de ceux qui nous ont enseigné le chinois, des Européens qui sont allés en Chine, y sont restés longtemps et ont répandu, dans des écrits spéciaux, leurs idées sur la Chine ?


Tout en reconnaissant les services considérables qu’ont rendus, au cours de ces trois derniers siècles, les missionnaires d’origine et d’activité internationale, il faut bien leur reprocher un point de départ qui les empêchait de transplanter littérairement des œuvres chinoises. Pour eux, l’imagination chinoise ne sortait jamais de la limite ethnographique. Je ne connais pas d’exemple d’un traducteur, missionnaire ou employé officiel en Chine, se mettant à l’œuvre avec la préparation et la verve qu’il eût jugées nécessaires pour une traduction de Byron, par exemple, ou de tout autre poète. Il faut bien admettre que le sentiment de celui qui vient dans un pays enseigner à ses habitants sa doctrine n’est nullement favorable à la sincérité de son adaptation mentale au monde de leur imagination. On estime les Français, les Anglais, les Allemands, on ne sait jamais estimer les Chinois dans la même proportion. Pour faire l’apprentissage d’une discipline, il importe de renoncer délibérément à instruire ceux à qui on la demande.


Retour au livre de l'auteur: Basile Alexéiev (1881-1951) Dernière mise à jour de cette page le Mercredi 06 juillet 2005 11:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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