Gaston Bachelard, L'eau et les rêves. Essai sur l'imagination de la matière


 

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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Gaston Bachelard, L'eau et les rêves. Essai sur l'imagination de la matière. (1942)
Introduction


Une édition numérique réalisée à partir du livre de Gaston Bachelard, L'eau et les rêves. Essai sur l'imagination de la matière. (1942) 18e réimpression. Paris: Librairie José Corti, 1983, 267 pp. Une édition numérique réalisée par Daniel Boulagnon, bénévole, professeur de philosophie au lycée Alfred Kastler de Denain (France).

[1]

L’eau et les rêves.
Essai sur l’imagination de la matière.

Introduction

IMAGINATION ET MATIÈRE

« Aidons l’hydre à vider son brouillard. »
Mallarmé, Divagations, p. 352.


I

Les forces imaginantes de notre esprit se développent sur deux axes très différents.

Les unes trouvent leur essor devant la nouveauté ; elles s’amusent du pittoresque, de la variété, de l’événement inattendu. L’imagination qu’elles animent a toujours un printemps à décrire. Dans la nature, loin de nous, déjà vivantes, elles produisent des fleurs.

Les autres forces imaginantes creusent le fond de l’être ; elles veulent trouver dans l’être, à la fois, le primitif et l’éternel. Elles dominent la saison et l’histoire. Dans la nature, en nous et hors de nous, elles produisent des germes ; des germes où la forme est enfoncée dans une substance, où la forme est interne.

En s’exprimant tout de suite philosophiquement, on pourrait distinguer deux imaginations : une imagination qui donne vie à la cause formelle et une [2] imagination qui donne vie à la cause matérielle ou, plus brièvement, l’imagination formelle et l’imagination matérielle. Ces derniers concepts exprimés sous une forme abrégée nous semblent en effet indispensables à une étude philosophique complète de la création poétique. Il faut qu’une cause sentimentale, qu’une cause du cœur devienne une cause formelle pour que l’œuvre ait la variété du verbe, la vie changeante de la lumière. Mais outre les images de la forme, si souvent évoquées par les psychologues de l’imagination, il y a — nous le montrerons — des images de la matière, des images directes de la matière. La vue les nomme, mais la main les connaît. Une joie dynamique les manie, les pétrit, les allège. Ces images de la matière, on les rêve substantiellement, intimement, en écartant les formes, les formes périssables, les vaines images, le devenir des surfaces. Elles ont un poids, elles sont un cœur.

Sans doute, il est des œuvres où les deux forces imaginantes coopèrent. Il est même impossible de les séparer complètement. La rêverie la plus mobile, la plus métamorphosante, la plus entièrement livrée aux formes, garde quand même un lest, une densité, une lenteur, une germination. En revanche, toute œuvre poétique qui descend assez profondément dans le germe de l’être pour trouver la solide constance et belle monotonie de la matière, toute œuvre poétique qui prend ses forces dans l’action vigilante d’une cause substantielle doit, tout de même, fleurir, se parer. Elle doit accueillir, pour la première séduction du lecteur, les exubérances de la beauté formelle.

En raison de ce besoin de séduire, l’imagination travaille le plus généralement où va la joie — ou tout au moins où va une joie ! — dans le sens des formes et des couleurs, dans le sens des variétés et des métamorphoses, dans le sens d’un avenir de la [3] surface. Elle déserte la profondeur, l’intimité substantielle, le volume.

C’est cependant à l’imagination intime de ces forces végétantes et matérielles que nous voudrions surtout prêter notre attention dans cet ouvrage. Seul un philosophe iconoclaste peut entreprendre cette lourde besogne : détacher tous les suffixes de la beauté, s’évertuer à trouver, derrière les images qui se montrent, les images qui se cachent, aller à la racine même de la force imaginante.

Au fond de la matière pousse une végétation obscure ; dans la nuit de la matière fleurissent des fleurs noires. Elles ont déjà leur velours et la formule de leur parfum.

II

Quand nous avons commencé à méditer sur la notion de beauté de la matière, nous avons tout de suite été frappé de la carence de la cause matérielle dans la philosophie esthétique. Il nous a semblé, en particulier, qu’on sous-estimait la puissance individualisante de la matière. Pourquoi attache-t-on toujours la notion d’individu à la notion de forme ? N’y a-t-il pas une individualité en profondeur qui fait que la matière, en ses plus petites parcelles, est toujours une totalité ? Méditée dans sa perspective de profondeur, une matière est précisément le principe qui peut se désintéresser des formes. Elle n’est pas le simple déficit d’une activité formelle. Elle reste elle-même en dépit de toute déformation, de tout morcellement. La matière se laisse d’ailleurs valoriser en deux sens : dans le sens de l’approfondissement et dans le sens de l’essor. Dans le sens de l’approfondissement, elle apparaît comme insondable, [4] comme un mystère. Dans le sens de l’essor, elle apparaît comme une force inépuisable, comme un miracle. Dans les deux cas, la méditation d’une matière éduque une imagination ouverte.

C’est seulement quand on aura étudié les formes en les attribuant à leur juste matière qu’on pourra envisager une doctrine complète de l’imagination humaine. On pourra alors se rendre compte que l’image est une plante qui a besoin de terre et de ciel, de substance et de forme. Les images trouvées par les hommes évoluent lentement, difficilement, et l’on comprend la profonde remarque de Jacques Bousquet : « Une image coûte autant de travail à l’humanité qu’un caractère nouveau à la plante. » Bien des images essayées ne peuvent vivre parce qu’elles sont de simples jeux formels, parce qu’elles ne sont pas vraiment adaptées à la matière qu’elles doivent parer.

Nous croyons donc qu’une doctrine philosophique de l’imagination doit avant tout étudier les rapports de la causalité matérielle à la causalité formelle. Ce problème se pose au poète aussi bien qu’au sculpteur. Les images poétiques ont, elles aussi, une matière.

III

Nous avons déjà travaillé à ce problème. Dans La Psychanalyse du Feu, nous avons proposé de marquer les différents types d’imagination par le signe des éléments matériels qui ont inspiré les philosophies traditionnelles et les cosmologies antiques. En effet, nous croyons possible de fixer, dans le règne de l’imagination, une loi des quatre éléments qui classe les diverses imaginations matérielles suivant qu’elles s’attachent au feu, à l’air, à l’eau ou à la terre. Et [5] s’il est vrai, comme nous le prétendons, que toute poétique doive recevoir des composantes, — si faibles qu’elles soient — d’essence matérielle, c’est encore cette classification par les éléments matériels fondamentaux qui doit apparenter le plus fortement les âmes poétiques. Pour qu’une rêverie se poursuive avec assez de constance pour donner une œuvre écrite, pour qu’elle ne soit pas simplement la vacance d’une heure fugitive, il faut qu’elle trouve sa matière, il faut qu’un élément matériel lui donne sa propre substance, sa propre règle, sa poétique spécifique. Et ce n’est pas pour rien que les philosophies primitives faisaient souvent, dans cette voie, un choix décisif. Elles ont associé à leurs principes formels un des quatre éléments fondamentaux qui sont ainsi devenus des marques de tempéraments philosophiques. Dans ces systèmes philosophiques, la pensée savante est liée à une rêverie matérielle primitive, la sagesse tranquille et permanente s’enracine dans une constance substantielle. Et si ces philosophies simples et puissantes gardent encore des sources de conviction, c’est parce qu’en les étudiant on retrouve des forces imaginantes toutes naturelles. Il en va toujours de même : dans l’ordre de la philosophie, on ne persuade bien qu’en suggérant des rêveries fondamentales, qu’en rendant aux pensées leur avenue de rêves.

Plus encore que les pensées claires et les images conscientes, les rêves sont sous la dépendance des quatre éléments fondamentaux. Les essais ont été nombreux qui ont relié la doctrine des quatre éléments matériels aux quatre tempéraments organiques. Ainsi un vieil auteur, Lessius, écrit dans l’Art de vivre longtemps (p. 54) : « Les songes des bilieux sont de feux, d’incendies, de guerres, de meurtres ; ceux des mélancoliques d’enterrements, de sépulcres, de spectres, de fuites, de fosses, de toutes choses [6] tristes ; ceux des pituiteux, de lacs, de fleuves, d’inondations, de naufrages ; ceux des sanguins, de vols d’oiseaux, de courses, de festins, de concerts, de choses même que l’on n’ose nommer. » Par conséquent, les bilieux, les mélancoliques, les pituiteux et les sanguins seront respectivement caractérisés par le feu, la terre, l’eau et l’air. Leurs songes travaillent de préférence l’élément matériel qui les caractérise. Si l’on admet qu’à une erreur biologique sans doute manifeste mais bien générale peut correspondre une vérité onirique profonde, on est prêt à interpréter les songes matériellement. À côté de la psychanalyse des rêves devra donc figurer une psychophysique et une psychochimie des rêves. Cette psychanalyse très matérialiste rejoindra les vieux préceptes qui voulaient que les maladies élémentaires fussent guéries par les médecines élémentaires. L’élément matériel est déterminant pour la maladie comme pour la guérison. Nous souffrons par les rêves et nous guérissons par les rêves. Dans la cosmologie du rêve, les éléments matériels restent les éléments fondamentaux.

D’une manière générale, nous croyons que la psychologie des émotions esthétiques gagnerait à étudier la zone des rêveries matérielles qui précèdent la contemplation. On rêve avant de contempler. Avant d’être un spectacle conscient tout paysage est une expérience onirique. On ne regarde avec une passion esthétique que les paysages qu’on a d’abord vus en rêve. Et c’est avec raison que Tieck a reconnu dans le rêve humain le préambule de la beauté naturelle. L’unité d’un paysage s’offre comme l’accomplissement d’un rêve souvent rêvé, « wie die Erfullung eines oft getraumten Traums » (L. Tieck, Werke, t. V, p. 10). Mais le paysage onirique n’est pas un cadre qui se remplit d’impressions, c’est une matière qui foisonne.

[7]

On comprend donc qu’à un élément matériel comme le feu, on puisse rattacher un type de rêverie qui commande les croyances, les passions, l’idéal, la philosophie de toute une vie. Il y a un sens à parler de l’esthétique du feu, de la psychologie du feu et même de la morale du feu. Une poétique et une philosophie du feu condensent tous ces enseignements. À elles deux, elles constituent ce prodigieux enseignement ambivalent qui soutient les convictions du cœur par les instructions de la réalité et qui, vice versa, fait comprendre la vie de l’univers par la vie de notre cœur.

Tous les autres éléments prodiguent de semblables certitudes ambivalentes. Ils suggèrent des confidences secrètes et montrent des images éclatantes. Ils ont tous les quatre leurs fidèles, ou, plus exactement, chacun d’eux est déjà profondément, matériellement, un système de fidélité poétique. À les chanter, on croit être fidèle à une image favorite, un est en réalité fidèle à un sentiment humain primitif, à une réalité organique première, à un tempérament onirique fondamental.

IV

Nous aurons, croyons-nous, confirmation de cette thèse dans le présent ouvrage où nous étudierons les images substantielles de l’eau, où nous ferons la psychologie de « l’imagination matérielle » de l’eau — élément plus féminin et plus uniforme que le feu, élément plus constant qui symbolise avec des forces humaines plus cachées, plus simples, plus simplifiantes. En raison de cette simplicité et de cette simplification, notre tâche sera ici plus difficile et plus monotone. Les documents poétiques sont bien moins nombreux et plus pauvres. Les poètes et les rêveurs [8] sont souvent plus amusés que séduits par les jeux superficiels des eaux. L’eau est, alors un ornement de leurs paysages ; elle n’est pas vraiment la « substance » de leurs rêveries. Pour parler en philosophe, les poètes de l’eau « participent » moins à la réalité aquatique de la nature que les poètes qui écoutent l’appel du feu ou de la terre.

Pour bien dégager cette « participation » qui est l’essence même de la pensée des eaux, du psychisme hydrant, nous aurons donc besoin de nous appesantir sur des exemples trop rares. Mais si nous pouvons convaincre notre lecteur qu’il y a, sous les images superficielles de l’eau, une série d’images de plus en plus profondes, de plus en plus tenaces, il ne tardera pas à éprouver, dans ses propres contemplations, une sympathie pour cet approfondissement ; il sentira s’ouvrir, sous l’imagination des formes, l’imagination des substances. Il reconnaîtra dans l’eau, dans la substance de l’eau, un type d’intimité, intimité bien différente de celles que suggèrent les « profondeurs » du feu ou de la pierre. Il devra reconnaître que l’imagination matérielle de l’eau est un type particulier d’imagination. Fort de cette connaissance d’une profondeur dans un élément matériel, le lecteur comprendra enfin que l’eau est aussi un type de destin, non plus seulement le vain destin des images fuyantes, le vain destin d’un rêve qui ne s’achève pas, mais un destin essentiel qui métamorphose sans cesse la substance de l’être. Dès lors, le lecteur comprendra plus sympathiquement, plus douloureusement un des caractères de l’héraclitéisme. Il verra que le mobilisme héraclitéen est une philosophie concrète, une philosophie totale. On ne se baigne pas deux fois dans un même fleuve, parce que, déjà, dans sa profondeur, l’être humain a le destin de l’eau qui coule. L’eau est vraiment l’élément transitoire. Il est la métamorphose ontologique essentielle entre le feu [9] et la terre. L’être voué à l’eau est un être en vertige. Il meurt à chaque minute, sans cesse quelque chose de sa substance s’écroule. La mort quotidienne n’est pas la mort exubérante du feu qui perce le ciel de ses flèches ; la mort quotidienne est la mort de l’eau. L’eau coule toujours, l’eau tombe toujours, elle finit toujours en sa mort horizontale. Dans d’innombrables exemples nous verrons que pour l’imagination matérialisante la mort de l’eau est plus songeuse que la mort de la terre : la peine de l’eau est infinie.

V

Avant de donner le plan d’ensemble de notre étude nous voudrions nous expliquer sur son titre, car cette explication doit éclairer notre but.

Bien que le présent ouvrage soit un nouvel exemple, après la Psychanalyse du Feu, de la loi des quatre éléments poétiques, nous n’avons pas retenu pour titre La Psychanalyse de l’Eau qui aurait pu faire pendant à notre ancien essai. Nous avons choisi un titre plus vague : L’Eau et les Rêves. C’est là une obligation de la sincérité. Pour parler de psychanalyse, il faut avoir classé les images originelles sans laisser à aucune d’elles la trace de ses premiers privilèges ; il faut avoir désigné, puis désuni, des complexes qui ont longtemps noué des désirs et des rêves. Nous avons le sentiment de l’avoir fait dans notre Psychanalyse du Feu. On a pu s’étonner qu’un philosophe rationaliste donne une si longue attention à des illusions et à des erreurs, et qu’il ait sans cesse besoin de représenter les valeurs rationnelles et les images claires comme des rectifications de données fausses. En fait, nous ne voyons aucune solidité à une rationalité naturelle, immédiate, élémentaire. [10] On ne s’installe pas d’un seul coup dans la connaissance rationnelle ; on ne donne pas du premier coup la juste perspective des images fondamentales. Rationaliste ? Nous essayons de le devenir, non seulement dans l’ensemble de notre culture, mais dans le détail de nos pensées, dans l’ordre détaillé de nos images familières. Et c’est ainsi que par une psychanalyse de la connaissance objective et de la connaissance imagée nous sommes devenu rationaliste à l’égard du feu. La sincérité nous oblige à confesser que nous n’avons pas réussi le même redressement à l’égard de l’eau. Les images de l’eau, nous les vivons encore, nous les vivons synthétiquement dans leur complexité première en leur donnant souvent notre adhésion irraisonnée.

Je retrouve toujours la même mélancolie devant les eaux dormantes, une mélancolie très spéciale qui a la couleur d’une mare dans une forêt humide, une mélancolie sans oppression, songeuse, lente, calme. Un détail infime de la vie des eaux devient souvent pour moi un symbole psychologique essentiel. Ainsi l’odeur de la menthe aquatique appelle en moi une sorte de correspondance ontologique qui me fait croire que la vie est un simple arôme, que la vie émane de l’être comme une odeur émane de la substance, que la plante du ruisseau doit émettre l’âme de l’eau... S’il me fallait revivre à mon compte le mythe philosophique de la statue de Condillac qui trouve le premier univers et la première conscience dans les odeurs, au lieu de dire comme elle : « Je suis odeur de rose », je devrais dire « je suis d’abord odeur de menthe, odeur de la menthe des eaux ». Car l’être est avant tout un éveil et il s’éveille dans la conscience d’une impression extraordinaire. L’individu n’est pas la somme de ses impressions générales, il est la somme de ses impressions singulières. Ainsi se créent en nous les mystères familiers qui se [11] désignent en de rares symboles. C’est près de l’eau et de ses fleurs que j’ai le mieux compris que la rêverie est un univers en émanation, un souffle odorant qui sort des choses par l’intermédiaire d’un rêveur. Si je veux étudier la vie des images de l’eau, il me faut donc rendre leur rôle dominant à la rivière et aux sources de mon pays.

Je suis né dans un pays de ruisseaux et de rivières, dans un coin de la Champagne vallonnée, dans le Vallage, ainsi nommé à cause du grand nombre de ses vallons. La plus belle des demeures serait pour moi au creux d’un vallon, au bord d’une eau vive, dans l’ombre courte des saules et des osières. Et quand octobre viendrait, avec ses brumes sur la rivière...

Mon plaisir est encore d’accompagner le ruisseau, de marcher le long des berges, dans le bon sens, dans le sens de l’eau qui coule, de l’eau qui mène la vie ailleurs, au village voisin. Mon « ailleurs » ne va pas plus loin. J’avais presque trente ans quand j’ai vu l’Océan pour la première fois. Aussi, dans ce livre, je parlerai mal de la mer, j’en parlerai indirectement en écoutant ce qu’en disent les livres des poètes, j’en parlerai en restant sous l’influence des poncifs scolaires relatifs à l’infini. En ce qui touche ma rêverie, ce n’est pas l’infini que je trouve dans les eaux, c’est la profondeur. D’ailleurs, Baudelaire ne dit-il pas que six à sept lieues représentent pour l’homme rêvant devant la mer le rayon de l’infini ? (Journaux intimes, p. 79). Le Vallage a dix-huit lieues de long et douze de large. C’est donc un monde. Je ne le connais pas tout entier : je n’ai pas suivi toutes ses rivières.

Mais le pays natal est moins une étendue qu’une matière ; c’est un granit ou une terre, un vent ou une sécheresse, une eau ou une lumière. C’est en lui que nous matérialisons nos rêveries ; c’est par lui que [12] notre rêve prend sa juste substance ; c’est à lui que nous demandons notre couleur fondamentale. En rêvant près de la rivière, j’ai voué mon imagination à l’eau, à l’eau verte et claire, à l’eau qui verdit les prés. Je ne puis m’asseoir près d’un ruisseau sans tomber dans une rêverie profonde, sans revoir mon bonheur... Il n’est pas nécessaire que ce soit le ruisseau de chez nous, l’eau de chez nous. L’eau anonyme sait tous mes secrets. Le même souvenir sort de toutes les fontaines.

Nous avons une autre raison, moins sentimentale, moins personnelle, pour ne pas prendre comme titre de notre étude : la psychanalyse de l’eau. En effet, dans le présent livre, nous n’avons pas développé systématiquement, comme il le faudrait dans une psychanalyse profonde, le caractère organiciste des images matérialisées. Les premiers intérêts psychiques qui laissent des traces ineffaçables dans nos rêves sont des intérêts organiques. La première conviction chaleureuse est un bien-être corporel. C’est dans la chair, dans les organes que prennent naissance les images matérielles premières. Ces premières images matérielles sont dynamiques, actives ; elles sont liées à des volontés simples, étonnamment grossières. La psychanalyse a soulevé bien des révoltes en parlant de la libido enfantine. On comprendrait peut-être mieux l’action de cette libido si on lui redonnait sa forme confuse et générale, si on l’attachait à toutes les fonctions organiques. La libido apparaîtrait alors comme solidaire de tous les désirs, de tous les besoins. Elle serait considérée comme une dynamique de l’appétit et elle trouverait son apaisement dans toutes les impressions de bien-être. Une chose est sûre en tout cas, c’est que la rêverie chez l’enfant est une rêverie matérialiste. [13] L’enfant est un matérialiste né. Ses premiers rêves sont les rêves des substances organiques.

Il est des heures où le songe du poète créateur est si profond, si naturel qu’il retrouve sans s’en douter les images de sa chair enfantine. Les poèmes dont la racine est si profonde ont souvent une puissance singulière. Une force les traverse et le lecteur, sans y penser, participe à cette force originelle. Il n’en voit plus l’origine. Voici deux pages où se révèle la sincérité organique d’une image première :

Connaissant ma propre quantité.
C’est moi, je tire, j’appelle sur toutes mes racines, le Gange, le Mississipi,
L’épaisse touffe de l’Orénoque, le long fil du Rhin, le Nil avec sa double vessie... [1].

Ainsi, va l’abondance... Dans les légendes populaires, innombrables sont les fleuves qui proviennent de la miction d’un géant. Gargantua a aussi inondé la campagne française au hasard de toutes ses promenades.

Si l’eau devient précieuse, elle devient séminale. Elle est alors chantée avec plus de mystère. Seule la psychanalyse organiciste peut éclairer une image confuse comme celle-ci :

Et comme la goutte séminale féconde la figure mathématique, départissant
L’amorce foisonnante des éléments de son théorème,
Ainsi le corps de gloire désire sous le corps de boue, et la nuit
D’être dissoute dans la visibilité [2].

Une goutte d’eau puissante suffit pour créer un [14] monde et pour dissoudre la nuit. Pour rêver la puissance, il n’est besoin que d’une goutte imaginée en profondeur. L’eau ainsi dynamisée est un germe ; elle donne à la vie un essor inépuisable.

De même, dans une œuvre aussi idéalisée que l’œuvre d’Edgar Poe, Mme Marie Bonaparte a découvert la signification organique de nombreux thèmes. Elle apporte des preuves nombreuses du caractère physiologique de certaines images poétiques.

Pour aller aussi loin vers les racines de l’imagination organique, pour écrire en dessous de la psychologie de l’eau, une physiologie de l’eau onirique, nous ne nous sommes pas senti suffisamment préparé. Il y faudrait une culture médicale et surtout une grande expérience des névroses. En ce qui nous concerne, nous n’avons pour connaître l’homme que la lecture, la merveilleuse lecture qui juge l’homme d’après ce qu’il écrit. De l’homme, ce que nous aimons par-dessus tout, c’est ce qu’on en peut écrire. Ce qui ne peut être écrit mérite-t-il d’être vécu ? Nous avons donc dû nous contenter de l’étude de l’imagination matérielle greffée et nous nous sommes borné presque toujours à étudier les différents rameaux de l’imagination matérialisante au-dessus de la greffe quand une culture a mis sa marque sur une nature.

D’ailleurs ce n’est pas là, pour nous, une simple métaphore. La greffe nous apparaît au contraire comme un concept essentiel pour comprendre la psychologie humaine. C’est, d’après nous, le signe humain, le signe nécessaire pour spécifier l’imagination humaine. À nos yeux, l’humanité imaginante est un au-delà de la nature naturante. C’est la greffe qui peut donner vraiment à l’imagination matérielle l’exubérance des formes. C’est la greffe qui peut transmettre à l’imagination formelle la richesse et la densité des matières. Elle oblige le sauvageon à [15] fleurir et elle donne de la matière à la fleur. En dehors de toute métaphore, il faut l’union d’une activité rêveuse et d’une activité idéative pour produire une œuvre poétique. L’art est de la nature greffée.

Bien entendu, dans notre étude sur les images, quand nous avons reconnu une sève plus lointaine, nous l’avons notée au passage. Il est même très rare que nous n’ayons pas décelé des origines organiques pour des images très idéalisées. Mais cela ne suffisait pas pour mériter que notre étude soit mise au rang d’une psychanalyse exhaustive. Notre livre reste donc un essai d’esthétique littéraire. Il a le double but de déterminer la substance des images poétiques et la convenance des formes aux matières fondamentales.

VI

Voici maintenant le plan général de notre étude.

Pour bien montrer ce qu’est un axe de l’imagination matérialisante, nous commencerons par des images qui matérialisent mal ; nous rappellerons des images superficielles, des images qui jouent à la surface de l’élément, sans laisser à l’imagination le temps de travailler la matière. Notre premier chapitre sera consacré aux eaux claires, aux eaux brillantes qui donnent des images fugitives et faciles. Cependant, nous ferons sentir qu’en raison de l’unité de l’élément, ces images s’ordonnent et s’organisent. Nous ferons alors prévoir le passage d’une poésie des eaux à une métapoétique de l’eau, le passage d’un pluriel à un singulier. Pour une telle métapoétique, l’eau n’est plus seulement un groupe d’images connues dans une contemplation vagabonde, dans une suite de rêveries brisées, instantanées ; elle est un [16] support d’images et bientôt un apport d’images, un principe qui fonde les images. L’eau devient ainsi peu à peu, dans une contemplation qui s’approfondit, un élément de l’imagination matérialisante. Autrement dit, les poètes amusés vivent comme une eau annuelle, comme une eau qui va du printemps à l’hiver et qui reflète aisément, passivement, légèrement toutes les saisons. Mais le poète plus profond trouve l’eau vivace, l’eau qui renaît de soi, l’eau qui ne change pas, l’eau qui marque de son signe ineffaçable ses images, l’eau qui est un organe du monde, un aliment des phénomènes coulants, l’élément végétant, l’élément lustrant, le corps des larmes...

Mais, répétons-le, c’est en se tenant assez longtemps à la surface irisée que nous comprendrons le prix de la profondeur. Nous essaierons donc de préciser certains principes de cohésion qui unifient les images superficielles. Nous verrons en particulier comment le narcissisme de l’être individuel s’encadre peu à peu dans un véritable narcissisme cosmique. En fin de chapitre nous étudierons aussi un idéal facile de blancheur et de grâce que nous caractériserons sous le nom de complexe du cygne. Les eaux amoureuses et légères y trouvent un symbole bien facile à psychanalyser.

C’est donc seulement dans le deuxième chapitre — où nous étudierons le rameau principal de la métapoétique d’Edgar Poe — que nous serons sûr d’atteindre l’élément, l’eau substantielle, l’eau rêvée dans sa substance.

À cette certitude, il y a une raison. C’est qu’aux matières originelles où s’instruit l’imagination matérielle sont attachées des ambivalences profondes et durables. Et cette propriété psychologique est si constante qu’on peut en énoncer, comme une loi primordiale de l’imagination, la réciproque : une matière [17] que l’imagination ne peut faire vivre doublement ne peut jouer le rôle psychologique de matière originelle. Une matière qui n’est pas l’occasion d’une ambivalence psychologique ne peut trouver son double poétique qui permet des transpositions sans fin. Il faut donc qu’il y ait double participation — participation du désir et de la crainte, participation du bien et du mal, participation tranquille du blanc et du noir — pour que l’élément matériel attache l’âme entière. Or nous verrons le manichéisme de la rêverie plus net que jamais quand Edgar Poe médite devant les rivières et les lacs. C’est par l’eau que Poe l’idéaliste, que Poe l’intellectuel et le logicien retrouve le contact avec la matière irrationnelle, avec la matière « tracassée », avec la matière mystérieusement vivante.

En étudiant les œuvres d’Edgar Poe, nous aurons donc un bon exemple de la dialectique dont Claude-Louis Estève a bien compris la nécessité pour la vie active du langage : « S’il faut désubjectiver autant que possible la logique et la science, il est non moins indispensable, en contrepartie, de désobjectiver le vocabulaire et la syntaxe [3]. Faute de cette désobjectivation des objets, faute de cette déformation des formes qui nous permet de voir la matière sous l’objet, le monde s’éparpille en choses disparates, en solides immobiles et inertes, en objets étrangers à nous-mêmes. L’âme souffre alors d’un déficit d’imagination matérielle. L’eau, en groupant les images, en dissolvant les substances, aide l’imagination dans sa tâche de désobjectivation, dans sa tâche d’assimilation. Elle apporte aussi un type de syntaxe, une liaison continue des images, un doux mouvement des [18] images qui désancre la rêverie attachée aux objets. C’est ainsi que l’eau élémentaire de la métapoétique d’Edgar Poe met un univers en mouvement singulier. Elle symbolise avec un héraclitéisme lent, doux et silencieux comme l’huile. L’eau éprouve alors comme une perte de vitesse, qui est une perte de vie ; elle devient une sorte de médiateur plastique entre la vie et la mort. En lisant Poe, on comprend plus intimement l’étrange vie des eaux mortes et le langage apprend la plus terrible des syntaxes, la syntaxe des choses qui meurent, la vie mourante.

Pour bien caractériser cette syntaxe d’un devenir et des choses, cette triple syntaxe de la vie, de la mort et de l’eau, nous proposons de retenir deux complexes que nous avons nommés le complexe de Caron et le complexe d’Ophélie. Nous les avons réunis dans un même chapitre parce qu’ils symbolisent tous deux la pensée de notre dernier voyage et de notre dissolution finale. Disparaître dans l’eau profonde ou disparaître dans un horizon lointain, s’associer à la profondeur ou à l’infinité, tel est le destin humain qui prend son image dans le destin des eaux.

Quand nous aurons ainsi bien déterminé les caractères superficiels et les caractères profonds de l’eau imaginaire, nous pourrons essayer d’étudier la composition de cet élément avec d’autres éléments de l’imagination matérielle. Nous verrons que certaines formes poétiques se nourrissent d’une double matière ; qu’un double matérialisme travaille souvent l’imagination matérielle. Dans certaines rêveries, il semble que tout élément cherche un mariage ou un combat, des aventures qui l’apaisent ou qui l’excitent. Dans d’autres rêveries, l’eau imaginaire nous apparaîtra comme l’élément des transactions, [19] comme le schème fondamental des mélanges. C’est pourquoi nous donnerons une grande attention à la combinaison de l’eau et de la terre, combinaison qui trouve dans la pâte son prétexte réaliste. La pâte est alors le schème fondamental de la matérialité. La notion même de matière est, croyons-nous, étroitement solidaire de la notion de pâte. Il faudrait même partir d’une longue étude du pétrissage et du modelage pour bien poser les rapports réels, expérimentaux de la cause formelle et de la cause matérielle. Une main oisive et caressante qui parcourt des lignes bien faites, qui inspecte un travail fini, peut s’enchanter d’une géométrie facile. Elle conduit à une philosophie d’un philosophe qui voit l’ouvrier travailler. Dans le règne de l’esthétique, cette visualisation du travail fini conduit naturellement à la suprématie de l’imagination formelle. Au contraire, la main travailleuse et impérieuse apprend la dynamogénie essentielle du réel en travaillant une matière qui, à la fois, résiste et cède comme une chair aimante et rebelle. Elle accumule ainsi toutes les ambivalences. Une telle main en travail a besoin du juste mélange de la terre et de l’eau pour bien comprendre ce qu’est une matière capable d’une forme, une substance capable d’une vie. Pour l’inconscient de l’homme pétrisseur, l’ébauche est l’embryon de l’œuvre, l’argile est la mère du bronze. On n’insistera donc jamais trop, pour comprendre la psychologie de l’inconscient créateur, sur les expériences de la fluidité, de la malléabilité. Dans l’expérience des pâtes, l’eau apparaîtra nettement comme la matière dominatrice. C’est à elle qu’on rêvera quand on bénéficiera par elle de la docilité de l’argile.

Pour montrer l’aptitude de l’eau à se composer avec d’autres éléments, nous étudierons d’autres compositions, mais nous devrons nous souvenir que le véritable type de la composition, c’est, pour l’imagination [20] matérielle, la composition de l’eau et de la terre.

Quand nous aurons compris que toute combinaison des éléments matériels est, pour l’inconscient, un mariage, nous pourrons rendre compte du caractère presque toujours féminin attribué à l’eau par l’imagination naïve et par l’imagination poétique. Nous verrons aussi la profonde maternité des eaux. L’eau gonfle les germes et fait jaillir les sources. L’eau est une matière qu’on voit partout naître et croître. La source est une naissance irrésistible, une naissance continue. De si grandes images marquent à jamais l’inconscient qui les aime. Elles suscitent des rêveries sans fin. Dans un chapitre spécial nous avons essayé de montrer comment ces images imprégnées de mythologie animent encore naturellement les œuvres poétiques.

Une imagination qui s’attache entièrement à une matière particulière est facilement valorisante. L’eau est l’objet d’une des plus grandes valorisations de la pensée humaine : la valorisation de la pureté. Que serait l’idée de pureté sans l’image d’une eau limpide et claire, sans ce beau pléonasme qui nous parle d’une eau pure ? L’eau accueille toutes les images de la pureté. Nous avons donc essayé de mettre en ordre toutes les raisons qui fondent la puissance de ce symbolisme. Nous avons là un exemple d’une sorte de morale naturelle enseignée par la méditation d’une substance fondamentale.

En liaison avec ce problème de pureté ontologique, on peut comprendre la suprématie que tous les mythologues ont reconnue à l’eau douce sur l’eau des mers. Nous avons consacré un court chapitre à cette valorisation. Il nous a semblé que ce chapitre était nécessaire pour ramener l’esprit à la considération [21] des substances. On ne comprendra bien la doctrine de l’imagination matérielle que lorsqu’on aura rétabli l’équilibre entre les expériences et les spectacles. Les rares, livres d’esthétique qui envisagent la beauté concrète, la beauté des substances, ne font souvent qu’effleurer le problème effectif de l’imagination matérielle. Ne donnons qu’un exemple. Dans son Esthétique, Max Schasler se propose d’étudier « die konkrete Naturschönheit ». Il ne consacre que dix pages aux éléments, dont trois à l’eau, et c’est à l’infini des mers qu’il consacre le paragraphe central. Il convenait donc bien que nous insistions sur les rêveries qui s’attachent aux eaux naturelles plus communes, aux eaux qui n’ont pas besoin d’infini pour retenir, le rêveur.

Notre dernier chapitre abordera le problème de la psychologie de l’eau par des voies très différentes. Ce chapitre ne sera pas, à proprement parler, une étude de l’imagination matérielle ; il sera une étude de l’imagination dynamique à laquelle nous espérons pouvoir consacrer un autre ouvrage. Ce chapitre est intitulé l’eau violente.

D’abord, dans sa violence, l’eau prend une colère spécifique ou, autrement dit, l’eau reçoit facilement tous les caractères psychologiques d’un type de colère. Cette colère, l’homme se vante assez rapidement de la mater. Aussi l’eau violente est bientôt l’eau qu’on violente. Un duel de méchanceté commence entre l’homme et les flots. L’eau prend une rancune, elle change de sexe. En devenant méchante, elle devient masculine. Voilà, sur un mode nouveau, la conquête d’une dualité inscrite dans l’élément, nouveau signe de la valeur originelle d’un élément de l’imagination matérielle !

Nous montrerons donc la volonté d’attaque qui anime l’homme nageant, puis la revanche du flot, [22] le flux et le reflux de la colère qui gronde et se répercute. Nous nous rendrons compte de la dynamogénie spéciale que l’être humain acquiert dans la fréquentation des eaux violentes. Ce sera un nouvel exemple de l’organicisme fondamental de l’imagination. Nous retrouverons ainsi cette imagination musculaire dont nous avons signalé l’action dans la métapoétique énergétique de Lautréamont. Mais au contact de l’eau, au contact de l’élément matériel, cette imagination matérielle apparaîtra à la fois comme plus naturelle et comme plus humaine que l’imagination animalisée de Lautréamont. Ce sera donc une preuve de plus du caractère direct des symboles formés dans la contemplation des éléments par l’imagination matérielle.

Comme dans tout le cours de notre ouvrage nous nous ferons une loi de souligner, avec une insistance peut-être lassante, les thèmes de l’imagination matérielle, nous n’aurons pas besoin de les résumer dans notre conclusion. Nous consacrerons presque exclusivement cette conclusion au plus extrême de nos paradoxes. Il consistera à prouver que les voix de l’eau sont à peine métaphoriques, que le langage des eaux est une réalité poétique directe, que les ruisseaux et les fleuves sonorisent avec une étrange fidélité les paysages muets, que les eaux bruissantes apprennent aux oiseaux et aux hommes à chanter, à parler, à redire, et qu’il y a en somme continuité entre la parole de l’eau et la parole humaine. Inversement, nous insisterons sur le fait trop peu remarqué qu’organiquement le langage humain a une liquidité, un débit dans l’ensemble, une eau dans les consonnes. Nous montrerons que cette liquidité donne une excitation psychique spéciale, une excitation qui déjà, appelle les images de l’eau.

Ainsi l’eau nous apparaîtra comme un être total : [23] elle a un corps, une âme, une voix. Plus qu’aucun autre élément peut-être, l’eau est une réalité poétique complète. Une poétique de l’eau, malgré la variété de ses spectacles, est assurée d’une unité. L’eau doit suggérer au poète une obligation nouvelle : l’unité d’élément. Faute de cette unité d’élément, l’imagination matérielle n’est pas satisfaite et l’imagination formelle n’est pas suffisante pour lier les traits disparates. L’œuvre manque de vie parce qu’elle manque de substance.

VII

Nous voulons enfin clore cette introduction générale en faisant quelques remarques sur la nature des exemples choisis pour soutenir nos thèses.

La plupart de ces exemples sont empruntés à la poésie. C’est qu’à notre avis toute psychologie de l’imagination ne peut actuellement s’éclairer que par les poèmes qu’elle inspire [4]. L’imagination n’est pas, comme le suggère l’étymologie, la faculté de former des images de la réalité ; elle est la faculté de former des images qui dépassent la réalité, qui chantent la réalité. Elle est une faculté de surhumanité. Un homme est un homme dans la proportion où il est un surhomme. On doit définir un homme par l’ensemble des tendances qui le poussent à dépasser l’humaine condition. Une psychologie de l’esprit en action est automatiquement la psychologie d’un esprit exceptionnel, la psychologie d’un esprit [24] que tente l’exception : l’image nouvelle greffée sur une image ancienne. L’imagination invente plus que des choses et des drames, elle invente de la vie nouvelle, elle invente de l’esprit nouveau ; elle ouvre des yeux qui ont des types nouveaux de vision. Elle verra si elle a « des visions ». Elle aura des visions si elle s’éduque avec des rêveries avant de s’éduquer avec des expériences, si les expériences viennent ensuite comme des preuves de ses rêveries. Comme le dit d’Annunzio :

Les événements les plus riches arrivent en nous bien avant que l’âme s’en aperçoive. Et, quand nous commençons à ouvrir les yeux sur le visible, déjà nous étions depuis longtemps adhérents à l’invisible [5].

Cette adhésion à l’invisible, voilà la poésie première, voilà la poésie qui nous permet de prendre goût à notre destin intime. Elle nous donne une impression de jeunesse ou de jouvence en nous rendant sans cesse la faculté de nous émerveiller. La vraie poésie est une fonction d’éveil.

Elle nous éveille, mais elle doit garder le souvenir des rêves préliminaires. C’est pourquoi nous avons essayé parfois de retarder l’instant où la poésie franchit le seuil de l’expression ; nous avons tenté, toutes les fois que nous avions des indices, de retracer la route onirique qui conduit au poème. Comme le dit Charles Nodier dans ses Rêveries (éd. Renduel, p. 162) : « La carte du monde imaginable n’est tracée que dans les songes. L’univers sensible est un infiniment petit. » Les songes et les rêves sont, pour certaines âmes, la matière de la beauté. [25] Adam a trouvé Ève en sortant d’un rêve : c’est pourquoi la femme est si belle.

Fort de toutes ces convictions, nous pouvions faire abstraction des connaissances usées, des mythologies formelles et allégoriques qui survivent dans un enseignement sans vie, sans force. Nous pouvions faire aussi abstraction des innombrables poèmes sans sincérité où de plats rimeurs s’acharnent à multiplier les échos les plus divers, les plus brouillés. Quand nous nous sommes appuyé sur des faits mythologiques, c’est que nous avons reconnu en eux une action permanente, une action inconsciente sur les âmes d’aujourd’hui. Une mythologie des eaux, dans son ensemble, ne serait qu’une histoire. Nous avons voulu écrire une psychologie, nous avons voulu relier les images littéraires et les songes. Nous avons d’ailleurs souvent remarqué que le pittoresque arrête à la fois les forces mythologiques et les forces poétiques. Le pittoresque éparpille la force des songes. Un fantôme pour être actif n’a pas le droit aux bigarrures. Un fantôme qu’on décrit avec complaisance est un fantôme qui cesse d’agir. Aux divers éléments matériels correspondent des fantômes qui gardent des forces tant qu’ils sont fidèles à leur matière ou, ce qui revient à peu près au même, tant qu’ils sont fidèles aux rêves primitifs.

Le choix des exemples littéraires est aussi dû à une ambition que, pour finir, nous voulons tranquillement avouer : si nos recherches pouvaient retenir l’attention, elles devraient apporter quelques moyens, quelques instruments pour renouveler la critique littéraire. C’est à cela que tend l’introduction de la notion de complexe de culture dans la psychologie littéraire. Nous appelons ainsi des attitudes irréfléchies qui commandent le travail même de la réflexion. Ce sont, par exemple, dans le domaine de l’imagination, des images favorites qu’on croit puisées [26] dans les spectacles du monde et qui ne sont que des projections d’une âme obscure. On cultive les complexes de culture en croyant se cultiver objectivement. Le réaliste choisit alors sa réalité dans la réalité. L’historien choisit son histoire dans l’histoire. Le poète ordonne ses impressions en les associant à une tradition. Sous sa bonne forme, le complexe de culture revit et rajeunit une tradition. Sous sa mauvaise forme, le complexe de culture est une habitude scolaire d’un écrivain sans imagination.

Naturellement, les complexes de culture sont greffés sur les complexes plus profonds qui ont été mis à jour par la psychanalyse. Comme Charles Bau-douin l’a souligné, un complexe est essentiellement un transformateur d’énergie psychique. Le complexe de culture continue cette transformation. La sublimation culturelle prolonge la sublimation naturelle. Il semble, à l’homme cultivé, qu’une image sublimée ne soit jamais assez belle. Il veut renouveler la sublimation. Si la sublimation était une simple affaire de concepts, elle s’arrêterait dès que l’image serait enfermée dans ses traits conceptuels ; mais la couleur déborde, la matière foisonne, les images se cultivent ; les rêves continuent leur poussée malgré les poèmes qui les expriment. Dans ces conditions, "la critique littéraire qui ne veut pas se borner au bilan statique des images doit se doubler d’une critique psychologique qui revit le caractère dynamique de l’imagination en suivant la liaison des complexes originels et des complexes de culture. Pas d’autres moyens, à notre avis, de mesurer les forces poétisantes en action dans les œuvres littéraires. La description psychologique ne suffit pas. Il s’agit moins de décrire des formes que de peser une matière.

Dans ce livre, comme dans d’autres, fût-ce avec quelque imprudence, nous n’avons donc pas hésité à [27] nommer des complexes nouveaux par leur signe culturel, par le signe que reconnaît tout homme cultivé, signe qui reste obscur, sans retentissement pour l’homme qui vit loin des livres. On étonnerait beaucoup un homme qui ne lit pas en lui parlant du charme poignant d’une morte fleurie qui s’en va comme Ophélie, au fil de la rivière. Il y a là une image dont la critique littéraire n’a pas vécu la croissance. Il est intéressant de montrer comment de telles images, — si peu naturelles —, sont devenues des figures de rhétorique, comment ces figures de rhétorique peuvent rester actives dans une culture poétique.

Si nos analyses sont exactes, elles devraient, croyons-nous, aider à passer de la psychologie de la rêverie ordinaire à la psychologie de la rêverie littéraire, étrange rêverie qui s’écrit, qui se coordonne en s’écrivant, qui dépasse systématiquement son rêve initial, mais qui reste quand même fidèle à des réalités oniriques élémentaires. Pour avoir cette constance du rêve qui donne un poème, il faut avoir plus que des images réelles devant les yeux. Il faut suivre ces images qui naissent en nous-mêmes, qui vivent dans nos rêves, ces images chargées d’une matière onirique riche et dense qui est un aliment inépuisable pour l’imagination matérielle.

[28]



[1] Paul Claudel, Cinq Grandes Odes, p. 49.

[2] Paul Claudel, loc. cit., p. 64.

[3] Claude-Louis Estève, Études philosophiques sur l’Expression littéraire, p. 192.

[4] En particulier l’histoire de la psychologie de l’eau n’est pas notre sujet. On trouvera ce sujet traité dans l’ouvrage de Martin Ninck : Die Bedeutung des Wassers im Kult und Leben der Allen, Eine symbolgeschichtliche Untersuchung, Philologus, 1921.

[5] D’Annunzio, Contemplation de la Mort, trad., p. 19.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 28 juillet 2016 15:39
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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