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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Émile Bréhier, Histoire de la philosophie. Tome I: L'Antiquité et le Moyen âge (1928)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre d'Émile Bréhier (1876-1952), Histoire de la philosophie. Tome I: L'Antiquité et le Moyen âge. Librairie Félix Alcan, Paris, 1928, 788 pages. Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

Introduction

Les Postulats de l’Histoire de la Philosophie 

Il a semblé parfois que l’histoire de la philosophie ne pouvait être qu’un obstacle à la pensée vivante, un alourdissement et une gêne pour qui s’élance vers la vérité. « Ne crois point au passé ! » fait dire Emerson à la nature. Je te donne le monde neuf et point étrenné à toute heure. Tu songes, aux instants de loisir, qu’il y a assez d’histoire, de littérature, de science derrière toi pour épuiser la pensée et te prescrire ton avenir ainsi que tout avenir. Aux heures lucides, tu verras qu’il n’y a pas encore une ligne d’écrite ». Paroles de pionnier conquérant, qui craint comme une sourde ran-cune du passé contre la liberté de l’avenir. Et c’est aussi, en un autre sens, la liberté de l’esprit, l’autonomie du développement de la raison, que Descartes défendait contre les forces du passé, en rebâtissant à pied-d’oeuvre l’édifice de la philosophie.

Il n’y a, il est vrai, que trop de raisons de redouter le passé, lorsqu’il prétend se continuer dans le présent et s’éterniser, comme si la seule durée créait quelque droit. Mais l’histoire est précisément la discipline qui envisage le passé comme tel, et qui, à mesure qu’elle le pénètre davantage, voit, en chacun de ses moments, une originalité sans précédent et qui jamais ne reviendra. Loin d’être une entrave, l’histoire est donc, en philosophie comme partout, une véritable libératrice. Elle seule, par la variété des vues qu’elle nous donne de l’esprit humain, peut déraciner les préjugés et suspendre les jugements trop hâtifs.

Mais une vue d’ensemble sur le passé philosophique est-elle possible ? Ne risque-t-elle pas, à cause de l’énorme complication des faits, d’être ou bien très difficile, si elle ne choisit pas et veut seulement se laisser aller au rythme de pensées indéfiniment multiples, ou bien superficielle, si elle choisit ? Il est certain que l’on ne peut pas se représenter le passé sans y classer les faits de quelque manière ; ce classement implique certains postulats. L’idée même d’entreprendre une histoire de la philosophie suppose en effet que l’on a posé et résolu, d’une manière tout au moins provisoire, les trois problèmes suivants :

I. Quelles sont les origines et quelles sont les frontières de la philosophie ? La philosophie a‑t‑elle débuté, au VIe siècle, dans les cités ioniennes, comme l’admet une tradition qui remonte à Aris­tote, ou a‑t‑elle une origine plus ancienne soit dans les pays grecs, soit dans les pays orientaux ? L’historien de la philosophie peut‑il et doit‑il se borner à suivre le développement de la philosophie en Grèce et dans les pays de civilisation d’origine gréco-romaine, ou doit‑il étendre sa vue aux civilisations orientales ?

II. En second lieu, jusqu’à quel point et dans quelle mesure la pensée philosophique a‑t‑elle un développement suffisamment autonome pour faire l’objet d’une histoire distincte de celle des autres disciplines intellectuelles ? N’est‑elle pas trop intimement liée aux sciences, à l’art, à la religion, à la vie politique, pour que l’on puisse faire des doctrines philosophiques l’objet d’une recherche séparée ?

III. Enfin, peut‑on parler d’une évolution régulière ou d’un pro­grès de la philosophie ? Ou bien la pensée humaine possède‑t‑elle, dès le début, toutes les solutions possibles des problèmes qu’elle pose, et ne fait‑elle, dans la suite, que se répéter indéfiniment ? Ou bien encore les systèmes se remplacent‑ils les uns les autres d’une manière arbitraire et contingente ?

De ces trois problèmes, nous pensons qu’il n’y a aucune solution rigoureuse, et que toutes les solutions que l’on a prétendu en donner contiennent des postulats implicites. Il est pourtant indispensable de prendre position sur ces questions, si l’on veut aborder l’histoire de la philosophie ; le seul parti possible est de dégager très explici­tement les postulats contenus dans la solution que nous admettons. 

I 

La première question, celle des origines, reste sans solution précise. A côté de ceux qui, avec Aristote, font de Thalès, au VIe siècle, le premier philosophe, il y avait déjà en Grèce des historiens pour faire remonter au delà de l’hellénisme, jusqu’aux barbares, les origines de la philosophie ; Diogène Laërce, dans la préface de ses Vies des Philosophes nous parle de l’antiquité fabuleuse de la philosophie chez les Perses et chez les Égyptiens. Ainsi, dès l’antiquité, les deux thèses s’affrontent : la philosophie est-elle une invention des Grecs ou un héritage qu’ils ont reçu des « Barbares  » ?

Il semble que les. orientalistes, à mesure qu’ils nous dévoilent les civilisations préhelléniques, comme les civilisations mésopotamienne et égyptienne avec lesquelles les cités de l’Ionie, berceau de la philosophie grecque, ont été en contact, donnent raison à la seconde de ces thèses. Il est impossible de ne pas sentir la parenté de pensée qu’il y a entre la thèse connue du premier philosophe grec, Thalès, que toutes choses sont faites d’eau, et le début du Poème de la Création, écrit bien des siècles auparavant en Mésopotamie : « Lorsqu’en haut le ciel n’était pas nommé, et qu’en bas la terre n’avait point de nom, de l’Apsou primordial, leur père, et de la tumultueuse Tiamat, leur mère à tous, les eaux se confondaient en un. » De pareils textes suffisent au moins pour nous faire voir que Thalès n’a pas été l’inventeur d’une cosmogonie originale ; les images cosmogoniques, que, peut-être, il précisa, existaient depuis de longs siècles. Nous pres­sentons que la philosophie des premiers physiologues de l’Ionie pouvait être une forme nouvelle d’un thème extrêmement ancien.

Les recherches les plus récentes sur l’histoire des mathématiques ont amené à une conclusion analogue. Dès 1910, G. Milhaud écrivait : « Les matériaux accumulés en mathématiques par les Orien­taux et les Égyptiens étaient décidément plus importants et plus riches qu’on ne le soupçonnait encore généralement il y a une dizaine d’années. ».

Enfin les travaux des anthropologistes sur les sociétés inférieures introduisent de nouvelles données qui compliquent encore le problème de l’origine de la philosophie. On trouve, en effet, dans la philosophie grecque, des traits intellectuels qui n’ont leur analogie que dans une mentalité primitive. Les notions qu’emploient les premiers philosophes, celles de destin, de justice, d’âme, de dieu, ne sont pas des notions qu’ils ont créées ni élaborées eux-mêmes, ce sont des idées populaires, des représentations collectives qu’ils ont trouvées. Ce sont, semble-t-il, ces notions qui leur servent de schémas ou de catégories pour concevoir la nature extérieure. L’idée que les physiologues ioniens se font de l’ordre de la nature, comme d’un groupement régulier d’êtres ou de forces auxquels la destinée souveraine impose leur limite est due au transport de l’ordre social dans le monde extérieur ; la philosophie n’est peut‑être, à son origine, qu’une sorte de vaste métaphore sociale. Des faits aussi étranges que le symbolisme numérique des Pythagoriciens qui admettent que « tout est nombre » s’expliqueraient par cette forme de pensée qu’un philosophe allemand appelait récemment la « pensée morpho­logico‑structurale » des primitifs et qu’il opposait à la pensée fonc­tionnelle fondée sur le principe de causalité ; comme la peuplade nord‑américaine des Zunis fait correspondre à la division de leur race en sept parties, la division en sept du village, des régions du monde, des éléments, du temps, ainsi les Pythagoriciens ou même Platon dans le Timée inventent continuellement des correspondances numériques du même ordre. La ressemblance affirmée dans le Timée entre les intervalles des planètes et l’échelle musicale nous paraît complètement arbitraire et la logique nous en échappe tout autant que celle de la participation, étudiée par M. Lévy‑Bruhl dans ses travaux sur la mentalité primitive.

S’il en est ainsi, les premiers systèmes philosophiques des Grecs ne seraient nullement primitifs ; ils ne seraient que la forme élaborée d’une pensée bien plus ancienne. C’est sans doute dans cette menta­lité qu’il faudrait rechercher l’origine véritable de la pensée philosophique ou du moins d’un de ses aspects. A. Comte n’avait pas tort en voyant dans ce qu’il appelait le fétichisme la racine de la représentation philosophique de l’univers ; maintenant que, par le folklore et les études sur les peuples non civilisés, on a une con­naissance plus précise et plus positive de l’état d’esprit des primitifs, on pressent mieux tout ce qui en subsiste dans la métaphy­sique évoluée des Grecs.

Ainsi les premiers « philosophes » de la Grèce n’ont pas eu vraiment à inventer ; ils ont travaillé sur des représentations de la complexité et de la richesse mais aussi de la confusion desquelles nous pouvons difficilement nous faire une idée. Ils avaient moins à inventer qu’à débrouiller et à choisir, ou plutôt l’invention était dans ce discernement lui-même. On les comprendrait sans doute mieux, si l’on savait ce qu’ils ont rejeté, qu’en sachant ce qu’ils ont gardé. D’ailleurs, l’on voit parfois des représentations refoulées réapparaître ; et la pensée primitive sous-jacente fait un effort continuel, qui réussit quelquefois, pour renverser les digues dans les­quelles on la contient.

Si, malgré ces remarques, nous faisons commencer notre histoire à Thalès, ce n’est donc pas que nous méconnaissions la longue préhistoire où s’est élaborée la pensée philosophique ; c’est seulement pour cette raison pratique que les documents épigraphiques des civilisations mésopotamiennes sont peu nombreux et d’un accès difficile, et c’est ensuite parce que les documents sur les peuples sauvages ne peuvent nous fournir des indications sur ce qu’a été la Grèce primitive.

*

La question des frontières de l’histoire de la philosophie, connexe de celle des origines, ne peut être non plus résolue avec exactitude. Il est indéniable qu’il y a eu, à certaines époques, dans les pays d’Extrême‑Orient et surtout dans l’Inde, une vraie floraison de systèmes philosophiques. Mais il s’agit de savoir si le monde gréco-­romain, puis chrétien d’une part, le monde extrême‑oriental de l’autre ont eu un développement intellectuel complètement indé­pendant l’un de l’autre : dans ce cas, il serait permis de faire abstraction de la philosophie de l’Extrême-Orient dans un exposé de la philosophie occidentale. La situation est bien loin d’être aussi nette : pour l’antiquité d’abord, les relations commerciales faciles qu’il y a eu à partir d’Alexandre jusqu’aux invasions arabes entre le monde gréco-romain et l’Extrême-Orient ont rendu possibles les relations intellectuelles. Nous en avons des témoignages précis ; les Grecs, voyageurs ou philosophes, ont beaucoup écrit sur l’Inde à cette époque ; les débris de cette littérature, particulièrement aux IIe et IIIe siècles de notre ère, témoignent tout au moins d’une vive curiosité pour la pensée indienne. D’autre part, au haut moyen âge, s’est développée en pays musulman une philosophie dont la pensée grecque, aristotélicienne ou néoplatonicienne, formait certainement l’essentiel, mais qui, cependant, ne paraît pas avoir été sans subir, à diverses reprises, l’influence du voisinage indien. Or, on verra quelle place cette philosophie arabe a eue dans la chrétienté, depuis le XIIIe siècle jusqu’au XVIe. C’est donc une question fort importante de savoir quels sont les degrés et les limites de cette influence, directe ou indirecte. Mais c’est aussi une question fort difficile : l’influence de la Grèce sur l’Extrême-Orient, qui est aujourd’hui prouvée en matière d’art, a été sans doute très forte dans le domaine intellectuel, et beaucoup plus forte que l’influence inverse de l’Inde sur l’hellénisme. Étant donnée l’incertitude des dates de la littéra­ture indienne, les ressemblances entre la pensée grecque et indienne ne peuvent pas témoigner de laquelle des deux vient l’influence. Il semble bien que ce soit seulement sous l’influence grecque que les Hindous aient donné à l’exposé de leurs idées le caractère systématique et ordonné que nos habitudes intellectuelles, héritées des Grecs, nous font considérer comme lié à la notion même de philo­sophie.

Malgré ces difficultés, une histoire de la philosophie n’a pas le droit d’ignorer la pensée extrême‑orientale. Toutefois, dans un ouvrage élémentaire comme celui-ci, nous n’avons nullement à exposer, pour elle‑même, la philosophie indienne ; cette tâche, encore difficile pour les spécialistes à cause du petit nombre d’études de détail, serait, pour nous, impossible. Il faudra donc nous contenter de noter soigneusement, parmi tous les courants non helléniques qui apparaîtront au cours de la philosophie occi­dentale, ceux qui ont pu venir du lointain Orient. La tâche nous sera beaucoup plus facile pour l’époque voisine de nous, où les travaux des orientalistes, depuis le début du XIXe siècle, n’ont pas été sans influence sur la philosophie ; nous pourrons peut-être alors nous rendre compte de la nature d’une influence qui continue jusqu’à l’époque actuelle. 

II 

Notre second problème est celui du degré d’indépendance de l’histoire de la philosophie à l’égard de l’histoire des autres disciplines intellectuelles. Mais nous refusons de le poser dogmatique­ment, comme s’il s’agissait de trancher la question des rapports de la philosophie, prise comme une chose en soi, avec la religion, la science ou la politique. Nous voulons le poser et le résoudre histo­riquement ; c’est dire qu’il ne peut admettre une solution simple et uniforme. L’histoire de la philosophie ne peut pas être, si elle veut être fidèle, l’histoire abstraite des idées et des systèmes, séparés des intentions de leurs auteurs, et de l’atmosphère morale et sociale où ils sont nés. Il est impossible de nier que, aux différentes époques, la philosophie a eu, dans ce que l’on pourrait appeler le régime intellectuel du temps, une place très différente. Au cours de l’histoire, nous rencontrons des philosophes qui sont surtout des savants ; d’autres sont avant tout des réformateurs sociaux, comme Auguste Comte, ou des maîtres de morale, comme les philosophes stoïciens, et des prédicateurs, comme les cyniques ; il y a, parmi eux, des méditatifs solitaires, des professionnels de la pensée spéculative, comme un Descartes ou un Kant, à côté d’hommes qui visent à une influence pratique immédiate, comme Voltaire. La méditation personnelle tantôt est la simple réflexion sur soi, et tantôt confine à l’extase.

Et ce n’est pas seulement à cause de leur tempéra­ment personnel qu’ils sont si différents, c’est à cause de ce que la société, à chaque époque, exige d’un philosophe. Le noble Romain, qui cherche un directeur de conscience, les papes du XIIIe siècle qui voient dans l’enseignement philosophique de l’université de Paris un moyen d’affermir le christianisme, les encyclopédistes qui veulent mettre fin à l’oppression des forces du passé demandent à la philosophie des choses fort différentes ; elle se fait tour à tour missionnaire, critique, doctrinale.

Ce sont là, dira-t-on, des accidents ; peu importe ce que la société veut faire de la philosophie ; ce qu’il y a d’important, c’est ce que celle-ci reste, au milieu des intentions différentes de ceux qui l’utilisent ; quelles que soient leurs divergences, il n’y a de philosophie que là où il y a une pensée rationnelle, c’est-à-dire une pensée capable de se critiquer et de faire effort pour se justifier par des raisons. Cette aspiration à une valeur rationnelle n’est-elle pas, peut-on penser, un trait assez caractéristique et permanent pour justifier cette histoire abstraite des doctrines, cette « histoire de la raison pure », comme dit Kant, qui en a esquissé l’idée ? Suffisant pour distinguer la philosophie de la croyance religieuse, ce trait la distin­guerait aussi des sciences positives ; car l’histoire des sciences positives est complètement inséparable de l’histoire des techniques d’où elles sont issues et qu’elles perfectionnent. Il n’y a pas de loi scientifique qui ne soit, sous un autre aspect, une règle d’action sur les choses ; la philosophie, elle, est pure spéculation, pur effort pour comprendre, sans autre préoccupation.

Cette solution serait fort acceptable, si elle n’avait pour conséquence immédiate d’éliminer de l’histoire de la philosophie toutes les doctrines qui font une part à la croyance, à l’intuition, intellec­tuelle ou non, au sentiment, c’est-à-dire des doctrines maîtresses ; elle implique donc une opinion arrêtée sur la philosophie, bien plus qu’une vue exacte de son histoire. Isoler une doctrine du mouvement d’idées qui l’a amenée, du sentiment et de l’intention qui la guident, la considérer comme un théorème à prouver, c’est rem­placer par une pensée morte une pensée vivante et significative. On ne peut comprendre une notion philosophique que par son rap­port à l’ensemble dont elle est un aspect. Combien de nuances diffé­rentes, par exemple, dans le sens du fameux : Connais-toi toi même ! chez Socrate, la connaissance de soi signifie l’examen dialectique et la mise à l’épreuve de ses opinions propres ; chez Saint-Augustin, elle est un moyen d’atteindre la connaissance de Dieu par l’image de la Trinité que nous trouvons en nous ; chez Descartes, elle est comme un apprentissage de la certitude ; dans les Upanishads de l’Inde, elle est la connaissance de l’identité du moi et du principe universel. Comment donc saisir cette notion et lui donner un sens, indépendamment des fins pour lesquelles on l’utilise ?

Une des plus grosses difficultés que l’on puisse opposer à l’idée d’une histoire abstraite des systèmes, c’est le fait que l’on pourrait appeler le déplacement de niveau des doctrines. Pour en donner un exemple saillant, songeons aux ardentes polémiques, continuées durant des siècles, sur les limites des domaines de la foi et de la raison. On pourrait trouver bien des doctrines données à un certain moment comme de foi révélée et considérées à d’autres comme une doctrine de raison. La sécheresse et la pauvreté de la philosophie pro­prement dite dans le haut moyen âge sont compensées par les trésors de vie spirituelle qui, de la philosophie païenne, sont passés dans les écrits théologiques de saint Ambroise et de saint Augustin. L’affirmation de l’immatérialité de l’âme, qui chez Descartes est rationnellement prouvée, est pour Locke une vérité de foi. Quoi de plus frappant que la transposition que Spinoza a fait subir à la notion religieuse de vie éternelle, en l’interprétant par des notions inspirées du cartésianisme ! De ces faits que l’on pourrait aisément multiplier, il résulte que l’on ne caractérise pas suffisamment une philosophie en indi­quant les doctrines qu’elle soutient ; il importe bien plus de voir dans quel esprit elle les soutient, à quel régime mental elle appartient.

C’est dire que la philosophie ne saurait être scindée du reste de la vie spirituelle, qui s’exprime encore par les sciences, la religion, l’art, la vie morale ou sociale. Le philosophe tient compte de toutes les valeurs spirituelles de son temps pour les approuver, les critiquer ou les transformer. Il n’y a pas de philosophie, là où il n’y a pas un effort pour ordonner hiérarchiquement les valeurs.

Ce sera donc une préoccupation constante de l’historien de la philosophie de rester en contact avec l’histoire politique générale et l’histoire de toutes les disciplines de l’esprit, bien loin de vouloir isoler la philosophie comme une technique séparée des autres.

Seulement ces rapports avec les autres disciplines spirituelles ne sont nullement uniformes et invariables, mais se présentent de manière fort différente selon les époques et les penseurs. La spéculation philosophique peut être ordonnée tantôt à la vie religieuse, tantôt aux sciences positives, tantôt à la politique et à la morale, quelquefois à l’art. Il est des moments où prédomine le rôle d’une de ces disciplines, tandis que les autres s’effacent presque ; ainsi, au cours de l’antiquité classique, nous assistons, en gros, à une décroissance graduelle du rôle des sciences, accompagnée par la croissance du rôle de la religion : tandis que, à l’époque de Platon, l’évolution des mathématiques a un intérêt tout particulier pour l’historien, ce sera, à l’époque de Plotin, l’invasion des religions orientales du salut qui devra appeler l’attention ; c’est à ce moment que nous devrons nous poser le problème, encore si difficile à résoudre, de l’influence propre du christianisme sur la philosophie. L’époque actuelle voit, autour de la philosophie, une lutte d’influence assez âpre pour que cette méditation sur le passé ne soit pas tout à fait inutile. 

III 

Il est un troisième problème, sur lequel l’historien de la philosophie est manifestement obligé de prendre position. La philosophie a-t-elle une loi de développement, ou la succession des sys­tèmes est‑elle contingente et dépendant du hasard des tempéra­ments individuels ? Cette question est entre toutes importante ; l’histoire de la philosophie a, derrière elle, un long passé, qui pèse lourdement sur elle ; elle a, particulièrement sur le point qui nous occupe, des traditions auxquelles il est rare qu’elle ne s’accommode pas plus ou moins. Ce sont ces traditions que nous voulons dégager afin de les apprécier comme il convient.

L’idée de considérer l’histoire de la philosophie dans l’ensemble et l’unité de son développement est une idée relativement récente. Elle est un aspect de ces doctrines des « progrès de l’esprit humain » qui se font jour à la fin du XVIIIe siècle ; d’une part la philosophie positive d’Auguste Comte, d’autre part la philosophie de Hegel incluent en elles comme élément nécessaire une histoire des démarches philosophiques de l’humanité ; l’esprit humain ne se définit pas, en s’isolant de sa propre histoire.

Telle n’avait pas été du tout l’histoire de la philosophie à l’aurore de l’époque moderne. Notre histoire de la philosophie est véritablement née à l’époque de la Renaissance, lorsque l’on décou­vrit en Occident les compilateurs de la fin de l’antiquité, Plutarque, dont les écrits renferment un traité Sur les opinions des philosophes, Sextus Empiricus, Stobée, les Stromates de Clément d’Alexandrie et surtout les Vies des Philosophes de Diogène Laërce qui rassemble en un inexprimable désordre des débris de toutes les œuvres antiques d’histoire de la philosophie depuis les travaux des disciples d’Aristote. Par ces auteurs s’ouvraient, sur la diversité des sectes antiques, sur la succession des chefs d’école et des écoles elles-mêmes, des perspectives qui avaient entièrement échappé à la pensée médié­vale. Les premières histoires imitèrent sans plus ces compilations ; ce furent des traités comme celui de Burleus sur les Vies des Philosophes (1477).

Il suit de là que l’histoire se limite d’abord à la philosophie antique ou, plus exactement, à la période qui va jusqu’au premier siècle de notre ère, c’est‑à‑dire jusqu’à l’époque où s’arrêtent en général les compilateurs que nous avons nommés ; l’histoire de la philosophie antique postérieure s’introduit, il est vrai, grâce à l’étude directe des grandes œuvres néo-platoniciennes ; mais l’antiquité se trouve ainsi complètement séparée du moyen âge, et l’idée qu’il pourrait y avoir une continuité de l’un à l’autre échappe complètement. Cette séparation est si accusée que Jonsius, recueillant les sources de l’histoire de la philosophie, se borne encore en 1649, sauf en un court chapitre, à mentionner les écrivains anciens qui ont écrit sur l’histoire de la philosophie (De Scriptoribus historiae philosophicæ, libri IV, 1649). Pourtant, à cette époque, l’histoire de la philosophie du moyen âge a commencé à être étudiée pour elle-même ; Launoi écrit une histoire des écoles médiévales.

L’histoire de la philosophie est donc avant tout à ce moment l’histoire des sectes ; c’est ainsi que la conçoit Bacon dans les plans qu’il trace des sciences. L’histoire des sectes est pour lui une partie, la dernière, de l’histoire littéraire. L’histoire littéraire, dans son ensemble, a pour objet de montrer l’origine, les progrès, les régres­sions et les renaissances « des doctrines et des arts ». « Qu’on y ajoute, dit Bacon, les sectes et les controverses les plus célèbres qui ont occupé les doctes ; qu’on énumère les auteurs, les livres, les écoles, la suite des chefs d’école, les académies, les sociétés, les collèges, les ordres. » C’est le plan baconien que suit Georges Horn, l’auteur de la première histoire générale de la philosophie, qui mène le développement depuis les origines jusqu’au XVIIIe siècle ; la pré­face renvoie à Bacon, et le titre complet de l’ouvrage en indique bien le caractère : « Historiae philosophicae libri septem, quibus de origine, successione, sectis et vita philosophorum ab orbe condito ad nostram aetatem agitur ». Ce qui l’intéresse, c’est moins l’analyse et la connaissance précise du contenu des doctrines que leur énumé­ration et leur suite ; il a, à l’égard de l’histoire de la philo­sophie proprement dite, la position que l’histoire de l’Église a à l’égard de celle des dogmes ; et, pas plus qu’il n’existe à ce moment d’his­toire des dogmes, il n’existe une histoire véritable de la philosophie.

C’est que le but des hommes de la Renaissance n’est pas de s’informer du passé, mais bien de le restaurer et de faire remonter l’esprit humain à ses sources vives. Aussi l’on se passionne pour la secte que l’on étudie ; on n’est pas historien du platonisme sans être en même temps platonicien. Il y a ainsi des platoniciens et des stoïciens, des épicuriens et des académiciens, et même des préso­cratiques. L’histoire tire de ces chocs le plus grand profit ; Marsile Ficin fait connaître Platon et Plotin ; dans la première moitié du XVIIe siècle, Juste Lipse étudie avec attention et classe l’ensemble des textes connus sur les stoïciens ; Bérigard, dans son Circulus Pisanus, appelle l’attention sur les premiers physiciens de la Grèce ; Gassendi cherche à donner un portrait fidèle d’Épicure.

C’est dans ces travaux des « sectaires » plutôt que dans les tra­vaux d’érudition pure qu’il faut chercher l’histoire proprement dite des doctrines. Une de ces sectes a, au point de vue qui nous occupe, une importance particulière, c’est celle des académiciens et des pyrrhoniens ; un des arguments traditionnels du scepticisme est en effet l’existence de la diversité des sectes ; et une des sources principales de l’historien est le grand traité de Sextus Empiricus : Contre les Dogmatiques, édité et traduit en partie par Henry Estienne en 1562 ; Sextus y expose très longuement les variations d’opinion sur un même sujet. Il y a à cette époque bien des académiciens et il n’en est pas qui n’emploient le même procédé.

Ainsi de toute l’érudition de la Renaissance, on ne recueille qu’un résultat, c’est la fragmentation de la pensée philosophique en une infinité de sectes ; ou bien l’on choisit une de ces sectes, et l’on est sectaire à son tour ; ou bien on les détruit l’une par l’autre et l’on est sceptique. On ne pouvait échapper à cette fatalité qu’en déga­geant entièrement la philosophie de la philologie ; ce fut l’œuvre des grands penseurs du XVIIe siècle ; dès 1645, Horn remarque avec beaucoup de raison que son siècle, avec Descartes et Hobbes, est le siècle des philosophes, tandis que le précédent avait été celui des philologues ; ce que l’on veut maintenant, ce n’est plus restaurer une secte, ni substituer une secte nouvelle aux anciennes, c’est trouver, par delà les opinions des sectes, dans la nature même de l’esprit humain, les sources de la philosophie véritable.

Dans ces conditions nouvelles, ou bien l’histoire de la philosophie continuera à être purement et simplement l’histoire des sectes ; elle ne fera alors qu’énumérer les erreurs ou aberrations de l’esprit humain et elle ne sera qu’une encombrante érudition ; ou bien elle devra transformer profondément ses perspectives et ses méthodes.

Que l’histoire de la philosophie soit comme un musée des bizar­reries de l’esprit humain, c’est le thème commun des rationalistes du XVIIe et du XVIIIe siècle. Pour expliquer ce jugement défavorable sur le passé, il faut voir de quelle manière il leur était présenté par les histoires de la philosophie. Encore dans le grand travail de Brücker, l’Historia critica philosophiae (1741-44), qui, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle et en particulier chez les encyclopédistes, est l’ouvrage le plus utilisé, se rencontre un schéma traditionnel du développement historique, qui vient de la Cité de Dieu de saint Augustin et qui a subsisté à travers les siècles : la philosophie part du commencement du monde ; les Grecs ont menti en disant qu’ils étaient les premiers philosophes ; ils ont en réalité emprunté leurs doctrines à Moïse, à l’Égypte et à la Babylonie. Le premier âge de la philosophie n’est donc pas l’âge grec, mais l’âge barbare ; presque tous les historiens, jusqu’à Brücker, commencent par une longue série de chapitres sur « la philosophie barbare » : la philosophie qui a une origine divine s’est transmise aux patriarches juifs, puis de là aux Babyloniens, aux mages chaldéens, aux Égyptiens, aux Éthiopiens, aux Indiens, et même aux Germains. C’est seulement ensuite que les Grecs ont recueilli ces traditions, qui s’effaçaient de plus en plus ; elles dégénèrent chez eux en une infinité de sectes ; elles aboutissent d’une part au scepticisme de la nouvelle académie, qui est la fin de la philosophie, d’autre part au néo-platonisme qui s’efforce de corrompre la philosophie chrétienne.

En un mot, l’histoire de la philosophie est l’histoire d’une déca­dence graduelle et continue de l’esprit humain ; de cette décadence la preuve est le nombre des sectes qui ont remplacé l’unité origi­nelle. La pensée grecque, en particulier, n’est ni un point de départ, ni un progrès ; la fantaisie individuelle, en se donnant libre cours, a décidément presque détruit ce que gardaient encore de vérité les traditions orientales. Les Grecs n’ont pas du tout, on le voit, dans ces vieilles histoires de la philosophie, la place et la valeur qu’ils prendront plus tard. Cette critique des Grecs provient des pères de l’Église ; presque tous les philosophes du XVIIIe siècle, Voltaire en particulier, qui ne cesse de railler Platon, adhèrent pleinement au vieux préjugé. Mais il y a plus ; on apporte les mêmes préven­tions à l’égard de la philosophie moderne ; c’est le fond du Traité des systèmes de Condillac (1749) ; tous les systèmes philosophiques sont le fruit de l’« imagination ». « Un philosophe rêve faci­lement. Combien de systèmes n’a‑t‑on pas faits ? Combien n’en fera‑t‑on pas encore ? Si du moins on en trouvait un qui fût reçu à peu près uniformément par tous ses partisans ! Mais quel fonds a-t‑on pu faire sur des systèmes qui souffrent mille changements, en passant par mille mains différentes ? »

Tel est, au XVIIIe siècle, l’aboutissant du jugement de la philosophie sur son propre passé ; il résulte du conflit entre une conception de l’histoire datant de la Renaissance et une conception nou­velle de la philosophie. Mais simultanément et dès le XVIIe siècle, par un mouvement inverse, la conception de l’histoire et la per­spective sous laquelle on voit le passé se transforment. Le thème nouveau, c’est l’idée que l’unité de l’esprit humain reste visible à travers la diversité des sectes. Dès le début du XVIIe siècle (1609), dans son Conciliator philosophicus, Goclenius s’était efforcé de classer, sur chaque sujet, les contradictions des sectes ; et il ne dressait cette liste d’antinomies que pour les résoudre et pour montrer qu’elles n’étaient qu’apparentes. Ce « syncrétisme » qui affirme l’accord de la pensée philosophique avec elle‑même est considéré par Horn comme le résultat véritable de l’histoire de la philosophie.

A ce syncrétisme, qui efface les différences entre les sectes, est lié l’éclectisme qui, lui aussi, est au-dessus de toute secte mais qui, an lieu de réunir, choisit et distingue. « Il n’y a qu’une secte, dit déjà Juste Lipse, en laquelle nous puissions nous inscrire avec sécurité ; c’est la secte éclectique, celle qui lit avec application et qui choisit avec jugement ; extérieure à toute faction, elle deviendra facilement la compagne de la vérité. » Cet esprit de conciliation et d’éclectisme, qui a au XVIIe siècle, en Leibniz, un illustre représentant, anime la grande Historia critica philosophiæ de Brücker, la source où tous les écrivains de la seconde moitié du XVIIIe siècle ont puisé leurs connaissances en histoire de la philosophie. Le véri­table usage de l’histoire, c’est de faire connaître les caractères qui distinguent la vraie philosophie de la fausse. L’histoire de la philosophie « développe une sorte d’histoire de l’intelligence humaine », elle montre « quelle est la puissance de l’intelligence, de quelle manière elle a été arrachée aux ténèbres et éclairée par la lumière de la vérité, comment elle est parvenue, à travers tant de hasards et d’épreuves, à la connaissance de la vérité et de la félicité, à travers quels méandres elle s’est fourvoyée, de quelle manière elle a été ramenée à la voie royale. » L’histoire des sectes n’est donc qu’un moyen de nous affranchir des sectes. L’éclectisme, de Brücker pénètre dans l’Encyclopédie ; Diderot dans l’article Éclectisme y loue l’éclectique « qui ose penser de lui‑même, et, de toutes les philosophies qu’il a analysées sans égard et sans partialité, s’en faire une particulière et domestique ».

Mais le syncrétisme et l’éclectisme ne sont pas la seule manière d’interpréter le passé et de dominer la diversité des sectes. L’on cherche aussi, tout en maintenant cette diversité, à y trouver un lien et une continuité historique. Dans un ouvrage un peu antérieur à celui de Brücker, Deslandes proteste contre l’idée même d’une histoire des sectes. « Recueillir séparément les divers systèmes des philosophes anciens et modernes, entrer dans le détail de leurs actions, faire des analyses exactes de leurs ouvrages, ramasser leurs sentences, leurs apophtegmes et même leurs bons mots, c’est là précisément ce que l’histoire de la philosophie contient de moins instructif. Le principal, à mon avis, c’est de remonter à la source des principales pensées des hommes, d’examiner leur variété infinie et en même temps le rapport imperceptible, les liaisons délicates qu’elles ont entre elles ; c’est de faire voir comment ces pensées ont pris naissance les unes après les autres et souvent les unes des autres ; c’est de rappeler les opinions des philosophes anciens et de montrer qu’ils ne pouvaient dire effectivement que ce qu’ils ont dit. »

Ces efforts pour dégager l’histoire de la philosophie de la poussière des sectes, trouvent naturellement un appui chez les théoriciens du progrès. Pour Condorcet, la division de la philosophie en sectes est un état nécessaire mais passager, dont la philosophie s’affranchit peu à peu, tendant « à ne plus admettre que des vérités prouvées », et non plus des opinions. Dans cette perspective historique, la Grèce a une place spéciale, parce que l’espèce humaine doit reconnaître en elle l’initiative « dont le génie lui a ouvert toutes les routes de la vérité. »

L’hellénisme n’est plus considéré comme une décadence, mais comme un début. Ainsi se fixe un cadre du développement historique de la philosophie, où l’on voit une philosophie purement occi­dentale commençant avec les penseurs grecs de l’Ionie, trouvant son type en Socrate qui voulait « non faire adopter par les hommes un nouveau système et soumettre leur imagination à la sienne, mais leur apprendre à faire usage de leur raison » ; c’est cette philosophie qui, après la longue éclipse du moyen âge, se réalise pleinement avec Descartes. On en a fini avec le fatras de la prétendue philosophie barbare et orientale et les accusations de plagiat contre les Grecs. En revanche il faut bien dire tout ce que laisse en dehors de lui ce schéma des progrès de l’esprit humain, si répandu au XVIIIe siècle finissant, et qui est en somme resté celui de nos histoires de la philosophie, c’est tout le christianisme et tout l’Orient.

Les penseurs du XVIIIe siècle ont donc cherché à introduire unité et continuité dans l’histoire de la philosophie ; or toute la première partie du XIXe siècle a vu un effort pour construire ce qui n’avait été qu’esquissé. On cherche à présent un principe de liaison interne qui permette de comprendre en elles‑mêmes les doctrines et d’en saisir la signification historique. On proteste contre la légè­reté avec laquelle sont rejetées comme absurdes des idées qui ne sont pas les nôtres, alors qu’elles sont des aspects nécessaires de l’esprit humain. Ce qui manquait le plus aux historiens, c’était le sens historique, la perception délicate des nuances du passé. C’est ce qu’indique très bien Reinhold, dans un article de 1791 sur le concept de l’histoire de la philosophie : « La raison pour laquelle, dit‑il, l’histoire de la philosophie apparaît dans nos manuels comme une histoire de la folie des hommes plutôt que de leur sagesse, pour laquelle les plus célèbres et souvent les plus méritants de l’antiquité sont maltraités de la façon la plus indigne, pour laquelle leurs regards les plus profonds dans le sanctuaire de la vérité sont mal interprétés et compris comme les plus plates des erreurs, — c’est que l’on com­prenait mal leurs idées, et on devait mal les comprendre parce que, en les jugeant, on s’en tenait aux principes postérieurs d’une des quatre sectes métaphysiques principales, ou parce qu’on était habitué par les méthodes de la philosophie populaire à prévenir les recherches les plus profondes par les oracles du sens commun. »

C’est le programme de Reinhold que Tennemann a suivi dans son Histoire de la philosophie ; cette histoire ne doit supposer d’après lui aucune idée de la philosophie ; elle n’est que la peinture de la formation graduelle de la philosophie, la peinture des efforts de la raison pour réaliser l’idée d’une science des lois de la nature et de la liberté.

Mais le principe d’unité interne se présente lui-même de deux manières : d’une part comme principe d’une classification des doc­trines qui se flatte de faire rentrer dans un petit nombre de types, dépendant de la nature de l’esprit, toutes les sectes possibles ; d’autre part, comme un développement graduel dont chaque doctrine impor­tante constitue un moment nécessaire.

Le premier point de vue est celui de de Gérando. Il déclare positivement qu’il abandonne, comme à la fois stérile et impossible, l’ancienne méthode de l’histoire des sectes. « Les opinions philo­sophiques qui se sont produites dans les divers pays et dans les divers âges sont tellement variées, tellement nombreuses que le plus savant et le plus fidèle recueil ne fera que jeter le trouble et la confusion dans nos idées et nous accabler sous le poids d’une érudition stérile, à moins que des rapprochements heureusement préparés ne viennent guider l’attention. » A l’« histoire narrative » il faut substituer, selon les expressions de Bacon, l’« histoire inductive et comparée » ; elle consiste d’abord à déterminer le très petit nombre de questions primitives auxquelles doit répondre chaque système ; d’après ces réponses, on peut saisir l’esprit de chacun d’eux et les grouper en classes naturelles ; cette classification faite, on pourra les comparer, saisir leur point de divergence, et, enfin, considérant chacun d’eux comme autant d’expériences faites sur la marche de l’esprit humain, juger quel est le meilleur. De fait la question primitive qui donne à de Gérando la base de sa classification, c’est celle de la nature de la connaissance humaine ; l’histoire des systèmes devient un « essai de philosophie expérimentale », qui montre à l’épreuve la valeur de chaque solution donnée au pro­blème de l’origine de la connaissance.

La méthode de Victor Cousin n’ajoute pas beaucoup à celle de Gérando. C’est une sorte de moyenne entre la méthode du bota­niste qui classe les plantes par famille, et l’explication psycholo­gique qui les rattache aux faits primitifs de l’esprit humain. « Ce qui trouble et décourage, dit-il au début du cours de 1829, à l’entrée de l’histoire de la philosophie, c’est la prodigieuse quantité de systèmes appartenant à tous les pays et à tous les temps. » Puis « des caractères, différents ou semblables se dégageront comme d’eux­-mêmes et réduiront cette multitude infinie de systèmes à un assez petit nombre de systèmes principaux qui comprennent tous les autres. » Après la classification vient l’explication. Ces grandes familles de systèmes viennent de l’esprit humain. Voilà pourquoi l’esprit humain, aussi constant à lui-même que la nature, les repro­duit sans cesse. L’histoire de la philosophie revient donc fina­lement à la psychologie qui, point de départ de toute saine philo­sophie, « fournit même à l’histoire sa plus sûre lumière ». On domine donc l’histoire en la niant, puisqu’on remplace le déve­loppement des doctrines dans la durée par leur classement.

Le second point de vue qui permet d’introduire une unité dans l’histoire de la philosophie est celui d’une liaison dynamique entre les systèmes, où chacun apparaît comme un moment nécessaire d’une histoire unique. L’histoire de la philosophie ne fait ici que refléter les tendances générales du début du XIXe siècle, qui ont donné naissance aux sciences morales et sociales ; on ne croit plus que l’histoire générale s’oriente vers le succès d’une religion particulière ou d’un empire ; elle progresse plutôt vers une civilisation collective qui intéresse l’humanité entière. De même l’histoire de la philo­sophie ne s’oriente pas au bénéfice d’une secte ; elle a une loi imma­nente que l’on peut reconnaître par une observation directe.

« Aucune science ne saurait être comprise sans sa propre histoire, toujours inséparable de l’histoire générale de l’humanité », il n’est nulle remarque qui condense plus nettement les idées d’Auguste Comte sur l’histoire intellectuelle : impossibilité de séparer le pré­sent du passé, de considérer le stade présent de l’intelligence autre­ment que dans le progrès dynamique où il est né des stades passés ; impossibilité de séparer l’histoire du développement intellectuel de celle de l’ensemble de la civilisation. Le positivisme affirme la « continuité humaine » que niaient « le catholicisme maudissant l’antiquité, le protestantisme réprouvant le moyen âge, et le déisme niant toute filiation ». La pensée de Comte se rattache au mouvement général que nous avons vu croître au XVIIIe siècle contre l’idée d’une histoire de la philosophie comme simple énumération de sectes incohérentes. « La continuité dynamique » (p. 27) nous interdit de croire qu’il y ait jamais dans les opinions humaines des « changements radicaux » ; elles se sont modifiées en vertu de la même impulsion qui les modifie encore, c’est-à-dire d’une impulsion vers une subordination croissante de nos jugements à l’ordre objectif. Chacune de ces étapes a sa place normale et nécessaire. La « logique purement subjective » (p. 31) du fétichiste qui anime les phénomènes « est, à l’origine, aussi normale que le sont aujourd’hui les meilleures méthodes scien­tifiques. »

Cette vision d’une marche continue, qui ne peut être rétrograde, amène Comte à transformer entièrement la valeur due les historiens du XVIIIe siècle donnaient à chaque période du passé, particu­lièrement à la pensée grecque et à la pensée du moyen âge. Il pro­teste formellement contre « les irrationnelles hypothèses de certains érudits sur une prétendue antériorité de l’état positif envers l’état théologique (p. 73), allusion sans doute à une objection que l’on peut tirer de la science positive des Grecs précédant la pensée médiévale. Ces hypothèses, ajoute-t-il, « ont été renversées irrévocablement d’après une meilleure érudition ». L’union de la théologie et de la métaphysique, qui caractérise le moyen âge, union qui, aux yeux des écrivains protestants comme Brücker et des encyclopédistes, est un scandale et une alliance monstrueuse, est précisément ce qui fait la supériorité du moyen âge sur l’antiquité, et ce qui prépare l’âge moderne. La théologie sans métaphysique, c’est néces­sairement le polythéisme ; il « constitue seul le véritable état théologique, où l’imagination prévaut librement. Le monothéisme résulte toujours d’une théologie essentiellement métaphysique, qui restreint la fiction par le raisonnement. »

Comte entend donc moins par philosophie les systèmes techniques des spécialistes de la philosophie, qu’un état mental diffus à travers la société qui se manifestera aussi bien, sinon mieux, dans des insti­tutions juridiques, dans des œuvres littéraires ou des œuvres d’art que dans les systèmes des philosophes. Un système philosophique, nommément désigné, pourra, il est vrai, montrer avec une particulière clarté cet état d’esprit, parce qu’il concentre des traits épars ailleurs et les met en pleine lumière ; mais il ne sera jamais étudié qu’à titre de symbole et de symptôme. Ce qui intéresse les histo­riens animés de l’esprit positiviste, ce sont les « représentations collectives », et les vues individuelles n’obtiennent leur regard que si elles sont le reflet du collectif. De là un changement de méthode : il se manifeste par le peu de souci que l’on a de la partie en quelque sorte technique de la philosophie ; ce qui intéresse ce sont les théo­rèmes fondamentaux des philosophes, le contenu de leur opinion, et non leur vérité absolue ; chaque système d’opinion est en relation avec une époque et tire de cette relation la seule justification à laquelle il puisse prétendre.

Avant Auguste Comte, Hegel eut un égal souci de faire l’apologie des systèmes, en montrant que leur diversité ne s’oppose pas à l’unité de l’esprit : « L’histoire de la philosophie, dit-il, rend manifeste, dans les diverses philosophies qui apparaissent, qu’il n’y a qu’une seule philosophie à divers degrés de développement, et aussi, que les principes particuliers sur lesquels s’appuie un système ne sont que des branches d’un seul et même ensemble. La philosophie la dernière venue est le résultat de toutes les philosophies qui précèdent et doit contenir les principes de toutes ces philosophies. » Ce n’est là ni le sectarisme qui excommunie, ni le scepticisme qui profite des divergences des systèmes pour les renvoyer tous ; sectarisme et scepticisme supposent qu’il y a plusieurs philosophies ; l’histoire pose qu’il n’y en a qu’une. « Pour justifier le mépris de la philosophie, l’on admet qu’il y a des philosophies différentes, dont chacune est une philosophie et non pas la philosophie, — comme s’il y avait des cerises qui n’étaient pas aussi du fruit ». L’histoire de la philosophie est le développement d’un « unique esprit vivant » prenant possession de lui-même ; elle ne fait qu’exposer dans le temps ce que la philosophie même, « libérée des circonstances historiques extérieures, expose à l’état pur dans l’élément de la pensée ».

Unité de l’esprit humain et continuité de son développement, telles sont les certitudes a priori qui, s’imposant à l’historien avant même qu’il ait commencé sa recherche, lui mettent en mains le fil qui lui permettra de s’orienter. Ce que cette thèse suppose, c’est l’existence d’une sorte d’a priori historique, a priori qui consiste dans la nature de l’esprit et dont la connaissance n’est pas du tout justi­ciable des méthodes historiques. L’histoire de la philosophie est l’histoire des manifestations de l’esprit ; comme telle, elle est débarrassée des contingences et des accidents ; l’historien est sûr de trouver un lien dialectique entre les systèmes qui se succèdent.

Avec Hegel et Comte, nous sommes à l’extrême opposé de la situation où la Renaissance avait laissé l’histoire de la philosophie ; le passé ne s’oppose plus au présent ; il le conditionne et, justifié par lui, il ne fait que dérouler l’unité d’un plan systématique et préconçu. Toute l’évolution de l’histoire de la philosophie jusqu’à nos jours repose sur une discussion de ce postulat.

En effet la connaissance de la loi immanente à ce développement n’est pas le résultat de l’observation et de l’induction historiques. L’unité de la philosophie, chez Hegel, n’est pas une constatation, mais bien un postulat. C’est un postulat qui ne peut être accepté qu’avec la philosophie dont elle fait partie. Est‑ce ainsi que l’his­toire apparaît à une vue non prévenue ? « Tout homme d’un jugement ordinaire qu’on mettra en présence du spectacle qu’offre l’histoire de la philosophie s’en formera d’emblée une idée singulière­ment différente de ce que voudrait le sophisme de la philosophie hégélienne. » Renouvier, qui formule cette opinion, revient en effet, par delà l’éclectisme français, par delà Hegel et Diderot, à cette tradition du sectarisme, contre laquelle s’étaient élevés le XVIIIe et le XIXe siècles, parce qu’elle ne répondait pas au désir passionné de l’unité de l’esprit humain. Selon Renouvier, la division des philosophes en sectes opposées, n’est point un accident histo­rique, résultant de préjugés temporaires que feront disparaître les « lumières », mais un phénomène normal qui tient à la constitu­tion de l’esprit humain. « Depuis vingt-cinq siècles, en Occident, les plus grandes oppositions se sont maintenues entre les philosophes. Sans doute, la controverse et le progrès des connaissances positives ont pu éliminer certaines questions et supprimer certaines dissidences, mais la plupart et les plus graves de toutes n’ont fait que reculer ou se transporter ailleurs. » L’esprit humain est de nature antinomique ; la controverse dominante est celle qui existe entre la doctrine de la liberté et celle du déterminisme ; à cette controverse se ramènent, selon Renouvier, toutes les autres, et l’on peut classer systématiquement tous les systèmes, en faisant rentrer chacun d’eux dans l’une ou l’autre de ces deux doctrines. Or, il n’est pas à prévoir que jamais un parti puisse convaincre l’autre par des raisons con­traignantes. Ainsi s’explique et se justifie l’existence des sectes. Le tort de l’éclectisme et de l’hégélianisme est d’avoir vu seulement dans les sectes tantôt un produit arbitraire de la fantaisie, tantôt un moment nécessaire mais tout provisoire dans le développement de la pensée.

Du point de vue de Renouvier, l’histoire de la philosophie se fige donc en un dialogue intemporel entre deux thèses contradic­toires et toujours renaissantes ; d’une époque à l’autre, il n’y a pas de différences philosophiquement importantes ; les « variations de la terminologie, la diversité des rapports sous lesquels peut être envisagé chaque problème » et qui permettent « de donner une forme et des expressions nouvelles à des opinions en réalité anciennes », voilà la seule matière qui reste à l’histoire comme telle ; elle a en revanche des cadres permanents, ceux mêmes qui permettent « la classification systématique des doctrines » ; mais ces cadres sont des nécessités de la pensée et non pas des faits historiques. La seule initiative qui reste permise à l’esprit humain, c’est non pas la con­struction des systèmes qui sont dans l’essentiel prédéterminés (tout comme chez de Gérando ou Cousin), mais l’adoption libre d’une des deux seules directions possibles. L’originalité n’est pas, comme on le croyait, dans l’invention intellectuelle d’un système, mais dans l’attitude de la volonté à l’égard de systèmes pré­formés.

Le point de vue de Renouvier marque déjà l’abandon de la doctrine d’une prétendue nécessité historique. Son époque même et plus encore la nôtre, nous donnent le spectacle d’une sorte de désagréga­tion des grandes synthèses historiques ; notre temps a une répulsion manifeste pour les grandes constructions, qu’elles soient hégéliennes ou positivistes. Les signes extérieurs de cet état d’esprit, c’est que les œuvres marquantes dans l’histoire de la philosophie, ne sont plus des histoires d’ensemble, mais des ouvrages limités à une période comme la Philosophie des Grecs d’Édouard Zeller, ou à une nation, ou à un problème, comme le Système du Monde de Platon à Copernic de Duhem, ou bien des recueils philologiques comme les Fragments des Présocratiques et les Doxographes grecs d’H. Diels, ou des monographies comme celles d’Hamelin sur le Système d’Aristote ou le Système de Descartes. Les histoires générales de la philo­sophie ont elles‑mêmes une méthode plus analytique que synthé­tique et visent plus à recueillir les résultats des travaux utilisés dans les monographies qu’à découvrir une loi immanente de développement ; telle sous cet aspect, la Philosophie analytique de l’histoire de Renouvier ; telles l’Histoire de la Philosophie européenne de Weber, l’Histoire de la philosophie par problèmes de Janet et Séailles, et plus manifestement encore la grande Histoire de la philosophie d’Ueberweg, qui ne vise qu’à tenir le lecteur au courant des tra­vaux originaux sur chaque question.

Les causes de cette situation, qui est nouvelle, sont de deux sortes. La première est l’immense labeur philologique, qui, depuis 1850 environ, grâce à des éditions critiques, à des découvertes de textes, à des recueils de fragments, a, en même temps qu’il précisait et enrichissait notre information, rendu difficiles ou même impossibles ces vues d’ensemble que se targuaient d’avoir les historiens d’antan. Il doit en être ainsi si l’on songe aux conditions de la méthode philologique : à son point de vue, en effet, les périodes de l’histoire se distinguent moins par des événements positifs qui en marqueraient le début et la fin que par la nature et l’état des sources qui les font connaître ; pour ne prendre qu’un exemple grossier, combien différent est l’état de nos sources relatives à la philosophie antique, avec ses rares œuvres originales, et l’état des sources de la philosophie médiévale ou moderne, dont l’abondance effraye l’imagination. Le travail de critique et d’interprétation des textes doit suivre dans les deux cas des méthodes différentes et il implique même des habitudes d’esprit assez distinctes pour qu’on ne puisse se vanter de les posséder à la fois ; mais il en faudrait dire autant de périodes bien plus courtes ; le stoïcisme et l’épicurisme, par exemple, connus par des lambeaux de textes, ne peuvent être étudiés de la même manière que le système d’Aristote, dont l’enseignement est intégralement conservé.

D’autre part, les conclusions du philologue, quand il s’agit d’in­terpréter une pensée et d’en serrer de près le sens, sont souvent pro­visoires et à la merci d’une nouvelle découverte ou d’un nouveau rapprochement ; les interprétations des systèmes anciens comme le platonisme, ou même des doctrines modernes, comme celles de Descartes ou de Kant, sont innombrables ; comment y trouver un point d’appui solide pour une construction synthétique ?

Aux exigences de la méthode philologique s’ajoute une seconde raison peut-être plus déterminante encore pour nous détourner de l’ambition de décrire l’ensemble du passé philosophique. Comte et Hegel, et même Renouvier s’occupent de la philosophie et non des philosophes. Qu’ils considèrent ces représentations de l’univers, qu’ils étudient comme des cadres éternels imposés par la nature même de la raison, ou comme des sortes de représentations collectives, évoluant elles-mêmes collectivement, et se transformant avec la société, ils font de la philosophie quelque chose d’impersonnel, ou, du moins, l’expression personnelle que donne un philo­sophe des pensées de son temps n’est que l’accident ; l’essentiel est ailleurs, dans ce dictamen rationnel ou social, sorte de déité, à laquelle se soumettent naturellement les consciences individuelles, — fussent celles d’un Platon ou d’un Descartes.

Or l’histoire de la philosophie a évolué comme l’histoire en général ; la minutie apportée à la recherche des sources ne s’expliquerait pas sans la volonté de l’historien d’arriver à ce qu’il y a d’individuel, d’irréductible, de personnel dans le passé ; ses recherches seraient tout à fait inutiles, s’il s’agissait, comme autrefois, de déterminer des types ou des lois ; à quoi bon un exemplaire nouveau d’un type déjà connu, si l’exemplaire n’avait son prix en lui-même et dans ce qui le distingue ?

Ce goût de l’individuel, qui est peut‑être encore le trait dominant de notre critique littéraire, nous fait voir le passé sous une perspec­tive tout à fait nouvelle ; ce ne sont plus ni des « sectes » comme à la Renaissance, ni des « systèmes » comme chez Cousin, ni des « mentalités collectives » que vise à atteindre l’historien ; ce sont des indi­vidus, dans toute la richesse nuancée de leur esprit ; Platon, Descartes ou Pascal ne sont ni des expressions de leur milieu ni des moments historiques, mais de véritables créateurs. Ce qui frappe à première vue c’est la discontinuité de leurs efforts ; il n’y a, remarque Windel­band, nul progrès continu « puisque chacun des grands systèmes donne du problème une formule nouvelle et le résout comme si les autres n’avaient pas existé. »

Il faut ajouter que ces deux raisons, exigences de la méthode philologique et recherche de l’individuel, bien que s’opposant l’une et l’autre à la synthèse historique, ne conduisent pas l’esprit dans le même sens. Le philologue a une tendance à chercher la parenté des pensées et des formules ; cette tendance s’exagère parfois, si elle n’est pas tempérée par le goût et par le sens des pensées vivantes, jusqu’à faire d’une doctrine nouvelle une mosaïque des doctrines passées, jusqu’à confondre l’inventeur avec le compilateur. Par un tour d’esprit inverse, le critique ne veut rechercher dans les doctrines que leur bigarrure et il fait l’histoire des idées en impressionniste, ayant plus de goût pour la variété des esprits que pour l’unité profonde qu’elle peut receler.

 Aux diversités purement doctrinales de l’âge antique et médiéval, l’âge moderne en ajoute une autre, c’est la diversité des esprits nationaux qui donnent sa nuance particulière à chacune des philo­sophies anglaise, allemande ou française. Il faut aussi songer à l’immense complication de la culture moderne qui est en train de se dissoudre, comme Auguste Comte le prévoyait et le craignait, en une série de cultures spéciales et techniques, dont chacune absorbe la vie et les moyens d’un homme. Le philosophe, se limitant à une des faces de cette culture, est aujourd’hui logicien ou épistémologiste, philosophe des mathématiques ou philosophe de la religion, sans qu’il y ait de correspondance bien nette et encore moins d’unité entre un point de vue et un autre. On oscille entre une culture géné­rale, qui est superficielle, et une culture approfondie, qui est étroite.

Ne voilà-t-il pas bien des diversités doctrinales irréductibles à la raison : diversités dues à des différences de personnalités, de caractère national, de mode et de degré de culture ? Comment l’histo­rien mettra‑t‑il sur la même ligne des doctrines d’origine si diffé­rente ?

Aussi voyons‑nous les meilleurs des historiens de notre temps hésiter sur la méthode à suivre. C’est par exemple Victor Delbos qui, sans renoncer à l’idée d’un enchaînement rationnel entre les aspects successifs de la pensée philosophique, voit son désir d’unité balancé par la crainte de n’être pas exact et de laisser échapper la substance même de l’histoire. Et, de fait, ce vigoureux esprit a laissé une admirable série de monographies, dont le titre même marque la difficulté, peut‑être insurmontable, qu’il devait trouver à écrire une histoire générale de la philosophie.

Même hésitation, mais plus dissimulée, chez Windelband. Le développement de la philosophie, comme il le reconnaît dans sa préface, dérive de trois facteurs, et, l’on pourrait même dire, de trois histoires juxtaposées : 1° Histoire pragmatique ; c’est l’évolu­tion interne de la philosophie reposant sur le désaccord entre les solutions anciennes et les représentations nouvelles de la réalité : 2° Histoire dans ses relations à l’histoire de la culture ; la philosophie reçoit ses problèmes des idées qui dominent la civilisation d’une époque ; 3° enfin histoire des personnes. Sous le premier aspect, l’histoire a bien une sorte de loi de développement ; mais quelle est au juste l’importance de cet aspect par rapport aux deux autres qui font dépendre de nombreux hasards le cours de la vie spirituelle, c’est ce que l’auteur ne laisse pas pressentir.

Est‑ce là l’état définitif de l’histoire de la philosophie ? Doit‑elle abandonner tout espoir d’être elle‑même philosophique, pour devenir un chapitre de la philologie et de la critique littéraire ? Est‑elle condamnée à perpétuellement osciller entre la méthode de la mosaïque et la méthode impressionniste, incapable de faire mieux que de tempérer ces deux méthodes l’une par l’autre ?

Sans doute, et malgré l’apparence, il reste quelque chose des idées d’un Comte, et d’un Hegel. Ils nous ont enseigné à voir dans les systèmes de philosophie du passé mieux que des sectes fermées ou des fantaisies individuelles, des aspects de l’esprit humain. Ils ont appris à prendre le passé intellectuel tout à fait au sérieux et ont compris mieux que d’autres la solidarité intellectuelle des généra­tions. Pourtant à la crise qui atteint l’histoire de la philosophie, on ne peut prétendre remédier en revenant à une de ces formules générales de développement chères aux positivistes et aux hégéliens. Tout ce que l’on a tenté récemment en ce sens, est ou bien manqué ou tout au moins prématuré. Comme les deux premiers problèmes que nous avons posés, ce troisième problème ne peut être résolu que d’une manière approximative et provisoire, avec toutes les incertitudes que comporte l’histoire.

Il faut remarquer, en premier lieu, que l’érudition philologique, si elle a, comme nous le remarquions, fait crouler la construction comtiste ou hégélienne, nous met sur la voie d’une solution positive. A mesure que l’on progresse davantage dans la connaissance intime et détaillée du passé, l’on voit mieux les nouvelles doctrines prendre leur point d’insertion dans les doctrines du passé, et l’on établit des continuités et des passages, là où l’on ne voyait d’abord que radicale originalité et absolue opposition. Des formules générales comme celles de Comte ou de Hegel, pour qui le développement doit procéder par opposition franche et nette, rendaient très mal compte de la réalité nuancée que nous montre l’histoire. En revanche, cette continuité des esprits que révèle la critique historique ne saurait s’exprimer par une loi générale et doit faire l’objet de mille recherches de détail. L’idée d’étudier, dans leur continuité et leur genèse, les systèmes du monde de Platon à Copernic n’aurait pu venir aux historiens imbus de l’idée de la radicale opposition entre l’antiquité et le moyen âge ; et il a fallu la merveilleuse érudi­tion de Duhem pour retrouver à travers ce temps la continuité de deux ou trois thèmes de pensée. Le regain de faveur si légitime qu’a trouvé récemment l’histoire de la philosophie du moyen âge n’est pas fondé seulement sur des motifs étrangers à l’intérêt de l’histoire, mais aussi sur les véritables découvertes qui montrent son union à la philosophie moderne. L’abandon de la méthode a priori, loin de nuire à l’idée de l’unité de la philosophie et de l’intelligence, a donc permis de lui donner un sens plus plein et plus concret, bien que plus difficile à traduire en formules ; car elle n’est point l’unité d’un plan qui se réalise peu à peu, mais une série d’efforts originaux et d’inventions multiples.

En second lieu, l’abandon de l’idée de progrès fatal, qui a dominé l’histoire de la philosophie, jusque vers 1850, n’a pas été moins favorable à une exacte appréciation du développement philosophique. L’idée d’une marche incessante et continue est tout à fait contraire à la réalité historique. Bacon avait vu plus juste que ses disciples du XVIIIe siècle lorsqu’il mentionnait, à côté des périodes de pro­grès, les périodes de régression et d’oubli, suivies de renaissances. La vérité est que la courbe de la vie intellectuelle, si l’on peut ainsi parler, est extrêmement compliquée, et que seules des études de détail peuvent donner une idée de ses méandres. Encore est‑il qu’elles peuvent en donner l’idée, et, là non plus, l’œuvre de la cri­tique philologique n’est pas destructrice, tout au contraire. Elle nous montre seulement plusieurs schèmes possibles de développement, là où l’apriorisme historique n’en voyait qu’un. Il y a tantôt marche de la pensée vers un plus grand désaccord, vers une dissipation en une poussière de sectes qui s’opposent l’une à l’autre, comme en Grèce, dans la période qui a suivi la mort de Socrate, tantôt au contraire marche vers l’unité de pensée, vers l’accord presque com­plet, comme dans la seconde moitié du XVIIIe siècle où dominait l’empirisme anglais. Tantôt la pensée philosophique se fait mouvante, suggestive, se transforme en une méthode de vie spirituelle, en une direction mentale comme chez Socrate ou chez Platon, tantôt elle a la forme d’une doctrine décisive qui a une réponse prête à toutes les questions et prétend l’imposer par une dialectique irréfutable, comme au temps de la scolastique. Il y a des moments où la pensée intellectuelle, comme fatiguée, renonce à affirmer sa propre valeur et cède le pas à des doctrines qui prétendent atteindre la réalité par intuition, sentiment ou révélation ; par exemple l’intellectualisme du XVIIIe siècle, avec sa confiance en la raison, est suivi de bien près de l’orgie romantique ; alternance très instructive et qui, peut-être, est une loi générale de l’histoire de la pensée. On voit par ces exemples comment la critique à elle seule, sans le moindre a priori, permettra de classer, d’ordonner les systèmes.

L’histoire permettra même jusqu’à un certain point de les juger. En effet la valeur d’un système n’est pas indépendante de l’élan spirituel qu’il a créé. Les doctrines philosophiques ne sont point en effet des choses mais des pensées, des thèmes de méditation qui se proposent à l’avenir et dont la fécondité n’est jamais épuisée qu’en apparence, des directions mentales qui peuvent toujours être reprises ; les idées dont elles sont faites ne sont pas les inertes matériaux d’un édifice mental qui pourrait être démoli et dont les matériaux pourraient être tels quels remployés dans d’autres con­structions ; ce sont des germes qui veulent se développer ; elles prétendent être un « bien capable de se communiquer ». Or, la recherche historique doit nous permettre de saisir l’élan originel et la manière dont il se développe, dont il cesse, dont parfois il reprend : l’histoire n’est pas achevée, c’est ce que ne doit jamais oublier l’historien de la pensée ; Platon ou Aristote, Descartes ou Spinoza n’ont pas cessé d’être vivants. Un des plus grands services que peut rendre l’histoire est sans doute de montrer de quelle manière une doctrine se transforme ; d’une manière bien différente selon les cas. Il arrive parfois que la doctrine, en devenant permanente, se raidisse en un dogme, qui s’impose : ainsi, après trois siècles d’existence, le stoïcisme, chez Épictète, est une foi qui n’a plus besoin d’être démontrée. Il arrive aussi qu’un thème philosophique, en cherchant à se fixer en doctrine, à se réaliser en dogmes, finit par s’épuiser en une sorte de complication et de maniérisme, qui fait songer aux brillantes décadences des écoles artistiques dont la formule s’est usée. Par exemple, la philosophie ionienne, du temps de Platon, est réduite aux balbutiements des derniers héraclitéens qui, de peur de fixer le fleuve mouvant des choses, ne veulent plus utiliser le langage. Ou encore, la description des choses intelligibles, chez les derniers néo-platoniciens comme Proclus et Damascius, arrive à une si minutieuse précision qu’on est forcé d’y sentir tout l’arti­fice d’un technicien professionnel et d’en voir le manque de sincé­rité ; et l’on pourrait en dire autant des dernières formes des systèmes de Fichte ou de Schelling. On voit ainsi naître comme des catégories historiques, mouvantes, modifiables, des thèmes géné­raux de pensée qui doivent remplacer les catégories massives dont usaient autrefois les historiens éclectiques ou hégéliens.

Ces très brèves indications excluent la possibilité de terminer cette introduction en formulant rien qui ressemble à une loi de développement de la pensée philosophique ; il ne s’agit pas de construire, mais seulement de décrire. Ce que l’on ne peut plus faire, c’est écrire l’histoire en prophète après coup ; comme si l’on voulait donner l’impression que la pensée philosophique naissait peu à peu et se réalisait progressivement. Nous ne pouvons plus admettre comme Aristote, le père de l’histoire de la philosophie, que l’histoire est orientée vers une doctrine, qu’elle contient en puissance. L’histoire de la philosophie nous enseigne que la pensée philosophique n’est pas une de ces réalités stables qui, une fois trouvées, subsistent comme une invention technique ; cette pensée est sans cesse remise en question, sans cesse en danger de se perdre en des formules qui, en la fixant, la trahissent ; la vie spirituelle n’est que dans le travail et non dans la possession d’une prétendue vérité acquise.

L’ouvrage présent, dont paraît le premier fascicule, s’efforce de donner une esquisse aussi claire et aussi vivante que possible de ce travail ; il a été inspiré par le désir de servir de guide dans cet immense passé de la philosophie, que les recherches his­toriques de détail révèlent chaque jour plus complexe et plus nuancé. Aussi a‑t‑il été jugé indispensable de donner au lec­teur les moyens de juger de la fidélité de cette esquisse et d’en préciser les traits : c’est pourquoi chaque chapitre est accom­pagné de renvois aux textes les plus importants et suivi d’une bibliographie sommaire, indiquant, avec les éditions des auteurs, les ouvrages et articles qui ont paru essentiels.


Retour au livre de l'auteur: Jacques Bainville, historien Dernière mise à jour de cette page le mercredi 15 février 2006 7:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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