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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Charles AUBERTIN, L’esprit public au XVIIIe siècle. Étude sur les mémoires
et les correspondances politiques des contemporains, 1715 à 1789
. (1873)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Charles AUBERTIN, L’esprit public au XVIIIe siècle. Étude sur les mémoires et les correspondances politiques des contemporains, 1715 à 1789. Editions Slatkine reprints, Genève, 1968, 500 pages. Première édition : Paris, 1873. Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

Introduction

Le XVIIIe siècle, dont la gloire est aujourd’hui hors d’atteinte, a compté dans son histoire plus d’une date néfaste ; il a eu, lui aussi, ses défaillances et ses tristesses. Sous cet éclat des arts et de la philosophie qui, en dépit de nos revers, continuait à illustrer le nom français, plus d’une blessure infligée au patriotisme a saigné. Mais l’âme de la France, trahie par des chefs indignes, consolée et raffermie par d’éloquents écrivains, a non seulement maintenu sur l’Europe, à force de génie civilisateur, son empire ébranlé ; elle a fait plus, elle a entretenu dans les générations nouvelles le ressentiment de l’honneur offensé, elle a créé l’énergie qui efface avec l’épée les humiliations de la défaite. C’est ce qui imprime à ce siècle, si grand par l’esprit, la marque héroïque ; c’est par là qu’il exerce une séduction dont l’attrait devient plus pénétrant et plus vif dès que l’heure présente est plus sombre et que nous traversons quelque passagère éclipse. Il semble parfois s’abaisser jusqu’à nos faiblesses et souffrir nos douleurs, comme pour nous mieux apprendre le secret de l’espoir invincible.

Après tout ce qu’on a publié sur cette époque mémorable, après tant de travaux brillants ou profonds, tant de recherches savantes, tant d’aperçus ingénieux et délicats, il m’a paru qu’une étude, nouvelle encore, restait à entreprendre. J’ai cru qu’en laissant à l’écart les œuvres célèbres de la littérature supérieure, sur lesquelles la critique a dit, ou peu s’en faut, son dernier mot, il ne serait pas sans intérêt d’observer les mouvements de l’esprit français au XVIIIe siècle dans cette partie intime et confidentielle de la littérature historique qui, sous le nom de Mémoires, traduit jour par jour, avec une sincérité négligée, la pensée du moment, et d’une plume libre, inégale, diffuse, mais assez fidèle, écrit l’histoire à mesure qu’elle se fait. Peut-être un tableau ainsi tracé sans parti pris, avec la matière même de la vérité nue et sans art, sera-t-il plus facilement dégagé du mélange des fausses couleurs, des illusions de la perspective et des tons forcés de la déclamation.

Suivant un axiome admirablement justifié par M. Vil­lemain et par l’école qu’il a fondée, la littérature est l’expression vivante de l’état moral d’une société ; mais n’aurons-nous pas une garantie plus sûre encore de la fidélité de cette brillante image littéraire si nous pou­vons placer, en face des peintures que le talent et la passion animent, une expression plus simple des mœurs publiques qui nous aide à vérifier l’exactitude de la première ? Nulle époque ne se prête aussi aisément aux conditions de cette épreuve et de ce contrôle ; aucune n’est aussi abondante en confidences sur elle-même ; aucune n’a aussi libéralement prodigué, à côté des Mémoires, les Correspondances, — qui ne sont que des Mémoires involontaires ; — et cette richesse même est un témoignage de plus qui atteste l’activité puissante de l’opinion et le charme varié du spectacle que les émotions de la vie publique offraient aux regards intelligents.

D’assez nombreux explorateurs, nous ne l’ignorons pas, ont déjà visité avec fruit cette partie la moins connue et la moins accessible de l’érudition littéraire : philosophes, historiens et critiques ont creusé cette mine opulente et sont revenus de leur recherche les mains pleines. Mais, remarquons-le, toutes les études entreprises dans cette direction et sur ce terrain étaient limitées à un objet spécial, subordonnées à un dessein étranger : une fois les renseignements pris et la moisson faite, on laissait là le champ à demi cultivé. L’idée ne venait pas d’étudier cette vaste matière en elle-même, de la faire passer du second rang au premier, et de la choisir, non comme un auxiliaire et un accessoire, mais comme l’objet unique d’un travail déterminé. D’ailleurs, parmi tant de documents nouveaux que chaque jour met en lumière, combien de publications qui sont d’une date trop récente pour avoir pris rang dans les résultats généraux de la science et pour avoir livré aux lecteurs pénétrants tout ce qu’elles renferment ! Serait-ce aussi une présomption de croire qu’il ne saurait être inutile d’introduire l’ordre, l’esprit critique, l’unité dans ce mélange d’éléments disparates et cet amas d’informations ? N’est-il pas permis d’espérer que ces témoignages, de tout caractère et de toute origine, une fois classés suivant leurs affinités naturelles, une fois débarrassés des récits mensongers ou suspects dont le voisi­nage leur nuit, gagneront en intérêt comme en autorité ?

Telle est la pensée et l’ambition de cette étude. Nous avons un double but : expliquer le XVIIIe siècle par les Mémoires contemporains ; donner une idée juste de la vie sociale et politique de cette époque en écartant les notions vagues, les renseignements de seconde main et le savoir improvisé ; confronter le témoignage de la littérature secrète avec la manifestation éclatante et plus ou moins apprêtée de la littérature publique, voilà notre principal dessein. Le second sera rempli si, selon notre espérance, il nous est donné en même temps d’accroître la valeur de ce fonds déjà si riche, comme on double celle d’une terre fertile et à demi inculte par un travail persévérant.

Avant tout, fixons nos limites : c’est notre premier devoir en face d’une matière flottante et si vaste. Où commencent, où finissent les Mémoires du XVIIIe siècle ? Considéré du point de vue où nous sommes placés, le XVIIIe siècle commence, à vrai dire, en 1715, et finit en 1789. Dans le champ d’exploration où nous entrons, ce sont là nos frontières naturelles.

Sans doute, cet esprit de liberté politique et philoso­phique qui a donné au XVIIIe siècle son caractère, ne date pas de 1715. Il a devancé la régence, il avait ins­piré de hardis écrivains sous Louis XIV et séduit de nombreux contemporains du roi absolu. Le XVIIe siècle, voué en apparence aux principes conservateurs, aux doctrines autoritaires, avait gardé plus fidèlement qu’on ne croit les traditions du siècle précédent. Sous Henri IV et sous Louis XIII, des observateurs évaluaient au dixième de la population totale à Paris et au vingtième en province le nombre des esprits forts : le protestant Lanoue, dans ses Discours, signalait un million d’athées ou d’incrédules en France, et le père Mersenne, en 1636, en comptait cinquante mille à Paris. Sans attacher plus d’importance qu’il ne convient à ces chiffres, dont l’exactitude n’a rien de mathématique, nous nous bornerons à les confirmer par cette réflexion de La Mothe le Vayer : « Jamais le nombre des athées n’a été aussi grand qu’aujourd’hui ». Voilà, si je puis dire, le premier fonds et comme l’établissement de la libre pensée dans la masse de la nation. Ce public spécial, formé par la Renaissance, par la lecture de Rabelais et de Montaigne, par l’horreur du fanatisme et des guerres de religion, trouva de nouveaux chefs et de nombreux signes de ralliement au XVIIe siècle : Charron, Le Vayer, Gassendi, continuant l’œuvre commencée, développèrent les ger­mes de scepticisme ou d’épicurisme que tant de révolutions avaient jetés dans les esprits. Leurs écrits nous présentent une ébauche où il est facile de reconnaître les traits primitifs et la forme naissante de la philosophie de Voltaire. Sous Louis XIII, au temps de la Fronde, les disciples de ces maîtres sont partout, à la ville, à la cour, dans la littérature et dans les camps ; les poëtes cyniques et libertins foisonnent ; l’air pyrrhonien est à la mode parmi la jeune noblesse, cela fait partie du ton cavalier, c’est presque une des qualités de l’honnête homme.

Vers le milieu du siècle, quand Louis XIV, Bossuet et Descartes ont prévalu, quand l’esprit libertin, vaincu, discrédité, est contraint de subir la règle et de plier sous l’ascendant du pouvoir, de la science et du génie, il s’enveloppe de prudence, il fuit le péril des controverses, abrite sa défaite dans quelques salons, grâce à la tolérance délicate de la bonne compagnie ; il inspire les causeries de Ninon, les écrits de Saint-Évremond, et exerce avec sagesse une propagande secrète, mais efficace. Bientôt d’illustres adeptes, grands seigneurs et poëtes, les Vendôme, le futur régent, Chaulieu, Lafare, les oisifs et les frondeurs de Paris, en haine de l’hypocrisie régnante, prennent ses couleurs et peu à peu lui ramènent l’opinion. Les Mémoires décrivent avec force l’altération grave des mœurs et des croyances en cette crise du siècle, pendant les vingt-cinq dernières années du règne de Louis XIV. Tandis que le principe d’autorité, épuisé par ses excès, décline à son tour et s’affaiblit, Bayle et Spinoza en Hollande, Locke en Angleterre, Fontenelle, Vauban, l’abbé de Saint-Pierre, Fénelon lui-même, par leurs écrits politiques ou philosophiques, donnent le branle à cette révolution morale que le XVIIIe siècle précipitera.

C’est alors que Voltaire, l’un des plus jeunes habitués du Temple, grandit parmi les éclats de rire et les sarcasmes du déisme épicurien de Chaulieu. La régence arrive, les libertés contenues débordent ; l’esprit philosophique fait irruption sur la scène avec Œdipe, et dans la satire avec les Lettres persanes. Il n’était, jusque-là, qu’une mode tolérée ou proscrite ; désormais il sera une puissance. Cet esprit du XVIIIe siècle est né bien avant 1715 ; mais c’est 1715 qui en marque l’avènement.

Si les quinze années qui précèdent la régence appartiennent à une époque de transition où le régime vieilli succombe dans un affaissement silencieux, les dix années qui suivent 1789 forment une époque nouvelle où le progrès des idées s’arrête, où la théorie fait place à la pratique. D’un côté, la période préparatoire ; de l’autre, la période d’achèvement. C’est dans l’intervalle que le mouvement réformateur s’étend et que l’œuvre profonde s’élabore, grâce à la fermentation tantôt sourde, tantôt bruyante, qui remplit et passionne ces soixante-quinze années.

Rien de plus logique, par conséquent, que de nous attacher à ces deux termes précis et d’enfermer nos recherches dans ces limites, en écartant les Mémoires qui se rapportent, soit au règne de Louis XIV, soit à la Révolution. Quelques-uns, il est vrai, au commencement ou à la fin, sont placés pour ainsi dire à cheval sur nos frontières : parmi ceux-là nous appellerons à nous ceux qui y viennent d’eux-mêmes, ceux dont l’essentiel s’ajuste à notre cadre, et nous repousserons les autres, sauf à leur faire en temps et lieu des emprunts néces­saires pour confirmer le témoignage des Mémoires spécialement étudiés.

Aux exclusions indiquées par la chronologie, il faut ajouter celles que commandent l’amour du vrai et le caractère de ce travail. Deux sortes de Mémoires sont à exclure : les uns comme indignes, les autres comme inutiles.

Nos recherches seraient sans fruit, et ce livre n’aurait aucune raison d’être, si notre premier soin n’était pas de rejeter absolument les mémoires apocryphes ou simplement douteux. Nous repoussons donc ces romans historiques, publiés sans nom d’auteur ou sous des noms d’emprunt, dont on peut voir la liste dans Brunet et dans Quérard ; un tel fatras n’a rien de commun avec l’érudition. Cette juste sévérité s’applique également aux compilations rédigées sur des notes et sur des souvenirs fournis par certains personnages qui avaient de l’esprit, comme dit la comédie, « avec leurs secrétaires. » Ce qui fait le mérite et l’attrait des Mémoires, c’est le naturel du style, la vivacité de l’impression personnelle, la sincérité des confidences ou le piquant des aveux involontaires : de quel prix réel peuvent être ces compositions qui ressemblent à un travail d’avocat commandé par un client incapable de plaider lui-même sa cause devant la postérité ? Qui sait, d’ailleurs, ce que le rédacteur plus ou moins scrupuleux a mis du sien dans les documents qu’il déclare authentiques ? Ce qui est original et incontesté peut seul servir notre dessein. Les vrais Mémoires sont assez nombreux pour nous dispenser de recourir à ces recueils de fabrique suspecte où tout n’est pas faux, sans doute, mais où la vérité, qui s’y trouve disséminée, manque de certitude et de garantie.

Ces mêmes scrupules nous décident à laisser en dehors de notre plan une espèce particulière de publications qui servent parfois de supplément à la partie anecdotique et scabreuse des Mémoires : j’entends par là ces recueils satiriques, chansons, pamphlets, nou­velles anonymes, rumeurs de la rue et de la place publique, que la méchanceté invente ou grossit et que l’oisiveté colporte. Tout ce menu butin des sottisiers du temps, ce résidu fade et cynique des médisances et des perfidies de la vie sociale, ne présente à l’observateur, quoi qu’on ait dit, aucun point d’appui assez ferme pour y établir une exacte appréciation des mœurs et de l’esprit d’un siècle. N’hésitons pas à l’avouer : nous n’avons aucun goût pour ces trivialités prétentieuses, pour ces riens plus grossiers que spirituels, trop souvent cités et vantés, et qui ne méritent, suivant le mot de Voltaire, que le mépris de l’histoire.

De tout autres raisons nous interdisent les écrits trop spéciaux, étrangers par leur spécialité même à notre dessein d’investigation politique, morale et littéraire : tels sont les Mémoires de guerres, de finances ou de diplomatie, — à moins qu’ils ne touchent directement, par certains côtés, à l’histoire des mœurs et de l’opinion. Mais, en général, de libres observateurs comme nous n’ont rien à découvrir dans ce domaine particulier des historiens proprement dits. Que pourraient nous apprendre, par exemple, sur l’humeur changeante de Paris et des grandes villes, les Mémoires militaires rédigés d’après les notes de Villars et de Berwick, ou les Mémoires diplomatiques de l’abbé de Montgon et de M. de Valori ?

Bornons-nous donc aux Mémoires dont l’authenticité et le sérieux caractère nous promettent d’utiles indications sur l’état de l’esprit public au XVIIIe siècle. Ainsi réduit et dégagé, le terrain est bien vaste encore ; il y a là un ensemble d’éléments très variés, très compliqués : par quel moyen réussirons-nous à y mettre l’ordre et l’unité, à débrouiller ce chaos apparent ? — L’idée générale qui nous inspire cette étude et dirige nos recherches nous fournit elle-même une division simple et rationnelle.

Ce qu’on appelle l’esprit d’un siècle exprime et résume trois choses : l’opinion politique du pays, les mœurs de la société, le mouvement littéraire ; concert puissant de toutes les énergies d’un grand peuple, où chacune de ces forces se mêle aux deux autres, les anime et les pénètre, tout en conservant, dans cette intime réciprocité d’influence, son originalité et son relief. De là un triple aspect du sujet qui nous occupe ; de là un partage naturel de ces nombreux écrits en trois classes, suivant qu’ils intéressent plus spécialement la politique, les mœurs ou la littérature. Les trois parties de ce travail correspondront ainsi à la triple manifestation de l’esprit public.

Prévenons une objection. Qui dit Mémoires, Correspondances, Souvenirs, désigne un genre de récit et d’exposition où, d’ordinaire, il est question de tout à la fois, où ce désordre même, cette verve irrégulière ajoute à l’intérêt du sujet. Remarquons, cependant, qu’au milieu de cette diversité un peu confuse il y a toujours une certaine espèce de renseignements qui domine et qui suffit à donner au récit sa couleur, son agrément propre et son utilité. Cela justifie amplement la division proposée ; ce qui peut rester de flottant et d’indéterminé dans ce classement naturel ne messied pas en pareille matière et n’enlève rien d’essentiel à la solidité de nos raisons. Faut-il citer quelques exemples ? Qui ne sent que les Mémoires du marquis d’Argenson, ou le Journal de Barbier, ou celui de Mathieu Marais, appartiennent à une classe très différente des Mémoires du président Hénault, ou des Mémoires de Lauzun ? Qui ne voit que les lettres de mademoiselle Aïssé, ou les Mémoires de madame d’Épinay, ou la correspondance de madame du Deffant se distinguent très nettement des Mémoires de Marmontel, de la Correspondance de Grimm, ou du Journal de Bachaumont ?

Ce n’est pas tout. Dans cette division fondamentale viennent s’encadrer et s’adapter, en sous-ordre, d’autres classements qui contribuent à éclaircir la matière, à l’organiser, et qui me semblent présenter le double avantage des subdivisions bien faites, à savoir, d’accuser avec plus de précision l’unité de l’ensemble, en dégageant chaque partie, et de lier fortement le tout par la juste distribution des détails.

En voici la preuve. Dès qu’on observe avec un peu d’attention le cours des événements et le travail des idées entre 1715 et 1789, on s’aperçoit bientôt que ce large intervalle, désigné sous le nom collectif de XVIIIe siècle, comprend quatre époques dont les différences ressortent vivement sur ce fond de décadence politique, d’immoralité générale, de licence d’opinion et de progrès philosophique qui constitue l’unité du siècle.

La Régence a un caractère de témérité novatrice et de singularité effrontée sur lequel il est superflu d’insister. Le despotisme doucereux du cardinal de Fleury, qui assoupit les idées, qui surveille et retient le cynisme des mœurs, qui guérit les plaies de l’État par un régime de paix et d’économie, ce système habile et d’une patience taciturne ne forme-t-il pas un contraste évident avec la pétulance désordonnée de l’époque qui précède ? A la mort du cardinal, et surtout après le traité d’Aix-la-Chapelle, en 1748, qui couronne les cinq ou six années brillantes du règne, une nouvelle période s’ouvre, différente à la fois de l’époque de Fleury et de la Régence : c’est le vrai XVIIIe siècle qui se déploie dans sa vigueur et sa fécondité. On voit alors l’esprit public changer ; il tourne à une opposition passionnée, il s’emporte à une révolte de colère et de raison contre les iniquités incorrigibles d’un gouvernement déshonoré : un divorce éclate entre la royauté et la nation. Préparé par des causes lointaines, accéléré par des impulsions très diverses, le mouvement réformateur grandit au milieu des circonstances les plus favorables, il se propage, en vingt-cinq ans, avec une ardeur victorieuse, avec un irrésistible entraînement qui restera parmi les souve­nirs ineffaçables du genre humain. Les premières années de Louis XVI semblent renouveler l’atmosphère politique et réaliser d’enthousiasme un accord, très possible en ce temps-là, entre l’esprit de la révolution, qui a déjà toute sa force, et le principe monarchique, relevé de son abaissement, désarmé de son despotisme, affranchi de ses préjugés. Cette quatrième époque, célèbre par les tentatives de Turgot, de Necker, de Malesherbes, saluée par les applaudissements de Voltaire et des bons citoyens, cette époque d’apaisement, d’illusions attendrissantes et de rêves honnêtes, où l’ai­greur politique s’adoucit dans une sorte de pastorale universelle, sous la débonnaire influence de Louis XVI, marque la série des derniers beaux jours et des suprêmes espoirs de l’ancienne société.

Eh bien ! il est impossible que chacune de ces époques n’ait pas empreint de son caractère et teint de ses couleurs les Mémoires qu’elle a produits et inspirés. Si l’impression de ces différences est, en effet, très sensible, surtout dans les Mémoires politiques, n’avons-nous pas là un moyen tout indiqué pour coordonner ces écrits, selon le progrès des temps, de manière à former une suite continue et comme une chaîne de l’histoire des idées, entre 1715 et 1789 ?

Cet ordre, dont la convenance est si frappante quand il s’agit des Mémoires politiques, qui sont l’objet de ce volume, peut n’être plus aussi absolu dans l’étude des Mémoires littéraires et de ceux qui décrivent les mœurs. Là, on le comprend, les variations de l’esprit général ne se reflètent plus aussi fréquemment, ni avec des phases aussi régulières ; mais, en revanche, que de rapprochements faciles ! Que de ressemblances ou de contrastes entre les talents, les situations, les caractères ! Qui nous empêche d’emprunter aux moralistes, aux peintres du cœur humain, l’art délicat et bienséant d’assortir les nuances, de former des groupes dans ce tableau si animé de la société la plus brillante qui fût jamais ? Les originaux abondent parmi les auteurs de Mémoires : il y a des Philinte, comme le président Hénault, des don Juan, comme Lauzun, des femmes savantes, comme madame de Genlis, des philosophes, comme madame d’Épinay, des provinciales de qualité comme la baronne d’Oberkick. Les mœurs de la cour s’y opposent à celles de la ville ; les ennemis de la philosophie y savent tenir leur coin, non sans esprit, et si madame du Deffant y paraît dans sa gloire mondaine et son désenchantement, nous y voyons figurer une autre marquise, moins fêtée et plus heureuse dans sa résignation pleine de chrétiennes espérances, — Madame de Créquy. Les Mémoires littéraires ne sont pas plus rebelles aux exi­gences d’un plan raisonné : les correspondances biographiques ou personnelles, celles de Rousseau ou de Buffon, se distinguent des correspondances générales de Laharpe ou de Grimm ; le journal d’un bel esprit comme Collé, ou d’un poëte comme Marmontel, ne ressemble pas aux récits de l’économiste Morellet ; sans compter que, dans cette nation bigarrée des écri­vains et des littérateurs, il y a une tribu qui a ses mœurs, ses intérêts, ses aventures à part, je veux dire les gens de théâtre, dont Fleury, Audibert et quelques autres ont conté l’histoire.

Ainsi disparaît la difficulté première et capitale de ce travail, qui était de soumettre à l’ordre, à la règle une matière vaste, incohérente et compliquée. Mais une autre surgit aussitôt : comment extraire et digérer la masse des documents que tous ces Mémoires contiennent ? Comment la réduire en un seul corps d’ou­vrage ?

Analyser l’un après l’autre ces Mémoires, former de ces portraits une galerie, serait un travail dont la prolixité monotone aboutirait à la confusion ; l’intérêt et l’unité du livre en souffriraient à la fois. Procéder uniquement par tableaux successifs, par l’exposition condensée des remarques les plus sérieuses que suggère la lecture des documents, ce serait abuser des dissertations : dans le vague de ces généralités la physionomie propre des témoins consultés s’efface, le piquant de leurs écrits s’émousse. Nous avons cru possible d’éviter l’un et l’autre inconvénient, le décousu des analyses multipliées et l’abstraite uniformité des synthèses excessives. Nous avons voulu défendre et sauvegarder deux choses : l’originalité personnelle des auteurs de Mémoi­res, et les vues d’ensemble qui doivent être l’un des principaux résultats de cette étude.

On ne s’étonnera pas de ces longues explications, et l’on nous pardonnera cette sorte de confidence littéraire, si l’on veut bien réfléchir que dans un tel sujet la question de méthode et d’organisation prime tout. Déclarer son dessein et les moyens de l’accomplir, c’était déjà porter sur les Mémoires du XVIIIe siècle un pre­mier jugement. — Abordons, sans plus tarder, la partie essentielle du plan qui vient d’être indiqué : l’examen des Mémoires politiques. Les lecteurs qui sont disposés à nous suivre connaissent notre route et notre but : ils savent sur quels principes notre marche est orientée. Nous allons parcourir une série de témoignages qui embrassent sans lacune un intervalle de soixante-quinze ans, et qui nous montreront sous un jour vrai les progrès et les transformations de l’esprit du XVIIIe siècle. Parmi les Mémoires rassemblés ici, les uns ont été récemment publiés, d’autres sont encore inédits et manuscrits ; les plus anciens sont connus à peine et comme perdus dans de rares bibliothèques. Terminons par ce mot qui résume tout : nous nous proposons d’étudier, sans parti pris, sans déclamation, en libre observateur, à la lumière de documents certains, les véritables origines de la Révolution de 1789.


Retour au livre de l'auteur: Jacques Bainville, historien (1879-1936) Dernière mise à jour de cette page le mardi 26 décembre 2006 8:55
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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