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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Edouard CLAPAREDE, MORALE ET POLITIQUE ou Les vacances de la probité (1940)
Préface


Une édition électronique réalisée à partir du livre d'Edouard CLAPAREDE (1873-1940), MORALE ET POLITIQUE ou Les vacances de la probité. Neuchatel: Éditions de la Baconnière, 1940, 202 pages. Une oeuvre réalisée conjointement par Stanislas de Sainte Agathe (bénévole, Paris) et Pierre Palpant (bénévole, Paris).

Préface

J’estime pour ma part que mieux vaudrait... me trouver en désaccord et opposition avec tout le monde que de l’être avec moi-même tout seul et de me contredire.
SOCRATE, dans le « Gorgias ».

 

Victor MARTIN.

L’ouvrage que nous avons l’honneur de présenter ici au public nous apporte en une heure grave le message d’outre-tombe d’un homme de cœur qui fut un savant illustre et un citoyen convaincu. Et ce qui donne à ces pages une saveur particulière, singulièrement émouvante pour les amis de l’auteur, mais qui ne sera pas moins sensible à ceux qui n’ont pas eu le privilège de le connaître, c’est l’entrelacement qu’on y découvre sans cesse des préoccupations humaines, civiques et scientifiques dont il était animé. Préoccupations conjuguées, nullement mêlées en désordre, mais associées et complémentaires. Aux yeux du savant, les découvertes dans le champ de la vie mentale qui rendaient son nom célèbre ne devaient pas seulement enrichir, par un apport de connaissances nouvelles, le patrimoine humain, elles devaient aussi trouver leur première application dans le cercle proche de sa patrie genevoise et helvétique, dont le perfectionnement et la dignité lui tenaient tellement à cœur qu’il n’a jamais hésité à consacrer beaucoup de temps à des activités civiques. Les pages qui suivent l’attestent du reste abondamment et point n’est besoin d’être un initié pour y retrouver notamment l’écho des luttes qu’il mena longtemps en faveur des idées représentées par son ami le regretté William Martin, à la mémoire duquel il était resté inaltérablement fidèle.

En obéissant ainsi d’une façon si généreuse à la meilleure tradition genevoise qui enseigne à faire marcher de pair le souci de la Science et celui de la Cité, on ne peut pas dire que Claparède sacrifiât alternativement l’un au profit de l’autre. Il eut au contraire l’art, en les associant, de les féconder l’un par l’autre, d’en faire de mutuels collaborateurs. Ce livre en est la vivante preuve. Psychologue expérimental, et très attaché à ce titre, assez ironique à l’égard de la philosophie chez qui, en homme de laboratoire, il était quelque peu porté à ne voir que verbalisme, il a su du moins tenir largement ouvertes sur la cité et sur le monde les fenêtres de ce laboratoire. Mieux encore, il n’a cessé d’y faire entrer comme sujets d’expérience et d’observation les manifestations de la vie nationale auxquelles son activité de citoyen lui avait permis de participer. Ainsi les expériences du patriote alimentaient la méditation du psychologue et ce dernier, en retour, pouvait mettre au service de la vie civique les résultats de ses investigations de savant. Le livre que nous annonçons est caractéristique à cet égard. Il est né de l’observation des réactions de notre vie publique aux événements qui ont marqué l’époque de troubles et de catastrophes qui, ouverte en 1914, va s’accusant toujours davantage.

L’auteur constate le profond désarroi que ces convulsions ont fait naître chez nous dans les esprits et qui se décèle particulièrement dans un inquiétant divorce entre les principes proclamés d’une part et les propos et les comportements d’autre part, chez beaucoup de ceux qui, journalistes, politiciens, éducateurs, ecclésiastiques, publicistes, prétendent au titre de guides de l’opinion. Une inspiration incohérente ne peut naturellement engendrer dans le public qu’une opinion désordonnée. Et tel est bien le spectacle qui s’offre au psychologue : une pensée et, par suite, une action généralement incohérentes. Ce phénomène est le butin du savant. A lui de le décrire et d’en découvrir les causes, d’en supputer les conséquences pour la vie individuelle et collective. Mais le savant s’abstient de juger. Tout au plus se contentera-t-il d’avertir ses lecteurs : « Si vous professez les principes de la morale chrétienne, la logique et les lois du fonctionnement de la pensée raisonnable exigent que vous ne vous contredisiez pas vous-mêmes en parlant et en agissant, à l’occasion, au mépris de ces principes, sans avoir même l’air parfois de vous en douter. La cohérence de votre vie mentale le veut. Mais l’exigence serait la même si vous adoptiez d’autres principes de départ ou des principes opposés. Là dessus je n’ai pas de conseils à vous donner. Ce n’est pas mon métier de savant ».

L’idéal du savant est de ne jamais prononcer de jugement de valeur. Cette abstention lui est-elle réellement possible, en tous cas dans les sciences de l’homme ? L’ouvrage ci-après peut fournir, croyons-nous, des arguments à la thèse contraire, mais ce n’est pas ici le lieu d’y insister. En tout cas, si le savant s’efforce à cette impassibilité morale, l’homme et le citoyen ne le peuvent ni ne le doivent. Ils ont, clairement ou confusément, conscience qu’il faut prendre parti, et le psychologue-citoyen dont nous parlons, plus clairement que quiconque. Le spectacle du monde lui a révélé l’antagonisme tragique de deux conceptions de la vie, celle qui réduit tout à de simples rapports de force, fait de la seule force l’arbitre des destinées de la collectivité humaine, et celle qui tend à donner la première place à l’esprit, substituant à la force la collaboration volontaire fondée sur la persuasion. En déduisant les conséquences de ces deux attitudes pour la vie sociale et internationale, le savant est déjà sur la route qui mènera l’homme en lui au choix, selon que ces conséquences lui paraîtront souhaitables ou à rejeter, bonnes ou mauvaises. Et voilà que se lève le redoutable et vital problème du bien qui domine toute la vie de l’humanité. L’idéologie de l’esprit est-elle meilleure que celle de la force ? contient-elle plus de vérité que celle de la force ? Tel est le point essentiel. Ce n’est pas celui qui dans le présent ouvrage tient le plus de place, quoiqu’il soit abordé au début et de manière fort intéressante. Toutefois le centre de gravité du livre n’est pas là. Nous sommes cependant persuadé que la réponse à cette question domine tout le débat qui fait le sujet de ce livre. A en juger par le temps qu’il a consacré à l’examen de cette question, il semblerait que, pour l’auteur, la réponse à lui donner va presque de soi. Or, si tant d’esprits hésitent, comme Claparède le montre si bien, entre l’adhésion à l’esprit ou à la force, n’est-ce pas parce que, éblouis par les exploits de celle-ci, ils la croient par là-même justifiée ? Du moment quelle parvient à ses fins, se disent-ils, sans se demander quelle sera la durée de son triomphe et à quel prix il s’achète, c’est qu’elle a peut-être raison ; peut-être, après tout, est-elle le bien, la vérité. La tiédeur de la conviction dans la valeur souveraine de l’esprit nous paraît donc constituer une des causes fondamentales à ajouter à celles que Claparède a si bien repérées, de ce phénomène évident que, d’une façon un peu sensationnelle, il a baptisé les « vacances de la probité ». Cette remarque, il n’est plus là, hélas ! pour nous entendre la lui présenter, mais nous sommes certain qu’il l’eût accueillie avec cette bienveillance d’esprit et cette modestie qui dénotaient en lui le savant de race et donnaient tant de charme à son commerce. Mais nous ne serions pas fidèles à son idéal, si nous ne nous efforcions de pousser plus loin le sillon qu’il a commencé, d’approfondir encore les questions qu’il a creusées.

On notera une remarquable coïncidence entre les thèmes de ce livre et plus d’un des dialogues de Platon. Il y avait en effet dans la personne de Claparède, que cet ouvrage reflète si parfaitement, une veine socratique. Elle se reconnaît à cette association savoureuse d’un profond sérieux moral et d’une grande puissance dialectique avec le goût des exemples concrets et pittoresques, la simplicité directe de l’exposé. Comme Socrate, il était incapable de se satisfaire de fausses raisons ; il les démasquait avec une impitoyable logique, ce qui ne lui attirait pas toujours de la part des victimes de sa critique une reconnaissance extrême. Elles oubliaient, comme autrefois celles de l’Athénien, qu’il s’en prenait à leur erreur et non à leur personne et qu’il pourchassait cette erreur en lui-même non moins impitoyablement que chez autrui. Autre analogie avec le fils de la sage-femme, il fut abondamment traité de rêveur au nom d’un prétendu réalisme qui n’est la plupart du temps que l’art de se cacher à soi-même ses compromissions sous des prétextes fallacieusement honorables. Les Calliclès, les Polos et les Anytos qu’il rencontra sur sa route ne surent pas voir que s’il réprouvait inflexiblement le manque de sincérité envers soi-même comme un crime envers l’esprit, il était prêt à reconnaître certains états de nécessité capables d’enchaîner l’action et la parole ; encore ne fallait-il pas laisser leur empire s’étendre au domaine intérieur et leur permettre de fausser la pensée ; autrement la désagrégation morale commence.

Socratique, enfin, ce livre le sera, par l’aiguillon qu’il laisse dans nos consciences. Il exaspérera et enthousiasmera, du moins nous l’espérons, car s’il ne rencontrait que de l’indifférence, ce serait un présage sinistre. On a beaucoup parlé, un temps, chez nous de « défense spirituelle ». Quel meilleur moyen pour y contribuer que de mettre l’esprit en garde contre les embûches que lui tend sa propre faiblesse, lui faire voir clairement l’enjeu de la partie qui se joue et l’armer pour la bonne cause ? Ce n’est pas dans la confusion des idées, l’incohérence intellectuelle, l’ignorance volontaire des risques du moment que l’opinion publique puisera la force de résistance dont elle a tant besoin. Ce qu’il nous faut, c’est de prendre virilement conscience des dangers qui nous menacent, en nous sous forme de penchants, hors de nous sous forme de pressions de tout ordre. Aussi tout ce qui contribue à répandre la clarté dans les esprits, même une clarté amère, fait œuvre de salubrité. Ainsi pensait celui dont nous transmettons à ses concitoyens le message posthume en leur rappelant que son but ne fut jamais de blesser personne mais de travailler à harmoniser le culte de la patrie avec l’obéissance aux exigences supérieures de la vérité et de la justice.

Dans l’accomplissement de cette mission il aurait pu espérer être relayé par son fils en qui il avait de justes raisons d’escompter un continuateur de son effort et de sa pensée. Ayant eu le chagrin de le voir partir avant lui, il ne nous lègue, au lieu d’une voix vivante, que ces quelques pages, mais elles n’en constituent qu’un avertissement plus émouvant, plus digne d’être écouté avec le respect que commandent la gravité des questions débattues et le caractère de l’écrivain. 

Victor MARTIN.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 13 janvier 2008 12:01
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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