Gaston Bachelard, La philosophie scientifique de Léon Brunschvicg


 

RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition numérique réalisée à partir d'un texte de Gaston Bachelard, “La philosophie scientifique de Léon Brunschvicg.” Un article publié dans la Revue de Métaphysique et de Morale, 50e année, no 1/2, janvier-avril 1945, pp. 77-84. Un numéro intitulé: “Léon Brunschvicg et son œuvre.” Une édition numérique réalisée par Daniel Boulagnon, bénévole, professeur de philosophie au lycée Alfred Kastler de Denain (France).

[77]

Gaston Bachelard (1945)

La philosophie scientifique
de Léon Brunschvicg
.”

Un article publié dans la Revue de Métaphysique et de Morale, 50e année, no 1/2, janvier-avril 1945, pp. 77-84. Un numéro intitulé : “Léon Brunschvicg et son œuvre.”

La philosophie scientifique de Léon Brunschvicg est difficile à mettre en brèves formules, car elle réunit les qualités contraires : elle est vaste et elle est minutieuse, elle est profonde et elle est nuancée, elle a la sérénité de la méditation métaphysique et la décision intellectuelle de la pensée expérimentale et de la pensée rationnelle. Mais ces qualités ne correspondent pas simplement à l'hommage qu'on rend à un grand penseur, il faut comprendre qu'elles sont déterminantes à chaque page des livres, qu'elles ont été actives dans toutes les leçons d'un enseignement prestigieux. Lire Brunschvicg, entendre le maître, c'est participer à l'esprit de finesse, c'est aller tout de suite au point sensible des problèmes métaphysiques, c'est reconnaître l'efficacité psychologique de la réflexion philosophique.

De cette finesse cohérente, de cette sensibilité métaphysique, de cette efficacité spirituelle de la volonté de raison, je voudrais, en cette courte allocution, donner trois exemples.

I

Le lecteur qui voudra méditer chapitre par chapitre le grand livre des Étapes de la Philosophie mathématique aura tout de suite l'impression d'une finesse de détection pour les progrès de la pensée scientifique. Il sentira que Léon Brunschvicg détermine vraiment les événements de la raison. Or, ces événements ne sont jamais bruyants, ils font souvent leur scandale à distance, à lointaine échéance, mais toute culture scientifique doit les revivre pour recevoir ses justes articulations. Ainsi doivent [78] être repensées, revécues, l'irrationalité soudaine de la diagonale du carré, la nouvelle méthode de Leibniz pour déterminer les maxima ou les minima, le théorème d'Abel. Dans toutes ces occasions, c'est la finesse qui est active. Par l'examen qu'en fait Brunschvicg, on se convainc de l'injustice qu'il y a à séparer esprit de géométrie et esprit de finesse. Les Étapes sont vraiment l'histoire de la finesse coordonnée.

Mais ne prenons qu'un exemple, qui pourra nous montrer ce qu'est un événement de la raison, ce qu'est une mutation de la pensée rationnelle. Etudions avec Brunschvicg la découverte des fonctions continues sans dérivée. Pour être plus clair, opposons un événement de l'empirisme à un événement du rationalisme.

Si l'on découvre en Australie des cygnes dont les plumes sont noires et dont le bec est rose, c'est là un événement empirique. Cette découverte enlève sans doute aux cygnes blancs d'Europe le privilège d'être cités par les logiciens de l'extension comme un symbole d'universalité. Mais elle ne détermine pas une modification des méthodes d'enquête. On change l'étendue de la connaissance sans l'approfondir. On est plus instruit, on n'est pas plus savant.

Au contraire — et voici un événement de la raison — si l'on donne un seul exemple d'une fonction continue qui n'a pas de dérivée, un seul exemple d'une courbe continue qui, en aucun de ses points, n'a de tangente, un seul exemple d'une palme géométrique assez sensible pour prendre comme devise : Noli tangere, on oblige l'esprit géométrique à de nombreux raffinements. La constitution analytique de l'intuition spatiale est alors astreinte à des réformes de structure, en profondeur. Elle voit s'ouvrir les nouvelles perspectives de l'intuition fine.

Il faut lire dans les Étapes les pages que Léon Brunschvicg consacre à cette découverte. Dans ce livre, il s'est défendu de faire œuvre d'historien. Et il a, en fait, apporté une contribution décisive à l'épistémologie mathématique. Il a donné un modèle, non seulement d'une histoire de la pensée, mais une mesure de la pensée repensée, bref, un code des valeurs rationnelles.

En effet, comme événement historique, placé à sa date exacte, en 1872, l'exemple donné par Weierstrass d'une fonction continue sans dérivée a si peu de retentissement qu'un mathématicien aussi averti que Joseph Bertrand écrit six ans après, en [79] 1878 : « On peut demander si une fonction continue quelconque a une dérivée. Nous répondrons d'abord qu'en fait nous allons trouver, dans les paragraphes suivants, les dérivées des principales fonctions, ce qui démontrera leur existence a posteriori. Nous ajouterons d'ailleurs que la fonction étant continue, l'équation : y = f (x) représente une courbe plane continue, rapportée à deux axes rectangulaires ; et l'on démontre, en géométrie analytique, que la dérivée représente la tangente trigonométrique de l'angle que fait avec l'axe Ox la tangente à la courbe au point (x, y). Comme en chaque point une courbe continue a une tangente bien déterminée, la fonction admet une dérivée [1]. » Voilà donc le mathématicien pris au piège de sa représentation géométrique. Victime des mathématiques concrètes, Joseph Bertrand raisonne sur des figures, comme faisaient les fondateurs du Calcul différentiel. Il oublie tous les cheminements discursifs de l'analyse abstraite.

Mais vivons encore d'un peu plus près cet événement de la raison. Au lieu d'un fait, c'est une valeur, une valeur qui doit passionner, une valeur qui excite un intérêt nouveau ou qui dérange le calme amour des intuitions tranquilles, et Léon Brunschvicg cite une lettre où Hermite écrivait : « Je me détourne avec effroi et horreur de cette plaie lamentable des fonctions continues qui n'ont pas de dérivées. »

Il faudra attendre de longues années pour que le monstre qui attristait Hermite devienne fécond. Comme le dit Max Jacob dans la Préface du Cornet à dés : « Surprendre est peu de chose, il faut transplanter. » Ici, il faut transplanter les notions artificielles dans un nouveau domaine d'intuitions, il faut refaire toutes nos intuitions du continu et du discontinu, bref, aborder ce problème des ensembles comme notre grand, notre cher Cavaillès l'a fait, monde d'un a priori neuf, d'un a priori résolument artificiel à la mesure des créations abstraites de la pensée humaine.

Aussi le rationalisme de Brunschvicg trouvait là une occasion de réforme. Suivant l'idéal du poète, il transplantait la surprise, il la transplantait loin, en voyant les ramifications philosophiques lointaines. Par l'action décisive de modifications si subtiles, il sentait bien que la doctrine d'un a priori absolu, immuable, [80] stable, sans souplesse, ne correspondait plus à l'information scientifique. Et Brunschvicg avait ainsi abandonné toute une partie des doctrines kantiennes. Combien il s'étonnait quand on prétendait condamner le rationalisme à l'adhésion à un a priori absolu ! Ce fut la source de bien des critiques qui ont méconnu les droits du rationalisme à suivre les conquêtes de la raison scientifique.

Si j'ai rappelé un peu longuement cet exemple en suivant l'étude que Léon Brunschvicg en a fait dans les Étapes, c'est parce qu'il illustre clairement ce rationalisme de la finesse qui me parait caractériser la philosophie scientifique brunschvicgienne.

Essayons maintenant, en faisant une prise dans un autre grand livre, de montrer l'art qu'avait le maître pour sensibiliser la discussion philosophique.

II

Dans L'Expérience humaine et la Causalité physique, Brunschvicg a écrit sur la Théorie de la Relativité au sens restreint et sur la Théorie de la Relativité généralisée deux chapitres d'une grande beauté philosophique.

Bien entendu, il se débarrasse tout de suite de cette prétention à tout comprendre d'un mot, ce qui revient à confondre relativité et relativisme. Il ne suffit pas de déclarer « il n'y a pas de mouvement absolu » pour exorciser les vieilles intuitions. Ces vieilles intuitions sont à la base de toutes nos habitudes, de toutes nos connaissances usuelles. Elles ne céderont pour faire place à des intuitions nouvelles que si nous adhérons aux expériences nouvelles. Et Léon Brunschvicg a fort bien vu qu'une expérience de physique, pour exceptionnelle qu'elle fût, pouvait être promue au rang d'un principe qui peut bouleverser la théorie et l'expérience scientifiques [2]. Il comprend que, dans ce bouleversement même, la Relativité se présente comme une sorte de physique plus sensible qui solidarise la théorie et l'expérience. Il semble que dans cette assimilation un peu d'irrationalisme soit digéré. Désormais [81] si l'on tient à s'exprimer dans un langage réaliste, il faudra parler d'un réalisme de la mesure et non plus d'une réalité du mesuré.

Alors la dialectique brunschvicgienne s'anime ; elle joue sur le mesurant et le mesuré — le nombrant et le nombré — le déterminant et le déterminé — l'instrument et l'instrumenté. Il parle de Relativité relatante et de Relativité relatée.

Le langage brunschvicgien est particulièrement enrichi par ces doublets métaphysiques. Si l'on veut recevoir toute l'animation que comporte la pensée brunschvicgienne il faut savoir parler les deux langues, il faut être en état de transposition constante, de transposition réciproque, en référant sans cesse le relaté au relatant. Un trait d'union est indispensable entre les deux termes d'un doublet brunschvicgien. Alors on comprend que les deux traductions : la traduction de l'expérience scientifique et la traduction de la cohérence rationnelle, révèlent un logos unique, le logos de la réalité humaine, le logos humanisant, humanisé.

Mais on appréciera peut-être mieux la sensibilité d'une telle méthode de pensée si on la compare à l'immobilité d'une philosophie comme celle de Meyerson. La philosophie de Meyerson a aussi deux pôles : la réalité et l'identité. Autour de l'un et de l'autre de ces pôles, elle a amassé une foule d'exemples. Et cependant, entre les deux pôles l'on ne sent aucun champ actif. Les pôles sont trop éloignés.

Léon Brunschvicg abandonne ces cristallisations spirituelles extrêmes. Il recherche toutes les occasions de déterminer les variations de la théorie de la connaissance, car il a fait sienne la remarque de Lorentz disant que la détermination des notions fondamentales réclamait une théorie de la connaissance. C'est au centre même de la dialectique de l'information expérimentale et de l'information rationnelle qu'est placé le rationalisme brunschvicgien. Là, dans ce champ magnétisant des catégories, dans ce champ gravitant des expériences, a pris naissance une grande philosophie de la culture objective de la pensée scientifique.

Léon Brunschvicg a bien vu le caractère double de l'activité de raison. La raison est, à la fois, puissance d'intégration et puissance de différenciation. Ce qui fait peut-être le caractère métaphysique le plus marquant de la philosophie des sciences de Léon Brunschvicg, c'est d'avoir compris que la synthèse de ces [82] deux puissances était une exacte réciprocité. La puissance d'intégration est l'exacte réciproque de la puissance de discrimination. Le détail fin trouvé dans l'expérience scientifique réagit en profondeur sur la cohérence rationnelle de la théorie, cohérence qui révèle à son tour sa fécondité pour une recherche redoublée de finesse expérimentale. Raison absolue et Réel absolu sont deux concepts philosophiquement inutiles. Comme le dit Brunschvicg [3] : « Le savoir humain, celui qui est l'objet de l'expérience humaine, doit sa vérité à la connexion qui s'établit entre la rationalité et l'objectivité. On perd de vue le cours réel et l'existence même de ce savoir lorsqu'on se préoccupe de pousser hors de soi rationalité et objectivité, pour aboutir à isoler, et à opposer, la double entité d'une raison absolue et d'un objet absolu. Au contraire, la mission du philosophe sera de suivre, non seulement dans leur progrès indéfini, mais aussi dans leur intime solidarité, le double devenir de la rationalité et de l'objectivité. »

III

Ainsi, toutes les valeurs philosophiques du rationalisme brunschvicgien s'attachent à des pensées scientifiques difficiles et minutieuses, elles sont contemporaines des problèmes bien posés ; elles apparaissent aux instants mêmes des défaites du dogmatisme, quand l'expérience de pensée et l'expérience de laboratoire réalisent leur féconde synthèse. C'est sur ce troisième caractère de fécondité que je voudrais maintenant insister pour définir la philosophie scientifique brunschvicgienne.

Nous sommes donc devant une philosophie de l'intelligence qui se donne comme le récit des actes intellectuels. Mais, dans l'acte de l'intelligence tel que nous le fait vivre Brunschvicg, il y a une dialectique de la connaissance claire et de l'esprit lucide. L'expliqué s'éclaire, mais l'expliquant s'illumine. Le fait scientifique nouveau peut un instant éblouir, mais bientôt il dessille des paupières. On comprendra mal la philosophie du progrès intellectuel si l'on ne suit pas à la trace toutes ces récurrences de la [83] clarté intime, si l'on ne se reconstruit pas dans le moment même où l'on s'instruit.

Comment peut-il y avoir encore des philosophes pour parler des cadres fixés de l'intelligence et de la raison, quand tous les chapitres du livre des Étapes de la Philosophie mathématique et du livre L'Expérience humaine et la Causalité physique sont des exemples précis de l'intelligence qui s'ouvre, de l'intelligence qui traverse les Ages de l'intelligence pour désirer chaque fois plus de maturité ?

Pour Léon Brunschvicg, l'intelligence est un instrument qui s'affine dans son travail même. Si le travail ne change pas, l'intelligence décline en habitude. Elle doit donc désirer le travail nouveau, elle vit d'un appétit de problèmes. La science, qui est essentiellement une prolifération des problèmes, est donc le domaine favori pour l'excitation intellectuelle. Le véritable univers de l'intelligence, c'est donc l'univers de la science, l'univers que crée la science, l'univers que créera la science. L'univers, comme l'esprit, est en marche. Alors, du moi intellectuel au non-moi qui intéresse l'intelligence, il n'y a pas seulement une projection, il y a réciprocité active. « L'univers de l'idéalisme, a dit Brunschvicg [4], ce n'est pas celui qui se dissout dans la subjectivité de la conscience individuelle ; c'est celui dont la réalité s'impose à la conscience intellectuelle, foyer du jugement de vérité. L'alternative de l'idéalisme et du réalisme correspond, en définitive, à une position anachronique du problème. On imagine, déjà constitués à titre d'objets de représentation, un microcosme et un macrocosme. Sur quoi les uns diront que le macrocosme vient se refléter dans le microcosme, les autres qu'il est une projection du microcosme. Mais les deux formules sont également absurdes. Suivant l'idéalisme rationnel, il n'y a pas plus de moi avant le non-moi que de non-moi avant le moi ; car moi et non-moi sont deux résultats solidaires d'un même processus de l'intelligence. »

Comment mieux dire que l'intelligence est doublement créatrice, qu'elle donne des œuvres, et qu'elle prépare à l'humanité des émergences ! J'ai eu le grand bonheur de vivre auprès de Léon Brunschvicg une des dernières décades de l'Abbaye de Pontigny. C'était en août 1939, dans un été ensoleillé.... Paul [84] Desjardins et Léon Brunschvicg m'avaient chargé de diriger les Entretiens des dix jours. Ces Entretiens avaient pour titre général : La Destinée. À entendre les conférences faites par Léon Brunschvicg, en l'interrogeant aussi, familièrement, dans nos lentes promenades, dans les libres causeries sous la charmille, j'ai mieux compris que Léon Brunschvicg avait choisi la vie de l'intelligence comme on choisit une destinée. Oui, pour lui l'intelligence est un destin. L'homme est destiné à devenir intelligent. Il peut certes avoir d'autres idéals, et la noble vie de Léon Brunschvicg est là pour nous prouver que l'intelligence la plus claire est déjà un gage de délicate bonté. Mais le destin d'intelligence a un privilège que je veux marquer pour finir. C'est un destin qui s'enseigne, c'est un destin qui se transmet d'homme à homme, de génération à génération, par l'exemple, par la leçon, par le livre.

Ceux qui, comme nous, ont eu le bonheur de connaître le maître, de le voir vivre la vie même de l'intelligence, passeront, mais l'œuvre sera toujours là qui fera son action de clarté, qui montrera ses modèles de clairvoyance ; elle nous enseignera la liberté que procure l'esprit de finesse, elle nous donnera le courage d'affronter les tâches précises, et elle nous prouvera qu'on peut avoir foi dans l'efficacité de la pensée.



[1] Cité par Léon Brunschvicg, Les Étapes de la Philosophie mathématique, p. 328.

[2] Cf. Léon Brunschvicg, L'Expérience humaine et la Causalité physique, p. 409.

[3] Léon Brunschvicg, L'Expérience humaine et la Causalité physique, p. 593.

[4] Léon Brunschvicg, L'Expérience humaine et la Causalité physique, p. 611.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 11 novembre 2016 8:42
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref