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Les rois thaumaturges.
Introduction
« Ce roi est un grand magicien, Montesquieu, Lettres Persanes, 1. 24.
« Le seul miracle qui est demeuré perpétuel en la religion des Chrestiens et en la maison de France.... » Pierre Mathieu, Histoire de Louys XI, roi de France, 1610, p. 472.
Le 27 avril 1340, Frère François, de l’ordre des Prêcheurs, évêque de Bisaccia dans la province de Naples, chapelain du roi Robert d'Anjou et pour l'instant ambassadeur du roi d'Angleterre Edouard III, se présenta devant le Doge de Venise [1]. Entre la France et l’Angleterre venait de s'ouvrir la lutte dynastique, qui devait être la Guerre de Cent Ans ; les hostilités avaient déjà commencé ; mais la campagne diplomatique se prolongeait encore. De toutes parts en Europe les deux rois rivaux cherchaient des alliances. Frère François était chargé par son maître de solliciter l'appui des Vénitiens, et leur intervention amicale auprès des Génois. Nous avons conservé un résumé de son discours [2]. Il y vantait, comme de juste, les dispositions pacifiques du souverain anglais. Le « très sérénissime prince [16] Edouard », ardemment désireux d'éviter le massacre d'une foule de chrétiens innocents, avait, à l'en croire, écrit à « Philippe de Valois, qui se dit roi de France » pour lui proposer trois moyens, au choix, de décider entre eux, sans guerre, la grande querelle ; d'abord le combat en champ clos, vrai jugement de Dieu, soit sous la forme d'un duel entre les deux prétendants eux-mêmes, soit sous celle d'un combat plus ample entre deux groupes de six à huit fidèles ; ou bien l'une ou l'autre des deux épreuves suivantes (ici je cite textuellement) : « Si Philippe de Valois était, comme il l'affirmait, vrai roi de France, qu'il le démontrât en s'exposant à des lions affamés ; car les lions jamais ne blessent un vrai roi ; ou bien qu'il accomplît le miracle de la guérison des malades, comme ont coutume de l'accomplir les autres vrais rois », entendez sans doute les autres vrais rois de France. « En cas d'insuccès il se reconnaîtrait indigne du royaume ». Philippe toujours au témoignage de Frère François avait, « dans sa superbe », rejeté ces suggestions [3].
On peut se demander si Edouard III en réalité les avait jamais faites. Le dossier des négociations anglo-françaises nous est parvenu en assez bon état ; on n'y trouve point trace de la lettre résumée par l'évêque de Bisaccia. Peut-être ce dernier, qui tenait à éblouir les Vénitiens, l'imagina-t-il de toutes pièces. Supposons même qu'elle ait véritablement été envoyée ; il ne faudrait pas prendre l'épreuve des lions ou celle du miracle plus au sérieux que l'invitation au duel, défi classique qu'échangeaient en ce temps, au moment d'entrer en guerre, les souverains qui savaient vivre, sans que jamais, de mémoire d'homme, on eût vu aucun d'eux entrer dans la lice. Simples formules diplomatiques que tout cela, ou mieux, dans le cas qui nous occupe, paroles en l'air d'un diplomate trop bavard.
Ces vains propos méritent pourtant de faire réfléchir les historiens. [17] Malgré leur apparente insignifiance, ils jettent un jour très vif sur des choses profondes. Qu'on les compare par la pensée à ceux que tiendrait aujourd'hui un plénipotentiaire, placé dans des circonstances semblables. La différence révèle l'abîme qui sépare deux mentalités ; car de pareilles protestations, qu'on destine à la galerie, répondent forcément aux tendances de la conscience collective. Frère François ne persuada point les Vénitiens : ni les preuves, étalées devant eux, de l'esprit pacifique dont Edouard III leur disait-on avait jusqu'au dernier moment donné les marques, ni les promesses plus positives contenues dans la suite du discours ne les décidèrent à sortir de la neutralité, qu'ils estimaient profitable à leur commerce. Mais les prétendues offres, censées faites par le roi d'Angleterre à son rival de France, ne les trouvèrent peut-être pas aussi incrédules qu'on pourrait l'imaginer. Sans doute ne s'attendaient-ils pas à voir Philippe de Valois descendre dans la fosse aux lions ; mais l'idée
« K'enfant de roys ne peut lyons menger »
leur était rendue familière par toute la littérature d'aventure de leur temps. Ils savaient très bien qu'Edouard III n'était pas disposé à céder à son rival le royaume de France, même si ce dernier devait réussir des cures miraculeuses. Mais que tout vrai roi de France comme d'ailleurs tout vrai roi d'Angleterre fût capable de pareils prodiges, c'était, en quelque sorte, un fait d'expérience que les plus sceptiques, au XIVe siècle, ne songeaient guère à mettre en doute. On croyait à la réalité de ce singulier pouvoir à Venise, comme dans toute l'Italie, et au besoin on y avait recours : un document, échappé par hasard à la destruction, nous a conservé le souvenir de quatre braves Vénitiens qui, en 1307 trente-trois ans avant la mission de Frère François , se rendirent en France pour obtenir de Philippe le Bel leur guérison [4].
Ainsi le discours d'un diplomate quelque peu hâbleur vient opportunément nous rappeler que nos ancêtres, au moyen âge et jusqu'au cœur des temps modernes, se firent de la royauté une image très différente de la nôtre. En tous pays, les rois passèrent alors pour des personnages sacrés ; en certains pays tout au moins ils passèrent pour des thaumaturges. Pendant de longs siècles, les rois de France et les rois d'Angleterre ont - pour employer une expression jadis classique « touché les écrouelles » ; entendez qu'ils prétendaient [18] guérir, par le seul contact de leurs mains, les malades atteints de cette affection ; autour d'eux on croyait communément à leur vertu médicinale. Pendant une période à peine moins étendue, on vit les rois d'Angleterre distribuer à leurs sujets et même au delà des bornes de leurs États des anneaux (les cramp-rings) qui, pour avoir été consacrés par eux, avaient reçu, pensait-on, le pouvoir de rendre la santé aux épileptiques et de calmer les douleurs musculaires. Ces faits, au moins dans leurs grandes lignes, sont bien connus des érudits et des curieux. Pourtant on doit admettre qu'ils répugnent singulièrement à notre esprit : car ils sont le plus souvent passés sous silence. Des historiens ont écrit de gros livres sur les idées monarchiques sans les mentionner jamais. Les pages qu'on va lire ont pour principal objet de combler cette lacune.
L'idée d'étudier les rites guérisseurs, et, plus généralement, la conception de la royauté qui s'exprime en eux m'est venue, il y a quelques années, alors que je lisais dans le Ceremonial des Godefroy les documents relatifs au sacre des rois de France. J'étais loin de me représenter à ce moment l'étendue véritable de la tâche à laquelle je m'attelais ; l'ampleur et la complexité des recherches où j'ai été entraîné ont de beaucoup dépassé mon attente. Ai-je eu raison de persévérer néanmoins ? Je crains bien que les personnes auxquelles je confiais mes intentions ne m'aient considéré plus d'une fois comme la victime d'une curiosité bizarre et, somme toute, assez futile. Dans quel chemin de traverse n'étais-je pas allé me jeter ? « This curious by-path of yours », me disait en propres termes un aimable Anglais. J'ai pensé pourtant que ce sentier détourné méritait d'être suivi et j'ai cru m'apercevoir, à l'expérience, qu'il menait assez loin. Avec ce qui n'était jusqu'à présent que de l'anecdote, j'ai estimé qu'on pouvait faire de l'histoire. Il serait hors de propos de chercher, dans cette Introduction, à justifier en détail mon dessein. Un livre doit porter son apologie en lui-même. Je voudrais simplement indiquer ici très brièvement comment j'ai conçu mon travail et quelles sont les idées directrices qui m'ont guidé.
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Il ne pouvait être question d'envisager les rites de guérison isolément, en dehors de tout ce groupe de superstitions et de légendes qui forme le « merveilleux » monarchique : c'eût été se condamner d'avance à ne voir en eux qu'une anomalie ridicule, sans lien avec [19] les tendances générales de la conscience collective. Je me suis servi d'eux comme d'un fil conducteur pour étudier, particulièrement en France et en Angleterre, le caractère surnaturel longtemps attribué à la puissance royale, ce que l'on pourrait, en usant d'un terme que les sociologues ont légèrement détourné de sa signification première, nommer la royauté « mystique ». La royauté ! Son histoire domine toute l'évolution des institutions européennes. Presque tous les peuples de l'Europe Occidentale ont jusqu'à nos jours été gouvernés par des rois. Le développement politique des sociétés humaines, dans nos pays, s'est résumé presque uniquement, pendant une longue période, dans les vicissitudes du pouvoir des grandes dynasties. Or pour comprendre ce que furent les monarchies d'autrefois, pour rendre compte surtout de leur longue emprise sur l'esprit des hommes, il ne suffit point d'éclairer, dans le dernier détail, le mécanisme de l'organisation administrative, judiciaire, financière, qu'elles imposèrent à leurs sujets ; il ne suffit pas non plus d'analyser dans l'abstrait ou de chercher à dégager chez quelques grands théoriciens les concepts d'absolutisme ou de droit divin. Il faut encore pénétrer les croyances et les fables qui fleurirent autour des maisons princières. Sur bien des points tout ce folklore nous en dit plus long que n'importe quel traité doctrinal. Comme l'écrivait justement, en 1575, Claude d'Albon, « jurisconsulte et poète dauphinois », dans son traité De la maiesté royalle, « ce qui a mis les Rois en telle vénération, a esté principalement les vertus et puissances divines qui ont esté veuës en eux seuls, et non és autres hommes » [5].
Bien entendu, Claude d'Albon ne croyait point que ces « vertus et puissances divines » fussent la seule raison d'être du pouvoir royal. Est-il nécessaire de protester que je ne le pense pas non plus ? Sous prétexte que les rois du passé, y compris les plus grands d'entre eux un saint Louis, un Edouard Ier, un Louis XIV ont, tout comme les panseux de secret de nos campagnes, prétendu guérir les maladies par simple attouchement, rien ne serait plus ridicule que de ne vouloir voir en eux que des sorciers. Ils furent des chefs d'État, des juges, des chefs de guerre. Par l'institution monarchique, les sociétés anciennes satisfaisaient à un certain nombre de besoins éternels, parfaitement concrets et d'essence parfaitement humaine, que les sociétés actuelles ressentent pareillement, quitte à les contenter, d'ordinaire, d'autre façon. Mais un roi, après tout, c'était, aux yeux de ses [20] peuples fidèles, bien autre chose qu'un haut fonctionnaire. Une « vénération » l'entourait, qui n'avait pas sa source uniquement dans les services rendus. Comment pourrions-nous comprendre ce sentiment loyaliste qui, à certaines époques de l'histoire, eut une telle force et un accent si particulier, si, de parti pris, nous refusions de voir, autour des têtes couronnées, leur auréole surnaturelle ?
Cette conception de la royauté « mystique », nous n'aurons pas à l'examiner ici dans son germe et son premier principe. Ses origines échappent à l'historien de l'Europe médiévale et moderne ; elles échappent, en vérité, à l'histoire tout court ; seule l'ethnographie comparée semble capable d'apporter sur elles quelque lumière. Les civilisations dont la nôtre est immédiatement issue reçurent cet héritage de civilisations plus anciennes encore, perdues dans l'ombre de la préhistoire. Serait-ce donc que nous ne trouverons ici pour objet de notre étude que ce que l'on appelle parfois, un peu dédaigneusement, une « survivance » ?
Nous aurons plus tard l'occasion d'observer que ce mot, de toutes façons, ne saurait légitimement s'appliquer aux rites guérisseurs, considérés en eux-mêmes ; le toucher des écrouelles nous apparaîtra en effet comme une création de la France des premiers Capétiens et de l'Angleterre normande ; quant à la bénédiction des anneaux par les souverains anglais, nous ne la verrons prendre place dans le cycle de la royauté miraculeuse que plus tard encore. Reste la notion même du caractère sacré et merveilleux des rois, donnée psychologique essentielle dont les rites envisagés ne furent qu'une manifestation entre plusieurs. Plus vieille de beaucoup que les plus antiques dynasties historiques de la France ou de l'Angleterre, on peut dire d'elle, si l'on veut, qu'elle survécut longtemps au milieu social, presque ignoré de nous, qui d'abord avait conditionné sa naissance. Mais si l'on entend, comme on le fait d'ordinaire, par « survivance » une institution ou une croyance d'où toute vie véritable s'est retirée et qui n'a plus d'autre raison d'être que d'avoir un jour répondu à quelque chose, une sorte de fossile, témoin attardé d'âges périmés, en ce sens l'idée qui nous occupe, au moyen âge et jusqu'au XVIIe siècle au moins, n'eut rien qui autorise à la caractériser par ce terme ; sa longévité ne fut pas une dégénérescence. Elle conserva une vitalité profonde ; elle resta douée d'une force sentimentale sans cesse agissante ; elle s'adapta à des conditions politiques et surtout religieuses nouvelles ; elle revêtit des formes jusque là inconnues, parmi lesquelles, précisément, les rites guérisseurs eux-mêmes. Nous [21] ne l'expliquerons pas dans ses origines, puisque nous devrions, pour ce faire, sortir du champ propre de notre étude ; mais nous aurons à l'expliquer dans sa durée et son évolution : ce qui est une part aussi, et très importante, de l'explication totale. En biologie, rendre compte de l'existence d'un organisme ce n'est pas seulement rechercher ses père et mère, c'est tout autant déterminer les caractères du milieu qui à la fois lui permet de vivre et le contraint à se modifier. Il en va de même mutatis mutandis des faits sociaux.
En somme, ce que j'ai voulu donner ici, c'est essentiellement une contribution à l'histoire politique de l'Europe, au sens large, au vrai sens du mot.
Par la force même des choses, cet essai d'histoire politique a dû prendre la forme d'un essai d'histoire comparée : car la France et l'Angleterre ont toutes deux possédé des rois médecins, et quant à l'idée de la royauté merveilleuse et sacrée, elle fut commune à toute l'Europe occidentale : heureuse nécessité, s'il est vrai, comme je le crois, que l'évolution des civilisations dont nous sommes les héritiers ne nous deviendra à peu près claire que le jour où nous saurons la considérer en dehors du cadre trop étroit des traditions nationales [6].
Il y a plus. Si je n'avais craint d'alourdir encore un en-tête déjà trop long, j'aurais donné à ce livre un second sous-titre : Histoire d'un miracle. La guérison des écrouelles ou de l'épilepsie par la main royale fut en effet, comme le rappelait aux Vénitiens l'évêque de [22] Bisaccia, un « miracle » : un grand miracle en vérité, qui doit compter parmi les plus illustres sans doute, en tout cas parmi les plus continus que présente le passé ; d'innombrables témoins l'ont attesté ; son éclat ne s'est éteint qu'au bout de près de sept siècles d'une popularité soutenue et d'une gloire presque sans nuages. L'histoire critique d'une pareille manifestation surnaturelle pourrait-elle être indifférente à la psychologie religieuse, ou, pour mieux dire, à notre connaissance de l'esprit humain ?
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La plus grande difficulté que j'ai rencontrée au cours de mes recherches est venue de l'état des sources. Non que les témoignages relatifs au pouvoir thaumaturgique des rois ne soient dans l'ensemble, et toute réserve faite sur les débuts, assez abondants ; mais ils sont dispersés à l'extrême et surtout de natures prodigieusement diverses. Qu'on en juge par ce seul exemple : notre plus ancien renseignement sur le toucher des écrouelles par les rois de France se rencontre dans un petit ouvrage de polémique religieuse intitulé « Traité sur les reliques » ; le même rite en Angleterre est attesté pour la première fois, d'une façon certaine, par une lettre privée, qui n'est peut-être qu'un exercice de style ; la première mention que l'on possède des anneaux guérisseurs, consacrés par les rois anglais, doit être cherchée dans une ordonnance royale. Pour la suite du récit, il a fallu mettre à contribution une foule de documents d'espèces différentes : livres de comptes, pièces administratives de toute catégorie, littérature narrative, écrits politiques ou théologiques, traités médicaux, textes liturgiques, monuments figurés, et j'en passe ; le lecteur verra défiler sous ses yeux jusqu'à un jeu de cartes. Les comptes royaux, tant français qu'anglais, ne pouvaient être exploités sans un examen critique ; je leur ai consacré une étude spéciale ; mais elle eût encombré inutilement l’Introduction ; je l'ai rejetée à la fin du volume. Le dossier iconographique, assez pauvre, était relativement facile à inventorier ; j'ai cherché à en dresser un état exact que l'on trouvera également en appendice. Les autres sources m'ont paru trop nombreuses et trop disparates pour qu'un recensement dût en être tenté ; je me contenterai de les citer et de les commenter au fur et à mesure de leur utilisation. Du reste, en pareille matière, que pourrait être une nomenclature des sources ? quelque chose en vérité comme une liste de coups de sonde. Il est bien peu de documents dont il soit [23] permis de dire à l'avance, avec quelque certitude : il fournira, ou ne fournira pas, une indication utile sur l'histoire du miracle royal. Il faut aller à tâtons, se fier à la fortune ou à l'instinct et perdre beaucoup de temps pour une maigre récolte. Encore si tous les recueils de textes étaient munis d'index j'entends d'index par matières ! Mais est-il besoin de rappeler combien en sont dépourvus ? Ces indispensables instruments de travail semblent devenir plus rares à mesure qu'on a affaire à des documents de date plus récente. Leur absence trop fréquente constitue un des vices les plus choquants de nos méthodes actuelles de publication. J'en parle avec quelque rancœur peut-être, car cette malencontreuse lacune m'a souvent beaucoup gêné. D'ailleurs, lors même que l'index existe, il arrive que son auteur ait négligé systématiquement d'y comprendre les mentions relatives aux rites guérisseurs, sans doute parce que ces vaines pratiques sont jugées au-dessous de la dignité de l'histoire. Bien des fois je me suis fait l'effet d'un homme placé entre un grand nombre de coffres fermés, dont les uns renfermeraient de l'or et les autres des pierrailles, sans qu'aucune inscription aidât à distinguer trésors et cailloux. C'est dire que je suis très loin de prétendre à être complet. Puisse le présent livre inciter les chercheurs à de nouvelles découvertes !
Heureusement je ne m'avançais pas, tant s'en faut, sur un terrain entièrement neuf. Il n'existait pas à ma connaissance, sur le sujet que j'ai entrepris de traiter, d'ouvrage historique présentant l'ampleur et le caractère critique que je me suis efforcé de donner au mien. Pourtant la « littérature » des guérisons royales est assez riche, En vérité elle est double : il y a deux littératures d'origines différentes qui se côtoient et le plus souvent s'ignorent entre elles : l'une comprend des travaux dus à des érudits de profession, l'autre plus abondante est l'œuvre de médecins. Je me suis efforcé de les connaître et de les utiliser toutes les deux. On trouvera ci-dessus une liste bibliographique qui paraîtra sans doute passablement longue. Je ne voudrais pas que quelques ouvrages particulièrement distingués, où j'ai sans cesse puisé, demeurent perdus dans cette foule. Je tiens à nommer ici mes principaux guides. Les études déjà anciennes de Law Hussey et de Waterton m'ont rendu de grands services. Parmi les auteurs encore vivants, je dois plus que je ne saurais dire à M. Fran-çoisDelaborde, au Dr Crawfurd et à Miss Helen Farquhar.
J'ai contracté aussi une large dette de reconnaissance envers des prédécesseurs d'un autre âge. Du XVIe au XVIIIe siècle, on a [24] beaucoup écrit sur les rites guérisseurs ; dans cette littérature d'Ancien Régime même le fatras est intéressant, car on y peut puiser des renseignements curieux sur l'état d'esprit de l'époque ; mais elle ne renferme pas que du fatras. Le XVIIe siècle en particulier a vu naître, à côté d'ouvrages ou de pamphlets d'une rare ineptie, quelques travaux remarquables, tels que les pages consacrées aux écrouelles par du Peyrat dans son Histoire ecclésiastique de la Cour ; surtout je dois mettre hors de pair deux thèses académiques : celles de Daniel Georges Morhof et de Jean Joachim Zentgraff ; je n'ai trouvé nulle part une pareille abondance de renvois utiles. J'éprouve un plaisir tout particulier à rappeler ici tout ce dont je suis redevable à la seconde de ces deux dissertations : car je puis saluer en son auteur un collègue. Jean Joachim Zentgraff était Strasbourgeois ; né dans la ville libre, il devint sujet de Louis XIV, prononça l'éloge de Henri le Grand [7] et fit, dans sa cité natale, passée à la France, une brillante carrière universitaire. Le livre que voici paraît parmi les Publications de notre Faculté des Lettres ressuscitée ; il m'est agréable d'y continuer en quelque façon, dans un esprit qui se ressent de la différence des temps, l'œuvre amorcée jadis par un Recteur de l'ancienne Université de Strasbourg.
[1] Il se pose au sujet de ce personnage une petite difficulté. Le document vénitien, cité ci-dessous, n. 2, l'appelle Richard : « fratri Ricardo Dei gratia Bisaciensis episcopus, incliti principis domini regis Roberti capellano et familiari domestico ». Mais, en 1340, l'évêque de Bisaccia, qui était un Prêcheur et, par conséquent, un « frère », se nommait François : cf. Eubel, Hierarchia catholica, 2e éd., 1913 et UGHELLI, Italia sacra, t. VI, in-4º, Venise, 1720, col. 841. On ne peut guère douter que ce ne soit frère François qui ait pris la parole devant le doge ; le scribe vénitien aura commis quelque part une erreur d'écriture ou de lecture (fausse interprétation d'une initiale ?) ; j'ai cru devoir la réparer.
[2] Venise, Archivio di Stato, Commemoriali, vol. III, p. 171 ; analysé Calendar of State Papers, Venice, I, n° 25. Je dois une copie de cette pièce curieuse à l'extrême obligeance de M. Cantarelli, professeur à l'Université de Rome. Il n'est pas fait mention de l'ambassade de l'évêque de Bisaccia dans E. Deprez, Les préliminaires de la Guerre de Cent Ans, 1902 (Bibl. Athènes et Rome). L'analyse du Calendar n'est pas exempte d'erreurs ; elle traduit comitatum de Pontyus in Picardiam (le Ponthieu) : the counties... of Pontoise.
[3] « ... ne tanta strages Christianorum, que ex dicto belo orta et oritur et oriri in posterum creditur, ipsi serenissimo principi Eudoardo imputaretur aliquatenus, in principio dicte guerre suas literas supradicto destinavit Philipo, continentes quod ad evitandum mala super inocentes ventura eligeret alterum trium : silicet quod de pari ipsi duo soli duelum intrarent, vel eligeret sibi sex vel octo aut quot velet, et ipse totidem, et si[c] questio terminaretur inter paucos, Altissimo de celo j ustitiam querenti victoriam tribuente ; aut si verus rex Francie esse[t], ut asserit, faceret probam ofiferendo se leonibus famelicis qui verum regem nullactenus lesunt ; aut miraculum de curandis infirmis, sicut solent facere ceteri reges veri, faceret (ms : facerent) ; alias indignum se regni Francie reputaret. Que omnia supradicta, ac plures et diversos (ms : diversi) pacis tractatus contempsit, se in superbiam elevando ».
[4] Pour la croyance relative aux lions, voir ci-dessous, p. 256. Pour le voyage des quatre Vénitiens, v. ci-dessous, p. 109.
[5] Cl. d’ALBON, De la maiesté royalle, institution et prééminence et des faveurs Divines particulières envers icelle, Lyon, 1575, p. 29, v°.
[6] Je ne me dissimule d'ailleurs nullement que dans mon enquête je ne suis pas toujours parvenu à tenir la balance égale entre les deux pays dont je voulais suivre les destinées parallèles. On trouvera peut-être quelquefois l'Angleterre un peu sacrifiée. J'ai pu y étudier l'histoire des rites guérisseurs, à quelques détails près, aussi complètement, je crois, qu'en France, mais l'histoire de la royauté sacrée, en général, non pas. L'état présent de l'Europe, peu favorable aux voyages et aux achats de livres étrangers par les bibliothèques publiques ou privées, rend plus malaisées que jamais les recherches d'histoire comparée. Le remède serait sans doute dans une bonne organisation du prêt international, pour les livres imprimés et pour les manuscrits ; on sait que la Grande-Bretagne, notamment, n'est pas encore entrée dans cette voie. Mon travail ne m'a d'ailleurs été rendu possible, comme je l'ai déjà indiqué, que par la générosité du donateur M. de Rothschild à qui l'Institut de France doit sa Maison de Londres. Malheureusement je n'ai pu faire en Angleterre qu'un seul séjour, au début, ou peu s'en faut, de mes recherches, c'est-à-dire à un moment où les problèmes n'apparaissent jamais avec toute l'ampleur et la complexité qu'on leur découvre plus tard : d'où certaines lacunes que, malgré l'obligeance de mes amis londoniens, je ne suis pas toujours arrivé à combler.
[7] Le 17 mai 1691 ; le discours fut imprimé : Speculum boni principis in Henrico Magno Franciae et Navarras rege exhibitum exercitatione politica Deo annuente, in inclyta Argentoratensium Academia... Argentorati, Literis Joh. Friderici Spoor, plaquette pet. in-4º, 54 p. Ce petit ouvrage doit être fort rare ; je n'en connais d'autres exemplaires que ceux de la Bibl. Nat. et de la Bibl. Wilhelmitana à Strasbourg. On y lit, p. 12, un éloge de l'Édit de Nantes qui, malgré sa brièveté, put, en son temps, paraître significatif. Sur la carrière de Zentgraff (outre les articles de l'Allgemeine deutsche Biographie et de la France protestante), on peut voir O. Berger-Levrault, Annales des professeurs des Académies et Universités alsaciennes, Nancy 1892, p. 262).
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