Introduction
L'heure aurait-elle sonné, d'une revanche de Proudhon ? Des champs nouveaux vont-ils s'ouvrir à son influence ?
Un instant on avait pu croire que le peuple des usines, dans son effort pour s'organiser et s'émanciper, demanderait sa direction au plébéien philosophe dont le dernier ouvrage affirmait la Capacité politique des classes ouvrières et dont le premier dénonçait avec violence les méfaits d'une propriété envahissante. Lorsque s'inaugurèrent les congrès ouvriers internationaux, les délégués français parlaient pour la plupart - comme M. J.L. Puech l'a dès longtemps rappelé - le langage proudhonien : ils déclaraient préférer le mutuellisme au collectivisme. La balancé allait pencher, semblait-il, en faveur de Proudhon ! Mais Marx veillait. Celui-là même qu'il avait tant admiré dans sa jeunesse comme le David prolétarien, il l'avait flétri depuis comme l'incarnation de l'esprit petit bourgeois. Il s'acharna à démontrer qu'un « éclectisme » à la Proudhon ne pouvait que paralyser le mouvement ouvrier, lui enlever son aiguillon révolutionnaire, Plus intransigeant, plus fermé, plus carré, le Communisme devint comme le Credo de la religion nouvelle, unissant des millions d'ouvriers d'usines et leur confiant à eux seuls le soin de refaire le monde par leur dictature.
Après 1870, lorsque le socialisme reprend vigueur et se réimplante en France, c'est la tradition marxiste qui l'alimente. Lutte de classes, concentration capitaliste, [2] paupérisme s'aggravant jusqu'à la catastrophe, mainmise des exploités sur l'usine aux lois, pour l'expropriation nécessaire des exploiteurs, c'est par ces thèmes qu'un Jules Guesde, âprement, secoue, galvanise les foules. Et peu de gens, dans le public socialiste, s'avisent qu'ils ne recouvrent peut-être pas exactement toute la réalité.
À vrai dire le socialisme « réformiste », un moment, se souvient de ceux que le Manifeste communiste refoulait dans les limbes de l'utopie : les Saint-Simon, les Fourier, les Pecqueur lui servent à limiter l'ambition dogmatique du marxisme. A leur suite Proudhon profite de ce regain. Jaurès, dans l’ampleur de son système conciliateur, réserve une petite place à l'auteur du principe fédératif. Mais surtout, lorsqu'un syndicalisme ouvrier se constitue, qui tient à se distinguer des partis socialistes, ses leaders relisent la Capacité Politique : un Pelloutier, pour mieux défendre l'autonomie des Bourses du travail et de la Confédération générale du Travail, aime à s'appuyer sur Proudhon.
Mais au total, en dépit de ces contre-courants, le vocabulaire marxiste continue de l'emporter, dans les meetings, les discours de congrès, les articles de journaux socialistes, sur le vocabulaire proudhonien. Et l'on peut constater aujourd'hui que malgré les révisions de principes auxquelles les expériences de la guerre ont invité tous les groupements, malgré la scission de Tours, malgré la formation d'un parti communiste proprement dit, le parti socialiste S.F.I.O. ne veut pas se laisser déloger du parvis : il s'attache avec plus d'énergie que jamais au pilier d'airain du marxisme.
La clientèle qu'il ne recrute plus facilement du côté des socialistes enrôlés - sans doute à cause de l'étiquette [3] « petit bourgeois », redoutable entre toutes, que lui a attachée Marx - Proudhon la voit-il venir, depuis la guerre, d'autres points de l'horizon ?
Notons d'abord que le syndicalisme paraît plus que jamais disposé à lui accorder ce que le socialisme lui refuse. On sent, chez ceux qui le dirigent, un désir de tenir compte des expériences, de s'adapter aux formes nouvelles de la réalité économique, qui prépare leur esprit à se demander si après tout Proudhon, le mobile et complexe Proudhon, n'aurait pas eu raison sur plus d'un point contre le simplisme marxiste. En tout cas ils trouvent chez lui un des murs auxquels ils s'adossent : la volonté d'autonomie de la classe ouvrière à l'égard de la politique. Léon Jouhaux conserve ici l'attitude de Pelloutier. Et dans les résolutions des congrès où il fait prévaloir ses vues - au Congrès de Lyon par exemple - il n'est pas malaisé de déceler des traces du style proudhonien.
Il convient d'ajouter qu'à côté des syndicalistes positifs, cherchant dès à présent à rendre possible, par la confrontation des techniciens, des usagers et des ouvriers, une réorganisation de la vie économique, ceux qu'on pourrait appeler les syndicalistes négateurs se réclament aussi de Proudhon : ceux qui comptent avant tout sur la violence ouvrière, surexcitée au besoin par des « mythes » comme celui de la grève générale, pour balayer une civilisation pourrie. L'auteur des Réflexions sur la violence, G. Sorel, trouvait moyen d'utiliser à la fois Bergson et Proudhon. Et depuis la guerre, M. E. Berth a découvert que l'auteur de La Guerre et la Paix est l'un des plus aptes à entretenir au cœur des masses l'héroïsme libérateur, pour peu seulement qu'elles aient la franchise de préférer [4] délibérément la guerre des classes à la guerre des États. Par où il se révélerait que le petit bourgeois dédaigné de Marx serait en réalité un des meilleurs auxiliaires de Lénine ?
Contre cette tentative de rapprochement beaucoup d'autres proudhoniens protestent, et non pas seulement des socialistes, mais des radicaux. En dépit de ses hymnes à la guerre - dont lui-même d'ailleurs prend vite le contrepied Proudhon a vingt fois déclaré qu'il n'était à aucun degré un « bousculeur ». L'apologie de la violence ouvrière l'eût profondément choqué. Il a pu exhorter la classe ouvrière à poser son moi en s'opposant. Il ne lui reconnaît pas tous les droits. Il ne lui remet pas tous les pouvoirs. Au fond n'est-il pas plus ruraliste qu'ouvriériste ? Ces masses paysannes que le marxisme déprécie, quand il ne va pas jusqu'à les oublier avec tant de hauteur, Proudhon, rural d'origine, ne cesse d'y penser. Il célèbre comme Michelet le mariage du paysan avec la terre. Il en attend toutes sortes de bienfaits. Il considère que le chef-d'œuvre de la politique, c'est une nation de cultivateurs libres, faisant vivre leur famille sur le sol qu'ils fécondent de leur sueur. Libres, c'est-à-dire propriétaires de leurs biens, sans restrictions ni réserves. Proudhon se rend de mieux en mieux compte de la nécessité de maintenir cet absolu. Et c'est ainsi que lui, qui a commencé par une diatribe contre la propriété, il finit par lui entonner un hymne, du moins quand il s'agit de la terre et du cultivateur. Son socialisme, si socialisme il y a, serait donc en fin de compte un socialisme pour les paysans, remarque M. Berthod, et dont les radicaux pourraient s'accommoder, bien plutôt que les marxistes.
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Mais quand il revendique si véhémentement pour le paysan le droit d'user de son bien à sa guise, à qui en a-t-il ? Contre qui prend-il des précautions ? Contre l'État, dont les interventions l'inquiètent, dont la puissance envahissante la révolte. Les grands États modernes sont aux yeux de Proudhon autant de monstres tentaculaires. Pour que l'humanité pût enfin s'essayer à la liberté, il faudrait qu'ils fussent d'abord balayés de la surface du globe.
De cette critique ardente, qui porte contre les unitaires aussi bien que contre les autoritaires, vont tirer profit d'abord les adversaires de la centralisation, ceux qui croient qu'en effet le XXe siècle doit ouvrir « l'ère des Fédérations ». Rééditant le Principe fédératif, Charles-Brun montre que Proudhon a mis le doigt sur la plaie profonde dont souffrent les nations modernes, parce qu'elles ont trop cédé aux entreprises de l'État omnipotent. Le fédéralisme pourrait leur rendre le plus signalé service s'il leur apprenait, non pas seulement à laisser une plus grande marge de liberté à leurs provinces, mais à se traiter elles-mêmes comme autant de provinces à la fois solidaires et autonomes. On les verrait alors accepter des liens contractuels qui ne pèseraient à l'indépendance d'aucune d'elles. Sur ces espérances s'est constitué une société de fédéralistes pacifistes qui a pris le nom de Société Proudhon.
Mais de l'antiétatisme de Proudhon, n'y a-t-il pas une autre mouture à tirer ? En luttant contre l'État, Proudhon se trouve amené à harceler de ses coups la démocratie elle-même. N'est-elle pas l'idée de l'État étendue à l'infini ? N'implique-t-elle pas cette croyance qu'à coup de suffrages [6] et en comptant des voix on peut arriver à résoudre les problèmes les plus ardus de l'économie sociale ? Proudhon n'accorde ni que le suffrage soit le meilleur moyen de dégager la raison des peuples, ni que le parlementarisme constitue le plus efficace des contrôles, ni même que la solution de la question sociale implique la solution préalable de la question politique. Toutes les flèches dont il a pu cribler, à ce propos, Louis Blanc et ses émules, les adversaires de la démocratie d'aujourd'hui les ramassent avec allégresse. Pour la vigueur de cette argumentation endiablée ils le déclarent digne de figurer parmi les « maîtres de la contre-révolution ». Et finalement l'on a pu assister à ce spectacle singulier : au sein même du parti qui prend comme devise « Politique d'abord » et comme programme la restauration de l'Autorité, un groupe s'est formé pour se réclamer lui aussi de Proudhon, glorificateur de l'anarchie, qui ne cesse d'opposer, avec une sorte d’acharne ment, la tradition de la Révolution à celle de l'Église.
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Il serait imprudent d'essayer de départager en quelques mots ces proudhoniens si éloignés les uns des autres. La variété de leurs tendances prouve du moins la richesse de sa pensée. Mais son unité ? C'est une autre affaire. Et l'on devine qu'il est plus difficile, pour Proudhon peut-être plus que pour tout autre auteur, d'accorder toutes les affirmations qu'on peut relever chez lui de-ci de-là. C'est la faute à la méthode « hégélienne » ? Peut-être pour une part. Elle l'incitait à prendre le contre-pied des propositions [7] qu'il venait de démontrer, à faire valoir méthodiquement l'antithèse après la thèse, en attendant des synthèses que lui-même devait, à la fin, déclarer problématiques. Mais il va de soi que ce jeu répond en quelque mesure à son tempérament personnel. Il ne déteste pas d'étonner, voire de scandaliser. Esprit « contrariant » par excellence, il s'amuse quelquefois, dirait-on, à avancer la conclusion directement opposée à celle qu'on aurait normalement attendue de lui. Ajoutez que Proudhon, « sociologue » obstiné malgré son individualisme, se souvient volontiers que la raison collective aime les vérités déroutantes, difficilement accessibles à la logique de la raison personnelle. Et c'en est assez pour comprendre qu'en un sens tout est dans Proudhon : il a de quoi satisfaire, au moins dans une page, au moins à l'un des tournants de sa pensée, les tenants des partis les plus divers.
Tout de même il subsiste quelques idées centrales, pivotales, comme eût dit ce Fourier dont il s'est plus d'une fois inspiré, qui sont caractéristiques de sa pensée profonde, et telles que si on ne les retient pas, on peut bien rencontrer chez lui un détail, une formule qui vous confirment dans votre parti, mais on n'est pas de sa lignée, on ne pense pas dans sa ligne.
Au premier rang de ces leitmotive, il faudrait mettre ce que les commentateurs d'aujourd'hui oublient assez volontiers : à savoir ce système mutuelliste que lui a inspiré sa compétence de comptable. Proudhon est sociologue avant la lettre. Et nous croyons avoir éclairé par là bien des obscurités de son œuvre. Mais d'abord et surtout, Proudhon est comptable. Et son programme d'action pratique se relie étroitement à ses réflexions de teneur [8] de livres. Balancer le Doit et l'Avoir, pour la Société aussi c'est le chemin de la justice. Travail pour travail, service pour service, crédit pour crédit, en appliquant ces maximes on chasserait du monde l'usure et son sinistre cortège. C'est pourquoi la grande pensée de Proudhon fut de fonder une Banque du Peuple, qui permettrait de généraliser, en même temps que le crédit gratuit, l'échange égal. Lorsque quatre ouvriers, encore fumants de l'émeute, viennent lui demander sa solution, c'est celle-là qu'il élabore. Et parce qu'il l'a élaborée, il est farouchement sévère pour toutes les autres. Il y a en Proudhon de l'inventeur : un inventeur exaspéré, frémissant, rugissant, parce qu'on n'applique pas, parce qu'on ne prend pas au sérieux son système d'échange. Et l'on ne comprend rien à son attitude si l'on ne se rappelle pas qu'il a toujours ce système en tête.
Est-ce à dire que si l'on tient ce système pour inapplicable, si l'on ne croit décidément pas aux vertus régénératrices de l'échange égal et du crédit gratuit, on ne puisse plus rien trouver de substantiel, rien d'assimilable dans la pensée de Proudhon ? Loin de là. Car si la justice, pour se réaliser, exige un certain mécanisme du crédit et de l'échange, il va de soi qu'il faut d'abord que les hommes veuillent la justice. Derrière le Proudhon comptable, le Proudhon moraliste ressurgit. Et moraliste avec quelle véhémence l'est-il ; déployant largement, faisant claquer son drapeau ! C'est peut-être là ce qui le distingue le plus nettement d'un Marx, obstiné à ne pas parler le langage de l'idéalisme justicier, tant il met de foi dans le déterminisme scientifique. Proudhon, lui, ne croit pas seulement à la force des choses. Il en appelle [9] à l'énergie des âmes. Et il part en guerre contre toutes les puissances qui endorment Prométhée, qui l'empêchent de se dégarrotter, pour que le règne de l'égalité arrive.
Au premier rang de ces puissances, l'Église catholique. Et derrière l'Église, la religion elle-même. Toute religion tend logiquement à consacrer l'autorité, à justifier la misère, à ajourner ou à détourner l'espérance, à déprécier le travail, à énerver la justice. Sur tous ces thèmes, Proudhon est inépuisable. Il mène son réquisitoire en six volumes, avec un mélange de virulence et de truculence qu'aucun polémiste anticlérical n'a dépassé jamais. La tradition des philosophes du XVIIIe siècle reparaît ici, à la fois aggravée et épurée : épurée par la flamme de vertu dont le cœur de Proudhon est embrasé ; aggravée par ses rancunes de plébéien, de paysan émancipe, qui a senti peser le joug du curé sur son village. La morale n'est pas dérivée de la religion, la morale n'est pas soudée à la religion. La morale est incompatible avec la religion. Quand on voit avec quelle vigueur Proudhon martèle ces affirmations, on se demande avec étonnement comment tels partisans des régimes d'autorité, et des croyances qui fondent l'autorité, peuvent se réclamer encore de l'auteur de La justice ; Paul Bourget était plus logique, qui déclarait que Proudhon lui faisait horreur.
Qu'après cela on puisse relever tel passage où Proudhon célèbre les bienfaits de la religion aux premières phases de l'humanité, tel autre où il montre qu'il y a intérêt à s'entendre avec le pape, tel autre où il se défend d'être athée, ou réclame le droit d'être religieux à sa manière, cela ne change rien au sens de l'ensemble. Et [10] l'ensemble de l'œuvre de Proudhon est le plus hardi monument de morale laïque qui ait jamais été édifié.
Une morale laïque qui vise à l'égalité. Cela va de soi. Mais aussi une morale qui ne veut pas abandonner la cause de la liberté, qui même y tient par-dessus tout. Et cela aussi éclaire la situation particulière de Proudhon. Il évoque non pas seulement la Force collective, mais la Raison collective. Il nous avertit que les révélations de celle-ci, préparées par le déroulement de l'histoire, dépassent souvent les vues étroites de notre raison individuelle. Et cependant, pour que la raison collective se manifeste, il importe que les raisons individuelles s'affrontent, et que chacune dise librement son mot. La confrontation, voire l'opposition, la lutte incessante des opinions libres est une des conditions nécessaires à l'établissement de cet équilibre qui est le seul ordre social tolérable. La liberté de la presse apparaît, de ce point de vue, non seulement comme un droit de l'individu, mais comme un besoin de l'ensemble.
Plus se développera la réflexion de Proudhon, plus cette singulière apologie de la liberté prendra du prix à ses yeux. Elle s'intègre en effet dans le système des solutions vers lequel Proudhon s'achemine lorsqu'il s'aperçoit qu'à suivre Hegel jusqu'au bout il risque de faire fausse route. Il a longtemps cherché dans tous les ordres - dans le politique comme dans l'économique - après la thèse et l'antithèse, la synthèse. Mais les difficultés qu'il a rencontrées à la formuler lui font bientôt comprendre que la tâche est probablement impossible, et l'effort en tout cas inutile. Ce que demande le progrès de l'humanité, ce n'est pas de fondre les éléments qui s'opposent [11] en une unité supérieure. Les unités supérieures alarment Proudhon : il a peur des « organisations » qui finissent par mécaniser l'homme. En tout cas il ne veut à aucun prix qu'une société humaine se mue en organisme : ce serait se momifier. Il lui paraît donc opportun que les éléments en présence gardent leur autonomie, et même il n'est pas mauvais qu'ils entrent en concurrence. Il importe seulement que cette confrontation des prétentions finisse par une « balance » de justice, par un contrat conforme à l'idéal de l'échange égal.
Ainsi, de plus en plus vivement, Proudhon proteste et se redresse contre l'autoritarisme sans cesse renaissant des « organisateurs » d'où qu'ils viennent. Et de tous les groupements qui se constituent aujourd'hui pour défendre telle ou telle forme de l'idéal social, ceux-là sans doute pourraient se vanter d'avoir recueilli le meilleur de son creuset qui, invoquant les Droits de l'Homme comme la valeur supérieure, s'efforcent de maintenir, contre les offensives variées de l'instinct de dictature, la nécessité du libéralisme.
C. BOUGLÉ.
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