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Introduction
à la dynamique du paysage
En perdant la couleur la plus grande des séductions sensibles le graveur garde une chance : il peut trouver, il doit trouver le mouvement. La forme ne suffirait pas. La seule forme passivement copiée ferait du graveur un peintre diminué. Mais dans l’énergique gravure, le trait n’est jamais un simple profil, jamais un contour paresseux, jamais une forme immobilisée. Le moindre trait d’une gravure est déjà une trajectoire, déjà un mouvement, et si la gravure est bonne, le trait est un premier mouvement, un mouvement sans hésitation ni retouche. La gravure est faite de mouvements primitifs, de mouvements confiants, complets, sûrs. Alors le trait entraîne des masses, propulse des gestes, travaille la matière, donne à toute forme sa force, sa flèche, son être dynamique. Voilà pourquoi un philosophe qui a passé dix ans de sa vie à réfléchir sur l’imagination de la matière et sur l’imagination des forces s’enchante de la contemplation [10] activiste d’un graveur et se permet d’exposer, sur chaque gravure du présent ouvrage, ses propres réactions. Dans le règne des rêveries de la volonté, on peut espérer déclencher des réactions si simples qu’elles sont objectives. Dans les racines du vouloir, on trouve la plus forte des communions. Un artiste et un philosophe doivent, ici, facilement s’entendre.
Si le paysage du poète ost un état d’âme, le paysage du graveur est un caractère, une fougue de la volonté, une action impatiente d’agir sur le monde. Le graveur met un monde en marche, il suscite les forces qui gonflent les formes, il provoque les forces endormies dans un univers plat. Provoquer, c’est sa façon de créer. Pour dire cette lutte première, cette lutte essentielle, ce combat anthropocosmique, nous avons récemment proposé un mot : le cosmodrame, soit dit dans le sens où la psychanalyse met en œuvre des sociodrames pour analyser les rivalités humaines. Sans doute, c’est surtout dans la vie sociale, dans le commerce des passions, que l’homme se heurte aux contradictions de son destin. Mais la nature est là [11] aussi qui nous heurte. Sa beauté même n’est pas placide. Pour qui s’engage dans un cosmodrame, le monde n’est plus un théâtre ouvert à tous les vents, le paysage n’est plus un décor pour promeneurs, un fond de photographe où le héros vient faire saillir son attitude. L’homme, s’il veut goûter à l’énorme fruit qu’est un univers, doit s’en rêver le maître. C’est là son drame cosmique. La gravure est peut-être, dans l’ordre cosmique, ce qui nous donne le plus rapidement cette maîtrise.
Quand nous en viendrons au commentaire détaillé de l’œuvre d’Albert Flocon, nous aurons de nombreux exemples de cette domination dramatique du monde. Mais nous voudrions faire sentir, en quelque manière à priori, en intempérant métaphysicien que nous sommes, la prise de possession totale des objets par le graveur, la domination impérieuse d’un monde gravé. Sans doute tout créateur de formes revendique à juste titre le pouvoir d’habiter intimement les formes qu’il crée. Mais alors que le poète habite ses images benoîtement, et que le peintre se déclare le principe rayonnant de ses nuances, il semble que le graveur, dans la brusquerie essentielle de ses prises de possession, soit en constante révolte contre des limites. Une pointe de colère perce dans toutes ses joies. Avant [12] l'œuvre, pendant l’œuvre, après l’œuvre, des colères travaillent les yeux, les doigts, le cœur du bon graveur. Le travail du burin veut cette hostilité, ces pointes, ce tranchant, ces incisions, cette décision. Encore une fois, toute gravure porte témoignage d’une force. Toute gravure est une rêverie de la volonté, une impatience de la volonté constructive.
C’est cette force intime découverte dans les choses qui donne à l’objet gravé, au paysage gravé, son relief. Un peintre du siècle dernier aimait à redire pour caractériser la vision travaillée, la vision dominée : “Il faut qu’un peintre se fasse une bonne paire de lunettes.” C’est de dynamomètres dont le graveur a besoin. Plus exactement, il est le dynamomètre universel qui mesure les poussées du réel, le soulèvement du levain terrestre, l’opposition de la masse des objets.
Ainsi, ce sculpteur de la page blanche est à bien des égards l’antithèse du philosophe. Le paysage du philosophe, le paysage pensé, est plat, systématiquement plat, glorieux parfois d’être plat. Etrange domination métaphysique du monde qui ne prend [13] conscience de soi que lorsque le monde est loin, diminué, pâli, nié, perdu ! Aussi qu’elle est saine, pour un philosophe, cette sollicitation concrète, simple et directe, qui nous vient de la gravure !
Le graveur, en effet, nous permet de retrouver des valeurs de force dans le style même où le peintre nous apprend la valeur d’une lumière. Elles sont, ces valeurs de force, dans le relief durement conquis, conquis par les petits moyens du noir et du blanc, dans les formes habitées par un mouvement surabondant, impatient de surgir.
Parfois le trait est un canal de forces, il mène au but une vie bien faite. Parfois c’est une flèche qui n’en finit pas de blesser. Au fond, la gravure a une temporalité spéciale, elle s’anime dans un temps qui ne connaît pas la lenteur, qui ne connaît pas la mollesse. En elle, les chocs s’exaspèrent. Ses mouvements sont simples mais ils sortent des sources de la vitalité.
Ces vertus de la force initiale, l’énergique gravure ne les perd pas lorsqu’elle est couchée sur la page blanche. Reproduite sur la page blanche, elle n’est pas [14] l’inerte fossile des colères créatrices. Elle a pour le songeur qui accepte les sollicitations de l’image, pour celui qui veut vouloir en voyant, des fonctions de stimulation sans cesse ravivées. Ici la vue qui sait à la fois être aiguë et rêveuse sollicite la main. Si inexpert que nous soyons dans l’art du graveur, un instinct commun, venu des profondeurs, nous fait comprendre les colères initiatrices. Ces colères fines et heureuses sont pour nous autant d’encouragements à vouloir.
Et puis, du fait même de la hiérarchie nécessaire des traits, comme il est direct, comme il est intelligent, le conseil de vouloir qui nous vient du graveur ! Car le paysage gravé est obligatoirement hiérarchique. Ne pouvant tout redire il lui faut proclamer. Dès lors, il semble qu’on sache toujours, contemplant une gravure, par quoi l’on doive commencer. Le paysage gravé nous met au premier jour d’un monde. Il est la première confidence d’un créateur. Il est un commencement. Or commencer est le privilège insigne de la volonté. Qui nous donne la science des commencements nous fait don d’une volonté pure.
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Mais si la gravure est, comme nous le croyons, une essentielle intervention de l’homme dans le monde, si le paysage gravé est une maîtrise rapide, fougueuse de l’univers, le graveur va nous fournir des tests nouveaux, des tests de volonté. Les paysages gravés sont les tests de la volonté énorme, de la volonté qui veut tout le monde d’un coup.
On connaît le grand succès psychanalytique du test de Rorschach. On sait en quoi il consiste : des taches symétriques, aux formes mêlées, sans loi objective, sont présentées au sujet comme thèmes de rêveries, comme noyaux pour des associations d’idées. Les réponses relatives à de très nombreux sujets, une fois bien classées, ont permis des déterminations caractérielles dont on a reconnu l’objectivité. Au lieu des enquêtes sur taches, j’imagine des enquêtes similaires sur traits, à partir de gravures où le réel est saisi dans des caractères qui invitent à l’action, qui appellent à l’intervention de l’homme dans le monde, qui canalisent les forces créantes désordonnées.
On nous objectera que les taches du test de Rorschach ont une vertu d’enquête dans l’inconscient du fait même de leur manque de signification objective.
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La gravure, dira-t-on, est au contraire ultra signifiante. Il semblerait donc que le dessin ultra clair ne puisse être un détecteur des formes obscures de l’inconscient.
De telles objections ne tiennent pas compte des besoins de l’orgueil humain. Cet orgueil double la mémoire, double l’inconscient enraciné dans le passé. Il est ivre d’anticipations. Il vit d’avenir grandiose, de volonté à champ illimité. Mais l’orgueil aussi subit un refoulement. Si on le laissait à son essor naïf, il ne serait satisfait qu’une fois maître d’un univers. Dès qu’on veut connaître cet orgueil surhumain qui travaille toute âme humaine, il faut l’interroger cosmiquement. Qu’importe alors que la question soit primitivement claire ! Elle est bientôt voilée par son énormité. Elle prend bientôt un mystère du fait qu’elle interroge, non pas la vie commune, mais la vie surhumaine.
Il suffirait alors d’avoir l’album des types d’actions cosmiques pour déterminer des réactions spécifiques chez qui voudra se soumettre à une participation sincère au paysage gravé. Parfois une seule image provoque une avalanche de confidences qui viennent nous instruire sur les hauteurs insensées de l’orgueil humain, sur ce qu’il faut bien appeler le complexe de Jupiter.
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Si l’on entreprend une psychanalyse de ce complexe de Jupiter, on sera étonné de sa puissance de couverture. Bien souvent le complexe de Jupiter se cache sous une apparence de modestie. L’orgueil et la modestie forment une ambivalence aussi liée que l’ambivalence de l’amour et de la haine. Pour démasquer ce complexe de Jupiter, pour démêler cette ambivalence d’orgueil et d’humilité, on sera heureux d’avoir une bonne collection de paysages gravés.
Aussi les valeurs esthétiques se doublent ici de valeurs décidément psychologiques, voire psychogènes. Une théorie des forces, parallèle à la théorie de la forme, si justement célèbre en psychologie, est en germe dans les déterminations hiérarchiques de la gravure. En d’autres termes, la volonté de puissance a besoin d’images ; la volonté de puissance se double donc d’une imagination de la puissance. En méditant les images que nous offre Albert Flocon, nous reconnaîtrons qu’elles nous donnent conscience d’une volonté de puissance, qu’elles réveillent en nous des [18] actes primitifs, des volontés premières, l’impérieuse joie de commander au monde, de reconstruire les êtres du monde dans le maximum de leur grandeur. Une sorte d’allégresse directe sans cause consciente, toute psychique qui est proprement la beauté psychologique accompagne les valeurs purement esthétiques de la gravure. Nous aurons de nombreux témoignages de cette allégresse dans le présent recueil, si nous suivons le graveur depuis ses gestes primitifs jusqu’à sa prise de possession du monde.
En résumé, le paysage du graveur est un acte. C’est un acte longuement médité, un acte accompli sur la dure matière métallique avec une lente énergie. Mais, par un paradoxe insigne, cette lenteur active nous livre l’inspiration de forces rapides. Ainsi le graveur nous incite à agir, à agir vite. Il nous révèle la puissance de l’imagination dynamique, de l’imagination des forces. Un paysage gravé est une leçon de puissance qui nous introduit dans le règne du mouvement et des forces.
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