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Collection « Les auteur(e)s classiques »
Une édition électronique réalisée à partir du livre d'Amadeo Bordiga, Textes sur la question agraire. Articles parus entre 1957 et 1960 dans le journal italien Il Programma Communista. Traduction de l'Italien au français dans la tradition française des traductions anonymes achevée le 1er décembre 2006. Aperçu introductif sur la question agraire Il Programma Comunista, n°21, 19 novembre - 03 décembre 1953.
Le Fil du Temps, paru dans le n°14 de cette année, était consacré à une certaine insuffisance de vision affectant même les petits groupes communistes anti-staliniens, qui concerne deux points : la question agraire et la question nationale, et qui atteint son summum quand elle aboutit à nier toute importance historique aux mouvements des paysans propriétaires et aux nationalités assujetties [1]. Le rapport qui a été fait à la réunion de Trieste du 29-30 août 1953 s'est occupé de la question des nationalités, ainsi que de celle des races qui lui est étroitement liée. Les auditeurs ayant demandé que son compte rendu détaillé soit publié rapidement, c'est lui qui a pris la place du Fil du Temps dans les numéros 16, 17, 18, 19 et 20... et peut-être un peu plus de place encore! Il n'est absolument pas garanti que cette très vaste rédaction contienne exactement tout ce qui a été dit à Trieste, pas plus d'ailleurs que tout ce qui a été écrit dans le compte rendu ait été exposé verbalement. Cela n'a aucune importance : il ne s'agissait pas d'un discours historique, et encore moins d'un orateur historique. Ce genre d'orateurs, on en trouve à tous les coins de rue. Malgré l'imposante masse de mots qui ont été dits et écrits, non seulement le problème n'a pas été, disons, épuisé, mais il n'a pas même été traité jusqu'au bout. L'étude de la question historique des luttes nationales, et de l'attitude du point de vue doctrinal et politique des communistes à leur égard, s'est arrêtée à l'aire européenne, dont nous avons cependant fixé la limite géographique non pas à l'Oural mais au Dniepr (en direction du sud, et au Lac Onega en direction du nord, grosso modo bien sûr), et la limite historique (pour ce qui concerne le soutien politique aux mouvements indépendantistes) à la période 1789-1871. Reste donc à traiter l'aire asiatique, et plus généralement le problème des races non blanches, afin d'établir qu'une période analogue, qui s'est ouverte à peu près quand la précédente s'achevait, n'est pas encore arrivée à son terme. Avec cette différence considérable que la période blanche coïncidait avec la phase de capitalisme naissant, tandis que la période de couleur accompagne la phase de capitalisme impérialiste et parasitaire. Quoi qu'il en soit, cela ne servirait à rien de jouer les daltoniens. Et donc, la prochaine réunion affrontera le sujet : Impérialisme et question orientale et coloniale [2]. On nous fait assez souvent observer que la manière avec laquelle nous traitons ce genre de thèmes est ardue et ennuyeuse, surtout si on met en regard le caractère si appétissant et alléchant des sujets "vraiment politiques" qui portent sur les faits et gestes des chefs d'Etat et de parti, et sur la question de savoir comment le cours de leurs processus physiologiques personnels façonne le destin de l'humanité. Nous ne pouvons faire qu'une seule réponse, qui s'exprime par un terme de la linguistique désormais internationale, et que tout le monde comprend depuis que les matelots américains fréquentent les vénus indigènes : sorry ! En dépit de cette vieille musique, nous continuerons ainsi. Nous n'avons pas d'autre monnaie à dépenser. Cela aussi se ramène à une question de classe. Quiconque a quelque peu travaillé dans le domaine de la propagande et de l'agitation dans les rangs de la classe laborieuse sait combien les positions absolument originales du marxisme révolutionnaire, avec leurs conclusions décidément non conformes à ce qu¢Église, école, armée, culture, littérature et science, ont fourré dans la tête des instruits, sont saisies avec une sûreté incroyable par les masses, alors qu'elles n'entrent qu'une fois sur un million (et provisoirement) dans le crâne des intellectuels. L'alerte fut donnée à l'époque où fut lancée la mode selon laquelle, pour accélérer le travail de propagande et d'agitation, il fallait utiliser dans les rangs prolétariens des thèses et des termes courants, sans rigueur et acceptés par tous, comme ceux qui sont employés par le curé, l'instituteur, le caporal, l'homme cultivé, l'écrivain et le savant, procédé qui devait ensuite nous permettre, en partant de la plate-forme commune des sacro-saintes vérités indiscutables, de mettre en oeuvre le petit jeu facile de prendre en défaut et sur le fait tous ces gens-là, avec un succès "vraiment politique". Les résultats de cette tactique sont aujourd'hui évidents, et nous ne voulons pas dire par là qu'il suffisait de changer de méthode dans la propagande, les discours et la presse, pour donner une orientation différente aux événements. La vérité est que, dans une phase historique où la vieille société pue le cadavre, mais où ses membres purulents piétinent encore nos corps en pesant d’un poids immensément accru, il est logique qu'apparaissent ces manières dégoûtantes dont des dirigeants vendus prétendent qu'il faudrait user pour s’adresser au prolétariat. Plus on est imprégné de la culture qui caractérise cette société et plus on est imprégné de sa putréfaction. Le cerveau non altéré de l'homme qui travaille de ses muscles et qui sent sur eux la brûlure des coups de fouet de l'exploitation, résiste plus longtemps. Mais aujourd'hui, le capitalisme, corrompu mais gigantesque, est en mesure de l'assaillir de drogues, et malheureusement de lui graisser la patte plus largement. En revanche, le cerveau de l'intellectuel, qui a toujours fonctionné, bien que selon des rythmes contraignants, dans l'illusion de s'assurer l¢"arte lieggia" [3] un métier peu astreignant est une machine usée en quelques décennies. Une presbytie mentale affecte les travailleurs intellectuels d'aujourd'hui : ils ont seulement la force de répéter des opérations habituelles, de rester sur les rails d'une ancienne routine [4], ils ne peuvent affronter ni résoudre un problème nouveau, et même quand, dans leur vie, ils ont fait des efforts pour subvertir la vieille culture, ils sont réabsorbés en elle, sous la coupe de sa puissante influence. Presbytie et surdité mentales qui les obligent à parler en feignant d’avoir écouté et à écrire en feignant d’avoir lu, ce qui ne peut se faire qu'en rabâchant les vieilles rengaines. La masse et la force, y compris inertielle, du Capital dans l'histoire sont gigantesques. Si nous devions préserver la lumière de la pensée, nous serions foutus. Mais l'analyse physique du comportement de la matière, même vivante, nous a donné la certitude qu’en fin de compte les sourds entendront et les aveugles verront.
UNE FORMULE ARCHI-FACILE L'opinion la plus courante sur la "question agraire" est la suivante : Marx avait fondé toute sa critique de l'actuelle société d'économie privée ainsi que la détermination de la voie à suivre pour réaliser le programme de la future société communiste, sur la contradiction entre les forces des capitalistes industriels et celles des travailleurs salariés d'usine puisque cette forme était en train d’engloutir irrésistiblement toutes les autres formes de la production sociale. Puis Lénine vint innover et changer tout cela, en mettant en avant le heurt entre les forces des petits paysans et celles des propriétaires fonciers, et en démontrant qu'il pouvait prendre une place égale si ce n'est supérieure à celle de la lutte industrielle dans la dynamique de la révolution. Nous savons naturellement ce qui est décisif aux yeux des philistins : Lénine ne s'est pas contenté d'écrire et de dire cela, mais il a "fait" une révolution avec les forces paysannes, la seule qui, historiquement, ait triomphé! Et il ne leur reste qu'à choisir entre ces deux termes de l'alternative : le léninisme est la révolution paysanne préalable à la révolution ouvrière ou bien le léninisme est la découverte du moyen de rouler les paysans en faisant en sorte qu’ils accomplissent la révolution ouvrière (de même que le libéralisme fut la découverte du moyen de rouler les paysans et les ouvriers afin qu’ils accomplissent la révolution capitaliste). Eh bien, nous affirmons que tout cela est faux. Et ce n’est pas nous qui le disons, mais Lénine lui-même. Dans toutes ses puissantes polémiques historiques sur la question agraire, il n'a fait que se battre contre les pseudo-marxistes russes et de tous pays qui s'occupaient de cette question, et il a démontré qu'ils commettaient des énormités incommensurables sur tous les points où ils prétendaient élaborer une théorie sur des problèmes négligés par Marx, ou pire encore, corriger des erreurs de Marx. Lénine affirme que Marx a traité la question agraire de façon aussi originale que complète. Ce n’est pas lui qui le dit... mais Marx lui-même. Et en effet, c'est avec la méthode qui caractérise notre école, celle qui a servi partout à fustiger les sociaux-traîtres de 1914-1918, celle qui a servi à confirmer la doctrine de l'État et de la dictature du prolétariat, que Lénine écrase ses contradicteurs sous une avalanche de citations, tirées des chapitres non pas accessoires mais fondamentaux qui traitent expressément de la question agraire dans le Livre III du Capital et dans les Théories de la survaleur [5] qui devaient en constituer le Livre IV et qu'on diffuse aujourd'hui sous le titre d'Histoire des doctrines économiques! Mais que faire ensuite de tous les passages et paragraphes entiers des Livres I et II du Capital, des oeuvres historiques sur la France et l'Allemagne, des écrits d'Engels sur l'Allemagne, sur la Guerre des paysans, etc., et des nombreuses lettres classiques de la Correspondance, comme celle qui explique le fameux Tableau de Quesnay, longuement traité dans l'Anti-Dühring ? Ils ont certainement écrit deux fois plus sur la question agraire que sur la question industrielle. Si Lénine s'en prend durement à ceux qui prétendent "combler des lacunes", il n'est pas moins mordant avec les "rectificateurs" parce que, si les premiers sont des gens qui n'ont pas lu Marx, les seconds sont des gens qui l'ont lu mais n'y ont pas compris un traître mot. Et c'est avec une énorme patience et un travail dont la masse égale la puissance que Lénine explique inlassablement ce qu'ils n'ont pas compris chez Marx, en confirmant à chaque page son orthodoxie absolue. C'est qu'en effet, pour faire passer leurs bêtises, ces messieurs s'affublent de l'étiquette habituelle : ils ne sont pas "dogmatiques". Il y a deux façons de ne pas être dogmatique, celle qui consiste à s'élever au-dessus du dogme, et celle qui consiste à ne pas être parvenu à la hauteur du dogme. Des représentants de la seconde catégorie, nous en avons vu, comme Lénine, des myriades; en revanche, de ceux de la première catégorie, nous ne dirons pas qu'il n'y a eu que Lénine lui-même, mais un nombre infime. Alors, les non-dogmatiques de la première catégorie font un grand pas en avant s'ils se contentent de rejouer par cœur la doctrine sans y ajouter de chansons de leur cru. En ce qui nous concerne, nous ne considérons nullement que l’appellation "dogmatique" soit une offense. Mais il est temps de donner la parole à Lénine. Son travail de 1901 sur La question agraire et les "critiques" de Marx (les guillemets sont de Vladimir) débute ainsi : « "Démontrer ... que le marxisme dogmatique, dans les questions agraires, a été renversé de ses positions, serait enfoncer une porte ouverte" ... Voilà ce qu'a déclaré, l'année dernière, Rousskoïé Bogatstvo par la bouche de monsieur V. Tchernov [qui deviendra un fieffé opportuniste] ». Et Lénine poursuit : « Ce "marxisme dogmatique" possède une étrange propriété! Depuis bien des années, les hommes savants et savantissimes d'Europe déclarent sentencieusement (et les journaux et revues répètent et redisent en d'autres termes) que le marxisme a été renversé de ses positions par la "critique", et cependant chaque nouveau critique repart à zéro et se met en devoir de bombarder ces positions prétendument déjà détruites. Monsieur Victor Tchernov, par exemple, ... tout au long de 240 pages, "enfonce une porte ouverte" ... M. Boulgakov ... [nous en reparlerons] a publié une étude en deux volumes [contre l’Agrarfrage de Karl Kautsky, à l'époque marxiste orthodoxe]... Maintenant, à coup sûr, personne ne saurait plus retrouver les restes du "marxisme dogmatique", mortellement écrasé sous ces montagnes de papier critique imprimé. [6] » Qu¢on s¢imagine à quel point, après cinquante ans de tirs d'artillerie supplémentaires, et d'autant plus quand nous voyons mettre en batterie non seulement le canon à projectiles atomiques, mais également le canon à merde (en termes parlementaires : chargé à blanc), nous sommes plus que jamais résolus à nous déclarer dogmatiques et à mépriser tous les candidats, sans aucune exception, au rôle de "critiques". Quelle différence entre le langage de Lénine et celui que Staline tiendra sur "les dogmatiques, les talmudistes, ou bien, avec ses géniales variations coutumières : "les talmudistes, les dogmatiques". Talmudistes pourquoi pas, mais ni flagorneurs, ni renégats. Une fois, une camarade israélite nous confia le soin de lui trouver un exemplaire du Talmud en hébreu. Nous en avons déniché un chez un bouquiniste de Naples, et, déboursant quelques sous pour cette rareté, nous l'avons ramené à Moscou, mais nous nous sommes senti quelque peu idiot étant donné que nous n'étions pas capable d'en déchiffrer une seule lettre !
En 1899, Lénine écrivit une série d'articles contre ce Boulgakov cité plus haut, auteur d'une vive critique de la Question agraire de Kautsky qui parut en Allemagne en 1890 et traitait des « tendances de l'agriculture moderne et (de) la politique agraire des socialistes » [7]. Avant de se mettre à étriller Kautsky, Boulgakov se consacrait à établir que Marx lui-même avait « parfois des conceptions erronées ». L'une de ces erreurs, dont nous reparlerons en temps utile, aurait consisté à vouloir appliquer à l'agriculture la loi, valable par ailleurs dans l'industrie, de la baisse du taux de profit résultant de l'augmentation de la composition organique du capital (plus de capital constant, moins de capital variable plus de machines et de matières premières, moins de travail humain). Lénine démontre la validité de cette loi avec une telle fougue qu'on ne peut s'empêcher de se remémorer que Staline voulait la mettre au rancart dans son célèbre dernier écrit théorique [8]. Naturellement, Boulgakov se fait fort des apports en la matière des spécialistes, des professeurs d'"agronomie" et d'"économie", pour affirmer : « II y a là (chez Kautsky) aussi peu de véritable agronomie que de véritable économie... ». Kautsky « élude par des phrases les problèmes scientifiques sérieux ». Il « n'accompagne pas ces informations [il s'agit des caractéristiques de l'agriculture à l'époque féodale] d'une analyse [nous y voilà!] économique... ». « Tous ces renseignements peuvent être tirés de n'importe quel manuel d'économie agricole ». Lénine, après s'être donné la peine de se les taper, ne partage pas cette opinion flatteuse de Boulgakov sur les manuels de la science officielle. Il en cite certains pour affirmer que dans aucun d'eux « le lecteur ne trouve un tableau de cette révolution que le capitalisme a produite dans l'agriculture, parce qu'aucun d'eux ne songe même à brosser un tableau général du passage de l'économie féodale à l'économie capitaliste ». C'est là que les deux méthodes s'opposent réellement. Tandis que les gens du genre Boulgakov cherchent dans la science officielle, générale, qui constituerait une base commune aux marxistes et aux non-marxistes, les éléments qui leur suffisent à établir la fameuse analyse du processus qui se déroule autour d'eux, et ne se rendent pas compte qu'ils tombent ainsi dans le mensonge fondamental de la pensée bourgeoise qui est de croire que des lois éternelles et rationnelles sont communes à toutes les économies, mensonge que le marxisme a fait voler en éclats, notre école, en revanche, face à chaque problème, se replie avant tout sur la recherche de la clef du processus historique. Et ce n'est qu'alors qu'elle parvient à établir que les prétendues lois éternelles sont au contraire des lois spécifiques à un mode de production donné et transitoire, en l’espèce celles du mode de production capitaliste. Lénine défend Kautsky de la manière la plus énergique et le soutient parce qu'il a établi avant toute chose les caractères qui distinguent l'économie féodale de l'économie capitaliste, en insistant fortement sur les caractères du passage de l'une à l'autre. Dans chaque sujet qu'ils traitent, les marxistes procèdent de la façon suivante : ils ne décrivent pas la réalité qu'ils observent à la manière d¢un froid compte rendu bureaucratico-statistique, mais ils en cherchent la source, le déroulement, le développement au cours du temps, les origines même lointaines, de façon à établir ce qu'il y a de transitoire et de caduc dans ce qui semble éternel et stable au chercheur ordinaire. Le marxiste dispose bien entendu des données des "traités" universitaires. Mais si ces données, dont il se sert avec une suspicion légitime, lui apportent dix, la puissance originale de la méthode marxiste lui apporte au moins cent. Quelques heures de consultation suppléent d'ailleurs à l'absence éventuelle de ce facteur dix, tandis que la ressource spécifique de la méthode du déterminisme historique est une conquête beaucoup plus rare et dont l'acquisition a demandé des générations entières. En conséquence, le spécialiste qui est au courant de tous les manuels, traités, revues et monographies, ne nous en impose nullement. La recherche sur les changements survenus dans les formes de production et d'économie agricoles, qui représentent la part prépondérante de toute l'économie sociale jusqu'à l'époque la plus récente, doit s'étendre, c'est indiscutable, non seulement au Moyen Age, mais à tout le cycle historique de l'humanité. La science occidentale est aujourd'hui aussi conformiste à l'égard des intérêts du capital que la science russe pouvait être soumise, à l'époque, aux ordres du tsarisme. Néanmoins, quand cette science était plus jeune, il était encore possible de consulter quelque "spécialiste" indépendant : il suffit de remonter d'un certain nombre de décennies en arrière pour en trouver un, auquel nous nous abstiendrons de faire de la publicité [9], car, s'il avait cherché à en avoir de son vivant, il aurait lui aussi publié des balivernes, au même titre que les auteurs modernes. Signalons au lecteur, auquel nous allons fournir, étant donné la clarté de l'exposé, quelques passages didactiques de cet auteur, qu'il s'agit d'un partisan déclaré d'une gestion privée de l'entreprise agricole sous contrôle modéré des pouvoirs publics : on se souviendra toutefois de sa critique vigoureuse du morcellement de la terre, cause de stagnation et d'une misère infinie, qu'il a fondée vraiment sur une base purement scientifique, et que nous avons reproduite dans Propriété et Capital, paru dans Prometeo [10]. Ce qui nous importe dans un sujet aussi complexe, c'est d'établir la prééminence de la méthode historique.
Le traité que nous citons fait ici déjà allusion non seulement au facteur de limitation de la terre mais aussi à celui de ce que l'on appelle la fertilité décroissante, qui fut l'objet d'une vive polémique entre Boulgakov et Lénine, polémique que nous reconstituerons à propos des théories de Ricardo et de Marx. L'auteur fait très vite appel à l'élément historique afin d'éclairer l'élément social : « La jouissance de la terre s'effectue aujourd'hui de façon absolument prépondérante au travers de la propriété individuelle du sol, si bien qu'il n'en existe pas de portion, si minime soit-elle, et même complètement improductive, sans que quelqu'un ait le droit d¢en disposer librement. On peut affirmer que dans les pays civilisés, ou dans ceux qui appartiennent à ces nations civilisées, la terre libre a disparu, cette terre sur laquelle le premier venu pouvait s'établir sans soulever de contestations. Là où il reste encore des espaces colonisables, les États s'en sont déclarés propriétaires, et ils les concèdent à titre onéreux. Pourtant, la constitution de la propriété individuelle du sol en tant que phénomène aussi absolu et général, comme c’est le cas aujourd¢hui dans de nombreux pays, est un fait assez récent, et partout, dans un passé plus ou moins reculé, la terre fut, dans sa majeure partie, l'objet d'une jouissance collective de la part de groupes familiaux ou démographiques. Il y eut ensuite une époque où la terre était sinon libre, dans ce sens que n'importe qui pouvait s'établir où bon lui semblait, du moins sujette à un usage collectif, de sorte que tout le monde participait à son exploitation sans pour cela avoir à payer une rente quelconque ou à rétrocéder à des tiers une partie du produit." » Nous passons ici sur la description de la transition d'un régime à l'autre chez les différents peuples, et notamment chez les Germains où prédominaient les terrains à usage collectif et domanial, ou chez les Latins qui développèrent un système allodial complet (possession privée). Pendant longtemps, la terre n'a pas été un objet de valeur, alors que le bétail, que chacun faisait paître sur des espaces communs à tous, l'était déjà. La terre n'était pas encore un article de commerce alors que le bétail l'était : la preuve en est, entre autres, dans le fait que le mot pecunia (monnaie) vient de pecus, qui signifie bétail. Les Germains, encore peu nombreux et occupant de vastes terres, à la différence des colons romains avec leur pratique évoluée du bail, appliquaient le système séculaire, et même millénaire, de l'assolement triennal [11] dont Lénine parle souvent. Dans ce système, on divisait la terre, pour chaque groupe familial, en trois lots d'égale surface soumis à une rotation annuelle : le premier était consacré à la culture du blé ; le second à celle du seigle, de l'orge ou de l'avoine ; le troisième restait au repos (jachère). La première année, la terre était utilisée pour la céréale la plus nutritive, le froment, qui lui soustrait presque tous ses éléments utiles; l'année suivante, on semait une céréale moins exigeante et de pouvoir alimentaire moindre ; et la troisième, on ne demandait rien à la terre afin qu'elle puisse reconstituer ses ressources chimiques ; dans une phase plus avancée, on labourait également ce lot afin de permettre à l'air atmosphérique d'y circuler, et on laissait les mauvaises herbes y pousser sans les arracher. Le texte explique ensuite que, si la propriété privée est née dans certains cas du partage du terrain collectif entre les différentes familles, elle a aussi été engendrée par la violence, l'esclavage et la conquête. Comme nous l'avons bien souvent rappelé, Engels montre que la culture en commun disparaît très tardivement chez les peuples germaniques : si, au contraire, en Italie, on trouve une répartition individuelle des terres dès l'époque pré-romaine (comme l¢atteste l'existence du dieu Terme qui rendait la possession sacrée et inviolable), cela est dû à une connaissance très ancienne de cultures supérieures à la culture céréalière : la vigne, l'olivier, les arbres fruitiers, et les premières cultures irriguées. Nous ne citerons pas à nouveau les passages historiques sur les rapports médiévaux, les populations attachées au seigneur et chef de guerre qui les protégeait en échange de services personnels obligatoires, pas plus que ceux sur la faible influence et la rapide disparition des formes féodales en Italie, étant donné le trop bref laps de temps qui leur fut donné entre la chute de l'Empire byzantin et l'époque des Communes qui connaissait déjà une agriculture hautement intensive (cultures maraîchères et arbres fruitiers), voire carrément capitaliste.
Lénine reproche donc à Boulgakov d'avoir considéré comme superflue l'étude de Kautsky sur les rapports féodaux, et, dans de nombreux passages, il la cite et la commente en la qualifiant de remarquable. Il n'est pas difficile de voir l'importance qu'il faut accorder, en direction du passé, à la "discrimination" entre la forme non capitaliste et la forme capitaliste : en effet, elle éclaire d'une vive lumière la discrimination en direction de l¢avenir. Avec la méthode, le style du Fil du Temps, nous nous sommes beaucoup appuyés sur "hier" afin qu'on comprenne aussi bien "demain" que le mensonge qui consiste à faire passer pour "demain" le communisme "actuel". Et nous nous apercevons immédiatement que de nombreuses thèses de Kautsky, que Lénine rétablit contre les objections de Boulgakov, ne sont autres que celles dont nous nous sommes servis dans Dialogue avec Staline pour démontrer le caractère capitaliste de l¢agriculture russe actuelle. Selon la belle phrase synthétique de Marx, la rapport féodal diffère du rapport moderne en cela que le serf fournissait à son maître en journées de travail sur le domaine de ce dernier et en parts du produit de son propre lopin de terre une rente en denrées ou en travail (et nous nous trouvions de ce fait dans une économie naturelle), tandis que le maître moderne de la terre, le propriétaire foncier, jouit d'une rente en argent. Il est vrai que survit encore aujourd'hui le colonat partiaire, forme dans laquelle le paysan verse au propriétaire non pas une redevance en argent, mais une quote-part déterminée de son produit : on peut se demander à cet égard pourquoi les fanfarons qui prétendent vouloir extirper les formes féodales vantent tant les mérites de ce système, alors qu'il présente précisément une forme extérieure semi-féodale. Il n'en demeure pas moins, en réalité, que les propriétaires se font verser de plus en plus souvent leur redevance par les colons partiaires, ou métayers, non plus sous la forme peu commode de denrées mais de leur équivalent en argent au prix du marché. C'est justement parce qu'il n'est pas pleinement capitaliste que ce système est un peu plus humain, dans la mesure où le cultivateur est à l¢abri du risque de devoir payer la même contribution les années grasses aussi bien que les années maigres. Quoi qu'il en soit, la rente en argent a pris la place de la rente en services et en denrées, et, dans le même temps, le bien foncier, d'inviolable qu'il était, est devenu aliénable, et le travailleur agricole, d'attaché à la terre qu'il était, est devenu "libre". Ce processus, à son début, n'a cependant pas été engendré seulement par l'exigence irrépressible de donner un cours favorable aux forces productives manufacturières, car il a été également accompagné par une augmentation de même grandeur des forces productives agricoles. Lénine cite Kautsky : « A l'époque féodale, il n'existait pas d'autre culture que la petite, car le propriétaire foncier travaillait ses champs avec le même outillage que ses paysans. Le capitalisme a permis de créer, pour la première fois, une grande production agricole, techniquement plus rationnelle que la petite » [12]. On aborde ici la question de la petite et de la grande culture, question sur laquelle Lénine s'élève non moins vigoureusement contre les critiques de Boulgakov. Lénine rapporte que, dans son chapitre 5, Kautsky expose la théorie marxiste de la valeur, du profit et de la rente, à laquelle il sera fait amplement appel en temps utile dans cette étude. Se moquant de Boulgakov qui ne parle d'agriculture capitaliste que lorsque la bourgeoisie industrielle et commerciale a pris le pouvoir, à la place de l'aristocratie terrienne, Lénine établit clairement que, dans le marxisme, l'agriculture actuelle devient capitaliste dans sa structure économique interne parce que sa forme, de naturelle, devient marchande. On se doit de reconnaître que, jeune alors, Karl Kautsky énonçait les thèses marxistes avec une exactitude magistrale.
Par conséquent, l'économie agricole féodale, caractérisée entre autres par la superposition du travail de la terre à la toute petite industrie domestique, ainsi que Kautsky le souligne justement, maintient la production rurale éloignée du marché. L'économie capitaliste, elle, attire la petite entreprise paysanne dans le tourbillon mercantile. Et « plus l'agriculture devient capitaliste et plus elle accentue la différence qualitative entre la technique de la petite production et celle de la grande ». « Dans l'agriculture précapitaliste, cette différence, insiste Lénine, n'existait pas » [14]. L'analyse qui montre que la prétendue indépendance de la minuscule entreprise agricole ne conduit qu'à un immense accroissement de la charge de travail pour le "propriétaire" du bout de terrain, viendra en son lieu, et d'ailleurs, elle est quasiment évidente. Les considérations sur le travail agricole coopératif, dont nous avons de nombreux exemples dans la production capitaliste, sont importantes; de même l'assertion (Marx le disait déjà en 1851) selon laquelle, dans les limites capitalistes, on ne peut compter sur la disparition de la petite production dans l'agriculture :
Les axes marxistes d'évaluation du passage entre les modes de production agricole représentent donc les éléments essentiels qui permettent de porter un jugement sur l'agriculture russe actuelle - et aussi sur la stupidité de l'opinion populaire mondiale qui fait de Lénine un distributeur de terres aux petits paysans. Dans toutes les doctrines portant sur l'économie agricole, nous trouvons deux positions antagoniques. L'une met en avant les forces naturelles, et par conséquent la terre, tandis que l'autre met en avant le travail de l'agriculteur, et par conséquent l'homme. Qui, de la nature ou de l'art, nous nourrit davantage, aurait dit Dante ? Cette importante divergence est mise en évidence dans l'histoire des doctrines économiques que Marx nous a laissée, fût-elle fragmentaire (et que Kautsky lui-même a reconstituée). La polémique porte sur la question de savoir quelles sont les sources de la richesse, et d'ailleurs on ne sait pas bien, chez les premiers auteurs, si l'on parle de la richesse personnelle des individus, ou bien de la richesse de la nation. La première bourgeoisie, innovatrice, audacieuse et révolutionnaire, est tout autant portée vers le principe de liberté personnelle que vers celui de la liberté nationale, et elle aime présenter son travail magnifique pour le triomphe de l'individualisme comme dirigé vers le bien de la patrie. Sous ce déguisement se dissimulent en réalité son sens de classe et l’identification de la classe des capitalistes à l'humanité. Les derniers féodaux et les premiers bourgeois tiennent encore pour la théorie qui voit dans la nature, dans la terre, la seule source de la richesse. L'école capitaliste classique, au contraire, déclarera que la source de toute richesse est le travail. C'est un fait bien connu et indiscutable que le marxisme se place aux côtés de cette dernière école : et en effet, la théorie de Marx nous conduira à ce résultat que la rente foncière n'est pas un don de la nature au propriétaire, don lié au fait qu'il occupe un morceau de terrain, mais seulement une fraction de la survaleur, à savoir le travail fourni par les agriculteurs mais non payé par leur rémunération en argent, ou salaire. Mais il convient ici de lever l¢ambiguïté habituelle quant à la portée de la théorie de la valeur. Cette théorie n'est pas une froide explication de l'économie moderne, mais une démonstration que cette économie est historiquement indéfendable et incapable de parvenir à un "régime d'équilibre stable". Elle est la démonstration de la nécessité de l'avènement du communisme, mais non une description de l'économie communiste, si ce n¢est par effet dialectique et pas au sens, en tout cas, où notre revendication serait satisfaite en supprimant la survaleur tout en gardant la valeur. Dans l'économie du travail associé, il n'y a plus de valeur ni de richesse et la question de savoir si l'origine de la richesse se situe dans la nature ou dans l'effort humain n'a plus de sens. Si un champ, sans être labouré et sans subir d'autres opérations, produisait périodiquement du pain, comme le fameux arbre tropical de même nom, c'est alors que nous aurions une rente de la nature. Mais Lénine, lorsqu'il maltraite Boulgakov, s'emporte contre de telles sornettes qui sont à la base du célèbre théorème de la productivité décroissante. On n'a jamais mangé sans avoir travaillé : « Prétendre que l'homme primitif obtenait le nécessaire comme un libre don de la nature est une fable stupide... Le passé n'a jamais connu aucun âge d'or, car l'homme était alors complètement écrasé sous les difficultés de l'existence, sous les difficultés de la lutte contre la nature » [16]. Cela ne contredit pas du tout le lien existant entre les traditions naïves d'un âge sans haines ni rancœurs et le communisme primitif sans trace de propriété privée : c'était un communisme de travail, où tout le monde travaillait pour tout le monde, et la base en était que la "limitation de la terre" par rapport au nombre d'hommes n'avait pas encore fait son apparition. Plus loin, Lénine opère une distinction essentielle entre la limitation de la terre en tant qu'objet de la production, et sa limitation en tant qu'objet du droit de propriété. Si nous en venons à l'époque capitaliste, la gestion de la terre s'effectue au moyen d'entreprises privées, mais la limitation légale, de type allodial romain, c'est-à-dire le monopole, non pas de la gestion, mais du droit de propriété, du droit au prélèvement de la rente foncière, ce monopole peut être transféré à l'État sans qu'on sorte du mode de production capitaliste (remarquons une fois encore : monopole égale propriété et pas seulement grande propriété ; et le monopole foncier, base de la rente, signifie confinement et bornage d’une surface quelconque de terre agricole). Voici donc encore une énième citation qui apporte la preuve que, pour le marxisme authentique et cohérent : « nous pouvons parfaitement concevoir une organisation purement capitaliste de l'agriculture dans laquelle la propriété privée de la terre serait complètement absente et dans laquelle la terre appartiendrait à l'État, aux communautés paysannes, etc. » [17]. Cependant, la discussion sur l'origine (travail ou force naturelle) de la richesse agraire, que celle-ci appartienne à la classe terrienne ou au fétiche "nation", se réduit au déchiffrement des économies de répartition privée et d'exploitation. C'est alors que la thèse selon laquelle tout a pour origine l’appropriation par une classe du travail d'une autre est de la plus haute importance, qu'il s'agisse de la production féodale ou de la production capitaliste. Cela n'exclut pas que dans l'économie future, qui se résume à une défense rationnelle de l'espèce contre la nature, ainsi que Lénine l'a vigoureusement affirmé, la victoire sur cette marâtre atteigne ce point où tout viendrait d'elle. Si le pénible travail de la culture du blé permet à notre corps de s'alimenter et de recevoir ainsi sa chaleur vitale, grâce au transfert en lui, après des cycles chimiques complets et au bilan équilibré (cycles dont nous excluons irrationnellement notre propre carcasse), d'une petite quantité de l'énergie que le soleil rayonne dans l'espace, et qu'il ne nous fait pas payer davantage pour la partie qui pénètre la sphère terrestre que pour celle, immense, qui voyage vers les vides interstellaires glacés sans rencontrer d'obstacles ; si nous pouvons cultiver avec la charrue et remplacer le bœuf (qui avait passé avec Phoebus-Apollon un contrat du même type que le nôtre) par la machine; si nous ne fournissons plus à cette machine du gazole (qui, après tout, est une ancienne chaleur solaire "donnée" et stockée dans les banques du sous-sol), mais de cette énergie hydro-électrique qui provient d'un tribut qui nous est régulièrement versé chaque année par le grand astre, alors, alors... Il restera à l'homme, direz-vous, le travail d'organisation, de direction, et le maniement des robinets de régulation. Mais, tout récemment, on nous annonce la venue de la machine des machines, qui remplacera l'homme aux boutons de commande de celles-ci, après qu'elle aura enregistré par des processus électroniques le comportement effectif de l'homme, le truc qui le distingue, afin de le restituer à l'identique. Alors ce sera vraiment la nature qui nous donnera tout, à commencer par le plateau du petit-déjeuner qui nous arrivera sans que personne ne le porte. Quand personne ne travaillera plus, le but sera atteint où chacun jouit de la rente. Alors, nous ne vivrons plus en travaillant, mais en volant notre mère Nature. Aujourd'hui, il n'existe pas de rente pour quiconque qui ne soit volée au travail de l'homme. Et nous refusons aux voleurs l'alibi de la science économique : la rente, le corps du délit, je ne l'ai soustraite à personne, c'est un don divin de la nature, un rayon parti à mon adresse de l'Étoile de feu tournoyante et étincelante dans le Ciel. C'est ici qu'intervient la théorie de la rente foncière.
Il Programma Comunista, n°21, 19 novembre - 03 décembre 1953. [1] Cf. Pression « raciale » de la paysannerie, pression de classe des peuples de couleur, paru dans il programma comunista n°14/1953. Traduction française dans Facteurs de race et de nation dans la théorie marxiste, éditions Prométhée, 1979. [2] Cf. Le lotte de classi e di Stati nel mondo dei popoli non bianchi, storico campo vitale per la critica rivoluzionaria marxista. Il programma comunista nos 3 à 6, 1958. [3] Italien dialectal ; littéralement « art léger ». [4] En français dans le texte . [5] En all. : Theorien über den Mehrwert. Nous traduisons systématiquement l’allemand Mehrwert par survaleur et substituons ce terme à celui de plus-value, quel que soit le contexte . [6] Cf. Œuvres complètes (éd. du Progrès), t. 5, p. 105. [7] Id., t. 4, p. 100 et 114. [8] Cf. Dialogue avec Staline, éd. Programme, 1988, pp. 31-39. [9] Il s¢agit du père d¢Amadeo, Oreste Bordiga, ingénieur agronome et auteur d¢un Trattato di Economia rurale (éd. E. Della Torre, Portici, 1926). [10] Prometeo n° 10 à 14 de la première série et n° 1 de la deuxième série (1948-1950). [11] Ital. : sistema dei tre campi. [12] Id., t. 4, p. 115. [13] Id., p. 115-116. [14] Id., p. 123. [15] Id., p. 121-122. [16] Id., t. 5, p. 109. [17] Id., p. 119.
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