PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
J'avois bien prédit à la fin de la préface de mon V. volume, que je verrois éclore au premier jour quelques mauvaises copies de mon ouvrage. Il vient en effet d'en paroître deux tout a la fois; & pour ne point fatiguer inutilement mes lecteurs, je ne dirai que deux mots de chacune d'elles.
I. La premiére est intitulée: Anecdotes historiques, galantes & littéraires, & n'a proprement que ce titre d'intéressant & de curieux. Ce n'est autre chose, qu'un assez mauvais recueil de contes usés & rebattus d'aventures ridicules & imaginaires, & de personnalités souvent aussi fausses qu'injurieuses; le tout si pitoyablement écrit, qu'entr'autres expressions ridicules, on y fait décrotter les gens pour se présenter à la cour [1] : & je me serois bien gardé de faire ici la moindre mention d'un si méprisable ouvrage, si des lecteurs de très-peu de discernement, mais de très-mauvais goût, ne m'avoient fait le deshonneur de me l'attribuer; & si l'on y voyoit malheureusement un éloge de mes Lettres, incomparablement plus propre à m'avilir, qu'à me recommander.
II. La seconde est intitulée: Correspondance historique, philosophique critique, entre Ariste, Lisandre, & quelques autres amis, pour servir de réponse aux Lettres Juives; & composée, dit-on, par une cabale d'écrivains affamés & mercénaires, que certain libraire de la Haye entretient pour cet effet à ses gages. Quoiqu'il en soit, c'est un ouvrage périodique de la nature du mien: & comme si ces auteurs ne sçavoient où prendre de la matière pour le remplir, ils s'emparent chaque ordinaire de deux ou trois textes de quelqu'une de mes Lettres, & les paraphrasent à peu près aussi sensément que les interprêtes d'Aristote, ou que les commentateurs de l'Apocalypse. C'est ce que je me contenterai de faire voir par deux ou trois exemples remarquables, sans me donner la peine de suivre plus au long ces messieurs dans leurs égaremens critiques, & sans fatiguer ainsi les lecteurs par des répétitions inutiles.
1° Ils paroissent si novices dans les matières établies, qu'ils me font un crime effectif d'une simple plaisanterie, généralement reçue de quiconque sçait parler; & qu'ils se récrient fort sur ce que j'ai tâché de deshonorer en vain les jurisconsultes par le titre de maris débonnaires. [2]
Peut-on faire un aussi pitoyable raisonnement! est-ce vouloir deshonorer Cujas, Barthole & Dumoulin, que de soutenir que les priviléges & droits qu'on a attachés aux femmes qui se séparent de leurs époux, sont trop vastes & trop étendus? Si j'ai deshonoré les jurisconsultes en les appellant maris débonnaires, l'illustre Despréaux a donc flétri la réputation de tous les Parisiens; car je trouve dans sa X. satyre la même pensée exprimée en termes incomparablement plus forts que les miens. Les voici:
As-tu donc oublié, qu'il faut qu'elle y consente?
Et crois-tu qu'aisément elle puisse quitter
Le savoureux plaisir de t'y persécuter?
Bien-tôt son Procureur, pour elle usant sa plume?
De ses prétentions va t'offrir un volume.
Car, grace au droit reçu chez les Parisiens,
Gens de douce nature, & maris bons chrétiens,
Dans ses prétentions une femme est sans bornes.
Voilà donc Despréaux plus coupable que moi. C'est dommage, en verité, que les Cotins & les Pradons, dans les critiques qu'ils ont faites des ouvrages de ce grand homme, n'ayent pas prévenu à cet égard Maître Nicolas & ses collègues, & ne leur ayent point fourni une remarque aussi judicieuse & aussi sensée.
2° La seconde chose que ces judicieux censeurs me reprochent, est d'avoir nommés les chrétiens NAZARÉENS. C'est le titre, disent-ils, qu'il nous donne, croyant vivement nous offenser. Mais J. C. l'ayant porté, nous ne pouvons que nous en faire gloire. [3]
Le beau raisonnement! En vérité, je serois tenté de croire, que ces gens-là n'ont jamais lû que le Pédagogue chrétien, ou le Paradis ouvert à Philagie. S'ils avoient la moindre connoissance des livres, ils sçauroient que dans tous les ouvrages écrits, ou supposés écrits, par des auteurs Levantins, on donne presque toujours aux chrétiens le nom de Nazaréens. Entre dix mille exemples que j'en pourrois citer, je me contenterai de celui que me fournit actuellement l'Espion dans les cours des princes chrétiens. Il pourra servir de bonne leçon à Maître Nicolas & à ses confrères. Je ne suis pas pour les libelles, dit le fin musulman [4], & je n'aime pas à parler avec irrévérence des têtes couronnées; mais les NAZARÉENS sont si stupides, qu'ils m'obligent de dire ce que je dis: je n'ai jamais vû de gens si fous.
Que les critiques réfléchissent sur ce passage, afin que s'ils lisent jamais quelque livre où le terme de Nazaréens se rencontre, ils évitent le ridicule d'étaler si mal-à-propos des réflexions monacales & pédantesques. Je veux bien encore leur apprendre, que loin qu'on regarde dans le Levant le nom de Nazaréen comme une injure, il y est au contraire considéré comme plus noble que celui de chrétien; &, que dans les traités que la Porte fait avec la France, il n'en est aucun où le roi ne soit titré de premier roi des souverains de la croyance de NAZARETH. Maître Nicolas & ses collègues diront-ils que la Porte Ottomane croit offenser vivement la France, en s'exprimant ainsi? S'ils tenoient un discours aussi impertinent, je ne doute pas qu'il ne se trouvât bientôt quelque imbécille capucin, qui croiroit répondre bien spirituellement, en disant que Jesus-Christ ayant porté le nom de Nazaréen, les François ne peuvent que s'en faire gloire.
3° Je ne sçais si quelque conformité de fanatisme avec Marie-Alacoque porteroit mes censeurs à s'intéresser pour elle; mais voici la manière également fausse & ridicule, dont ils prennent la défense de l'auteur de son histoire. L'auteur de la Vie mystique de Marie-Alacoque a fait une faute indigne de lui & de son caractère. Il l'a reconnue. C'est beaucoup de trouver tant d'humilité dans un prélat. Il n'obtiendra pas le chapeau de cardinal. N'en sera-t-il pas assez puni? Il auroit tort de se vanter d'être l'auteur d'un tel livre. S'il pensoit ainsi, quel besoin d'en enlever tous les exemplaires, comme on a fait, de crainte qu'il n'en restât dans le public. En lisant ce passage, il n'y a personne qui ne crût bonnement que M. de Sens a tâché lui-même de supprimer les exemplaires de son livre. Mais c'est-là une fausseté qui ne mérite point d'autre réfutation que le mentiris impudentissimè du bon pere Valerien; & qui n'est pas mieux appuyée que la critique qu'on me fait cinq ou six lignes après, de juger les procès sur l'étiquette du sac, & de faire valoir la sottise d'un prélat, pour condamner les autres. Ce second mensonge est encore plus impudent que le premier; vû que dans tout cet endroit, il n'est non plus fait mention des prélats que des imans de la Mecque. Le lecteur peut aisément s'éclaircir de cette vérité: & j'ose a cet égard lui faire un serment bien terrible; c'est que si je lui en impose, je consens de passer dans son esprit pour aussi imbécille & aussi menteur que mes critiques.
4° Ils se récrient sur ce que j'ai dit que les grands sujets sont défendus aux François, qu'il faut qu'un métaphysicien accommode sa philosophie à la politique de l'état, aux rêveries des moines. «Un philosophe, répondent mes censeurs, ne peut accommoder sa philosophie aux maximes de l'état, qu'il ne l'ait auparavant accordée à la raison. En suivant ses principes, nous n'écrirons jamais rien, qui nous attire l'excommunication ou les peines inflictives du magistrat.» Je vais dans l'instant convaincre mes prétendus critiques d'être, non-seulement les plus ignorans des hommes, mais encore les plus impudens. Je leur demande si Galilée étoit un grand-homme en suivant les principes de la raison? Ils n'oseroient le nier. Cependant que ne lui arriva-t-il point? Personne n'ignore, si ce n'est peut-être mes censeurs, qu'il fut mis extrêmement âgé dans les prisons de l'inquisition, où il gémit pendant très-long-tems; & cela pour avoir démontré une vérité, dont tout le monde est aujourd'hui convaincu. En l'année 1624, le parlement de Paris ne bannit-il pas à perpétuité de son ressort trois sçavans, pour avoir osé soutenir des thèses contraires aux opinions d'Aristote? Et même sous le regne de Louis XIV. ce regne si éclairé, & dont on vante si excessivement les grandes lumieres, ce même parlement ne donna-t-il pas sur les remontrances de la Sorbonne, un arrêt portant, qu'on ne pouvoit choquer les principes de la philosophie d'Aristote, sans choquer ceux de la doctrine de l'église? N'est-ce pas là attirer sur les gens l'excommunication & les peines inflictives du magistrat? Si mes censeurs veulent prendre la peine de lire ces faits dans une lettre de mon sixième volume [5], ils verront qu'ils auroient pû se dispenser d'avancer cette insipide & ridicule maxime, qu'en suivant les principes de la vraie métaphysique, on n'écrit jamais rien qui attire l'excommunication ou les peines inflictives_.
Mais, sans aller chercher des exemples si éloignés, ils en avoient un sous leurs yeux, dans cette même Lettre Juive qu'ils ont prétendu critiquer. Je ne doute pas même qu'ils n'en aient senti tout le poids, que ce ne soit à dessein qu'ils l'ont passé sous silence; & qu'ils ne se soient rendus par-là aussi coupables de mauvaise-foi que d'ignorance. Voici cet exemple: il est décisif dans la question dont il s'agit. «Ce fameux Descartes, dont tu as lû la philosophie avec tant de plaisir, fut obligé de se retirer dans le fond du Nord. L'ignorance & la haine monacale l'y poursuivirent. Tout mort qu'il est, elles l'attaquent journellement.» D'où vient mes censeurs n'ont-ils fait aucune mention de ce trait? A cet exemple de Descartes, joignons celui de tous les grands philosophes que la France a produits. Quelle persécution n'a point essuyée Gassendi? Il n'a pas tenu aux ecclésiastiques, qu'on ne l'ait fait brûler vingt fois; & ses Dissertations contre Aristote, souleverent contre lui toute la nation théologique. Bernier, disciple de ce grand homme,,fut traité comme un hérétique; & ce ne fut qu'après bien des soins, qu'il vint à bout de se justifier des accusations qu'on avoit formées contre lui. Locke n'a pas été persécuté personnellement en France. La raison en est naturelle: il demeuroit à Londres. Mais, presque tous ses ouvrages n'ont-ils pas été sévèrement défendus dans tout le royaume, & ne le sont-ils pas encore? Un libraire oseroit-il présenter à l'examen, son Essai sur l'entendement humain, livre admirable, & dont mes critiques ne connoissent probablement que le titre & la couverture? Tel étant le sort de la philosophie en France, j'ai donc eu raison de soutenir que les grands sujets sont défendus aux François; & qu'il faut qu'un métaphysicien accommode sa philosophie à la politique de l'état, & aux rêveries des moines.
Je ne pousserai pas plus loin mes remarques. Elles suffisent, non-seulement pour faire voir l'injustice & la mauvaise-foi de mes prétendus critiques, mais même pour me justifier dans l'esprit des personnes éclairées & équitables; & c'est tout ce que je me suis proposé, dans cette préface.
[1] Anecdotes, tom. I, p.154.
[4] Tome II. lettre XC,.pag. 300.
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