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Collection « Les auteur(e)s classiques »

L'Action. Essai d'une critique de la vie et d'une science de la pratique (1893)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Maurice Blondel, L'Action. Essai d'une critique de la vie et d'une science de la pratique (1893). Paris: Les Presses universitaires de France. 1re édition, Quadridge, 1993, 493 pp. Une édition numérique de Damien Boucard, bénévole, professeur d'informatique en section post-bac, en lycée, en Bretagne, France.

Introduction

[VII] Oui ou non, la vie humaine a-t-elle un sens, et l’homme a-t-il une destinée ? J’agis, mais sans même savoir ce qu’est l’action, sans avoir souhaité de vivre, sans connaître au juste ni qui je suis ni même si je suis. Cette apparence d’être qui s’agite en moi, ces actions légères et fugitives d’une ombre, j’entends dire qu’elles portent en elles une responsabilité éternellement lourde, et que, même au prix du sang, je ne puis acheter le néant parce que pour moi il n’est plus: je serais donc condamné à la vie, condamné à la mort, condamné à l’éternité ! Comment et de quel droit, si je ne l’ai ni su ni voulu ?

J’en aurai le cœur net. S’il y a quelque chose à voir, j’ai besoin de le voir. J’apprendrai peut-être si, oui ou non, ce fantôme que je suis à moi-même, avec cet univers que je porte dans mon regard, avec la science et sa magie, avec l’étrange rêve de la conscience, a quelque solidité. Je découvrirai sans doute ce qui se cache dans mes actes, en ce dernier fond où, sans moi, malgré moi, je subis l’être et je m’y attache. Je saurai si du présent et de l’avenir j’ai une connaissance et une volonté suffisantes pour n’y jamais sentir de tyrannie, quels qu’ils soient. [VIII]

Le problème est inévitable ; l’homme le résout inévitablement ; et cette solution, juste ou fausse, mais volontaire en même temps que nécessaire, chacun la porte dans ses actions. Voilà pourquoi il faut étudier l’action : la signification même du mot et la richesse de son contenu se déploieront peu à peu. Il est bon de proposer à l’homme toutes les exigences de la vie, toute la plénitude cachée de ses œuvres, pour raffermir en lui, avec la force d’affirmer et de croire, le courage d’agir.

I

A consulter l’évidence immédiate, l’action, dans ma vie, est un fait, le plus général et le plus constant de tous, l’expression en moi du déterminisme universel ; elle se produit même sans moi. Plus qu’un fait, c’est une nécessité, que nulle doctrine ne nie puisque cette négation exigerait un suprême effort, que nul homme n’évite puisque le suicide est encore un acte ; elle se produit même malgré moi. Plus qu’une nécessité, l’action m’apparaît souvent comme une obligation ; il faut qu’elle se produise par moi, même alors qu’elle exige de moi un choix douloureux, un sacrifice, une mort : non seulement j’y use ma vie corporelle, mais j’y meurtris toujours des affections et des désirs qui réclameraient tout, chacun pour soi. On ne marche, on n’apprend, on ne s’enrichit qu’en se fermant toutes les voies sauf une, et qu’en s’appauvrissant de tout ce qu’on eût pu savoir et gagner autrement : y a-t-il plus subtil regret que celui de l’adolescent obligé, pour entrer dans la vie, de borner sa curiosité comme par des œillères ? Chaque détermination retranche une infinité d’actes possibles. A cette mortification naturelle personne n’échappe.

Aurai-je du moins la ressource de m’arrêter ? non, il faut marcher ; de suspendre ma décision pour ne renoncer à [IX] rien ? non, il faut s’engager sous peine de tout perdre ; il faut se compromettre. Je n’ai pas le droit d’attendre ou je n’ai plus le pouvoir de choisir. Si je n’agis pas de mon propre mouvement, il y a quelque chose en moi ou hors de moi qui agit sans moi ; et ce qui agit sans moi agit d’ordinaire contre moi. La paix est une défaite ; l’action ne souffre pas plus de délai que la mort. Tête, cœur et bras, il faut donc que je les donne de bon gré, ou on me les prend. Si je refuse mon libre dévouement, je tombe en esclavage ; personne ne se passe d’idoles : dévots, les plus libertins. Un préjugé d’école ou de parti, un mot d’ordre, une convenance mondaine, une volupté, c’en est assez pour que tout repos soit perdu, toute liberté sacrifiée ; et voilà pour quoi souvent l’on vit et pour quoi l’on meurt !

Me restera-t-il l’espoir de me conduire, si je le veux, en pleine lumière et de me gouverner par mes seules idées ? Non. La pratique, qui ne tolère aucun retard, ne comporte jamais une entière clarté l’analyse complète n’en est pas possible à une pensée finie. Toute règle de vie qui serait uniquement fondée sur une théorie philosophique et des principes abstraits serait téméraire : je ne puis différer d’agir jusqu’à ce que l’évidence ait paru, et toute évidence qui brille à l’esprit est partielle. Une pure connaissance ne suffit jamais à nous mouvoir parce qu’elle ne nous saisit pas tout entiers : en tout acte, il y a un acte de foi.

Pourrai-je à tout le moins accomplir ce que j’ai résolu, quoi que ce soit, comme je l’ai résolu ? Non. Il y a toujours entre ce que je sais, ce que je veux et ce que je fais une disproportion inexplicable et déconcertante. Mes décisions vont souvent au delà de mes pensées, et mes actes, au delà de mes intentions. Tantôt je ne fais pas tout ce que je veux ; tantôt je fais, presque à mon insu, ce que je ne veux pas. Et ces actions que je n’ai pas complètement prévues, que je n’ai pas entièrement ordonnées, dès qu’elles sont accomplies, [X] pèsent sur toute ma vie et agissent sur moi, semble-t-il, plus que je n’ai agi sur elles. Je me trouve comme leur prisonnier ; elles se retournent parfois contre moi, ainsi qu’un fils insoumis en face de son père. Elles ont fixé le passé, elles entament l’avenir.

Impossibilité de m’abstenir et de me réserver, incapacité de me satisfaire, de me suffire et de m’affranchir, c’est ce que me révèle un premier regard sur ma condition. Qu’il y ait contrainte et pour ainsi dire oppression dans ma vie, ce n’est donc pas chimère ou jeu de dialectique, c’est brutalité de l’expérience quotidienne. Au principe de mes actes, dans l’emploi et après l’exercice de ce que je nomme ma liberté, il me semble sentir tout le poids de la nécessité. Rien n’y échappe en moi : si je tente de me dérober aux initiatives décisives, je suis asservi pour n’avoir pas agi ; si je vais de l’avant, je suis assujetti à ce que j’ai fait. Dans la pratique, nul n’esquive le problème de la pratique ; et non seulement chacun le pose, mais chacun, à sa façon, le tranche inévitablement.

C’est cette nécessité même qu’il faut justifier. Et qu’est-ce que la justifier, sinon montrer qu’elle est conforme à la plus intime aspiration de l’homme ? Car je n’ai conscience de ma servitude qu’en concevant, qu’en souhaitant un affranchissement complet. Les termes du problème sont donc nettement opposés. D’un côté, tout ce qui domine et opprime la volonté ; de l’autre, la volonté de tout dominer ou de tout pouvoir ratifier : car il n’y a point d’être où il n’y a que de la contrainte. Comment donc résoudre le conflit ? des deux termes du problème, quel est celui dont il faut partir comme de l’inconnue ? est-ce la bonne volonté qui fera crédit, comme si elle pariait pour une chose certaine et infinie, sans pouvoir connaître, avant la fin, qu’en paraissant tout y sacrifier elle n’a vraiment rien donné pour l’acquérir ? faut-il au contraire ne considérer d’abord que ce qui est inévitable et [XI] forcé, en se refusant à toute concession, en repoussant tout ce qui peut être repoussé, pour voir, avec la nécessité de la science, où cette nécessité de l’action nous conduit enfin, sauf à montrer simplement au nom même du déterminisme que la bonne volonté a raison ?

La première voie s’impose et peut suffire à tous. C’est la voie pratique. Il est nécessaire de la définir d’abord, ne fût ce que pour réserver la part de ceux, les plus nombreux et souvent les meilleurs, qui ne peuvent qu’agir sans discuter l’action. Personne d’ailleurs, on va le montrer, n’est dispensé d’entrer dans cette route directe. Mais comment une autre méthode devient légitime pour confirmer la première et pour devancer les révélations finales de la vie, comment elle est nécessaire à la solution scientifique du problème, c’est ce qu’il sera bon de prouver : l’objet de ce travail, ce doit être cette science même de la pratique.

II

Avant de discuter les exigences de la vie, pour les discuter même il faut s’y être soumis déjà. Est-ce que ce premier contrôle peut suffire à les justifier, et réussira-t-on, sans aucun effort de pensée, par la seule expérience, pour tous également, à découvrir la solution certaine qui absoudra la vie de toute tyrannie et satisfera les consciences ?

Je suis et j’agis, même malgré moi ; et je me vois tenu, semble-t-il, de répondre pour tout ce que je suis et ce que je fais. A cette contrainte que je ne puis supprimer, je souscrirai donc sans rébellion parce que cette docilité effective est la seule méthode directe de vérification : quelque apparente résistance que j’y oppose, rien, en fait, ne saurait me dispenser d’y obéir. Je n’ai donc d’autre ressource que de faire crédit ; toute tentative d’insubordination, ne me dérobant [XII] point à la nécessité de l’action, serait une inconséquence aussi contraire à la science qu’à la conscience. On ne le dira jamais assez : nulle difficulté de fait, nul doute spéculatif ne peut légitimement soustraire qui que ce soit à cette méthode pratique que je suis forcé et résolu à appliquer d’abord.

On me demande tête et cœur et bras : me voici prêt ; expérimentons. L’action est une nécessité ; j’agirai. L’action m’apparaît souvent comme une obligation ; j’obéirai. Tant pis, si c’est une illusion, un préjugé héréditaire, un reste d’éducation chrétienne : j’ai besoin d’une vérification personnelle, et je vérifierai coûte que coûte. Nul autre ne peut faire ce contrôle en mon lieu et place ; c’est de moi et de mon tout qu’il s’agit ; c’est moi et mon tout que je mets dans l’expérience. On n’a que soi ; et les vraies preuves, les vraies certitudes sont celles qui ne se communiquent pas. On vit seul comme on meurt seul ; les autres n’y font rien.

« Mais s’il est impossible de tenter l’essai par procuration, ne suffirait-il pas de le faire en projet, par une vue de l’esprit ? » Plaisantes gens que tous ces théoriciens de la pratique qui observent, déduisent, discutent, légifèrent sur ce qu’ils ne font pas. Le chimiste ne prétend pas fabriquer de l’eau sans hydrogène ni oxygène. Je ne prétendrai pas me connaître et m’éprouver, acquérir la certitude ni apprécier la destinée de l’homme, sans livrer au creuset tout l’homme que je porte en moi. C’est un laboratoire vivant que cet organisme de chair, d’appétits, de désirs, de pensées dont je sens perpétuellement l’obscur travail : voilà où doit se faire d’abord ma science de la vie. Artificielles d’ordinaire, étroites, maigres, toutes les déductions des moralistes sur les faits les plus pleins, sur les mœurs et la vie sociale. Agissons, et laissons là leur alchimie.

« Mais il y a doute, obscurité, difficulté. » Tant pis encore ; il faut marcher quand même, pour savoir à quoi s’en tenir. [XIII] Le vrai reproche qu’on adresse à la conscience, ce n’est point de ne pas assez parler, c’est de trop exiger. A chaque pas, d’ailleurs, suffit sa place ; et c’est assez d’une lueur, d’un appel confus pour que j’aille là où je pressens quelque chose de ce que je cherche, un sentiment de plénitude, une clarté sur le rôle que j’ai à jouer, une confirmation de ma conscience. On ne s’arrête pas en pleine nuit en plein champ : prétextant les ténèbres dont les nécessités et les obligations pratiques me semblent enveloppées pour ne leur faire aucun crédit ni aucun sacrifice, je manquerais à ma méthode, et au lieu de m’excuser je me condamnerais si j’osais blâmer ce que cette obscurité recèle ou m’en couvrir témérairement pour déserter l’expérience. — Le savant est contraint, lui aussi, de payer souvent d’audace et de risquer la matière peut-être précieuse qu’il a en mains ; il ne sait pas d’avance ce qu’il cherche, et il le cherche pourtant ; c’est en devançant les faits qu’il les rejoint et les découvre ; ce qu’il trouve, il ne le prévoyait pas toujours, il ne se l’explique jamais entièrement, parce qu’il ne visite pas, en leur dernière profondeur, les ateliers de la nature. Cette matière précieuse qu’il me faut exposer, c’est moi, puisque je ne puis faire la science de l’homme, sans l’homme. Il y a sans cesse, dans la vie, des expérimentations toutes préparées, des hypothèses, des traditions, des préceptes, des devoirs que nous n’avons plus qu’à vérifier : l’action est cette méthode de précision, cette épreuve de laboratoire, où, sans jamais comprendre le détail des opérations, je reçois la réponse certaine à laquelle aucun artifice de dialectique ne supplée. Là est la compétence : peu importe si elle s’achète cher.

« Mais encore n’y a-t-il pas équivoque et inconséquence dans ce règlement de vie ? s’il faut toujours opter entre plusieurs partis, pourquoi sacrifier ceci à cela ; n’a-t-on pas le droit, presque le devoir, de tout expérimenter ? » Non ; il n’y a ni ambiguïté ni inconséquence quand, fidèle à la générosité [XIV] de l’entreprise et préférant à l’orgueil de penser la bonté de vivre, l’on se dévoue sans marchander à la conscience et à son simple témoignage. L’expérimentation morale, comme toute autre, doit être une méthode d’analyse et de synthèse : le sacrifice est cette analyse réelle qui, mortifiant les appétits trop impérieux et trop connus de tous, met en évidence une volonté supérieure qui n’est qu’en leur résistant : il n’appauvrit pas, il développe et complète la personne humaine. Ceux-là se plaignent-ils qui ont fait l’essai de l’héroïsme ? Voudrait-on que la vie fût toujours bonne aux méchants ? c’est alors qu’elle serait mauvaise, si elle leur restait douce, aplanie, savoureuse, et s’il faisait aussi clair dans l’égarement que sur la droite route. Ce n’est pas d’une satisfaction spéculative, c’est d’un contrôle empirique qu’il s’agit. Si j’ai déjà la solution, je serais inexcusable de la perdre en attendant de la comprendre ; ce serait la fuir pour l’atteindre. La curiosité de l’esprit ne supprime pas les nécessités pratiques sous prétexte de les étudier ; et, pour penser, je ne suis pas dispensé de vivre ; il me faut au moins l’abri d’une morale provisoire, parce que l’obligation d’agir est d’un autre ordre que le besoin de connaître. Toute dérogation aux dictées de la conscience est fondée sur un préjugé spéculatif, et toute critique de la vie, qui s’appuie sur une expérience incomplète, est d’une radicale incompétence. Ce n’est pas un mince trait de lumière qui suffit à illuminer l’immensité de la pratique ; ce qu’on voit ne détruit pas ce qu’on ne voit point ; et tant qu’on n’a pu encore relier parfaitement l’action à la pensée ni la conscience à la science, tous, ignorants ou philosophes, n’ont qu’à demeurer, comme des enfants, dociles, naïvement dociles à l’empirisme du devoir.

Ainsi, en l’absence de toute discussion théorique, comme aussi au cours de toute investigation spéculative sur l’action, une méthode directe et toute pratique de vérification s’offre à moi : ce moyen unique de juger des contraintes de la vie, et [XV] d’apprécier les exigences de la conscience, c’est de me prêter simplement à tout ce que la conscience et la vie exigent de moi. De cette façon seulement, je maintiendrai l’accord entre la nécessité qui me force à agir et le mouvement de ma volonté propre ; de cette façon seulement, je saurai si, en fin de compte, je puis ratifier, par un aveu définitif de ma libre raison, cette nécessité préalable, et si tout ce qui m’avait paru obscur, despotique, mauvais, je le trouve clair et bon. Donc, à la condition de ne point quitter cette voie droite de la pratique qu’on n’abandonnerait que par une inconséquence, la pratique même contient une méthode complète et prépare sans doute une solution valable du problème qu’elle impose à tout homme.

Comprend-on quelle est cette méthode d’expérience directe, et a-t-on le courage de l’appliquer ? Veut-on payer la compétence morale au prix de tout ce qu’on a et de tout ce qu’on est ? Sinon, point de jugement recevable. Pour que la vie fût condamnée, il faudrait que, expérience faite de ce qu’elle offre de plus pénible, elle laissât regretter tous les sacrifices et tous les efforts qu’on a faits pour la rendre bonne : en est-il ainsi ? Et si l’on n’a pas tenté l’épreuve, est-on admis à se plaindre ?

III

Oui, il faut recueillir ces plaintes. Il est possible que la voie droite aboutisse là où nulle autre ne mène, il est possible qu’on soit coupable de la quitter : mais si on l’a quittée, mais si l’on n’y est pas entré, mais si l’on y tombe, est-ce qu’on ne compte plus ? la science doit être large comme la charité et ne point ignorer même ce que la morale réprouve. Malgré la suffisance de la pratique, une autre méthode, destinée peut-être à éclairer et à justifier la première, mais toute [XVI] différente d’elle, devient légitime et même nécessaire. Pour quelles raisons ? Voici quelques-unes des principales.

Nul, sans doute, n’est tenu de discuter avec sa conscience, de marchander sa soumission et de spéculer sur la pratique. Mais qui donc échappe à la curiosité de l’esprit, qui n’a douté de la bonté de sa tâche et ne s’est demandé jamais pourquoi il fait ce qu’il fait ? Quand les traditions sont rompues, comme elles le sont ; quand la règle des mœurs est entamée presque sur tous les points ; quand, par une étrange corruption de la nature, l’attrait de ce que la conscience populaire nomme le mal exerce sur tous une sorte de fascination, est-il possible d’agir toujours avec l’heureuse et courageuse simplicité que n’arrête aucune incertitude et que ne rebute aucun sacrifice ? Non ; si la méthode des simples et des généreux est bonne, il faut du moins qu’on puisse montrer pourquoi. Cette apologie ne saurait être que le suprême effort de la spéculation, en prouvant la suprématie de l’action.

Est-ce que d’ailleurs, même quand on n’hésite pas sur ce qu’il y a à faire, on fait toujours ce qu’on sait et ce qu’on veut ? Et si de continuelles défaillances gâtent l’expérience de la vie, si la première sincérité est perdue, s’il se dresse devant la route l’irréparable passé d’un acte, ne faudra-t-il pas recourir à une voie indirecte ? et la réflexion, provoquée par l’obstacle même, n’est-elle pas nécessaire, comme une lumière, pour retrouver la route égarée ? Née souvent d’une curiosité orgueilleuse ou sensuelle, la présence du mal, dans la conscience la plus naïve, y produit à son tour un besoin de discussion et de science. Ce complément ou ce supplément de la spontanéité morale, il faut donc le chercher dans des idées aussi scientifiques que possible.

Mais qu’on prenne garde ; rien de plus périlleux et de moins scientifique que de se gouverner, dans la pratique, par des idées incomplètes. L’action ne saurait être partielle ou provisoire comme peut l’être la connaissance. Donc, [XVII] quand on a commencé à discuter les principes de la conduite humaine, on ne doit pas tenir compte de l’examen tant que l’examen n’est pas achevé, parce qu’il faut quelque chose de principal, de central, de total pour éclairer et régler les actes. Or, s’il est vrai que personne n’est obligé de spéculer sur la pratique, il n’y a pourtant presque personne qui n’ait ses idées sur la vie et ne se croie autorisé à les appliquer : aussi est-il essentiel de pousser cet examen jusqu’au terme, puisque, au terme seulement, l’autorité que la spéculation usurpe souvent sur l’action deviendra légitime.

C’est donc une science de l’action qu’il faut constituer ; une science, qui ne sera telle qu’autant qu’elle sera totale, parce que toute manière de penser et de vivre délibérément implique une solution complète du problème de l’existence ; une science, qui ne sera telle qu’autant qu’elle déterminera pour tous une solution unique à l’exclusion de toute autre. Car il ne faut pas que mes raisons, si elles sont scientifiques, aient plus de valeur pour moi que pour autrui, ni qu’elles laissent place à d’autres conclusions que les miennes. C’est en cela encore que la méthode directe de vérification pratique a besoin d’être complétée ; il reste à le montrer.

Tout personnels et incommunicables, les enseignements de l’expérimentation morale ne valent en effet que pour celui seul qui les suscite en soi. Il a pu sans doute apprendre où l’on acquiert la vraie clarté de l’âme et fonder en lui-même une certitude intime qui dépasse, à son sens, toute autre assurance. Mais ce qu’il sait parce qu’il le fait, il ne peut le révéler aux autres qui ne le font pas : aux yeux étrangers, ce n’est qu’opinion, croyance, ou foi ; pour lui-même sa science n’a point le caractère universel, impersonnel et impérieux de la science. Or il est bon que chacun pour soi puisse justifier aussi pleinement que possible, contre les sophismes de la passion, les raisons de sa conduite ; il est bon que chacun puisse transmettre et démontrer à tous la solution qu’il sait [XVIII] certaine du problème imposé à tous ; il est bon que, si notre vie doit nous juger avec une souveraine rigueur, nous puissions déjà, si nous le voulons, la juger avec une suffisante clarté.

Pourquoi il est légitime et il devient même nécessaire de poser le problème spéculatif de la pratique, c’est donc manifeste. Comment il se pose, il faut maintenant le rechercher.

IV

De quelle façon, dans l’étude de la réalité, les méthodes vraiment scientifiques procèdent-elles ? Elles excluent toutes les fausses explications d’un fait, toutes les coïncidences fortuites, toutes les circonstances accessoires pour mettre l’esprit en face des conditions nécessaires et suffisantes, et le contraindre à affirmer la loi : c’est cette voie indirecte qui seule est celle de la science, parce que, partant du doute et éliminant systématiquement toute chance d’erreur et toute cause d’illusion, elle ferme toutes les issues sauf une : dès lors la vérité s’impose, elle est démontrée.

Or il n’y aura, à proprement parler, science de l’action, qu’autant qu’on réussira à transporter dans la critique de la vie ce que cette méthode indirecte a d’essentiel. Car il ne faut pas feindre les hommes autres qu’ils ne sont pour la plupart, surtout les hommes de pensée : ils ne font guère qu’à leur tête, c’est-à-dire qu’ils aiment à choisir et à savoir où ils vont ; et, pour le savoir sûrement, ils battront même les faux chemins. Sans investigation complète, point de démonstration concluante et contraignante. Si, dans les sciences de la nature, l’esprit ne se rend que devant une impossibilité de douter, à plus forte raison, dans le monde de ses passions, de ses souffrances et de ses combats intimes, l’homme tient bon et reste où il est, tant qu’il n’est pas délogé de la position, [XIX] quelle qu’elle soit, où l’amour-propre, à défaut d’autre intérêt, le retient : qu’on ne demande à personne de faire le premier pas. La science n’a rien à concéder.

Ce serait faire le premier pas et le pas décisif que d’accepter, fût-ce à titre d’essai ou de simple postulat, l’obligation morale ou même la nécessité naturelle d’agir : c’est cette contrainte, ce sont ces exigences pratiques qui sont en question, et qu’il faut justifier aux yeux les moins indulgents et par l’effort de ceux mêmes qui s’y dérobent de tout leur pouvoir. Du moment où je pose le problème théorique de l’action et où je prétends en découvrir la solution scientifique, je n’admets plus, au moins provisoirement et à ce point de vue différent, la valeur d’aucune solution pratique. Les mots usuels de bien, de mal, de devoir, de culpabilité que j’avais employés sont, dès cet instant, dénués de sens, jusqu’à ce que, s’il y a lieu, je puisse leur restituer leur plénitude. En face de la nécessité même qui, à parler le langage des apparences, me force à être et à agir, je me refuse à ratifier, dans l’ordre de la pensée, ce que, dans l’ordre de l’action, je me suis résolu à pratiquer. Et, puisqu’il faut d’abord éliminer toutes les fausses manières d’être et d’agir, au lieu de ne voir que la voie droite, j’explorerai toutes celles qui s’en écartent le plus.

Ma situation est donc bien nette. D’une part, en action, complète et absolue soumission aux dictées de la conscience, et docilité immédiate ; ma morale provisoire, c’est toute la morale, sans qu’aucune objection d’ordre intellectuel ou sensible m’autorise à rompre ce pacte avec le devoir. D’autre part, dans le domaine scientifique, complète et absolue indépendance ; non pas, comme on l’entend d’ordinaire, l’affranchissement immédiat de la vie entière à l’égard de toute vérité régulatrice, de tout joug moral, de toute foi positive : ce serait tirer la conclusion avant d’avoir justifié les prémisses, et laisser la pensée usurper une autorité prématurée, au [XX] moment même où l’on en reconnaît l’incompétence. Quel que soit le résultat scientifique de l’examen commencé, il faut qu’au terme seulement il rejoigne et éclaire la discipline pratique de la vie. L’indépendance nécessaire à la science de l’action, voici donc comment il faut l’entendre : cette recherche même va mieux manifester l’importance foncière et l’originalité unique du problème.

De quoi s’agit-il en effet ? de savoir si en dépit des évidentes contraintes qui nous oppriment, si à travers les obscurités où il nous faut marcher, si jusqu’aux profondeurs de la vie inconsciente d’où émerge le mystère de l’action comme une énigme dont le mot sera peut-être terrible, si dans tous les égarements de l’esprit et du cœur il subsiste, malgré tout, le germe d’une science et le principe d’une intime révélation, telle que rien n’apparaîtra d’arbitraire ou d’inexpliqué dans la destinée de chacun, telle qu’il y aura consentement définitif de l’homme à son sort quel qu’il soit, telle enfin que cette clarté révélatrice des consciences ne changera pas dans leur fond ceux mêmes qu’elle accablera comme par surprise. A la racine des plus impertinentes négations ou des plus folles extravagances de la volonté, il faut donc rechercher s’il n’y a pas un mouvement initial qui persiste toujours, qu’on aime et qu’on veut, même quand on le renie ou quand on en abuse. C’est en chacun qu’il est nécessaire de trouver le principe du jugement à porter sur chacun. Et l’indépendance de l’esprit devient indispensable en cette recherche, non seulement parce qu’il importe, sans parti pris d’aucune sorte, d’admettre d’abord toute l’infinie diversité des consciences humaines, mais surtout parce qu’en chacune, sous les sophismes ignorés et les défaillances inavouées, il faut retrouver la primitive aspiration, afin de les conduire toutes, en pleine sincérité, jusqu’au terme de leur élan volontaire. Ainsi, au lieu de partir d’un point unique d’où rayonnerait la doctrine particulière à un seul [XXI] esprit, il est nécessaire de se placer aux extrémités des rayons les plus divergents afin de ressaisir, au centre même, la vérité essentielle à toute conscience et le mouvement commun à toute volonté.

Abordant la science de l’action, il n’y a donc rien que je puisse tenir pour accordé, rien ni des faits, ni des principes, ni des devoirs ; c’est à me retirer tout appui précaire que je viens de travailler. Qu’on ne prétende point, comme Descartes par un artifice qui sent l’école tout sérieux qu’il est, extraire du doute et de l’illusion la réalité même de l’être ; car je ne sens point de consistance dans cette réalité du rêve, elle est vide et reste hors de moi. Qu’on ne me parle point, avec Pascal, de jouer croix ou pile sur le néant et l’éternité ; car parier ce serait déjà ratifier l’alternative. Qu’on ne fasse pas, après Kant, surgir je ne sais de quelle nuit je ne sais quel Impératif catégorique ; car je le traiterais en suspect et en intrus. Il faut, au contraire, accueillir toutes les négations qui s’entre-détruisent, comme s’il était possible de les admettre ensemble ; il faut entrer dans tous les préjugés, comme s’ils étaient légitimes ; dans toutes les erreurs, comme si elles étaient sincères ; dans toutes les passions, comme si elles avaient la générosité dont elles se vantent ; dans tous les systèmes philosophiques, comme si chacun étreignait l’infinie vérité qu’il pense accaparer. Il faut, prenant en soi toutes les consciences, se faire le complice intime de tous, afin de voir s’ils portent en eux leur justification ou leur condamnation : qu’ils soient leurs propres arbitres ; qu’ils voient où les conduirait leur volonté la plus franche et la plus intérieure ; qu’ils apprennent ce qu’ils font sans le savoir, et ce qu’ils savent déjà sans le vouloir et sans le faire.

Ainsi, pour que le problème de l’action soit posé scientifiquement, il faut qu’on n’ait ni postulat moral, ni donnée intellectuelle à accepter. Ce n’est donc pas une question particulière, une question comme une autre qui s’offre à [XXII] nous. C’est la question, celle sans laquelle il n’y en a point d’autre. Elle est si première que toute concession préalable serait une pétition de principe. De même que tout fait contient sa loi entière, de même toute conscience recèle le secret et la loi de la vie : point d’hypothèse à faire ; on ne peut supposer ni que le problème soit résolu, ni même qu’il soit imposé ou simplement posé. Il doit suffire de laisser la volonté et l’action se déployer en chacun, afin que se révèle la plus intime orientation des cœurs, jusqu’à l’accord ou à la contradiction finale du mouvement primitif avec le terme où il aboutit. La difficulté, c’est de n’introduire rien d’extérieur ni d’artificiel dans ce drame profond de la vie ; c’est de redresser, s’il y a lieu de le faire, la raison et la volonté par la raison et la volonté même ; c’est, par un progrès méthodique, de faire produire aux erreurs, aux négations et aux défaillances de toute nature, la vérité latente dont les âmes vivent et dont peut-être elles peuvent mourir pour l’éternité.

V

Ainsi tout est mis en question, même de savoir s’il y a une question. Le ressort de toute l’investigation doit donc être fourni par l’investigation même ; et le mouvement de la pensée se soutiendra de lui-même sans aucun artifice extérieur. Ce rouage interne quel est-il ? Le voici. Car d’avance il est bon, non pour la valeur, mais pour la clarté de l’exposition, d’indiquer la pensée motrice, et, mettant en cause, avec le prix de la vie, la réalité même de l’être, de marquer le nœud commun de la science, de la morale et de la métaphysique. Entre elles, il n’y a point de contradictions, parce que là où l’on a vu des réalités incompatibles il n’y a encore que des phénomènes hétérogènes et solidaires. Et si l’on s’est embarrassé d’inextricables difficultés où il n’y en a pas, [XXIII] c’est faute d’avoir su reconnaître l’unique question où elle est. Il s’agit du tout de l’homme ; ce n’est donc pas dans la pensée seule qu’on doit le chercher. C’est dans l’action qu’il va falloir transporter le centre de la philosophie, parce que là se trouve aussi le centre de la vie.

Si je ne suis pas ce que je veux être, ce que je veux, non des lèvres, non en désir ou en projet, mais de tout mon cœur, par toutes mes forces, dans mes actes, je ne suis pas. Au fond de mon être, il y a un vouloir et un amour de l’être, ou bien il n’y a rien. Cette nécessité qui m’était apparue comme une contrainte tyrannique, cette obligation qui semblait d’abord despotique, il faut qu’en dernière analyse je voie qu’elles manifestent et exercent l’action profonde de ma volonté ; sinon, elles me détruiraient. La nature entière des choses et la chaîne des nécessités qui pèsent sur ma vie n’est que la série des moyens que je dois vouloir, que je veux en effet pour accomplir ma destinée. L’être involontaire et contraint ne serait plus l’être : tant il est vrai que le dernier mot de tout, c’est la bonté ; et qu’être, c’est vouloir et aimer. Le pessimisme s’est arrêté trop tôt dans la philosophie de la volonté : car, en dépit de la douleur et du désespoir, nous aurons encore raison d’avouer la vérité et l’excellence de l’être si nous le voulons de nous-mêmes en toute sincérité et en toute spontanéité ; pour souffrir d’être, pour haïr mon être, il faut que j’avoue et que j’aime l’être : le mal et la haine ne sont qu’en devenant un hommage à l’amour.

Aussi, quelque apparente disproportion qu’il y ait entre ce que je sais, ce que je veux et ce que je fais ; quelque redoutables que puissent être les conséquences de mes actes ; même si, capable de me perdre, mais non de m’échapper à moi-même, je suis, jusqu’au point où il serait meilleur pour moi de n’être pas, il faut que toujours, pour être, je veuille être, dussé-je porter en moi la douloureuse contradiction de ce que je veux et de ce que je suis. Rien d’arbitraire ni de tyrannique [XXIV] en ma destinée ; car la moindre pression extérieure suffirait à dénuer l’être de tout prix, de toute beauté, de toute consistance. Je n’ai rien que je n’aie reçu ; et pourtant il faut en même temps que tout surgisse de moi, même l’être que j’ai reçu et qui me semble imposé ; il faut, quoi que je fasse et quoi que je subisse, que je sanctionne cet être et que je l’engendre pour ainsi dire à nouveau par une adhésion personnelle, sans que jamais ma plus sincère liberté le désavoue. C’est cette volonté, la plus intime et la plus libre, qu’il importe de retrouver en toutes mes démarches, et de porter enfin jusqu’à son parfait achèvement : le tout est d’égaler le mouvement réfléchi au mouvement spontané de mon vouloir. Or c’est dans l’action que se détermine ce rapport ou d’égalité ou de discordance. Aussi importe-t-il souverainement d’étudier l’action ; car elle manifeste à la fois la double volonté de l’homme ; elle construit en lui, comme un monde qui est son œuvre originale et qui doit contenir l’explication complète de son histoire, toute sa destinée.

Le dernier effort de l’art, c’est de faire faire aux hommes ce qu’ils veulent, comme de leur faire connaître ce qu’ils savent. Là est l’ambition de ce travail. Non pas qu’on y puisse violer les obscurités tutélaires qui assurent le désintéressement de l’amour et le mérite du bien. Mais, s’il y a un salut, il ne saurait être attaché à la savante solution d’un problème ténébreux, ni refusé à la persévérance d’une rigoureuse recherche : il ne peut être que clairement offert à tous. Cette clarté, il faut la porter à ceux qui s’en sont détournés, peut-être à leur insu, dans la nuit qu’ils se font à eux-mêmes, une nuit où la pleine révélation de leur obscur état ne les changera plus s’ils ne contribuent d’abord à se changer volontairement. La seule supposition qu’on ne fera point d’abord, c’est de croire qu’ils s’égarent, le sachant et le voulant, qu’ils refusent la lumière en sentant qu’elle les enveloppe, et qu’ils maudissent l’être en avouant sa bonté. [XXV] Et pourtant il faudra peut-être en venir à cet excès même, puisqu’il n’y a rien, dans toutes les attitudes possibles de la volonté ni dans toutes les illusions de la conscience, qui ne doive rentrer dans la science de l’action : fictions et absurdités si l’on veut, mais absurdités réelles. Il y a dans l’illusoire, dans l’imaginaire et le faux même, une réalité, quelque chose de vivant et de substantiel qui prend corps dans les actes humains, une création dont nulle philosophie n’a tenu un compte suffisant. Combien il importe de recueillir, d’unir et d’achever, comme des membres périssants par leurs divisions, tant d’aspirations éparses, afin d’édifier, à travers l’infinité des erreurs et par elles, l’universelle vérité, celle qui vit dans le secret de toute conscience et dont aucun homme ne se déprend jamais.

Mais qu’on oublie maintenant cette vue anticipée de la route à suivre. Qu’on s’abandonne sans arrière-pensée et sans défiance, justement parce qu’aucun parti n’est pris, ni aucun acte de confiance demandé. Même ce point de départ « il n’y a rien » ne saurait être admis, parce que ce serait encore une donnée extérieure et comme une concession arbitraire et assujettissante. Le déblaiement est complet.

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Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 4 janvier 2010 19:57
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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