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Collection « Les auteur(e)s classiques »
La société féodale (1939) Extraits
Une édition électronique réalisée à partir du texte de Marc Bloch (1886-1944) [historien français], La société féodale. Paris: Les Éditions Albin Michel, Paris, 1982, 704 pages. Collection ‘L’évolution de l’Humanité’, tomes XXXIV et XXXIVbis. 1re édition 1939, 1940. Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.
Extrait. L’homme d’un autre homme
Voici, face à face, deux hommes : l’un qui veut servir l’autre qui accepte ou souhaite d’être chef. Le premier joint les mains et les place, ainsi unies, dans les mains du second : clair symbole de soumission, dont le sens, parfois, était encore accentué par un agenouillement. En même temps, le personnage aux mains offertes prononce quelques paroles, très brèves, par où il se reconnaît « l’homme » de son vis‑à‑vis. Puis chef et subordonné se baisent sur la bouche : symbole d’accord et d’amitié. Tels étaient très simples et, par là même, éminemment propres à frapper des esprits si sensibles aux choses vues les gestes qui servaient à nouer un des liens sociaux les plus forts qu’ait connus l’ère féodale. Cent fois décrite ou mentionnée dans les textes, reproduite sur des sceaux, des miniatures, des bas‑reliefs, la cérémonie s’appelait « hommage » (en allemand, Mannschaft). Pourdésigner le supérieur, qu’elle créait, point d’autres termes que le nom, très général, de « seigneur ». Souvent le subordonné est dit de même, sans plus, « l’homme » de ce seigneur. Quelquefois, avec plus de précision, son « homme de bouche et de mains ». Mais on emploie aussi des mots mieux spécialisés : « vassal » ou, jusqu’au début du XIIe siècle au moins, « commendé ».
Ainsi conçu, le rite était dépourvu de toute empreinte chrétienne. Explicable par les lointaines origines germaniques de son symbolisme, une pareille lacune ne pouvait subsister dans une société où l’on n’admettait plus guère qu’une promesse fût valable si elle n’avait Dieu pour garant. L’hommage même, dans sa forme, ne fut jamais modifié. Mais, vraisemblablement dès la période carolingienne, un second rite, proprement religieux, était venu se superposer à lui : la main étendue sur les Évangiles ou sur les reliques, le nouveau vassal jurait d’être fidèle à son maître. C’était ce qu’on appelait la « foi » (en allemand Treue, et, anciennement, Hulde). Le cérémonial était donc à deux temps. Ses deux phases, cependant, ne possédaient pas, à beaucoup près, une valeur égale.
Car la « foi » n’avait rien de spécifique. Dans une société troublée, où la méfiance était de règle, en même temps que l’appel aux sanctions divines semblait un des rares freins à peu près efficaces, le serment de fidélité avait mille raisons d’être fréquemment exigé. Les officiers royaux ou seigneuriaux, de tout rang, le prêtaient à leur entrée en charge. Les prélats le demandaient volontiers à leurs clercs. Les seigneurs terriens, parfois, à leurs paysans. A la différence de l’hommage qui, engageant, d’un coup, l’homme tout entier, passait, généralement, pour incapable de renouvellement, cette promesse, presque banale, pouvait être à plusieurs reprises répétée envers la même personne. Il y avait donc beaucoup d’actes de « foi » sans hommages. Nous ne connaissons pas d’hommages sans foi. En outre, lorsque les deux rites étaient joints, la prééminence de l’hommage se traduisait par sa place même dans la cérémonie : il avait toujours lieu en premier. Il était seul d’ailleurs à faire intervenir, en étroite union, les deux hommes ; la foi du vassal constituait un engagement unilatéral, auquel ne répondait que rarement, de la part du seigneur, un serment parallèle. L’hommage, en un mot, était le véritable créateur de la relation vassalique sous son double aspect de dépendance et de protection.
Le nœud ainsi formé durait, en principe, autant que les deux vies qu’il joignait. Aussitôt, par contre, que la mort avait mis fin soit à l’une, soit à l’autre, il se défaisait de soi-même. A dire vrai, nous verrons qu’en pratique la vassalité se mua très vite en une condition généralement héréditaire. Mais cet état de fait laissa, jusqu’au bout, subsister, intacte, la règle juridique. Peu importait que le fils du vassal trépassé portât ordinairement son hommage au seigneur qui avait accueilli celui de son père ; que l’héritier du précédent seigneur reçût, presque toujours, les hommages des vassaux paternels : le rite n’en devait pas moins être réitéré, chaque fois que la composition du couple venait à se modifier. De même, l’hommage ne pouvait être offert ni accepté par procuration : les exemples contraires datent tous d’une époque très tardive, où le : sens des vieux gestes s’était déjà presque perdu. En France, vis‑à‑vis du roi, cette faculté ne devint légale que sous Charles VII et non encore sans beaucoup d’hésitations. Tant il était vrai que le lien social semblait inséparable du contact presque physique que l’acte formaliste établissait entre les deux hommes.
Dernière mise à jour de cette page le Lundi 15 août 2005 18:27 Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
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