Gaston BACHELARD, LA FLAMME D'UNE CHANDELLE


 

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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Gaston BACHELARD, LA FLAMME D'UNE CHANDELLE. (1961)
Avant-propos


Une édition numérique réalisé à partir du livre de Gaston BACHELARD, LA FLAMME D'UNE CHANDELLE. Paris: Les Presses universitaires de France, 1re édition, 1961, 113 pp. Une édition numérique en préparation par Daniel Boulagnon, bénévole, professeur de philosophie au lycée Alfred Kastler de Denain (France).

[1]

La flamme d’une chandelle (1961)



Avant-propos

I

Dans ce petit livre de simple rêverie, sans la surcharge d’aucun savoir, sans nous emprisonner dans l’unité d’une méthode d’enquête, nous voudrions, en une suite de courts chapitres, dire quel renouvellement de la rêverie reçoit un rêveur dans la contemplation d’une flamme solitaire. La flamme, parmi les objets du monde qui appellent la rêverie, est un des plus grands opérateurs d’images. La flamme nous force à imaginer. Devant une flamme, dès qu’on rêve, ce que l’on perçoit n’est rien au regard de ce qu’on imagine. La flamme porte sa valeur de métaphores et d’images dans les domaines de méditation les plus divers. Prenez-la comme le sujet d’un des verbes qui expriment la vie et vous verrez qu’elle donne à ce verbe un supplément d’animation. Le philosophe qui court aux généralités l’affirme avec une tranquillité dogmatique : « Ce qui s’appelle Vie dans la création est, en toutes les formes et en tous les êtres, [2] un seul et même esprit, une flamme unique [1] » Mais une telle généralité va trop vite au but. C’est plutôt dans la multiplicité et dans le détail des images que nous devrons faire sentir la fonction d’opérateur d’imagination des flammes imaginées. Le verbe enflammer doit alors entrer dans le vocabulaire du psychologue. Il commande tout un secteur du monde de l’expression. Les images du langage enflammé enflamment le psychisme, elles donnent une tonalité d’excitation qu’une philosophie du poétique doit préciser. Par la flamme saisie comme objet de rêverie, les plus froides métaphores deviennent vraiment des images. Alors que les métaphores ne sont souvent que des déplacements de pensées, en une volonté de mieux dire, de dire autrement, l’image, la véritable image, quand elle est vie première en imagination, quitte le monde réel pour le monde imaginé, imaginaire. Par l’image imaginée nous connaissons cet absolu de la rêverie qu’est la rêverie poétique. Corrélativement, comme nous essayions de le prouver dans notre dernier livre — mais un livre a-t-il jamais fini de dire toute la conviction de son auteur ? — nous connaissons notre être rêveur producteur de rêveries. Un être rêveur heureux de rêver, actif dans sa rêverie, tient une vérité de l’être, un avenir de l’être humain.

[3]

Entre toutes les images, les images de la flamme — les naïves comme les plus alambiquées, les sages comme les folles — portent un signe de poésie. Tout rêveur de flamme est un poète en puissance. Toute rêverie devant la flamme est une rêverie qui admire. Tout rêveur de flamme est en état de rêverie première. Cette admiration première est enracinée dans notre lointain passé. Nous avons pour la flamme une admiration naturelle, on ose dire : une admiration innée. La flamme détermine une accentuation du plaisir de voir, un au-delà du toujours vu. Elle nous force à regarder.

La flamme nous appelle à voir en première fois nous en avons mille souvenirs, nous en rêvons tout à la personnalité d’une très vieille mémoire et cependant nous en rêvons comme tout le monde, nous nous souvenons comme tout le monde se souvient — alors, suivant une des lois les plus constantes de la rêverie devant la flamme, le rêveur vit dans un passé qui n’est plus uniquement le sien, dans le passé des premiers feux du monde.

II

Ainsi la contemplation de la flamme pérénise une rêverie première. Elle nous détache du monde et elle agrandit le monde du rêveur. La flamme est à elle seule une grande présence, mais, près [4] d’elle, on va rêver loin, trop loin : « On se perd en rêveries. » La flamme est là, menue et chétive, luttant pour maintenir son être, et le rêveur s’en va rêver ailleurs, perdant son propre être, en rêvant grand, trop grand — en rêvant au monde.

La flamme est un monde pour l’homme seul.

Alors, si le rêveur de flamme parle à la flamme, il parle à soi-même, le voici poète. En agrandissant le monde, le destin du monde, en méditant sur le destin de la flamme, le rêveur agrandit le langage puisqu’il exprime une beauté du monde. Par une telle expression pancalisante, le psychisme lui-même s’agrandit, s’élève. La méditation de la flamme a donné au psychisme du rêveur une nourriture de verticalité, un aliment verticalisant. Une nourriture aérienne, allant à l’opposé de toutes les « nourritures terrestres », pas de principe plus actif pour donner un sens vital aux déterminations poétiques. Nous reviendrons sur ces déterminations en un chapitre spécial pour illustrer le conseil de toute flamme : brûler haut, toujours plus haut pour être sûr de donner de la lumière.

Pour atteindre à cette « hauteur psychique », il faut gonfler toutes les impressions en y insufflant de la matière poétique. L’apport poétique suffit, croyons-nous, pour que nous espérions donner une unité aux rêveries que nous avons réunies sous le signe de la chandelle. Cette monographie pourrait porter comme sous-titre : La poésie des flammes. En fait, dans la volonté où nous sommes de ne suivre [5] ici qu’une ligne de rêveries, nous détachons cette monographie d’un livre plus général que nous espérons toujours publier sous le titre : La poétique du feu.

III

En limitant présentement nos enquêtes, en nous maintenant dans l’unité d’un seul exemple, nous espérons atteindre une esthétique concrète, une esthétique qui ne serait pas travaillée par des polémiques de philosophe, une esthétique qui ne serait pas rationalisée par de faciles idées générales. La flamme, la flamme seule, peut concrétiser l’être de toutes ses images, l’être de tous ses fantômes.

L’objet — une flamme ! — à investir par les images littéraires est si simple que nous espérons pouvoir déterminer la communion des imaginations. Avec les images littéraires de la flamme, le surréalisme a quelque garantie d’avoir une racine de réalité ! Les images les plus fantastiques de la flamme convergent. Elles deviennent, par un privilège insigne, des images vraies.

Le paradoxe de nos enquêtes sur l’imagination littéraire : trouver la réalité par la parole, dessiner avec des mots, a quelque chance ici d’être dominé. Les images parlées traduisent l’extraordinaire excitation que notre imagination reçoit de la plus simple des flammes.

[6]

IV

Nous devons encore nous expliquer sur un autre paradoxe. Dans la volonté où nous sommes de vivre les images littéraires en leur donnant toute leur actualité, avec encore l’ambition plus grande de prouver que la poésie est une puissance active de la vie d’aujourd’hui, n’y a-t-il pas, pour nous, un paradoxe inutile à mettre tant de rêveries sous le signe de la chandelle ? Le monde va vite, le siècle s’accélère. Le temps n’est plus des lumignons et des bougeoirs. A des choses désuètes ne s’attachent plus que des rêves périmés.

À ces objections, la réponse est facile : les rêves et les rêveries ne se modernisent pas aussi vite que nos actions. Nos rêveries sont de véritables habitudes psychiques fortement enracinées. La vie active ne les dérange guère. Il y a intérêt, pour un psychologue, à retrouver tous les chemins de la familiarité la plus ancienne.

Les rêveries de la petite lumière nous ramèneront au réduit de la familiarité. Il semble qu’il y ait en nous des coins sombres qui ne tolèrent qu’une lumière vacillante. Un cœur sensible aime les valeurs fragiles. Il communie avec des valeurs qui luttent, donc avec la faible lumière qui lutte contre les ténèbres. Ainsi toutes nos rêveries de la petite lumière gardent une réalité psychologique dans la vie d’aujourd’hui. Elles ont un sens, nous [7] dirions même volontiers qu’elles ont une fonction. En effet, elles peuvent donner à une psychologie de l’inconscient tout un appareil d’images pour interroger doucement, naturellement, sans provo­quer le sentiment d’énigme, l’être rêveur. Avec une rêverie de la petite lumière, le rêveur se sent chez soi, l’inconscient du rêveur est un chez soi pour le rêveur. Le rêveur ! — ce double de notre être, ce clair-obscur de l’être pensant — a, dans une rêverie à la petite lumière, la sécurité d’être. Qui se confie aux rêveries de la petite lumière découvrira cette vérité psychologique : l’incons­cient tranquille, l’inconscient sans cauchemar, l’inconscient en équilibre avec sa rêverie, est très exactement le clair-obscur du psychisme, ou, mieux encore, le psychisme du clair-obscur. Des images de petite lumière nous apprennent à aimer ce clair-obscur de la vision intime. Le rêveur qui veut se connaître comme être rêvant, loin des clartés de la pensée, un tel rêveur, dès qu’il aime sa rêverie, est tenté de formuler l’esthétique de ce clair-obscur psychique,

Un rêveur de lampe comprendra d’instinct que les images de petite lumière sont les veilleuses intimes. Leurs lueurs deviennent invisibles quand la pensée est au travail, quand la conscience est bien claire. Mais quand la pensée se repose, les images veillent.

La conscience du clair-obscur de la conscience a une telle présence — une présence qui dure — [8] que l’être y attend le réveil — un réveil d’être. Jean Wahl sait cela. Il le dit en un seul vers :

O petite lumière, ô source, aube tendre [2]

V

Nous proposons donc de transférer les valeurs esthétiques du clair-obscur des peintres dans le domaine des valeurs esthétiques du psychisme. Si nous réussissions, nous enlèverions en partie ce qu’il y a de diminué, de péjoratif dans la notion d’inconscient. Les ombres de l’inconscient mettent si souvent en valeur un monde de lueurs où la rêverie a mille bonheurs ! George Sand a pressenti ce passage du monde de la peinture au monde de la psychologie. Dans une note ajoutée en bas de page au texte de Consuelo, elle écrit, évoquant le clair-obscur : « je me suis demandé souvent en quoi consistait cette beauté, et comment il me serait possible de la décrire [3], si je voulais en faire passer le secret dans l’âme d’un autre. Quoi ! sans couleur, sans forme, sans ordre et sans clarté, les objets extérieurs peuvent-ils, me dira-t-on, revêtir un aspect qui parle aux yeux et à l’esprit ? Un peintre seul pourra me répondre : Oui, je le comprends. Il se rappellera Le philosophe en méditation de Rembrandt : [9] cette grande chambre perdue dans l’ombre, ces escaliers sans fin, qui tournent on ne sait comment ; ces lueurs vagues du tableau, toute cette scène indécise et nette en même temps, cette couleur puissante répandue sur un sujet qui, en somme, n’est peint qu’avec du brun clair et du brun sombre ; cette magie de clair-obscur, ce jeu de lumière ménagé sur les objets les plus insignifiants, sur une chaise, sur une cruche, sur un vase de cuivre ; et voilà que ces objets qui ne méritent pas d’être regardés, et encore moins d’être peints, deviennent si intéressants, si beaux à leur manière, que vous ne pouvez pas en détacher les yeux, ils existent et sont dignes d’exister [4]. »

George Sand voit le problème, pose le problème : ce clair-obscur, comment, non pas le peindre — c’est là le privilège des grands artistes — mais le « décrire » ? Comment l’écrire ? Nous voulons nous-même aller plus loin : ce clair-obscur, comment l’inscrire dans le psychisme, juste à la frontière d’un psychisme brun foncé et d’un psychisme d’un brun plus clair ?

En fait, c’est là un problème qui me tourmente depuis vingt ans que j’écris des livres sur la Rêverie. Je ne sais même pas mieux l’exprimer que ne fait George Sand dans sa courte note. En somme, le clair-obscur du psychisme, c’est la rêverie, une rêverie calme, calmante, qui est fidèle [10] à son centre, éclairée en son centre, non pas resserrée sur son contenu, mais débordant toujours un peu, imprégnant de sa lumière sa pénombre. On voit clair en soi-même et cependant on rêve. On ne risque pas toute sa lumière, on n’est pas le jouet, la victime de cette rêvasserie qui tombe à la nuit, qui nous livre poings et pieds liés à ces spoliateurs de psychisme, à ces brigands qui hantent ces forêts du sommeil nocturne que sont les cauchemars dramatiques.

L’aspect poétique d’une rêverie nous fait accéder à ce psychisme doré qui tient la conscience en éveil. Les rêveries devant la chandelle se constitueront en tableaux. La flamme nous maintiendra dans cette conscience de rêverie qui nous garde éveillés. On s’endort devant le feu. On ne s’endort pas devant la flamme d’une chandelle.

VI

Dans un livre récent nous tentions d’établir une différence radicale entre la rêverie et le rêve nocturne. Dans le rêve nocturne règne l’éclairage fantastique. Tout est en fausse lumière. Souvent on y voit trop clair. Les mystères eux-mêmes sont dessinés, dessinés en traits forts. Les scènes sont si nettes que le rêve nocturne fait aisément de la littérature — de la littérature, mais jamais de la poésie. Toute la littérature du fantastique trouve [11] dans le rêve nocturne des schémas sur lesquels travaille l’animus de l’écrivain. C’est en animus que le psychanalyste étudie les images du rêve. Pour lui, l’image est double, elle signifie toujours autre chose qu’elle-même. C’est une caricature psychique. Il faut s’ingénier à trouver l’être vrai sous la caricature. S’ingénier, penser, toujours penser. Pour jouir des images, pour aimer les images pour elles-mêmes, il faudrait sans doute qu’en marge de tout savoir le psychanalyste reçût une éducation poétique. Donc moins de rêves en animus et plus de rêveries en anima. Moins d’intelligence en psychologie inter-subjective et plus de sensibilité en psychologie d’intimité.

Du point de vue que nous allons adopter dans ce petit livre, les rêveries d’intimité fuient le drame. Le fantastique instrumenté par des concepts tirés de l’expérience des cauchemars ne retiendra pas notre attention. Du moins, quand nous rencontrerons une image de flamme trop singulière pour que nous puissions la faire nôtre, la mettre dans le clair-obscur de notre rêverie personnelle, nous éviterons les longs commentaires. En écrivant sur la chandelle, nous voulons gagner des douceurs d’âme. Il faut avoir des vengeances à exercer pour imaginer l’enfer. Il y a dans les êtres de cauchemar un complexe des flammes d’enfer que nous ne voulons pas, de près ou de loin, alimenter.

En résumé, étudier l’être d’un rêveur de rêveries à l’aide des images de la petite lumière, à l’aide [12] des images très anciennement humaines, donne, pour une enquête psychologique, une garantie d’homogénéité. Il y a une parenté entre la veilleuse qui veille et l’âme qui songe. Pour l’une comme pour l’autre le temps est lent. Dans le songe et la lueur se tient la même patience. Alors le temps s’approfondit ; les images et les souvenirs se rejoignent. Le rêveur de flamme unit ce qu’il voit et ce qu’il a vu. Il connaît la fusion de l’imagination et de la mémoire. Il s’ouvre alors à toutes les aventures de la rêverie ; il accepte l’aide des grands rêveurs, il entre dans le monde des poètes. Dès lors, la rêverie de la flamme, si unitaire en son principe, devient d’une foisonnante multiplicité.

Pour mettre un peu d’ordre dans cette multiplicité, nous allons faire un rapide commentaire sur les chapitres, parfois très différents, de cette simple monographie.

VII

Le premier chapitre est encore un chapitre de préambule. Il me faut dire comment j’ai résisté à la tentation de faire, à propos des flammes, un livre du savoir. Ce livre eût été long, mais il eût été facile. Il eût suffi d’en faire une histoire des théories de la lumière. De siècle en siècle, le problème a été repris. Mais quelque grands que fussent les esprits qui ont travaillé à la physique du feu, ils n’ont [13] jamais pu donner à leurs travaux l’objectivité d’une science. L’histoire de la combustion reste, jusqu‘à Lavoisier, une histoire de vues préscientifiques. L’examen de telles doctrines relève d’une psychanalyse de la connaissance objective. Cette psychanalyse devrait effacer les images pour déterminer une organisation des idées [5].

Le second chapitre est une contribution à une étude de la solitude, à une ontologie de l’être solitaire. La flamme isolée est le témoignage d’une solitude, d’une solitude qui unit la flamme et le rêveur. Grâce à la flamme, la solitude du rêveur n’est plus la solitude du vide. La solitude, par la grâce de la petite lumière, est devenue concrète. La flamme illustre la solitude du rêveur ; elle illumine le front pensif. La chandelle est l’astre de la page blanche. Nous réunirons quelques textes, empruntés aux poètes, pour commenter cette solitude. Ces textes, nous les accueillons personnellement si aisément que nous avons quelque confiance qu’ils seront accueillis par le lecteur. Nous avouons ainsi une conviction d’images. Nous croyons que la flamme d’une chandelle est, pour beaucoup de rêveurs, une image de la solitude.

Si nous avons eu scrupule d’éviter toute déviation du côté des recherches pseudo-scientifiques, [14] nous avons bien souvent été attiré par des pensées en fragments, par des pensées qui ne prouvent pas, mais qui, en des affirmations rapides, donnent à la rêverie des impulsions sans pareille. Alors c’est — non pas la science — mais la philosophie qui rêve. Nous avons lu et relu l’œuvre d’un Novalis. Nous en avons reçu de grandes leçons pour méditer sur la verticalité de la flamme.

Quand nous étudiions, dans un de nos premiers livres sur l’imagination [6], la technique du rêve éveillé, nous avions remarqué la sollicitation à un rêve de vol que nous recevions d’un univers auroral, d’un univers qui porte la lumière en ses sommets. Nous commentions alors la technique psychanalytique du rêve éveillé instituée par Robert Desoille. Il s’agissait d’alléger, par la suggestion d’images heureuses, l’être alourdi par ses fautes, endormi en son ennui de vivre. Avec un devenir d’images, le guide devenait, pour le patient, un guide de devenir. Le guide proposait une ascension imaginaire, une ascension qu’il fallait illustrer par des images bien ordonnées, ayant chacune une vertu d’ascension. Le guide alimentait l’onirisme du rêveur, en offrant à point nommé des images, pour lancer et relancer le psychisme montant. Ce psychisme montant n’est bénéfique que s’il monte haut, toujours plus haut. Les images de cette psychanalyse par la hauteur [15] doivent être systématiquement trop hautes pour qu’on soit bien sûr que le patient, en pleine vie métaphorique, quitte les bas-fonds de l’être.

Mais la flamme solitaire, à elle seule, peut être, pour le rêveur qui médite, un guide ascensionnel. Elle est un modèle de verticalité.

Des textes poétiques nombreux nous aideront à mettre en valeur cette verticalité dans la lumière, par la lumière qu’un Novalis vivait dans la méditation de la flamme droite.

Après l’examen des songes de philosophe, nous sommes revenu, dans le quatrième chapitre, aux problèmes qui nous sont familiers, aux problèmes de l’imagination littéraire. Pour étudier la flamme, en suivant, en littérature, toutes les métaphores qu’elle suggère, un gros livre n’y suffirait pas. On peut se demander si l’image de la flamme ne pourrait pas s’associer à toute image un peu brillante, à toute image qui veut briller. On écrirait alors un livre d’esthétique littéraire général en ordonnant toutes les images qui acceptent d’être augmentées, en y mettant une flamme imaginaire. Cet ouvrage qui montrerait que l’imagination est une flamme, la flamme du psychisme, serait bien agréable à écrire. On y passerait sa vie.

En parlant des arbres, des fleurs, nous avons pu dire comment les poètes les mettent en vie, en pleine vie, en vie poétique par l’image des flammes.

[16]

De la chandelle à la lampe, il y a, pour la flamme, comme une conquête de la sagesse. La flamme de la lampe, grâce à l’ingéniosité de l’homme, est maintenant disciplinée. Elle est, tout entière, à son métier, simple et grand, de donatrice de lumière.

Nous avons voulu clore notre ouvrage en méditant sur cette flamme humanisée. C’est tout un livre qu’il faudrait écrire pour vraiment passer de la cosmologie de la flamme à la cosmologie de la lumière. Faute de traiter un si grand sujet, nous avons voulu, dans cette monographie, rester dans l’homogénéité des rêveries de la petite lumière, rêver encore dans la familiarité où s’unissaient la lampe et le chandelier, couple indispensable dans une demeure des anciens temps, dans une demeure où nous revenons toujours pour rêver et pour nous souvenir.

J’ai trouvé un grand secours de rêverie dans l’œuvre d’un maître qui connaît les songes de la mémoire. Dans bien des romans d’Henri Bosco, la lampe est, dans toute l’acception du terme, un personnage. La lampe a un rôle psychologique en rapport avec la psychologie de la maison, avec la psychologie des êtres de la famille. Quand un grand absent fait le vide dans une demeure, une lampe de Bosco, venant de je ne sais quel passé de Bosco, maintient une présence, attend, avec une patience de lampe, l’exilé. La lampe de Bosco maintient en vie tous les souvenirs de la vie familiale, [17] tous les souvenirs d’une enfance, les souvenirs de toute enfance. L’écrivain écrit pour lui, il écrit pour nous. La lampe est l’esprit qui veille sur sa chambre, sur toute chambre. Elle est le centre d’une demeure, de toute demeure. On ne conçoit pas plus une maison sans lampe qu’une lampe sans maison.

La méditation sur l’être familial de la lampe nous permettra donc de rejoindre nos rêveries sur la poétique des espaces de l’intimité. Nous retrouvons tous les thèmes que nous avons développés dans notre livre : La poétique de l’espace. Avec la lampe nous rentrons au gîte de la rêverie du soir dans les demeures de jadis, les demeures perdues mais qui sont, dans nos songes, fidèlement habitées.

Où a régné une lampe, règne le souvenir.


Enfin, pour mettre une marque un peu personnelle à ce petit livre qui commente les rêveries des autres, j’ai cru pouvoir ajouter, en épilogue, quelques lignes par lesquelles j’évoque les solitudes du travail, les veillées du temps où, loin de me délasser en de faciles rêveries, je travaillais avec ténacité, croyant qu’avec le travail de la pensée on augmentait son esprit.



[1] HERDER, cité par BÉGUIN, L'Âme romantique et le rêve, Marseille, Cahiers du Sud, t. I, p. 113.

[2] Jean Wahl, Poèmes de circonstance, Éd. Confluences, p. 33.

[3] C'est nous qui soulignons.

[4] Consuelo, Michel Lévy, 1861, t. III, pp. 264-265.

[5] Cf. La Formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, éd. Vrin.

[6] L’Air et les songes, éd. Corti.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 2 juillet 2015 18:09
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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