Gaston Bachelard (1949), LA PSYCHANALYSE DU FEU


 

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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Gaston Bachelard (1949), LA PSYCHANALYSE DU FEU. [1992]
Avant-propos


Une édition numérique réalisée à partir du livre de Gaston Bachelard (1949), LA PSYCHANALYSE DU FEU. Paris: Les Éditions Gallimard, 1992, 192 pp. Collection: Folio/essais. Une édition numérique réalisée par Daniel Boulagnon, bénévole, professeur de philosophie au lycée Alfred Kastler de Denain (France).

[9]

LA PSYCHANALYSE DU FEU

Avant-propos

[11]

Il ne faut pas voir la réalité telle que je suis.
Paul Eluard.

I

Il suffit que nous parlions d’un objet pour nous croire objectifs. Mais par notre premier choix, l’objet nous désigne plus que nous ne le désignons et ce que nous croyons nos pensées fondamentales sur le monde sont souvent des confidences sur la jeunesse de notre esprit. Parfois nous nous émerveillons devant un objet élu ; nous accumulons les hypothèses et les rêveries ; nous formons ainsi des convictions qui ont l’apparence d’un savoir. Mais la source initiale est impure : l’évidence première n’est pas une vérité fondamentale. En fait, l’objectivité scientifique n’est possible que si l’on a d’abord rompu avec l’objet immédiat, si l’on a refusé la séduction du premier choix, si l’on a arrêté et contredit les pensées qui naissent de la première observation. Toute objectivité, dûment vérifiée, dément le premier contact avec l’objet. Elle doit d’abord tout critiquer : la sensation, le sens commun, la pratique [12] même la plus constante, l’étymologie enfin, car le verbe, qui est fait pour chanter et séduire, rencontre rarement la pensée. Loin de s’émerveiller, la pensée objective doit ironiser. Sans cette vigilance malveillante, nous ne prendrons jamais une attitude vraiment objective. S’il s’agit d’examiner des hommes, des égaux, des frères, la sympathie est le fond de la méthode. Mais devant ce monde inerte qui ne vit pas de notre vie, qui ne souffre d’aucune de nos peines et que n’exalte aucune de nos joies, nous devons arrêter toutes les expansions, nous devons brimer notre personne. Les axes de la poésie et de la science sont d’abord inverses. Tout ce que peut espérer la philosophie, c’est de rendre la poésie et la science complémentaires, de les unir comme deux contraires bien faits. II faut donc opposer à l’esprit poétique expansif, l’esprit scientifique taciturne pour lequel l’antipathie préalable est une saine précaution.

Nous allons étudier un problème où l’attitude objective n’a jamais pu se réaliser, où la séduction première est si définitive qu’elle déforme encore les esprits les plus droits et qu’elle les ramène toujours au bercail poétique où les rêveries remplacent la pensée, où les poèmes cachent les théorèmes. C’est le problème psychologique posé par nos convictions sur le feu. Ce problème nous paraît si directement psychologique que nous n’hésitons pas à parler d’une psychanalyse du feu.

De ce problème, vraiment primordial, posé à [13] l’âme naïve par les phénomènes du feu, la science contemporaine s’est presque complètement détournée. Les livres de Chimie, au cours du temps, ont vu les chapitres sur le feu devenir de plus en plus courts. Et les livres modernes de Chimie sont nombreux où l’on chercherait en vain une étude sur le feu et sur la flamme. Le feu n’est plus un objet scientifique. Le feu, objet immédiat saillant, objet qui s’impose à un choix primitif en supplantant bien d’autres phénomènes, n’ouvre plus aucune perspective pour une étude scientifique. Il nous paraît alors instructif, du point de vue psychologique, de suivre l’inflation de cette valeur phénoménologique et d’étudier comment un problème, qui a opprimé la recherche scientifique durant des siècles, s’est trouvé soudain divisé ou évincé sans avoir été jamais résolu. Quand on demande à des personnes cultivées, voire à des savants, comme je l’ai fait maintes fois : « Qu’est-ce que le feu ? » on reçoit des réponses vagues ou tautologiques qui répètent inconsciemment les théories philosophiques les plus anciennes et les plus chimériques. La raison en est que la question a été posée dans une zone objective impure, où se mêlent les intuitions personnelles et les expériences scientifiques. Nous montrerons précisément que les intuitions du feu - plus peut-être que toute autre - restent chargées d’une lourde tare. Elles entraînent à des convictions immédiates dans un problème où il ne faudrait que des expériences et des mesures.

[14]

Dans un livre déjà ancien [1], nous avons essayé de décrire, à propos des phénomènes calorifiques, un axe bien déterminé de l’objectivation scientifique. Nous avons montré comment la géométrie et l’algèbre apportèrent peu à peu leurs formes et leurs principes abstraits pour canaliser l’expérience dans une voie scientifique. C’est maintenant l’axe inverse - non plus l’axe de l’objectivation, mais l’axe de la subjectivité - que nous voudrions explorer pour donner un exemple des doubles perspectives qu’on pourrait attacher à tous les problèmes posés par la connaissance d’une réalité particulière, même bien définie. Si nous avions raison à propos de la réelle implication du sujet et de l’objet, on devrait distinguer plus nettement l’homme pensif et le penseur, sans cependant espérer que cette distinction soit jamais achevée. En tout cas, c’est l’homme pensif que nous voulons étudier ici, l’homme pensif à son foyer, dans la solitude, quand le feu est brillant, comme une conscience de la solitude. Nous aurons alors de multiples occasions de montrer les dangers, pour une connaissance scientifique, des impressions primitives, des adhésions sympathiques, des rêveries nonchalantes. Nous pourrons facilement observer l’observateur, pour bien dégager les principes de cette observation valorisée, ou, pour mieux dire, de cette observation hypnotisée qu’est toujours une observation du feu. Enfin cet état de [15] léger hypnotisme, dont nous avons surpris la constance, est fort propre à déclencher l’enquête psychanalytique. II ne faut qu’un soir d’hiver, que le vent autour de la maison, qu’un feu clair, pour qu’une âme douloureuse dise à la fois ses souvenirs et ses peines :


C’est à voix basse qu’on enchante
Sous la cendre d’hiver
Ce cœur, pareil au feu couvert,
Qui se consume et chante.
Toulet.


II

Mais si notre livre est facile quand on le prend ligne par ligne, il nous semble vraiment impossible d’en faire un ensemble bien composé. Un plan des erreurs humaines est une entreprise irréalisable. En particulier, une tâche comme la nôtre refuse le plan historique. En effet, les conditions anciennes de la rêverie ne sont pas éliminées par la formation scientifique contemporaine. Le savant lui-même, quand il quitte son métier, retourne aux valorisations primitives. Il serait donc vain de décrire, dans la ligne d’une histoire, une pensée qui contredit sans cesse les enseignements de l’histoire scientifique. Au contraire, nous consacrerons une partie de nos efforts à montrer que la rêverie reprend sans cesse les thèmes primitifs, travaille sans cesse comme une âme primitive, en dépit des succès de la pensée [16] élaborée, contre l’instruction même des expériences scientifiques.

Nous ne nous installerons pas non plus dans une période lointaine où il nous serait bien trop facile de dépeindre l’idolâtrie du feu. Ce qui nous semble intéressant, c’est seulement de faire constater la sourde permanence de cette idolâtrie. Dès lors, plus sera proche de nous le document que nous utiliserons, plus il aura de force pour démontrer notre thèse. Dans l’histoire, c’est ce document permanent, trace d’une résistance à l’évolution psychologique, que nous poursuivons : le vieil homme dans le jeune enfant, le jeune enfant dans  le vieil homme, l’alchimiste sous l’ingénieur. Mais comme, pour nous, le passé est ignorance, comme la rêverie est impuissance, voici notre but : guérir l’esprit de ses bonheurs, l’arracher au narcissisme que donne l’évidence première, lui donner d’autre ; assurances que la possession, d’autres forces de conviction que la chaleur et l’enthousiasme, bref, des preuves qui ne seraient point des flammes.

Mais nous en avons assez dit pour taire sentir le sens d’une psychanalyse des convictions subjectives relatives à la connaissance des phénomènes du feu, ou, plus brièvement, d’une psychanalyse du feu. C’est au niveau des arguments particuliers que nous préciserons nos thèses générales.

[17]

III

Nous voulons cependant ajouter encore une remarque qui est un avertissement. Quand notre lecteur aura achevé la lecture de cet ouvrage, il n’aura en rien accru ses connaissances. Ce ne sera peut-être pas tout à fait de notre faute, mais ce sera plutôt une simple rançon de la méthode choisie. Quand nous nous tournons vers nous-mêmes, nous nous détournons de la vérité. Quand nous taisons des expériences intimes, nous contredisons fatalement l’expérience objective. Encore une fois, dans ce livre où nous taisons des confidences, nous énumérons des erreurs. Notre ouvrage s’offre donc comme un exemple de cette psychanalyse spéciale que nous croyons utile à la base de toutes les études objectives. II est une illustration des thèses générales soutenues dans un livre récent sur La Formation de l’esprit scientifique. La pédagogie de l’esprit scientifique gagnerait à expliciter ainsi les séductions qui faussent les inductions. Il ne serait pas difficile de refaire pour l’eau, l’air, la terre, le sel, le vin, le sang ce que nous avons ébauché ici pour le feu. À vrai dire, ces substances immédiatement valorisées, qui engagent l’étude objective sur des thèmes sans généralité, sont moins nettement doubles - moins nettement subjectives et objectives - que le feu ; mais elles portent tout de même une fausse marque, le faux poids des valeurs non discutées. Il serait plus difficile, mais aussi plus fécond, de porter la psychanalyse à la base [18] d’évidences plus raisonnées, moins immédiates et partant moins affectives que les expériences substantialistes. Si nous méritions de trouver des émules, nous les engagerions alors à étudier, du même point de vue d’une psychanalyse de la connaissance objective, les notions de totalité, de système, d’élément, d’évolution, de développement... On n’aurait pas de peine à saisir, à la base de telles notions, des valorisations hétérogènes et indirectes, mais dont le ton affectif est indéniable. Dans tous ces exemples, on trouverait, sous les théories plus ou moins facilement acceptées par les savants ou les philosophes, des convictions souvent bien ingénues. Ces convictions non discutées sont autant de lumières parasites qui troublent les légitimes clartés que l’esprit doit amasser dans un effort discursif. Il faut que chacun s’attache à détruire en soi-même ces convictions non discutées. II faut que chacun s’apprenne à échapper à la raideur des habitudes d’esprit formées au contact des expériences familières. II faut que chacun détruise plus soigneusement encore que ses phobies, ses « philies », ses complaisances pour les intuitions premières.

En résumé, sans vouloir instruire le lecteur, nous serions payé de nos peines, si nous pouvions le convaincre de pratiquer un exercice où nous sommes maître : se moquer de soi-même. Aucun progrès n’est possible dans la connaissance objective sans cette ironie autocritique. Enfin, nous n’avons donné qu’une bien faible portion des documents que nous avons amassés au cours [19] d’interminables lectures des vieux livres scientifiques du XVIIe et du XVIIIe siècle, de sorte que ce petit ouvrage n’est qu’une ébauche. Quand il s’agit d’écrire des sottises, il serait vraiment trop facile de faire un gros livre.

[20]



[1] Étude sur l'évolution d'un problème de physique : la propagation thermique dans les solides. Paris, 1928.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 2 juillet 2015 18:06
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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