Dessein de l'ouvrage
Nous ne saurions nous rappeler l’ignorance, dans laquelle nous sommes nés : c’est un état qui ne laisse point de traces après lui. Nous ne nous souvenons d’avoir ignoré, que ce que nous nous souvenons d’avoir appris ; et pour remarquer ce que nous apprenons, il faut déjà savoir quelque chose : il faut s’être senti avec quelques idées, pour observer qu’on se sent avec des idées qu’on n’avait pas. Cette mémoire réfléchie, qui nous rend aujourd’hui si sensible le passage d’une connaissance à une autre, ne saurait donc remonter jusqu’aux premières : elle les suppose au contraire, et c’est là l’origine de ce penchant que nous avons à les croire nées avec nous. Dire que nous avons appris à voir, à entendre, à goûter, à sentir, à toucher, paraît le paradoxe le plus étrange. Il semble que la nature nous a donné l’entier usage de nos sens, à l’instant même qu’elle les a formés ; et que nous nous en sommes toujours servis sans étude, parce qu’aujourd’hui nous ne sommes plus obligés de les étudier.
J’étais dans ces préjugés, lorsque je publiai mon Essai sur l’origine des connaissances humaines. Je n’avais pu en être retiré par les raisonnements de Locke sur un aveugle-né, à qui on donnerait le sens de la vue ; et je soutins contre ce philosophe, que l’œil juge naturellement des figures, des grandeurs, des situations et des distances.
Vous savez, Madame, à qui je dois les lumières, qui ont enfin dissipé mes préjugés : vous savez la part qu’a eu à cet ouvrage une personne qui vous était si chère, et qui était si digne de votre estime et de votre amitié [1]. C’est à sa mémoire que je le consacre, et je m’adresse à vous, pour jouir tout-à-la-fois et du plaisir de parler d’elle, et du chagrin de la regretter. Puisse ce monument perpétuer le souvenir de votre amitié mutuelle, et de l’honneur que j’aurai eu d’avoir part à l’estime de l’une et de l’autre !
Mais pourrais-je ne pas m’attendre à ce succès, quand je songe combien ce traité est à elle ? Les vues les plus exactes et les plus fines qu’il renferme, sont dues à la justesse de son esprit et à la vivacité de son imagination ; qualités qu’elle réunissait dans un point, où elles paraissent presque incompatibles. Elle sentit la nécessité de considérer séparément nos sens, de distinguer avec précision les idées que nous devons à chacun d’eux, et d’observer avec quels progrès ils s’instruisent, et comment ils se prêtent des secours mutuels.
Pour remplir cet objet, nous imaginâmes une statue organisée intérieurement comme nous, et animée d’un esprit privé de toute espèce d’idées. Nous supposâmes encore que l’extérieur tout de marbre ne lui permettait l’usage d’aucun de ses sens, et nous nous réservâmes la liberté de les ouvrir à notre choix aux différentes impressions dont ils sont susceptibles.
Nous crûmes devoir commencer par l’odorat, parce que c’est de tous les sens celui qui paraît contribuer le moins aux connaissances de l’esprit humain. Les autres furent ensuite l’objet de nos recherches, et après les avoir considérés séparément et ensemble, nous vîmes la statue devenir un animal capable de veiller à sa conservation.
Le principe qui détermine le développement de ses facultés, est simple ; les sensations mêmes le renferment : car toutes étant nécessairement agréables ou désagréables, la statue est intéressée à jouir des unes et à se dérober aux autres. Or, on se convaincra que cet intérêt suffit pour donner lieu aux opérations de l’entendement et de la volonté. Le jugement, la réflexion, les désirs, les passions, etc. Ne sont que la sensation même qui se transforme différemment [2]. C’est pourquoi il nous a paru inutile de supposer que l’âme tient immédiatement de la nature toutes les facultés dont elle est douée. La nature nous donne des organes, pour nous avertir par le plaisir de ce que nous avons à rechercher, et par la douleur de ce que nous avons à fuir. Mais elle s’arrête là ; et elle laisse à l’expérience le soin de nous faire contracter des habitudes, et d’achever l’ouvrage qu’elle a commencé.
Cet objet est neuf, et il montre toute la simplicité des voies de l’auteur de la nature. Peut-on ne pas admirer, qu’il n’ait fallu que rendre l’homme sensible au plaisir et à la douleur, pour faire naître en lui des idées, des désirs, des habitudes et des talents de toute espèce ?
Il y a sans doute bien des difficultés à surmonter, pour développer tout ce système ; et j’ai souvent éprouvé combien une pareille entreprise était au-dessus de mes forces. Mademoiselle Ferrand m’a éclairé sur les principes, sur le plan et sur les moindres détails ; et j’en dois être d’autant plus reconnaissant, que son projet n’était ni de m’instruire, ni de faire un livre. Elle ne s’apercevait pas qu’elle devenait auteur, et elle n’avait d’autre dessein que de s’entretenir avec moi des choses auxquelles je prenais quelque intérêt. Aussi ne se prévenait-elle jamais pour ses sentiments ; et si je les ai presque toujours préférés à ceux que j’avais d’abord, j’ai eu le plaisir de ne me rendre qu’à la lumière. Je l’estimais trop, pour les adopter par tout autre motif ; et elle-même, elle en eût été offensée. Cependant il m’arrivait si souvent de reconnaître la supériorité de ses vues, que mon aveu ne pouvait éviter d’être soupçonné de trop de complaisance. Elle m’en faisait quelquefois des reproches ; elle craignait, disait-elle, de gâter mon ouvrage ; et examinant avec scrupule les opinions que j’abandonnais, elle eût voulu se convaincre, que ses critiques n’étaient pas fondées.
Si elle avait pris elle-même la plume, cet ouvrage prouverait mieux quels étaient ses talents. Mais elle avait une délicatesse, qui ne lui permettait seulement pas d’y penser. Contraint d’y applaudir, quand je considérais les motifs qui en étaient le principe ; je l’en blâmais aussi parce que je voyais dans ses conseils ce qu’elle aurait pu faire elle-même. Ce traité n’est donc malheureusement que le résultat des conversations que j’ai eues avec elle, et je crains bien de n’avoir pas toujours su présenter ses pensées dans leur vrai jour. Il est fâcheux qu’elle n’ait pas pu m’éclairer jusqu’au moment de l’impression ; je regrette surtout qu’il y ait deux ou trois questions, sur lesquelles nous n’ayons pas été entièrement d’accord.
La justice que je rends à Mademoiselle Ferrand, je n’oserais la lui rendre, si elle vivait encore. Uniquement jalouse de la gloire de ses amis, et regardant comme à eux tout ce qui pouvait en elle y contribuer ; elle n’aurait point reconnu la part qu’elle a à cet ouvrage, elle m’aurait défendu d’en faire l’aveu, et je lui aurais obéi. Mais aujourd’hui dois-je me refuser au plaisir de lui rendre cette justice ? C’est tout ce qui me reste dans la perte que j’ai faite d’un conseil sage, d’un critique éclairé, d’un ami sûr.
Vous le partagerez avec moi, ce plaisir, madame, vous qui la regretterez toute votre vie ; et c’est aussi avec vous que j’aime à parler d’elle. Toutes deux également estimables, vous aviez ce discernement qui démêle tout le prix d’un objet aimable, et sans lequel on ne sait point aimer. Vous connaissiez la raison, la vérité et le courage qui vous formaient l’une pour l’autre. Ces qualités serraient les nœuds de votre amitié, et vous trouviez toujours dans votre commerce cet enjouement, qui est le caractère des âmes vertueuses et sensibles.
Ce bonheur devait donc finir ; et dans ces moments qui devaient en être le terme, il fallait qu’il ne restât d’autre consolation à votre amie, que de n’avoir point à vous survivre. Je l’ai vue se croire en cela fort heureuse. C’était assez pour elle de vivre dans votre mémoire. Elle aimait à s’occuper de cette idée ; mais elle eût voulu en écarter l’image de votre douleur. Entretenez-vous quelquefois de moi avec Madame De Vassé, me disait-elle, et que ce soit avec une sorte de plaisir. Elle savait qu’en effet la douleur n’est pas la seule marque des regrets ; et qu’en pareil cas, plus on trouve de plaisir à penser à un ami, plus on sent vivement la perte qu’on a faite.
Que je suis flatté, madame, qu’elle m’ait jugé digne de partager avec vous cette douleur et ce plaisir ! Que je le suis de l’honneur que vous me faites de porter le même jugement ! Pouviez-vous l’une et l’autre me donner une plus grande preuve de votre estime et de votre amitié ?
[1] C’est elle qui m’a conseillé l’épigraphe Ut potero, explicabo, etc.
[2] Mais, dira-t-on, les bêtes ont des sensations, et cependant leur âme n’est pas capable des mêmes facultés que celle de l’homme. Cela est vrai, et la lecture de cet ouvrage en rendra la raison sensible. L’organe du tact est en elles moins parfait ; et par conséquent il ne saurait être pour elles la cause occasionnelle de toutes les opérations qui se remarquent en nous. Je dis la cause occasionnelle, parce que les sensations sont les modifications propres de l’âme, et que les organes n’en peuvent être que l’occasion. De là le philosophe doit conclure, conformément à ce que la foi enseigne, que l’âme des bêtes est d’un ordre essentiellement différent de celle de l’homme. Car serait-il de la sagesse de Dieu qu’un esprit capable de s’élever à des connaissances de toute espèce, de découvrir ses devoirs, de mériter et de démériter, fût assujetti à un corps qui n’occasionnerait en lui que les facultés nécessaires à la conservation de l’animal ?
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