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Collection « Les auteur(e)s classiques »
Déontologie, ou Science de la morale. Tome 2: Application. (1834) Introduction
Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jeremy Bentham, (1748-1832), Déontologie, ou Science de la morale. Tome 2: Application. (1834) Traduit de l’Anglais par Benjamin Laroche. Paris: Charpentier. John Bowring, Éditeur scientifique. Une édition électronique réalisée par Pierre Tremblay, bénévole, à partir du fac-similé de l'édition originale telle que reproduite par la Bibliothèque Nationale de France: Gallica.
Introduction
Nous nous proposons, dans ce volume, de faire l'application pratique du système de la morale déontologique; de mettre en action ce qui n'était qu'en principes et en opinions. La règle de conduite est posée; nous allons maintenant voir comment elle est applicable aux choses ordinaires de la vie, et démontrer son aptitude à la création du bonheur et à la diminution du malheur de l'homme.
La théorie de la science morale a été suffisamment développée dans le volume consacré à cet objet. Néanmoins, pour faire mieux comprendre et pour rendre d'une application plus utile la loi déontologique, il est à propos de revenir brièvement sur les principes que nous avons eu pour but d'établir, afin de les avoir sous la main à mesure que les occasions diverses d'abstinence et d'action s'offriront à nos regards. Nous espérons que l'instrument philosophique ne perdra rien aux yeux de la sagesse ou de la vertu, lorsqu'on le verra à l'œuvre, et exécutant sa tâche morale. Cette partie de notre travail sera, pour le moraliste éclairé, ce que sont pour les jurisconsultes les décisions judiciaires et la jurisprudence des arrêts; et si l'on arrive à cette conclusion, que notre législation conduit dans tous les cas à des décisions satisfaisantes, dès lors l'excellence du code dont nous recommandons l'adoption, aura été prouvée.
Les lois, dans tous les pays, embrassent, dans leur sphère, une portion considérable des actions humaines. Toutes les fois que les souffrances causées par l'inconduite, sont assez grandes pour infliger un notable dommage aux personnes ou aux propriétés de la communauté, alors intervient la rétribution pénale avec ses châtiments. Quand des actions sont jugées bienfaisantes dans une sphère assez étendue pour appeler l'attention des autorités législatives on administratives, des récompenses publiques leur sont décernées. Hors de ces limites, cependant, la conduite humaine produit une grande masse de jouissances et de souffrances; c'est ce qui constitue le domaine de la morale. Ses prescriptions deviennent une sorte de loi fictive. Naturellement, ces prescriptions dépendent des sanctions sur lesquelles elles s'appuient; et ce n'est qu'en plaçant la conduite des hommes sous l'opération de ces sanctions, que le moraliste, le pontife ou le législateur, peuvent obtenir quelque succès ou quelque influence.
Ces sanctions dispensent leurs peines et leurs plaisirs, leurs récompenses et leurs châtiments; et elles émanent des sources suivantes:
I°. La sanction pathologique, qui comprend les sanctions physique et psychologique, ou les plaisirs et les peines d'une nature corporelle;
2°. La sanction morale ou sympathique, qui est le résultat immédiat des relations domestiques et sociales de l'individu;
3°. La sanction morale ou populaire, qui est l'expression de l'opinion publique;
4°. La sanction politique, qui comprend la sanction légale et administrative, et qui est plus du domaine de la jurisprudence que de celui de la morale proprement dite;
5°. Les sanctions religieuses, propriétés exclusives du prêtre.
Le Déontologiste a peu de rapports avec ces deux dernières. Elles constituent les instruments que le législateur et le pontife emploient.
Comme nous l'avons dit plus d'une fois, la sphère de la conduite de l'homme se partage en deux grandes divisions; l'une se rapporte à lui, l'autre à autrui: elles comprennent les considérations personnelles et extra-personnelles. Toutes les actions qui nous concernent nous-mêmes, et qui ne sont pas indifférentes, sont ou prudentes ou imprudentes. Toutes les actions qui concernent les autres, et qui ne sont pas indifférentes, sont ou bienfaisantes au malfaisantes. Il en résulte que la vertu et le vice, toutes les vertus et tous les vices, appartiennent aux relations individuelles ou sociales. La vertu individuelle est de la prudence; la vertu sociale est de la bienveillance. Toutes les vertus sont donc des modifications de la prudence et de la bienveillance. Non que toute prudence soit vertu, car il y a de la prudence dans toutes les fonctions ordinaires de la nature; pour qu'il y ait vertu, il faut qu'il y ait sacrifice de la tentation d'une jouissance actuelle à une jouissance à venir plus grande. Non que toute bienveillance soit vertu, car la bienveillance peut favoriser tout à la fois le vice et le malheur; mais, afin d'être efficace, il faut que son action tende à diminuer ou à éteindre l'un et l'autre. Toute vertu a pour base le bonheur individuel, dont la recherche est nécessaire à l'existence même de la race humaine, à l'existence de la vertu, et dont la recherche éclairée est la seule ressource véritable pour arriver à la propagation de la vertu, et à la félicité qui en est la conséquence.
Dans la recherche de cette félicité, à qui l'homme a-t-il à faire? A lui, dans les choses qui ne regardent point autrui; à lui, dans les choses qui regardent autrui; à autrui, dans les choses qui regardent soit lui, soit les autres. C'est dans ce cercle que rentrent toutes les questions de devoir, et, conséquemment, toutes les questions de vertu; et c'est dans ces divisions que doivent être ramenées toutes les investigations morales.
La première investigation doit se porter sur la conduite qui concerne l'individu seul, et qui n'influe en rien sur les peines ou les plaisirs d'autrui, c'est-à-dire sur la conduite purement personnelle.
Quand l'influence de la conduite ne va pas au-delà de l'individu; quand ses pensées, ses goûts, ses actes, n'affectent pas autrui, la ligne de ses devoirs est facile à tracer. Il lui faut pourvoir à ses jouissances personnelles: il faut, qu'après avoir comparé un plaisir à un autre, et fait entrer en compte toutes les peines correspondantes, il obtienne pour résultat un surplus de bonheur capable de soutenir l'épreuve de la pensée et du temps. Quant à ses actes corporels, il lui faudra peser les conséquences de chacun d'eux; la souffrance résultant du plaisir, le plaisir attaché à la privation. Pour ce qui concerne ses actes intellectuels, il devra veiller à ce que des pensées agréables actuelles n'amènent pas un excédant de souffrances à venir. Quand sa pensée se fixera sur le passé, il devra avoir soin de ne l'arrêter que sur des objets propres à procurer un profit de bonheur; quand elle se portera sur l'avenir, qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas nécessité d'agir, il mettra sa sagesse à éviter des espérances qui doivent être déçues, ou qui, somme toute, ne peuvent donner qu'une perte de plaisir. Que dans les espérances qu'il lui arrivera de former, il ait soin de ne pas ajouter au mal à venir possible, l'influence plus pernicieuse d'un mal présent positif. Qu'il ne crée pas aujourd'hui et à l'avance un malheur qui peut fort bien ne pas avoir lieu plus tard.
Dans les relations où le bonheur d'un homme est attaché à celui d'autrui, et qu'on peut considérer comme rentrant dans le domaine de la prudence extra-personnelle, la Déontologie lui apprendra à appliquer ces mêmes règles de conduite, par lesquelles le bonheur est créé et le malheur évité, et à suivre attentivement des yeux le flux et reflux que sa conduite, à l'égard des autres, peut amener dans son propre bien-être individuel. Car, jusqu'à ce que vous ayez fait voir à un homme le rapport qui existe entre ses relations avec les autres et son propre bonheur, c'est vainement que vous lui parlerez de la conduite qu'il doit suivre à leur égard. Sa bienveillance ne sera que la réaction des bienfaits reçus ou espérés. La Déontologie lui apprendra la conduite qu'il doit suivre à l'égard des hommes en général, et lui fera voir comment ses actes doivent être modifiés par toutes les circonstances qui, dans ses relations sociales, appellent son attention spéciale. Elle lui indiquera les devoirs particuliers qui, dans son intérêt individuel, lui sont prescrits à l'égard de ses égaux, de ses inférieurs, de ses supérieurs. Elle le guidera dans ses rapports avec ceux auxquels l'unissent des relations habituelles ou fréquentes, de même qu'avec ceux avec qui il n'a que des rapports accidentels, ses amis, ses concitoyens, les étrangers. Elle lui enseignera à départir à chacun d'eux la portion de sympathie prudentielle qui, en dernier résultat, doit conduire à la plus grande somme de bien définitif.
Quand ce sera le pouvoir de la bienveillance qui entrera en opération, la Déontologie se tiendra près d'elle avec ses bienfaisantes instructions. Dans une main elle porte un frein pour réprimer la tendance à infliger des peines, dans l'autre un aiguillon pour exciter la disposition à communiquer du plaisir. Elle met son veto sur la volonté qui veut nuire; elle offre ses récompenses à celle qui veut être utile; elle met le doigt du silence sur les lèvres dont les paroles pourraient déplaire, sans qu'il résultat un excédant de bien pour l'auditeur ou pour la société en général: elle permet l'expression du langage qui peut conférer une jouissance, sans un excédant de mal, soit pour celui qui parle, soit pour ceux qui écoutent. Le langage écrit qui déplaît, blesse ou irrite, sans qu'il en résulte un bien décisif, tombe sous sa censure et ses interdictions. Quand les travaux de l'écrivain ont pour objet de communiquer la vérité et la science, de dévoiler la conduite coupable, lorsque dans cette révélation il y a utilité prédominante; quand l'écrivain a pour but d'empêcher du mal, d'effectuer du bien; lorsqu'en un mot il doit résulter de la publication de son ouvrage, une plus grande portion de bien que de mal, la Déontologie lui donne son assentiment.
Elle applique la même règle aux actions; elle retient la main qui se prépare à infliger une peine, à moins que ce ne soit pour empêcher une peine plus grande. Elle conseille la transfert de toute espèce de bonheur aux autres, excepté lorsque ce transfert conduit à un sacrifice de bonheur plus grand que le bonheur conféré. À ses yeux le bonheur est un trésor d'un tel prix, d'une telle importance, qu'elle ne peut consentir à en perdre volontairement la plus petite partie. Elle le suit dans tous ses déplacements, et voudrait le ramener à ceux qui l'ont laissé échapper. Si la Déontologie nous donne ses conseils prudents, c'est avec l'affection d'une mère; si, pour nous détourner d'une conduite irrégulière, son front s'arme quelquefois de sévérité, aussitôt qu'elle a réprimé notre erreur, son sourire maternel récompense notre docilité.
Le Déontologiste trouve, dans les éléments de la peine et du plaisir, des instruments suffisants pour accomplir sa tâche. «Donnez-moi la matière et le mouvement, disait Descartes, et je ferai un monde physique». «Donnez-moi, peut dire à son tour le moraliste utilitaire, donnez-moi les affections humaines, la joie et la douleur, la peine et le plaisir, et je créerai un monde moral. Je produirai non seulement la justice, mais encore la générosité, le patriotisme, la philanthropie, et toutes les vertus aimables ou sublimes dans toute leur pureté et leur exaltation.»
Mais on répond: «Votre principe d'utilité est inutile; il ne saurait inciter aux actions vertueuses; il ne peut empêcher les actions vicieuses». Si cela est, tant pis; aucun autre principe ne peut remplacer celui-là; aucun autre n'a autant d'efficacité pour encourager le bien et décourager le mal. Obtiendrez-vous plus avec ce grand mot de devoir, cette éternelle pétition de principe, avec ces termes absolus de bien, d'honnête, d'utile, de juste?
Quels motifs peuvent fournir d'autres systèmes, qui ne soient empruntés de celui-ci?
Qu'on fasse retentir tant qu'on voudra des mots sonores et vides de sens, ils n'auront aucune action sur l'esprit de l'homme; rien ne saurait agir sur lui, si ce n'est l'appréhension du plaisir et de la peine.
Et en effet, si l'on pouvait concevoir une vertu qui ne contribuât en rien au bonheur de l'humanité, ou un vice qui n'influât en rien sur son malheur, quel motif pourrait-il y avoir pour embrasser l'une et éviter l'autre? Il n'y en aurait aucun pour l'homme, attendu qu'il serait complètement désintéressé dans la question. Ces motifs n'existeraient pas même pour Dieu, cet être tout bienveillant, qui se suffit à lui-même; qui, placé hors de l'atteinte des effets des notions humaines, ne doit les apprécier que par leurs résultats, et dont la bienveillance ne doit avoir d'autre but possible que ce même bonheur qui fait l'objet de la saine morale.
Parlons donc avec franchise, et avouons que ce qu'on a appelé devoir envers nous-mêmes n'est que de la prudence; que ce qu'on nomme devoir envers autrui, c'est de la bienveillance effective; et que tous les autres devoirs, toutes les autres vertus, rentrent dans l'une ou dans l'autre de ces deux divisions. Car il est hors de doute que Dieu veut le bonheur de ses créatures, et il a rendu impossible à l'homme de ne pas faire tous ses efforts pour l'obtenir.
C'est dans ce but, et dans ce but seulement, qu'il lui a donné toutes les facultés qu'il possède.
Il est absurde en logique, et dangereux en morale, de représenter Dieu comme se proposant des fins opposées à toutes les tendances de notre nature; car c'est lui qui a créé ces tendances.
Supposer qu'un homme peut agir sans motif, et à plus forte raison contrairement à un motif agissant isolément, c'est supposer un effet sans cause, ou obéissant à une cause contraire.
Supposer que la Divinité l'exige, c'est faire une supposition contradictoire; c'est prétendre que Dieu nous ordonne de faire ce qu'il nous a rendu impossible; que sa volonté est opposée à sa volonté, ses fins à ses fins; en un mot, que de la même parole il défend et commande la même action. C'est sans contredit sa voix qui nous parle dans les impulsions des principes de notre nature; cette voix, que tous les cœurs entendent, à laquelle tous les cœurs répondent.
Avouons-le, cependant, il arrive souvent que les discussions, relatives aux bases de la morale, sont conduites d'une manière peu propre à avancer sa cause. «Vos motifs sont mauvais, dit l'incrédule au croyant, vous êtes intéressé à tromper; vous soutenez l'imposture qui vous fait vivre.» «Et vous, réplique le croyant, vous n'êtes influencé que par l'amour du paradoxe, le désir de vous singulariser; sinon, par des motifs pires encore, le dessein arrêté de déraciner la religion, de lui faire tout le mal dont vous êtes capable. Votre méchanceté est universelle. C'est la haine du genre humain qui vous anime. Au milieu de telles récriminations, d'une semblable appréciation des motifs, l'incrédule a rarement raison, le croyant jamais.
Quand le moraliste s'avance au-delà des limites de l'expérience, quand il se laisse guider par d'autres considérations que celles du bonheur ou du malheur des hommes, il marche sur un terrain inconnu, et dans des voies sans issue.
Ce que nous ignorons, comment en raisonner?
Et l'habitude de faire intervenir la Divinité, non telle qu'elle nous est connue, mais telle que se la figurent, ou feignent de la représenter ceux qui voudraient subordonner ses attributs à leurs théories, ne fait que rendre leur dogmatisme plus odieux. Le bonheur de l'humanité est une richesse trop précieuse pour la sacrifier à un système quel qu'il soit. Un être bienfaisant ne saurait avoir voulu que le bonheur d'une vie future, présenté comme récompense à la vertu, fût employé à introduire des idées erronées sur la vertu. En fait, s'il est permis aux moralistes de s'appuyer sur un état de choses qui leur est inconnu, il n'est pas de système qu'ils ne puissent impunément soutenir; s'ils ont carte blanche pour créer des suppositions, qui peut les retenir dans cette voie d'extravagance? S'ils peuvent à leur gré mutiler et torturer la bienveillance divine, la ployer à tous les besoins de leur malveillance, il n'est pas de jeûne, de discipline, de macérations, de déplorables caprices (l'un moine de l'Occident, ou d'un fakir de l'Orient, dont on ne puisse prouver les mérites et imposer le devoir. Malheur à la religion qu'ou voudrait mettre en hostilité directe avec la morale! car nulle religion ne pourra être conciliée avec la raison, qu'à la charge de prouver qu'elle a pour but non de dissoudre, mais de fortifier les liens sociaux. Et quel appel plus universel que celui qui est fait au cœur de chacun de nous? Et comment Dieu pourrait-il se manifester avec plus d'évidence que par ces sentiments infaillibles, inextinguibles, universels qu'il a mis en nous? Quelles paroles pourraient régaler la force de ce fait omniprésent, qu'il est de l'essence de notre nature de vouloir notre propre bonheur? Et qui a fait nature ce qu'elle est? Notre bonheur présent, il faut le redire: parce que ce n'est qu'autant qu'elles sont liées au présent que des idées d'avenir peuvent arriver à notre intelligence. C'est donc sur cette base de la tendance invincible de l'homme à se procurer sa propre félicité, que nous asseyerons notre édifice, sans rien craindre pour sa solidité. Car c'est là un fait incontestable, qui n'admet pas l'ombre d'un doute, supérieur à tous les principes de raisonnement, et dont la force est irrésistible. Et que l'esprit ne se laisse pas égarer par des distinctions imaginaires entre les plaisirs et le bonheur. Les plaisirs sont les parties d'un tout qui est le bonheur.
Le bonheur, sans les plaisirs, est une chimère et une contradiction. C'est un million sans unités, un mètre sans ses subdivisions métriques, un sac d'écus sans un atome d'argent.
Il est bien entendu qu'en nous efforçant d'appliquer le code de la morale déontologique aux choses de la vie, en cherchant à déplacer toutes ces théories qui n'ont ni le bonheur pour but, ni la raison pour instrument, nous n'avons le dessein de prescrire des lois qu'en tant qu'il peut y avoir application du principe de l'utilité.
Proscrire l'ipse-dixitisme d'un autre, pour lui substituer le sien, ne saurait convenir au Déontologiste, et, de tous les ipse-dixitismes, il n'en est aucun qui lui soit plus antipathique que celui de l'ascéticisme. Les autres principes peuvent être ou ne pas être erronés; le sentimentalisme, qui égare quelquefois, peut aussi conduire dans les voies de la bienveillance, sans assez s'écarter de celles de la prudence, pour rendre la bienveillance pernicieuse; mais le principe ascétique ne peut qu'être erroné, de quelque manière qu'il soit mis en action. Il s'écrie, à l'exemple de Satan: «O mal, sois pour moi le bien!» Il transforme les vertus, et cherche à les déplacer de leur véritable base, le bonheur. En effet, l'ascéticisme est le produit naturel des siècles de barbarie et de superstition; c'est la représentation d'un principe qui cherche à tyranniser les hommes, en faisant du devoir autre chose que ce que l'intérêt nous indique. Le critérion du bonheur étant dans le cœur de tout homme; ses peines et ses plaisirs étant exclusivement à lui; et lui seul étant juge compétent de leur valeur, il est clair qu'afin d'obtenir sur lui de l'autorité, afin de faire des lois, non dans son intérêt, mais dans celui du législateur, il faut en appeler à d'autres influences qu'à celles de ses propres émotions. De là la prétention d'opposer l'autorité à la raison et à l'expérience; de là une disposition trop fréquente à exalter le passé aux dépens du présent, à vanter l'existence d'un âge d'or à une époque où la science était dans son berceau, et à présenter la médiocrité dorée d'Horace (aurea mediocritas) comme le véritable critérion de la vertu. «La médiocrité», disaient les anciens: «un juste milieu», répètent les modernes; phrases inutiles et trompeuses, bien propres à tenir l'esprit et les affections éloignés de la direction la plus sûre et la plus judicieuse. Et puis, subtilisant des subtilités, divisant l'indivisible, des moralistes ont introduit une classe de vertus qui ne sont pas encore des vertus, et qu'ils ont appelées semi-vertus. Examinez-les de près, dégagez-les de tout ce qu'elles contiennent de prudence et de bienfaisance bienveillante, le reste ne vaut pas la peine d'en parler, et il n'y a qu'impertinence et folie à en faire parade.
L'omniprésence de l'affection personnelle et son union intime avec l'affection sociale, forment la base de toute saine moralité. Que dans la nature de l'homme il existe certaines affections dissociales, ce fait, loin de nuire aux intérêts de la vertu, constitue, au contraire, une de ses sécurités les plus grandes. Les affections sociales sont les instruments par lesquels le plaisir est communiqué à autrui; les affections dissociales sont celles qui tiennent en échec les affections sociales, quand il s'agit de faire à la bienfaisance plus de sacrifices que n'en autorise la prudence; en d'autres termes, quand la somme de bonheur, perdue pour nous, doit excéder celle que doivent gagner les autres. Mais qu'on n'aille pas, à ce terme de dissocial, rattacher aucun idée d'antipathie. La haine, la colère, l'indignation, et toutes les passions de la même nature, peuvent égarer ou aveugler le législateur; elles ne sauraient lui servir, dans ses investigations sur les causes des vices, et sur les remèdes à leur appliquer.
Le législateur doit être impassible comme le géomètre. Tous deux résolvent des problèmes à l'aide de calculs calmes. Le Déontologiste est un arithméticien qui a les peines et les plaisirs pour chiffres. Lui aussi, il additionne, il soustrait, il multiplie, il divise, et c'est là toute sa science. Et certes la paisible influence de pensées calmes facilitera plus le résultat de ses travaux, que ne pourraient le faire les égarements de l'imagination, les emportements de la passion.
Pour faciliter l'intelligence du sujet, et pour aider la mémoire, il ne sera pas inutile de classer les principes déontologiques sous différentes divisions, en leur donnant la forme d'axiomes.
On peut définir le bonheur, la possession des plaisirs avec exemption de peines, ou la possession d'une plus grande somme de plaisirs que de peines.
Le bien et le mal, divisés dans leurs éléments, se composent de plaisirs et de peines.
Ces plaisirs et ces peines peuvent être ou négatifs ou positifs, résultant ou de l'absence de l'une ou de la présence de l'autre.
La possession d'un plaisir, ou l'absence d'une peine qu'on craignait, est un bien.
La présence d'une peine, ou l'absence d'un plaisir promis, est un mal.
La possession ou l'attente d'un plaisir est un bien positif. L'exemption d'une peine, ou une cause d'exemption de peine, constitue un bien négatif.
Les sensations sont de deux sortes, celles qu'accompagnent un plaisir ou une peine, et celles qui n'en sont point accompagnées. C'est seulement sur celles qui produisent de la peine ou des plaisirs que les motifs ou les sanctions peuvent être amenés à opérer.
La valeur d'un plaisir, considéré isolément, dépend de son intensité, de sa durée, et de son étendue. En raison de ces qualités est son importance pour la société, ou, en d'autres termes, sa puissance d'ajouter à la somme du bonheur individuel et général.
La grandeur d'un plaisir dépend de son intensité et de sa durée.
L'étendue d'un plaisir dépend du nombre d'individus qui en jouissent.
Les mêmes règles sont applicables aux peines.
La grandeur d'un plaisir ou d'une peine, dans une de ses qualités quelconques, peut compenser on plus que contre-balancer son absence dans une autre.
Un plaisir ou une peine peuvent être productifs ou stériles.
Un plaisir peut être productif de plaisirs ou de peines; productif de plaisirs dont il est lui-même la source, ou de plaisirs d'une autre nature; il peut aussi être productif de peines; et, pareillement, une peine peut être productive de peines ou de plaisirs.
Quand les peines et les plaisirs sont stériles, le calcul des intérêts est facile. La tâche du moraliste se complique quand les peines et les plaisirs produisent des fruits d'une autre nature que la leur.
Un plaisir ou une peine peuvent résulter soit d'un autre plaisir ou d'une autre peine, soit de l'acte qui produit cet autre plaisir ou cette autre peine.
Si l'acte est la source d'où naît ce plaisir ou cette peine, c'est l'acte qui est productif; si c'est le plaisir qui produit le plaisir ou la peine secondaire, la puissance productive est dans le plaisir.
Le plaisir produit par la contemplation du plaisir d'autrui, est un plaisir de sympathie.
La peine soufferte par la contemplation de la peine éprouvée par autrui, est une peine de sympathie.
Le plaisir éprouvé par la contemplation de la peine d'autrui, est un plaisir d'antipathie.
La peine soufferte par la contemplation du plaisir d'autrui, est une peine d'antipathie.
La bienveillance d'un homme doit être évaluée en raison du nombre d'individus, des peines et des plaisirs desquels il tire ses plaisirs et ses peines de sympathie.
Les vertus d'un homme doivent être évaluées par le nombre des individus dont il recherche le bonheur, c'est-à-dire la plus grande intensité, et la plus grande quantité de bonheur pour chacun d'eux, en faisant entrer en considération le sacrifice volontaire qu'il fait de son propre bonheur.
La balance des plaisirs et des peines étant établie, l'excédant de plaisir est évidence de vertu; l'excédant de peine est évidence de vice.
Hors de là, et indépendamment de ces excédants de peines et de plaisirs, il n'y a dans les mots de vertu et de vice que vide et folie.
Non que la quantité de bonheur détermine la quantité de vertu; car il y a beaucoup de bonheur avec lequel la vertu n'a rien de commun. La vertu implique la présence d'une difficulté, ainsi que la présence de la puissance productive relativement aux peines et aux plaisirs. Plus grande est la difficulté, plus grand le sacrifice.
Les sources de bonheur qui servent à la conservation de l'individu, lesquelles fournissent la plus grande portion de bonheur, sont indépendantes de l'exercice de la vertu. Strictement parlant, on peut les appeler actes de bien-être, actes bienfaisants; mais ils ne constituent pas des actes de bienveillance.
Enfin, il serait aussi peu logique de dire qu'un acte qui a produit un excédant de souffrance est une vertu, qu'il le serait de déclarer qu'un acte produisant un excédant de jouissance, peut être un vice.
L'absence d'une règle invariable à appliquer à la conduite, a enfanté les erreurs et les méprises les plus étranges. Les paradoxes se sont succédés en foule, se sont popularisés, et n'ont servi qu'à obscurcir la pensée par des mots sans signification. C'est ainsi que le vaisseau de la félicité publique a été ballotté sur une mer d'incertitudes, sans pilote et sans gouvernail.
On a publié des ouvrages dont les auteurs, s'ils avaient attaché des idées distinctes à la phraséologie qu'ils employaient, auraient rendu à la cause de la vérité et de la vertu de signalés services. Quand Mandeville mit en avant sa théorie que «les vices privés sont des bienfaits publics», il ne vit pas que l'application erronée des termes de vice et de vertu, était la source de la confusion d'idées qui lui permettait de plaider une proposition en apparence contradictoire; car si ce qu'on nomme vertu produit une diminution de bonheur, et si le vice, qui est l'opposé de la vertu, a un effet contraire, il est évident que la vertu est un mal, que c'est le vice qui est un bien; et que le principe que Mandeville défend, n'est autre, sous le nuage qui le couvre, que celui de la maximisation du bonheur. Si un vice privé a pour résultat définitif la production d'une somme de bonheur pour la communauté, tout ce qu'on peut dire, c'est que le vice a été mal nommé. Il est vrai de dire que l'utilité rangera parmi les vices beaucoup d'actions qu'une opinion peu éclairée a honorées du nom de vertus, et donnera à des qualités qu'on a fréquemment appelées vices, des noms exprimant l'indifférence ou même l'approbation. Mais la balance utilitaire ne pèse que le bien et le mal, la peine et le plaisir; les autres éléments ne comptent pour rien, de quelques noms pompeux qu'on les désigne.
Ne nous étonnons pas que l'antiquité ne nous ait pas légué un système de morale adapté aux développements de l'intelligence de l'homme. Même dans la connaissance des objets matériels, l'antiquité n'avait fait que peu de progrès. Elle n'en avait fait aucun dans la connaissance des fonctions de l’esprit humain, dans la physiologie intellectuelle. La gymnastique de l'esprit, les analogies superficielles, composaient toute la science antique. C'est à la science moderne, à la science fondée sur l'expérience et l'observation, qu'il faut demander les matériaux nécessaires aux progrès à venir. Là, seulement, peut se trouver la source de ces combinaisons qui constituent le progrès, de ces découvertes dont la théorie déduit les magnifiques conséquences. Les différentes branches de la philosophie pratique sont amenées l'une après l'autre dans la région des classifications scientifiques. Ce n'est ni dans Homère, ni dans Horace, Virgile ou Tibulle, ni dans les bibliothèques de la littérature classique, que la science morale doit chercher des bases de nomenclature et d'analyse. Les vices et les vertus ne peuvent ni trouver la place qui leur convient, ni exercer leur véritable influence, jusqu'à ce qu'ait été trouvée la règle qui doit les diviser dans leurs éléments de peine et de plaisir. Toute la science morale consiste à rassembler les diverses sensations de souffrance et de jouissance, et à les répartir sous les deux grandes divisions de vice et de vertu. Toute loi morale est une partie intégrale et homogène du grand code de morale, qui, lui-même, se rattache tout entier à ces deux grands principes de toute conduite vertueuse dont il émane, c'est-à-dire, à la prudence et à la bienveillance.
Dernière mise à jour de cette page le Lundi 28 février 2005 12:46 Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
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Jean-Marie Tremblay, fondateur des Classiques des sciences sociales