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Collection « Les auteur(e)s classiques »

UN MIROIR CHINOIS (À travers la Chine inconnue) (1926).
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Florence Ayscough, UN MIROIR CHINOIS (À travers la Chine inconnue). Librairie Pierre Roger, Paris, 1926, 298 pages. Une édition réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

Introduction

Un miroir en Chine n’est pas simplement une surface de verre, à dos de mercure, et dont le but pratique est de réfléchir dans leur perfection les adorables traits d’un visage de femme ; on s’en sert, évidemment, pour d’aimables contemplations, mais, outre cet usage, un miroir a des attributions plus élevées.

Ses pouvoirs supposés nous sont révélés de la manière suivante dans le Po Kou Tou Lou, un ancien livre chinois écrit au début du douzième siècle :

« Dans les jours d’antan, l’Empereur Jaune, souverain auguste, fit fondre du métal précieux et en fit des vaisseaux imprégnés des divines influences qui révèlent à l’homme toutes choses transcendantes. Parmi ces vaisseaux se trouvaient des miroirs, quinze en tout, pour lesquels il choisit les essences vitales de Yin, principe des Ténèbres, et de Yang, principe de la Lumière ; et il incorpora en parts égales les pouvoirs créateurs du ciel et de la terre.

« Voilà pourquoi l’éclat des miroirs représenta la lumière combinée du soleil et de la lune ; et ils transmirent les desseins des puissances souterraines et des esprits célestes. Ils protégèrent des démons à face d’homme et au corps de bête et ils écartèrent la méchante créature à quatre pieds qui vit dans la forêt et dont le visage ressemble à celui d’un être humain.

« Outre cela, les miroirs guérirent les maladies.

Le miroir moderne à verre plat a même le don présumé de transformer en bien les influences mauvaises, et son prédécesseur de métal devait, dans la profondeur de sa perspective, dévoiler la pure réalité se cachant derrière toute image projetée à sa surface. C’est un peu le rôle de ce dernier miroir que je vais tâcher de jouer vis-à-vis du lecteur, en exposant dans ce livre certaines réalités de la vie chinoise, telles qu’elles se sont manifestées à moi pendant ce dernier quart de siècle.

La Chine est un pays de « contre-balance ». Ses habitants pensent en termes de compensation et sa philosophie est basée sur la croyance en l’intervention efficace de deux essences qui sont appelées Yang et Yin. Yang correspond à la lumière, aux montagnes, au soleil et à la virilité en général ; tandis que Yin correspond aux ténèbres, à l’eau, à la lune et à tout ce qui est faible. Dans l’idée chinoise, un parfait ensemble consiste en la fusion complète des deux essences. Les expressions courantes de la vie quotidienne manifestent cet amour de contrepoids. Si on s’enquiert de la grandeur d’une chose quelconque, on demande combien « grande-petite » cette chose peut être ; si c’est de sa longueur, combien « longue-courte », et si c’est de son poids, on se renseigne s’il est « lourd-léger ».

Ainsi donc, le contrepoids et l’équilibre sont peut-être les plus typiques de toutes les caractéristiques chinoises. Or, en général, la compréhension des Occidentaux à l’égard de la Chine ne remplit aucune des conditions nécessaires pour former un ensemble parfait, car elle manque totalement de contre-poids.

Les premiers marchands, par exemple, ont fait des affaires avec Canton, où le climat est semi-tropical. Le résultat est que, pour neuf Européens sur dix, le seul mot de « Chine » évoque des jours brûlants et des nuits étouffantes. Les vents glacés de Mongolie peuvent s’infiltrer par chaque fente de la maison ; on peut s’accroupir à côté d’une superbe flambée dans le vain espoir d’un peu de chaleur, qu’importe ! Une lettre de chez vous se terminera sûrement par de sincères condoléances pour la chaleur que vous devez endurer. D’autre part, des voyageurs plus récents ont, tout naturellement, fait de Pékin leur but, et on voit des artistes, des écrivains et des touristes s’unir dans un chœur d’admiration pour célébrer la capitale du Nord. Et cela n’a rien d’étonnant ; les majestueux remparts, les palais dont la couleur est celle des roses rouges, les toits étincelants, jaunes, bleus et verts, mêlés d’un gris sobre, les éclatantes terrasses de marbre blanc et les merveilleux sapins d’argent, tout cela concorde à faire un unique et inoubliable tableau. Mais Pékin n’est pas purement chinois ; il n’est pas même caractéristique de la plus grande partie de « Tout-ce-qui-est-sous-le-Ciel », expression idiomatique qui veut dire « tout le pays ». Pour des yeux chinois, Pékin est vraiment très moderne. Aux siècles où la civilisation d’Extrême-Orient était en plein épanouissement et portait ses fruits les plus glorieux, la présente Cité n’était rien qu’un avant-poste de l’Empire, à proximité des tribus barbares. Une chaîne de circonstances fortuites en fit, il y a quelques siècles, Pei King, capitale du Nord, où l’empreinte de l’influence mongole est encore très profondément marquée. Les foules qui s’écrasent dans les rues sont un mélange confus de tribus tartares avec un ferment de Chinois. La contrée environnante n’est pas, non plus, typique des dix-huit provinces. Par exemple, l’eau fait presque totalement défaut. Or, s’il y a, par-dessus tout, une chose à laquelle le Chinois attache de l’importance, c’est bien l’eau. Celle-ci représente le principe de la terre, et sa présence dans chaque scène de la nature est considérée comme nécessaire à l’absolue beauté. Quoi ! aucun jardin n’est complet sans eau et le mot définitif pour les peintres de paysage est Chan Chouei, Collines et Eaux.

La plus grande partie de ma vie en Chine s’est passée à Shanghaï sur le Wangpoo, c’est-à-dire dans la Ville-au-dessus-de-la-mer sur l’Étendue Jaune.

Shanghai s’élève à l’embouchure du grand cours d’eau qui forme la route fluviale conduisant à la voûte du monde et qu’on peut décrire comme la principale artère de voyage dans l’État central. J’écris donc d’une partie du pays purement chinoise et où l’eau joue un rôle essentiel.

Des bateaux qui viennent de tous les coins de la Chine s’assemblent sur l’Étendue Jaune et ceux qui peuplent ces bateaux les considèrent généralement comme leurs maisons. Naissance, mariage, mort, les trois plus importants événements de la vie, prennent place sur ces demeures flottantes. La gent batelière de la Chine est donc immense et les bateaux chinois sont d’une infinie variété. On dirait que ceux qui vivent au bord de chaque baie, de chaque crique, de chaque anse et de chaque rivière construisent un bateau à leur goût et capable de s’adapter aux conditions locales. Chaque modèle a sa beauté propre. Beaucoup d’entre ces barques sont couvertes de claires peintures représentant des scènes historiques et des créatures fabuleuses, animaux et oiseaux. Beaucoup ont la proue ornée de figures et presque toutes s’agrémentent de quelque chose qui correspond à un œil. Les Européens aiment à répéter à ce sujet la phrase traditionnelle : « Les Chinois disent : celui qui ne voit pas, comment peut-il marcher ? » Je ne sais comment cette idée a pris naissance, mais je pense qu’elle est complètement erronée. On veut simplement donner aux bateaux l’apparence d’un monstre marin, qui, par son aspect terrifiant, écartera les mauvais esprits.

Les Européens désignent généralement ces embarcations sous le nom de « jonques », et cette appellation a été consacrée par l’usage. Tout le monde sait aujourd’hui qu’une « jonque » est un bateau chinois, mais le mot est hybride ; il ne signifie rien et il n’appartient à aucune sorte de langage. Dyer Bali dit : « Il est dérivé du portugais « junco », qui lui-même était une corruption du malais « ajong », qui fait « jong » en abrégé et qui veut dire navire ou grand vaisseau ! Maintenant le mot s’applique faussement aux bateaux de toute taille qui, comme je le dis, fourmillent dans le Kiangsu.

Je ne connais pas de plus délicieux passe-temps que de consacrer quelques jours ou quelques semaines à naviguer sur les cours d’eau du Delta du Yangtze. Le bateau glisse sur les canaux miroitants et un mouvant panorama de l’ancienne Chine agricole se déroule devant les yeux du voyageur. Les habitants du Delta sont justement fameux pour leur habileté à construire des ponts, et les arches qu’ils bâtissent sont d’une incroyable perfection. Lorsque, par un jour calme et sans brise, la pierre semi-circulaire de l’arche, se reflétant dans l’eau, devient un cercle complet, on a le symbole de cette harmonie parfaitement équilibrée, qui est la clef de la culture chinoise. Des champs fertiles sont ponctués de villages et, à de longs intervalles, s’élèvent des villes fortifiées. Soochow est une des plus intéressantes parmi ces villes purement chinoises et elle est de beaucoup la plus accessible. Elle se dispute avec Shaohsing dans le Chêkiang le nom de Venise de la Chine. Les deux cités revendiquent le titre ; dans les deux, en effet, les canaux et les cours d’eau tiennent souvent la place de rues. Il y a cependant un point, me semble-t-il, où il n’y a pas de comparaison possible et c’est en matière de ponts. Le premier voyageur européen qui a visité Soochow fut aussi frappé par leur nombre, leurs dimensions et leur architecture que nous le sommes aujourd’hui. J’en réfère au vaillant Marco Polo qui dit :

« Et vous devez savoir que dans cette ville il y a six mille ponts, tous de pierre et si élevés qu’une galère ou même deux galères de front pourraient passer sous l’un d’entre eux.

Le bon Marco, qui écrivait au treizième siècle, donnait-il le nombre exact des ponts qui existaient de son temps ? Il est impossible de le savoir. Un écrivain du dix-neuvième siècle dit dans un langage plus mesuré :

« Il y a dans la cité six canaux du nord au sud et six canaux de l’est à l’ouest, se coupant à quatre ou huit cents mètres environ de distance. Il y a cent cinquante ou deux cents ponts à intervalles de deux ou trois cents mètres ; quelques-uns de ces ponts ont des arches, les autres sont faits de dalles de pierre jetées de rive à rive. Beaucoup de ces ponts ont vingt pieds de longueur. Les canaux ont de dix à quinze pieds de largeur et c’est en perré que sont faites leurs berges.

En tout cas il y a d’innombrables cours d’eau qui reflètent la lumière et absorbent l’ombre de la plus merveilleuse manière. Le gris, en gammes infinies, y est la couleur dominante, mais la patine développée par des siècles d’humidité est extrêmement brillante et variée.

Un mystère enveloppe toujours les maisons qui surgissent des canaux comme ces maisons de la Chine centrale. Tandis que le bateau glisse sur l’eau et qu’on les approche dans un silence complet, elles semblent parfois inhabitées, mais souvent un visage de femme apparaît à la fenêtre et souvent aussi c’est un fort joli visage. Soochow est noté pour ses beautés féminines et pour la grande proportion de chanteuses qu’on dit venir de cette partie de la province. Li T’ai Po a chanté :

Beaucoup de jeunes filles de Wou sont blanches, d’une blancheur éblouissante ;
Elles aiment à s’amuser en flottant sur l’eau.
Avec un regard oblique, elles repoussent le coeur où fleurit le printemps.
En cueillant des fleurs, elles se moquent du passant.

*

Et maintenant, quelques mots à propos de mon Miroir Chinois.

La Chine est généralement traitée par les Occidentaux d’un point de vue purement académique. Je veux dire par là que son art, sa littérature et son archéologie sont étudiés comme on étudie les mêmes sujets dans les civilisations mortes. Mais la Chine est vivante et elle est virile ; de plus, ses antiques croyances et ses vieilles pensées sont à jamais incorporées à la vie de ses habitants. C’est pourquoi j’ai essayé de faire du pays, tel que je le connais, une entité vivante pour mes lecteurs.

Un des moyens dont je me suis servie pour arriver à cette fin est la stricte observance de l’idiome dans la traduction ; je crois fermement que le génie d’une langue se manifeste dans ses idiomes et j’ai fait de mon mieux pour laisser intacts ceux des Chinois. J’ai tenté d’expliquer ma méthode de traduction dans l’introduction des Fir-Flower Tablets (poèmes chinois). Je n’y insisterai donc pas ici.

Nous avons vécu de nombreuses années à Shanghaï, dans la « Maison-Heureuse-de-l’Oie-Sauvage » qui s’élevait au milieu d’un grand jardin, et quand vint le moment de transporter nos pénates hors de la Chine, nous avons senti le besoin de nous réserver une petite place, capable de nous accueillir pendant les allées et venues des futures années. Alors nous avons bâti la « Cabane de Verdure » qui est toujours prête à nous recevoir.

Je puis dire que la construction de cette maison m’a appris beaucoup de choses. L’aide de mon personnel et les conseils de mon professeur chinois, M. Nong Tchou, c’est-à-dire Monsieur-le-Cultivateur-de-Bambous, m’ont été infiniment précieux pour bâtir et orner cette demeure. Je leur dois une profonde gratitude.

Les habitants de la Chine m’ont toujours vivement intéressée et je me suis toujours efforcée de pénétrer leur point de vue, qui diffère bien souvent du nôtre, surtout en ce qui concerne la valeur pratique de l’instruction par elle-même. Le système d’éducation, en usage depuis si longtemps, et grâce auquel les lettrés de l’Empire sont automatiquement devenus la classe dirigeante, a tellement frappé l’imagination de tous les illettrés que ceux-ci, quelle que soit leur ignorance, ont la ferme conviction que l’instruction est le plus désirable de tous les biens.

Il n’y a pas très longtemps, j’ai eu un curieux exemple de ce sentiment. Mon jardinier numéro trois avait perdu sa fiancée, ce qui fut pour lui une rude épreuve, du moins au point de vue financier, car, n’ayant jamais vu sa future épouse, la blessure de son cœur se trouvait limitée. Les fiançailles sont naturellement onéreuses, aussi me demanda-t-il d’arranger pour lui un mariage par l’entremise de quelque orphelinat, ce qui lui reviendrait moins cher que l’habituelle procédure. Il désirait seulement que la jeune élue ne fût ni très jolie, ni très coureuse. Avec quelque difficulté, due aux minutieuses investigations des directeurs de l’orphelinat, je fis sa commission et visitai la maison en temps voulu, afin de voir la jeune fille désignée. J’étais accompagnée par Amah, ma femme de chambre chinoise, sous la domination sévère mais dévouée de laquelle j’ai passé vingt-cinq heureuses années. On nous fit visiter l’orphelinat en détail. Je marchais devant avec une directrice et Amah me suivait avec une autre. Je les entendis qui parlaient de moi avec prolixité. Pas une seconde, Amah ne fit mention des biens matériels que je pouvais posséder, mais, avec une profonde fierté, elle ne cessait de répéter :

— La Dame-de-la-Maison-qui-est-à-l’Est connaît beaucoup de caractères et elle écrit pendant tout le temps que le soleil donne sa lumière.

*

J’espère que ceux qui étudient la vie et la langue chinoises pourront trouver matière à intérêt dans « Un Miroir Chinois », mais j’ai tâché, cependant, de ne pas rendre le livre trop technique et je n’ai pas perdu de vue le voyageur occidental ; j’ai inséré à son profit quelques cartes et diagrammes.

Puisse le Miroir Chinois que j’ai projeté réfléchir dans sa profondeur quelques réalités qui aideront à mieux faire comprendre le Pays des Fleurs.

19 avril 1925.

Baie de la Pêche Miraculeuse,

New Brunswick (Canada).


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Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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