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Collection « Les auteur(e)s classiques »
Marie ou l'esclavage aux États-Unis. Tableau de moeurs américaines. (1840) Avant-propos de l'auteur
Une édition électronique réalisée à partir de l'ouvrage de Gustave de Beaumont (1802-1866), Marie ou Lesclavage aux États-Unis. Tableau de murs américaines. (1840). Paris : Librairie de Charles Gosselin, 1840, 392 pages. Une édition numérique réalisée par M. Gustave Swaelens, bénévole, journaliste à la retraite en Suisse.
Avant-propos de l'auteur
Je dois au lecteur quelques explications sur la forme et sur le fond de ce livre.
Je le préviens d'abord que tout en est grave, excepté la forme. Mon but principal n'a point été de faire un roman. La fable qui sert de cadre à l'ouvrage est d'une extrême simplicité. Je ne doute pas que, sous une plume habile et exercée, elle n'eût prêté aux développements les plus intéressants et même les plus dramatiques; mais je ne sais point l'art du romancier. On ne doit donc chercher dans ce livre ni intrigues calculées avec prévoyance, ni situations ménagées avec art, ni complications d'événements, en un mot, rien de ce qui communément est mis en usage pour exciter, soutenir et suspendre l'intérêt.
Pendant mon séjour aux États-Unis, j'ai vu une société qui présente avec la nôtre des harmonies et des contrastes; et il m'a semblé que si je parvenais à rendre les impressions que j'ai reçues en Amérique, mon récit ne manquerait pas entièrement d'utilité. Ce sont ces impressions toutes réelles que j'ai rattachées à un sujet imaginaire.
Je sens bien qu'en offrant la vérité sous le voile d'une fiction, je cours le risque de ne plaire à personne. Le public sérieux ne repoussera-t-il pas mon livre à l'aspect de son titre seul ? et le lecteur frivole, attiré par une apparence légère, ne s'arrêtera-t-il pas devant le sérieux du fond? Je ne sais. Tout ce que je puis dire, c'est que mon premier but a été de présenter une suite d'observations graves; que, dans l'ouvrage le fond des choses est vrai, et qu'il n'y a de fictif que les personnages; qu'enfin j'ai tenté de recouvrir mon oeuvre d'une surface moins sévère, afin d'attirer à moi cette portion du public qui cherche tout à la fois dans un livre des idées pour l'esprit et des émotions pour le cur.
J'ai dit tout à l'heure que j'allais peindre la société américaine; je dois maintenant indiquer les dimensions de mon tableau.
Deux choses sont principalement à observer chez un peuple: ses institutions et ses murs.
Je me tairai sur les premières. À l'instant même où mon livre sera publié, un autre paraîtra qui doit répandre la plus vive lumière sur les institutions démocratiques des États-Unis. Je veux parler de l'ouvrage de M. Alexis de Tocqueville, intitulé: De la démocratie en Amérique.
Je regrette de ne pouvoir exprimer ici tout à mon aise l'admiration profonde que m'inspire le travail de M. de Tocqueville; car il me serait doux d'être le premier à proclamer une supériorité de mérite qui bientôt ne sera contestée de personne. Mais je me sens gêné par l'amitié. J'ai du reste la plus ferme conviction qu'après avoir lu cet ouvrage si beau, si complet, plein d'une si haute raison, et dans lequel la profondeur des pensées ne peut se comparer qu'à l'élévation des sentiments, chacun m'approuvera de n'avoir pas traité le même sujet.
Ce sont donc seulement les murs des États-Unis que je me propose de décrire. Ici je dois encore faire observer au lecteur qu'il ne trouvera point dans mon ouvrage une peinture complète des murs de ce pays. J'ai tâché d'indiquer les principaux traits, mais non toute la physionomie de la société américaine. Si ce livre était accueilli avec quelque indulgence, plus tard je compléterais la tâche que j'ai commencée. À vrai dire, une seule idée domine tout l'ouvrage, et forme comme le point central autour duquel viennent se ranger tous les développements. Le lecteur n'ignore pas qu'il y a encore des esclaves aux États-Unis; leur nombre s'élève à plus de deux millions. C'est assurément un fait étrange que tant de servitude au milieu de tant de liberté: mais ce qui est peut-être plus extraordinaire encore, c'est la violence du préjugé qui sépare la race des esclaves de celle des hommes libres, c'est-à-dire les nègres des blancs. La société des États-Unis fournit, pour l'étude de ce préjugé, un double élément qu'on trouverait difficilement ailleurs. La servitude règne au sud de ce pays, dont le nord n'a plus d'esclaves. On voit dans les États méridionaux les plaies que fait l'esclavage pendant qu'il est en vigueur, et, dans le Nord, les conséquences de la servitude après qu'elle a cessé d'exister. Esclaves ou libres, les nègres forment partout un autre peuple que les blancs. Pour donner au lecteur une idée de la barrière placée entre les deux races, je crois devoir citer un fait dont j'ai été témoin. (note 1).
La première fois que j'entrai dans un théâtre, aux États-Unis, je fus surpris du soin avec lequel les spectateurs de couleur blanche étaient distingués du public à figure noire. A la première galerie étaient les blancs; à la seconde, les mulâtres; à la troisième, les nègres. Un Américain près duquel j'étais placé me fit observer que la dignité du sang blanc exigeait ces classifications. Cependant mes yeux s'étant portés sur la galerie des mulâtres, j'y aperçus une jeune femme d'une éclatante beauté, et dont le teint, d'une parfaite blancheur, annonçait le plus pur sang d'Europe. Entrant dans tous les préjugés de mon voisin, je lui demandai comment une femme d'origine anglaise était assez dénuée de pudeur pour se mêler à des Africaines.
-- Cette femme, me répondit-il, est de couleur.
-- Comment ? de couleur! elle est plus blanche qu'un lis.
-- Elle est de couleur, reprit-il froidement; la tradition du pays établit son origine, et tout le monde sait qu'elle compte un mulâtre parmi ses aïeux.
Il prononça ces paroles sans plus d'explications, comme on dit une vérité qui, pour être comprise, n'a besoin que d'être énoncée.
Au même instant je distinguai dans la galerie des blancs un visage à moitié noir. Je demandai l'explication de ce nouveau phénomène; l'Américain me répondit: La personne qui attire en ce moment votre attention est de couleur blanche.
-- Comment? blanche! son teint est celui des mulâtres. -- Elle est blanche, répliqua-t-il; la tradition du pays constate que le sang qui coule dans ses veines est espagnol. (note 2)
Si l'opinion flétrissante qui s'attache à la race noire et aux générations même dont la couleur s'est effacée ne donnait naissance qu'à quelques distinctions frivoles, l'examen auquel je me suis livré ne présenterait qu'un intérêt de curiosité; mais ce préjugé a une portée plus grave; il rend chaque jour plus profond l'abîme qui sépare les deux races et les suit dans toutes les phases de la vie sociale et politique; il gouverne les relations mutuelles des blancs et des hommes de couleur, corrompt les murs des premiers, qu'il accoutume à la domination et à la tyrannie, règle le sort des nègres, qu'il dévoue à la persécution des blancs, et fait naître entre les uns et les autres des haines si vives, des ressentiments si durables, des collisions si dangereuses, qu'on peut dire avec raison que son influence s'étend jusque sur l'avenir de la société américaine. (note 3)
C'est ce préjugé, né tout à la fois de la servitude et de la race des esclaves, qui forme le principal sujet de mon livre. J'aurais voulu montrer combien sont grands les malheurs de l'esclavage, et quelles traces profondes il laisse dans les murs, après qu'il a cessé d'exister dans les lois. Ce sont surtout ces conséquences éloignées d'un mal dont la cause première a disparu, que je me suis efforcé de développer. Au sujet principal de mon livre j'ai rattaché un grand nombre d'observations diverses sur les murs américaines; mais la condition de la race noire en Amérique, son influence sur l'avenir des États-Unis, sont le véritable objet de cet ouvrage. C'est ici le lieu d'avertir la partie grave du public auquel je m'adresse qu'à la fin de chaque volume il se trouve, sous le titre d'appendices ou de notes (note 4), une quantité considérable de matières traitées gravement, non-seulement au fond, mais même dans la forme. Tels sont l'appendice relatif à la condition sociale et politique des esclaves et des nègres affranchis, les notes qui concernent l'égalité sociale, le duel, les sectes religieuses, les Indiens, etc.; ces notes remplissent la moitié de l'ouvrage.
Je ne terminerai pas cet avant-propos sans prier les lecteurs, et notamment les lecteurs américains (si toutefois ce livre parvient jusqu'en Amérique), de bien prendre garde que les opinions qui sont exprimées par les personnages mis en scène ne sont pas toujours celles de l'auteur. Quelquefois j'ai pris soin de les modifier, et même de les combattre dans les notes auxquelles je renvoie par un astérisque. Du reste, à part un très-petit nombre d'exceptions qui sont ordinairement indiquées, les faits énoncés dans le récit sont vrais, et les impressions rendues sont celles que j'ai éprouvées moi-même. On ne doit pas oublier qu'en peignant la société américaine, l'auteur ne présente que des traits généraux, et que l'exception, quoique non exprimée, se trouve souvent à côté du principe. Ainsi, dans une partie de ce livre, je dis qu'il n'existe aux États-Unis ni littérature, ni beaux-arts; cependant j'ai rencontré en Amérique des hommes de lettres distingués, des artistes habiles, des orateurs brillants. J'ai vu dans le même pays des salons élégants, des cercles polis, des sociétés tout intellectuelles; je dis pourtant ailleurs qu'il n'y a en Amérique ni sociétés intellectuelles, ni salons élégants, ni cercles polis. Dans ces cas comme dans beaucoup d'autres, mes observations ne s'appliquent qu'au plus grand nombre.
Je termine par une réflexion à laquelle j'attache quelque importance.
M. de Tocqueville et moi publions en même temps chacun un livre sur des sujets aussi distincts l'un de l'autre que le gouvernement d'un peuple peut être séparé de ses murs.
Celui qui lira ces deux ouvrages recevra peut-être sur l'Amérique des impressions différentes, et pourra penser que nous n'avons pas jugé de même le pays que nous avons parcouru ensemble. Telle n'est point cependant la cause de la dissidence apparente qui serait remarquée. La raison véritable est celle-ci: M. de Tocqueville a décrit les institutions; j'ai tâché, moi, d'esquisser les murs. Or, aux États-Unis, la vie politique est plus belle et mieux partagée que la vie civile. Tandis que l'homme y trouve peu de jouissances dans la famille, peu de plaisirs dans la société, le citoyen y jouit dans le monde politique d'une multitude de droits. Envisageant la société américaine sous des points de vue si divers, nous n'avons pas dû, pour la peindre, nous servir des mêmes couleurs.
Notes : [(1) Quelques personnes m'ont paru regretter que j'aie exposé, dans l'avant-propos, un fait dont la révélation affaiblit, disent-elles, l'intérêt du roman. Voici le motif qui m'a fait agir:
L'odieux préjugé que j'ai pris pour sujet principal de mon livre est si extraordinaire et tellement étranger à nos moeurs, qu'il m'a semblé qu'on croirait difficilement en France à sa réalité, si je me bornais à l'exposer dans le texte d'un ouvrage auquel l'imagination a eu quelque part. Ne serait-on pas enclin à regarder les développements que je présente comme les accessoires d'une fiction arrangée selon mon bon plaisir? -- Bien résolu d'offrir à mes lecteurs un tableau fidèle et sincère, j'ai dû les prévenir de la vérité de mes peintures, et leur montrer d'abord, dans toute sa nudité le préjugé que j'allais décrire, et dont je ferais ressortir les tristes conséquences sans les exagérer. Malgré cette précaution, plus d'une personne m'a demandé si l'antipathie des Américains contre les gens de couleur était vraiment portée au degré de violence que j'indique dans mon livre; ceux qui m'ont adressé cette question m'ont prouvé combien est utile la notion que je donne dans l'avant-propos. (Note de la seconde édition.)] [(2) Au mois de janvier 1832, un Français, créole de Saint-Domingue, dont le teint est un peu rembruni, se trouvant à New-York, alla au théâtre où il se plaça parmi les blancs. Le public américain, l'ayant pris pour un homme de couleur, lui intima l'ordre de se retirer, et, sur son refus, l'expulsa de la salle avec violence. Je tiens ce fait de celui même auquel la mésaventure est arrivée.] [(3) Les luttes sanglantes survenues récemment aux États-Unis entre les amis et les adversaires de l'esclavage donnent à certains passages de ce livre un caractère presque prophétiques. (Note de la troisième édition.)] [(4) Note du copiste: Pour faciliter la consultation de l'ouvrage, les notes qui, dans l'édition imprimée, étaient regroupées en fin de volume, sont placées in situ dans cette version numérisée. Référence est toujours faite à la numérotation des pages (PAGE xxx) pour permettre dans certains cas de localiser les notes qui font parfois référence les unes aux autres.]
Dernière mise à jour de cette page le Mardi 12 août 2003 20:11 Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
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